Revue

Politesse et apprentissages dans l'atelier de philosophie

Préambule. L'édition 2014 du colloque Nouvelles Pratiques Philosophiques à l'Unesco nous donne l'occasion de poursuivre des recherches engagées depuis un peu plus de dix ans maintenant (Calistri, 2004) à propos des ateliers de philosophie à l'école. Ce qui avait retenu notre attention de chercheur (et de formateur) avait été le constat de l'extraordinaire sérieux avec lequel même les petits enfants (Moyenne Section de l'école maternelle) se livraient à cet exercice. Il y avait là un O.L.N.I. (Objet Langagier Non totalement Identifié), mais bien réel et apparemment redoutablement efficace en termes d'apprentissage.

Quels apprentissages ? Tout d'abord, et c'est notre discipline qui nous l'impose, des apprentissages linguistiques (augmentation du lexique, complexification syntaxique), communicationnels (paires adjacentes, développement/rebondissement thématique) et comportementaux mêlant les deux (politesse). Nos travaux ont peu ou prou suivi cette ligne qui a conduit de la langue à l'interaction.

Mais, quoiqu'éventuellement les apparences aient pu être contraires, nous n'avons pas cessé d'interroger, depuis notre discipline, la philosophicité du dispositif : en effet, la qualité des échanges de l'atelier de philosophie n'est-elle pas presque entièrement à mettre au crédit d'un exercice authentique de pratique philosophique? Cette question a rencontré avec grand bénéfice les travaux de l'équipe d'Emmanuelle Auriac-Sluzarczyk (université de Clermont-Ferrand) à propos des philosophèmes.

Si la compétence pour en juger sort de notre cadre de spécialité, en revanche la recherche d'une caractérisation langagière et linguistique toujours plus fine permet de continuer l'investigation. C'est ce qui motive la brève étude qui va suivre.

Introduction

L'atelier de philosophie est pour nous, sur un versant :

  • une interaction : c'est-à-dire un échange dans lequel s'effectue une figuration ;
  • une conversation : et à ce titre, il est soumis aux règles de fonctionnement de toute conversation comme échange social, règles qui ont été décrites par la microsociologie - à ces règles renvoie le terme politesse- et la linguistique interactionniste, pour laquelle la politesse est un phénomène linguistiquement pertinent : "un système unifié de règles" (C. Kerbrat-Orecchioni, 1992 : II, 173).

Sur l'autre versant, l'atelier de philosophie est

  • un dispositif d'apprentissage;
  • dans un cadre scolaire.

L'hypothèse que nous faisons est que les premiers permettent les seconds, hypothèse qui n'en est peut-être pas totalement une historiquement, eu égard aux vertus du dialogue en philosophie. Mais les dialogues antiques, s'ils ont peut-être été oraux, nous sont parvenus sous une forme écrite, sédimentée et savante. Ce que nous regardons ici est une forme vive, orale, dans l'interaction et pour l'apprentissage.

Notre corpus est constitué de quatre ateliers - désignés par AP1, AP2, AP3, AP4 -, choisis en fonction de la variation de l'âge des élèves et de l'expertise des enseignants :

  • deux ateliers en maternelle (dont les enseignants ont l'un une pratique récente : AP 2 ; l'autre une pratique plus ancienne et régulière : AP 1, tous deux ici sur le modèle Lévine).
  • deux ateliers au CM2 : l'un sur le modèle Lévine : AP 3 - ; l'autre sur le modèle Tozzi (DVP) : AP 4 ; mené l'un par une enseignante qui a moins de dix ans d'ancienneté et une pratique épisodique des AP ; l'autre mené en démonstration par Michel Tozzi, lors d'une édition récente du colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) à l'Unesco.

1. L'atelier de philosophie comme interaction : le travail de la face

Goffman (1974 : 9) définit la face comme étant "la valeur positive qu'une personne revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier". L'expression dans notre langue "perdre la face" dit assez bien de quoi il est question. Ayant posé ce premier élément, Goffman poursuit (1974 : 15) : "Par figuration [face-work], j'entends désigner tout ce qu'entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même)". On précise tout de suite que les actions que l'on considèrera ici sont langagières, comme Austin (1970) nous y autorise d'une part, mais surtout en regard de la nature, supposée ou escomptée, de l'échange engagé : un contexte didactique (quelque chose est à apprendre) et une activité intellectuelle identifiée (penser-parler, parler pour penser, penser pour parler, dire ce que l'on pense, mais aussi penser ce que l'on dit, ainsi que le dit Michel Tozzi).

Tous ces moyens de sauver la face, que la personne qui les emploie en connaisse ou non le résultat réel, deviennent souvent des pratiques habituelles et normalisées : elles ressemblent aux coups traditionnels d'un jeu ou aux pas codifiés d'une danse. Chaque personne, chaque groupe et chaque société en a, semble-t-il, un répertoire qui lui est propre (Goffman, 1974 : 16).

Poursuivant sa description, Goffman liste trois types de Face Threatening acts (actes menaçants pour la face, désormais F.T.A.) : l'offense involontaire et inintentionnelle (faux-pas, gaffe, impair, bourde), l'insulte et les offenses "fortuites, sous-produits non désirés, mais parfois prévus d'une action accomplie en dépit de telles circonstances" (1974: 17). Les pratiques figuratives sont également désignées : l'évitement et la réparation, celle-ci pouvant comprendre quatre mouvements : la sommation, l'offre, l'acceptation et le remerciement.

On se propose ici de repérer des manifestations de ces différentes pratiques figuratives, en suivant le mouvement qui va de l'évitement du F.T.A. à sa réparation.

1.1. L'évitement.

Lorsqu'une personne échoue à empêcher un incident, elle peut pourtant s'efforcer de maintenir la fiction de l'inexistence de toute menace contre la face des participants. L'exemple le plus flagrant en est la conduite d'une personne qui fait comme si un événement dangereux par ce qu'il exprime n'avait pas eu lieu. Cette inattention calculée peut s'appliquer à ses propres actes - ainsi rester impassible quand on laisse entendre des gargouillis d'estomac-, ou à ceux des autres : ne pas remarquer que quelqu'un a trébuché par exemple (Goffman, 1974 : 19-21).

Nous trouvons cela, d'une manière tout à fait remarquable dans l'AP 1

29. M. : d'accord +++ vous faîtes passer à Aïden +++ qu'est-ce que c'est que le bonheur /qu'est-ce que c'est qu'être heureux Aïden
30. Aïden : être heureux / c'est---- euh+++
31. M. : tu as oublié? [Aïden approuve des yeux et de la tête]+ passe à/ Daria? ++ qu'est-ce que c'est que le bonheur Daria/ qu'est-ce que c'est qu'être heureux
32. Daria : euh--- je sais pas
33. Enfant : y a levé le doigt et il sait pas
34. M. : Marie? [Marie, qui a pourtant en effet levé la main pour demander la parole, tourne le bâton de parole dans sa main puis finit par le tendre à la maîtresse sans avoir rien dit] Hugo

On remarquera que l'enseignante ne fait aucune remarque sur l'incongruité du comportement de Daria, alors que cela n'échappe pas à l'un des élèves. Il y a bien là "l'aveuglement par délicatesse" décrit par Goffman. Mais plus encore, à la fin de l'atelier, l'enseignante redonne la liste des réponses qui ont été proposées :

69. M. : alors/ on a terminé l'atelier philo/ on s'arrête là/ je vous / relis [en montrant la feuille sur laquelle elle a noté les paroles des enfants] ce que vous avez dit+ aujourd'hui c'était/ qu'est-ce que c'est que le bonheur/ qu'est-ce que c'est qu'être/
70. Enfants (tous) : heureux
71. M. : je vous lis/ ce que j'ai écrit/ et ce que vous avez dit++ être heureux c'est quand on est gentil/ quand on est joyeux/ être heureux ça veut dire/ on est gentil/ on partage avec les autres/ on est content/ on est gentil/ être heureux/ POUR être heureux/++ [ en ouvrant les bras de façon dubitative] / si on est heureux/ que quelqu'un achète des trucs qui brillent
72. Enfant : [petit rire]
73. M. : être heureux/ c'est quand on prend les jeux avant les autres/ et ils les prêtent quand même++ être heureux c'est-/ je ne sais pas [ en regardant Daria]
74. Enfants : petits rires [la maîtresse demande le silence en mettant un doigt sur la bouche et en faisant "chchch"]

Tout se passe comme si Daria avait donné une réponse équivalente aux autres, alors qu'elle a dit "je ne sais pas", et que cela a parfaitement été perçu par au moins un de ses camarades comme une rupture du contrat scolaire et conversationnel qui veut que si l'on pose une question qui demande une définition, si on lève la main, c'est qu'on manifeste que l'on connaît la réponse, et donc on ne peut pas répondre qu'on ne sait pas. L'enseignante a fort bien entendu la réponse de Daria mais elle fait comme si sa réponse était valable comme les autres, comme si elle formait une paire adjacente (qu'est-ce que le bonheur / le bonheur c'est) et comme s'il n'y avait pas de contradiction entre la demande (le doigt levé qui réclame la parole pour répondre) et la profération (parler pour dire qu'on ne sait pas, sans avoir été sollicité). Nous interprétons ces deux échanges comme des stratégies d'évitement qui visent à ne pas faire perdre la face à Daria : dans la réaction de l'enseignante, il y a la validation de la parole de l'enfant.

Nous en avons encore un autre exemple dans l'AP2 :

44. M : tu viens à l'école donc avec ton papa/ il t'a ramené à l'école
45. Naël : oui
46. M : c'est ça que tu as dit?
47. Naël : oui
48. M : d'accord+ Ryad
49. Ryad [a l'ourson dans ses mains, regarde un peu autour de lui] : mon pap/ je voudrais [ je veux rien? ] raconter
50. M : tu ne veux rien rajouter [Ryad approuve de la tête] tu donnes ton doudou/ non/ à Nathanaël [Nathanaël prend l'ourson, glisse son doigt dans l'anneau] tu veux dire quelque chose ++ qu'est-ce que tu veux dire Nathanaël/ pourquoi est-ce que tu viens à l'école
51. Nathanaël [semble parler à l'ourson et/ou de l'ourson] : XXX petit XXX capitaine a XX un bateau-fantôme
52. M : bateau-fantôme d'accord/ tu donnes ton doudou à à Chaïma/ allez Chaïma à toi/ pourquoi est-ce que tu viens à l'école Chaïma/
53. Chaïma : je ne veux rien dire
54. M : tu ne veux rien dire ++ [Chaïma passe le doudou à sa voisine]

La question posée pour l'atelier était : pourquoi vient-on à l'école? et les réponses attendues pour un atelier de philosophie sont dans le champ du général, il s'agit de s'exprimer sur le rôle de l'école, pour tous et chacun, la préparation au métier traditionnellement, ou dans le champ d'un particulier, mais restant dans l'évocation des raisons comme par exemple les différents apprentissages ou le plaisir de retrouver les camarades. Dans l'extrait, trois sortes de réponses sont données : celle qui répond à la question comment te rends-tu physiquementà l'école - le papa l'emmène -, celle qui refuse de répondre - je ne veux rien dire- , ce que nous pouvons rapprocher du "je ne sais pas" de l'AP1 - et une troisième, qui relève du manquement à la troisième maxime de Grice (1975)- "Be relevant", et interdit la paire adjacente. Or, dans les trois cas, la réplique de l'enseignant est une sorte d'accusé de réception. D'une manière que l'on pourrait qualifier de plus subtile, c'est une occurence, pour nous comparable, que nous trouvons dans l'AP4 :

40. Michel : voilà alors Paul/c'est qui qui intervient là? alors c'est Judith?/ Judith on t'écoute avec intérêt
41. Judith : pour moi discuter/c'est pour partager nos pensées
42. Michel : partager nos pensées / voilà une première idée [bruits de micros] on va faire sans micro je pense/alors ce que je vous demanderais/ce que je vous demanderais/c'est donc de parler assez fort/pour qu'on s'entende entre nous mais qu'on nous entende aussi dans la salle/alors on en était à/ Judith/vient de parler/elle a dit que ce qui était intéressant dans la discussion c'était de partager/ensuite c'est à qui?
43.Président : Paul
44. Paul : ben je pense que quand on parle/on donne ses idées
45. Michel : voilà/donc discuter c'est partager/c'est donner des idées/c'est partager les idées qu'on donne/oui?
46. Président : Léon

où l'on trouve un décalque syntaxique, lexical et sémantique entre Judith et Paul : pour moi/ je pense; discuter/ quand on parle; c'est pour partager nos pensées/ on donne ses idées. On pourrait dire que l'on a à peu de chose près, la même idée, exprimée sous une forme très peu différente et presque immédiatement. Ce qui intervient entre les deux énoncés de Judith et Paul est une reprise à l'identique par Michel Tozzi [partager nos pensées] avec l'attestation de congruence [voilà une première idée], il s'agit donc d'une réponse jugée valide à la question posée, et ce qui suit l'énoncé de Paul est également une attestation de congruence (on retrouve le voilà de la première attestation). La réponse de Michel Tozzi au T.45. donne toute légitimité en reprenant les deux énoncés voisins et en faisant ainsi droit à une partie de la très légère reformulation de Paul (peut-on partager sans donner?).

Le "on l'a déjà dit" qui, assez régulièrement, sanctionnerait, dans une séance ordinaire de classe, la quasi-répétition n'intervient pas ici. Tout se passe comme si la règle de la nouveauté (Combettes, 1983) dans une progression thématique était respectée, mais elle ne l'est pas, en tout cas, pas en éléments nouveaux.

De même, dans une conversation familière, cela susciterait au minimum une interrogation intérieure : ce que dit Paul (T.44) mais n'est-ce pas ce qui vient juste d'être dit par Judith (T.41)? Ce n'est pas que les répétitions n'aient pas leur place dans les conversations familières ou plus institutionnelles, mais dans ce cas, elles ont lieu à l'identique - réduplications phatiques par exemple - ou sont thématisées. Dans tous les cas, elles affichent qu'elles sont des répétitions, pour manifester l'accord, le désaccord, la surprise, le doute, la désapprobation d'une manière intonative au minimum ou explicitement (le type de repérage qui pourrait se manifester avec un "tu appelles ça comme ça toi"). Le seul cas où une reprise-reformulation (Frédéric François, 1980) semblable serait admise comme ordinaire serait un cas de traduction pour un locuteur étranger ou à la compétence linguistique réduite (enfant par exemple), avec la particularité que celui qui se livre à cet exercice de traduction ne le fait jamais par nécessité pour lui-même.

Si on valide ici l'énoncé de Paul comme traduction (pour lui-même et/ou pour les autres auditeurs) de l'énoncé de Judith, on aurait avec la réaction intégrative de l'animateur, un geste d'enseignement spécifique : là où dans un contexte ordinaire (tous les autres moments de la classe où ce n'est pas l'atelier de philosophie), une répétition totale ou synonymique serait sanctionnée, ou au moins remarquée, dans l'atelier de philosophie, au contraire, il est fait droit au besoin de se saisir de la compréhension de la question et des réponses apportées par les pairs par une reformulation à voix haute.

On peut arriver à une interprétation semblable dans cet extrait de l'AP3

1. M : Alors nous sommes le vendredi 7 novembre 2014/ classe de CM2 B de Jean Aicard/ avec K. N./ alors les enfants nous allons parler de philosophie c'est-à-dire/ que nous allons réfléchir ensemble à de grandes questions/ que se posent depuis toujours/ les hommes dans le monde entier/ alors la question du jour/ serait-on heureux si on pouvait faire/ TOUT ce dont on a envie/ je répète / serait-on heureux si on pouvait faire / TOUT ce dont on a envie
2. Enfant 1 : ben moi je pense que- parce que on aurait trop de choses/ on s'ennuierait/ on n'aurait plus rien à--on n'aurait plus de rêves/ on serait pourri/gâté/ on n'aurait plus du tout de rêves / plus d'envies/ plus d'ambitions
3. Enfant 2 : moi je pense la même chose / qu'on serait/ qu'on n'aurait plus besoin
de rêver/ on aurait déjà tout/ qu'on ferait presque que des cauchemars

Le locuteur adulte comme le locuteur enfant identifie la portion d'énoncé répétée (auto- ou hétéro-répétition) et signale cet usage. On remarquera que l'enfant 2 ressent le besoin de signaler cette appropriation, par comparaison avec l'extrait précédent où cette appropriation est inexprimée.

De façon intéressante, on remarquera que cet accusé de réception, qui était dévolu à l'animateur dans l'AP4, est pris en charge ici par un élève, dans un dispositif Lévine de "stricte obédience" pourrait-on dire, en tenant compte du fait que l'enseignante n'intervient verbalement qu'au début et à la fin de l'atelier, pour en indiquer le thème et la clôture.

1.2. La réparation.

La suite d'actions déclenchée par une menace reconnue et achevée par un retour à l'équilibre rituel, je l'appelle échange [...]. En plus de l'événement qui rend nécessaire un échange réparateur, il semble qu'il y ait quatre mouvements classiques. [...] la sommation, par laquelle les participants prennent la responsabilité d'attirer l'attention sur la faute commise [...] l'offre, qui donne à un participant, généralement l'offenseur, une chance de réparer l'offense [...] troisième mouvement : les personnes qui reçoivent l'offense peuvent l'accepter comme étant un moyen satisfaisant pour rétablir l'ordre expressif qui leur permet de sauver la face. [...] mouvement final, l'acquitté manifeste sa gratitude à ceux qui ont eu la bonté de lui pardonner (Goffman, 1974 : 21-23).

Nous avons un exemple dans l'AP 1 dans l'extrait déjà donné : Aïden commence à parler, le début de son énoncé est conforme à l'attente - donner des éléments de définition du bonheur - mais il s'arrête et ne donne pas d'explication. Analysé avec le prisme des Maximes conversationnelles de Grice (1975), il y a un manquement à la maxime de quantité : ce qui est produit est inférieur à ce qui devrait l'être, ce qui installe une non-coopération, donc possiblement un F.T.A. L'enseignante, après qu'elle estime dépassé le délai nécessaire pour la mise en mots, propose donc une explication, celle qui permet de sauver la face : tu as oublié? Un oubli est pardonnable - on reconnaîtra ici l'offre goffmanienne ; est passé sous silence le fait de ne pas savoir ou de ne pas vouloir dire/donner son explication après avoir réclamé la parole. L'approbation muette mais sans ambiguïté d'Aïden manifeste la gratitude pour ce sauvetage de face.

L'AP 3 donne la matière d'une autre observation dans ce sens :

45. Enfant : si tout le monde fait sa loi/ que tout le monde fait comme il veut/ après/ y aura peut-être toutes des petites disputes qui après pourront se transformer en guerre/ et après peut-être que l'humanité en prendra un coup
46. Enfant : je suis pas trop trop d'accord avec vous/parce que là y a des pauvres/ des riches/ ceux qui ont de l'argent assez pour vivre/ mais si tout le monde a tout ce qu'il veut/ tout le monde aura l'argent/ tout le monde sera content/ après c'est sûr qu'il y aura ceux qui voudront un/ des fous qui voudront euh essayer de faire des meurtres et tout ça/ mais avec-euh/ mais si tout le monde veut[ pour "a" ? ] ce qu'il veut/ fait ce qu'il veut/ du moins il pourrait y avoir plus de/ comment dire/ y aurait moins de guerre déjà/ parce que au final la guerre/ c'est pour l'argent/ et si on paye plus avec de l'argent/ que tout le monde a ce qu'il veut/ y aura pas de guerre/ parce que la guerre c'est au départ c'est de l'argent/ et euh je pense pas que ce soit en [sans?] rapport avec- euh l'argent

L'enfant qui prend la parole ici le fait au tour de parole 46 dans une interaction qui en compte 49 au total (pour une durée de 16 minutes), c'est-à-dire vers la fin de l'atelier et alors que la quasi-totalité des interventions a nourri la réponse suivante : si chacun faisait ce dont il a envie, ce serait le chaos, le monde deviendrait une jungle car ce dont chacun a envie est mauvais pour les autres. L'enfant qui parle ici donne une réponse politique et économique d'une part (d'une rare pertinence pour cet âge, on peut le remarquer) et également une réponse optimiste, qui tranche avec tout ce qui a précédé, à une ou deux exceptions près. C'est-à-dire qu'il prend le risque de rompre l'harmonie née des expressions de propos convergents, en quoi il se désolidarise du groupe et en manifestant une opinion contraire à la très grande majorité, s'y oppose donc, ce qui est très courageux et constitue un FTA à l'égard du groupe. On a donc comme entrée en matière un adoucisseur préparatoire : pas trop c'est un peu, pas trop trop, c'est un peu plus qu'un peu. Il s'agit d'atténuer ce qu'il y aura d'inévitablement offensant dans l'annonce que tous les énoncés précédents ont défendu une thèse qui n'est pas la seule valable.

Faisant également partie du travail de la face, il y a les rituels conversationnels, qui peuvent la mettre en péril s'ils ne sont pas respectés. On examinera ici deux aspects de la structure : ouverture et clôture.

1.3. Les routines conversationnelles.

1.3.1. L'ouverture.

Après C. Kerbrat-Orecchioni, V. Traverso donne un schéma de l'interaction conversationnelle qui indique que le premier rituel est celui de l'ouverture. On n'entre pas en conversation sans manifester qu'on y entre. Nous avons tous cette expérience d'avoir été dans la nécessité d'adresser la parole à quelqu'un déjà engagé dans une conversation, l'attente tout d'abord, les excuses ensuite le montrent bien, tout comme les réflexions que nous avons pu faire, dans le cas où nous sommes celui/celle déjà engagé-e, du type "il/elle m'a interrompu pour cela". V. Traverso décrit cette première entrée en matière en signalant qu'elle se compose de salutations, d'amadouage, de compliment et de commentaire de site.

Ce sont des éléments de cet ordre que nous pouvons observer dans l'AP1 d'une manière assez remarquable [au tout début de l'AP : évocation de l'atelier précédent, non enregistré] :

1. E1 : les enfants prêtent des jouets aux autres enfants
2. M : ++ oui/ ça ça fait longtemps qu'on a traité cette question-là hein/ça fait longtemps/ c'était pas la semaine dernière/ aujourd'hui on va faire un autre thème/ d'accord?
[arrêt de l'enregistrement/ les enfants vont dans une autre salle que la salle de classe/ l'enregistrement reprend au moment où la maîtresse a demandé aux élèves de faire une ronde en se tenant les mains de façon à les placer à distance égale du centre du cercle ainsi formé]
3. M [se déplace le long du cercle formé par les enfants à l'intérieur] : si si/elle rentre dans le rang [à une enfant hors du cercle et dont elle prend le bras pour l'insérer] XX mets-toi entre les deux filles/ vous faites un petit pas en avant/ pour qu'on soit/ pour qu'on puisse donner le bâton de parole là/ [les enfants réajustent le cercle] que tout le monde se voie [se déplace à l'extérieur du cercle et pose ses mains sur les épaules d'un petit garçon] Matthieu XXX / allez asseyez-vous [les enfants s'asseyent en silence, une grande partie croise les jambes] XX tiens-toi bien / alors+++[ place devant elle deux feuilles puis place ses mains jointes entre ses genoux] ++ alors + Ismaël tiens-toi bien/alors
4. Enfant [en chuchotant] tu veux parler ?
5. Maîtresse : on fait l'atelier philo aujourd'hui / assieds-toi [à une petite fille à sa droite et la regardant en attendant qu'elle fasse ce qui lui est demandé] assieds-toi [en approuvant de la tête/ en même temps que la petite fille s'assoit]/ alors/ la semaine dernière on avait fait ++ [regarde les enfants à droite et à gauche]/ qu'est-ce qu'être / XX /
6. Enfant : XX gentil
7. Enfant : XX faire des cadeaux
8. M : qu'est-ce que c'est qu'être gentil/ vous vous souvenez?
9. Enfant : XX
10. M : aujourd'hui on change/ d'accord / on rappelle les règles/++/ ceux qui veulent intervenir/ ceux qui veulent parler/ peuvent le faire/ ceux qui ne veulent pas/ parler/ ont le droit/ ++/ lorsqu'on veut parler/ on demande la parole en levant le doigt/ et/ on parle lorsqu'on a le bâton de...
11. Enfants (tous) : parole
12. M : alors/ je vais vous dire/ est-ce que vous êtes prêts?
13. Enfants (tous) : OUIIIIIII

Il y a là ce que V. Traverso (2005 : 53) appelle l'utilisation d'une préface, typique dans les demandes de renseignements "actes a priori menaçants pour le récepteur (on peut les assimiler à des ordres)". C'est particulièrement intéressant ici, où les ordres ne manquent pas et dans leur version la plus nette (avec le savoureux "si si elle rentre dans le rang"). Mais il s'agit de passer à un autre régime de l'interaction dans lequel il convient de faire montre de délicatesse en préservant la face, c'est-à-dire ici en annonçant -ce qui atténue- que l'on va poser une question.

V. Traverso (1996 : 88) précise encore que la routine d'ouverture a tendance à s'allonger dans la conversation familière "occasion de reprendre contact et de faire le point". De ce point de vue, pour deux des quatre ateliers, nous ne disposons pas de ce qui a précédé la question du jour, en revanche pour les deux autres, nous pouvons observer des éléments intéressants.

Pour l'AP4, il n'y a pas moins de 35 tours de parole avant la question du jour :

33. Michel : donc tu vas dire ton point de vue donc sur la question donc que nous allons traiter/ un point aussi qui peut être important pour que le débat avance/c'est d'essayer de pas re-dire quelque chose qui vient d'être dit/et puis surtout d'essayer d'apporter chaque fois des idées qui sont un peu nouvelles/c'est comme ça que notre débat va- va avancer/est-ce que c'est à peu près clair donc pour tout le monde ? chacun à son poste/on a besoin de tout le monde hein/d'accord/alors moi je m'appelle Michel/je m'appelle Michel et je fais beaucoup de discussions donc euh avec les enfants/euh alors je prends contact avec vous pour la première fois donc je je ne vous connais pas/c'est un moyen de faire connaissance/je suis très intéressé par ce que vous allez dire sur le sujet/parce que moi je ne suis plus un enfant/je ne sais plus comment ça pense un enfant/j'ai beaucoup à apprendre/c'est ça qui est intéressant aussi /pour mo i/parce que vous vous allez apprendre certaines choses/mais moi aussi/alors est-ce que vous savez la/la discussion que nous allons donc faire aujourd'hui/vous avez une idée du débat donc que j'avais proposé
34. Enfants : non non
35. Michel : non/alors c'est à quoi ça sert de discuter/alors voyez on est en plein dans notre sujet là/ vous découvrez le sujet là/ben c'est formidable /vous n'avez pas encore réfléchi donc à ce sujet/donc voilà/vous l'avez déjà vous commencez à faire travailler votre tête à quoi ça sert de discuter ++ qu'est-ce que/alors à partir de maintenant/c'est Jean donc qui donnera la parole et euh moi j'interviendrai euh voilà/le temps que je sois intervenu XXX la parole à XX suivant/ si on nous demande spontanément à quoi ça sert de discuter/en fait ce que nous allons faire maintenant/qu'est-ce que vous répondrez? [ o]
36. Michel : alors on réfléchit on a besoin de silence pour réfléchir oui [silence] alors c'est à qui/ tu dis simplement tu dis simplement à/tu dis qui parle XXX moi j'en ai peut-être pas besoin si ça empêche
37. X1 : je pense que c'est bon
38. X2 : ah d'accord
39. X3 : il faut qu'il se ra/
40. Michel : voilà alors Paul/c'est qui qui intervient là? alors c'est Judith?/Judith on t'écoute avec intérêt

Ce qui nous permet de classer cette séquence dans les routines est que tout ceci se déroule avant les faits, et ressemble, mutatis mutandis - mais précisément c'est ce qui nous intéresse ici, ce qui change - aux compliments. V. Traverso (1996 : 89) indique que "dans le cas où existe une inégalité de statut entre les interactants, le compliment, bien que possible, est très codifié : c'est en général l'individu en position haute qui complimente celui en position basse". C'est bien le cas que nous avons ici : l'animateur signale son expertise - cependant dans tous les cas, pour les enfants, il est de la génération de leurs parents - mais se présente comme un apprenant, c'est donc bien un compliment : parce que celui qui le fait est en position de le faire, parce qu'il "exprime une évaluation positive" - ce qu'ils vont dire doit être bien intéressant pour qu'un expert y apprenne quelque chose- qu'il "possèd[e] une valeur illocutoire assertive" et qu'il "est focalisé sur la personne de l'interlocteur" (le groupe des élèves puis Judith). Compliment également parce qu'il est à l'initiative de l'échange.

Pour l'AP 1, les choses se passent de cette façon :

1. M : alors/ je vais vous dire/ est-ce que vous êtes prêts?
2. Enfants (tous) : OUIIIIIII
3. M : on n'a pas commencé le thème encore/++/ tu veux dire quoi Sonia [?]/ rien/ alors baisse la main/alors aujourd'hui/ je vais vous / je vais vous donner le thème/[ retient de la main droite une petite fille qui se penche, la même à qui il a été demandé de s'asseoir]/ aujourd'hui on va réfléchir/ à la question/ on va ++ [geste avec la main au niveau de la tempe] essayer de chercher ce qu'on pense donc/ qu'est-ce que c'est que le/ bonheur
4. [un enfant aspire - type "je sais je sais" -la maîtresse fait rapidement un geste de silence]
5. M : qu'est-ce que c'est/qu'être/heureux [retient la main d'une petite fille à sa gauche]++ je répète une fois/ aujourd'hui on va réfléchir/+/ on va dire ce que l'on pense/ qu'est-ce que c'est que le bonheur/ qu'est-ce que c'est qu'être heureux /+++ [plusieurs enfants lèvent la main, la maîtresse donne le bâton de parole à une petite fille à sa gauche]

Tandis que dès l'atelier lancé, toutes les réponses seront reçues comme valides, tant qu'il ne l'est pas, continuent de fonctionner les règles de la classe : si Sonia n'a rien à dire, elle doit baisser le doigt (on ne lui accordera pas, par exemple, le temps accordé ensuite à Daria ou l'excuse proposée à Aïden).

Lorsque la question est donnée, le premier changement est assez comparable pour nous à ce qui est explicité par Michel Tozzi en direction des élèves de la classe de CM en démonstration : je et vous deviennent on, c'est-à-dire qu'il y a une mise à niveau symétrique des positions institutionnelles, l'enseignant se donnant comme comme l'un des enfants. S'il est difficile de dire jusqu'à quel point les enfants pourraient être sensibles à cette variation, on peut en revanche signaler que pour l'adulte, il y a une modification.

1.3.2. La clôture

Les salutations de clôture constituent le pendant des salutations d'ouverture : elles marquent le passage de la communauté à l'isolement. Réalisant une rupture, elles sont aussi un moment important de l'interaction, si bien que l'on aura toujours affaire à une séquence de clôture plutôt qu'à un simple échange de salutations finales. En effet, à l'instant où ils se séparent, les interactants ont à gérer le fait qu'ils ne se verront plus durant un temps plus ou moins long, ils ont donc tendance à prolonger la séance de clôture, à passer en revue certains thèmes de la conversation qui vient d'avoir lieu, à lancer des projets pour la prochaine rencontre et à se présenter des souhaits ainsi que des remerciements (Traverso.1996 : 75).

Dans les AP de cette étude, l'initiative de l'enseignant de l'AP1 joue parfaitement ce rôle : prolongement de la séquence de clôture, passage en revue des thèmes évoqués. Elle ajoute la liste des participants (on remarquera que la discrète Daria en fait partie) et qu'en effet, cette liste est un écho de l'atelier comme conversation. En revanche, pas de projet ou de remerciements. Naturellement, le cadre de la classe l'explique en partie :

75. Maîtresse : être heureux c'est de prêter la main à quelqu'un/ quand on a donné la main aux autres quand même/++/ être heureux c'est quand on écoute à l'école/ on n'est pas méchant/on fait pas de bruit/ être heureux ça veut dire être joyeux/ quand on est gentil+++ c'est quand on prête les jouets à quelqu'un et l'autre dit oui/ c'est les parents qui achètent des jeux brillants aux enfants/ être heureux c'est--/ si Papa fait le gâteau/ ça veut dire qu'on est content/ bon/ être heureux c'est si on prête/ c'est quand on est gentil/ on prête les jouets à quelqu'un d'autre/ le bonheur/ être heureux/ c'est quand il faut donner un truc qui brille/ une voiture/ un collier++ c'est quand Papa vient/ vient nous chercher à l'école/ quand il vient quand même/ si maman achète un cadeau/ on est content++ alors aujourd'hui ++ les enfants qui ont participé/ qui ont parlé c'est/
76. Hugo/Daria/Avéa/Himène/Aïdan/Sacha/Kalis+ [quelques enfants s'agitent un peu] Matthieu
77. Enfant : il est là Matthieu
78. Maîtresse : Soliman/ et Lisa/ et Yousra/ on a terminé l'atelier philo/ on peut se lever

La dernière mention - quand l'atelier de philo est fini, on se lève - serait la seule évocation d'un rendez-vous avec l'hypothèse d'un présent itératif : chaque fois que l'atelier de philo est fini, on se lève (avec l'implicature : cela veut dire que l'on s'assied spécialement pour cette activité, ce qui l'isole d'autres où on ne s'assied pas, mais signale l'habitude et donc légitimement que celui-là n'est pas le dernier - nous étions au mois de mars).

Pour l'AP4, nous trouvons bien entendu le déroulé ordinaire de la DVP qui intègre cette étape, cela va dans le sens d'un certain nombre de nos perspectives et de notre hypothèse ici : nous remarquerons que le dispositif reprend un usage social ordinaire dans une interaction langagière et que peut-être cela peut compter dans l'évaluation du succès :

440. Moenis : ou sinon en faisant tout le tour de la philosophie Carla elle a pas beaucoup parlé/ [chuchotements] 'fin l'atelier de philosophie/ou sinon les philosophes ils ont bien parlé/ils ont dit plein d'idées ben 441. Michel : d'accord/ alors c'est intéressant parce que ça pourrait éventuellement donner lieu à un autre débat/mais on va être obligé d'arrêter parce que/en philo on s'arrête souvent parce que c'est l'heure/et non pas parce que le sujet est épuisé/ il y a cette idée que tout le monde n'a pas également disons parlé le *le même nombre de minutes/le même nombre disons de fois hein/donc-euh ça on peut s'interroger pour savoir comment faire en sorte qu'il y en ait plus ou davantage qui prennent la parole/on peut on peut instaurer des règles/par exemple donner la priorité à ceux qui ne se sont pas encore exprimés/mais on a aussi le droit de se taire/parce qu'on peut réfléchir aussi en silence/et pas seulement disons en parlant/alors le dernier mot à Léon
442. Léon: c'est parce que j'étais aussi observateur
443. Michel : oui
444. Léon : et j'ai remarqué que au deuxième/la parole elle passait bien/qu'à peu près tout le monde parlait assez régulièrement/et y avait pas souvent de blanc/y avait toujours à peu près quelqu'un qui avait la parole/et j'ai trouvé ça très intéressant/et c'est juste que je trouve que le président aurait pu un tout petit peu plus passer la parole aux XXX
445. Michel : d'accord
446. Enfant : XXX écrit[écris] quelque chose
447. Michel : oui ben/la conclusion sur les dernières idées donc-euh qui ont été émises 448. Enfant : on a dit que pendant le débat philosophique on n'avait pas tous la même réponse/ et des peut-être/et des réponses peuvent être bonnes pour certains/alors que pour d'autres c'est/c'est pas du tout ce qu'y pensent/quand on découvre une meilleure réponse que celle qu'on s'était dit avant/ben on on laisse l'autre et/par exemple si on trouve que la nouvelle est plus logique on la garde/et deux réponses ensemble peuvent en former une meilleure/on discute pour savoir l'opinion des autres/on on arrête une discussion des fois quand chacun a donné son opinion/et euh on avance souvent dans une discussion
449. Michel : ben il me reste vraiment à remercier tous les enfants

On retrouve les éléments dont V. Traverso fait mention, la perspective, même fictive, d'une prochaine rencontre, que l'animateur prend soin de justifier(T.441).

Pour l'AP2 :

55. M : d'accord/ bon/+++ attention ça va être terminé
56. Enfant : il va y avoir beaucoup de questions
57. Enfant : des centaines et des centaines
58. M : tu m'apportes le doudou de parole
59. Enfant : ouais
60. M : plus personne peut parler là puisque c'est moi qui ai récupéré et on va mettre fin à l'atelier de philo [le maître saisit et agite un bâton de pluie] tout ce que vous avez dit est en train de rentrer dans le bâton [les enfants contemplent et écoutent ]/ et voilà
61. Enfant : y en a encore
62. M : voilà/ et c'est fini.

La prolongation de la séquence de clôture se manifeste dans l'annonce de la fin (lorsque cela arrive dans une situation ordinaire de classe, cela signifie que les élèves ont eu un temps donné pour faire un travail, qu'il faut qu'ils se hâtent ; c'est bien différent ici où il n'est pas du tout question de "boucler" un travail) et la prise en compte d'une certaine histoire de la conversation (Golopentia, 1988), qui n'aura pas de fin : les centaines et les centaines de question (AP2, T 56-57) et les nombreux projets de débat (AP4, T 441) ou de participation égale.

L'AP3 est laconique :

75. Enfant : moi je pense qu'il y aura beaucoup de riches qui vont être--/ils vont vouloir que tout le monde soit riche/ et donc y a des riches qui ont tout ce qu'y *veut/ mais au fond/ ils sont vraiment pas sympas/ ils sont vraiment pas gentils/ et ils vont/ ils vont tuer des gens/ amis ils vont pas aller en prison parce que/ parce que y/ parce que y aura plus de lois/ si tout le monde fait ce qu'y veut/ y aura plus de lois[sonnerie]
76. M : alors fin de la séance

Mais il ne fait cependant pas l'économie de l'indication de la fin, ce qui est assez rarement le cas dans une activité d'apprentissage ordinaire. En la circonstance, cette collègue fait partie d'un groupe qui vient de se constituer et elle est la première du groupe à s'être lancée dans l'expérience enregistrée, après une conférence introductive et avant un stage de formation continue qui a eu pour objectif de faire le point sur les débuts (choix de tel ou tel modèle ou bricolage...).

De ces différents éléments, on peut tirer que les deux modèles d'A.P., aussi opposés qu'ils soient comme peuvent l'être, sous un certain angle, le modèle Lévine et le modèle Tozzi, n'introduisent pas une artificialité mais intègrent tous deux les structures ordinaires de la conversation ordinaire. Cette "preuve" conforte notre perspective que, comme conversation, l'atelier de philosophie ne peut éviter d'être le terrain d'une interaction, c'est-à-dire nécessite de prendre en compte le

caractère intrinsèquement menaçant de tout acte dans l'interaction sociale et en particulier de tout acte de langage: tous sont susceptibles, dans certaines circonstances et à des degrés divers, de menacer celui qui les accomplit (lequel risque toujours de les voir "échouer"), et celui auxquels ils se destinent (puisqu'ils tentent d'exercer sur lui certaines contraintes spécifiques, ne serait-ce que celles de l'enchaînement) (Kerbrat-Orecchioni 1992 : II, 173).

On constate que cette prise en compte est faite dans ce petit corpus, au vu de l'activité figurative déployée dans les évitements et les réparations.

L'atelier de philosophie est donc certes une conversation, mais une conversation qui se déroule dans un cadre très particulier qui est celui de l'école, nous retiendrons ici une de ses caractéristiques majeures (en nous appuyant sur son étymologie schola "loisir studieux ; leçon ; lieu où l'on enseigne"): on y vient, les uns pour enseigner, les autres pour apprendre.

L'atelier de philosophie comme dispositif d'apprentissage en milieu scolaire

2.1. L'activité méta

Dans la partition que fait V. Traverso (ouverture/corps de la conversation/clôture), elle indique à propos du corps de la conversation, que la conversation familière "répugne à [...] la position métaconversationnelle" (1996 :133). C'est une différence nette avec l'atelier de philosophie, où au contraire le sujet de l'atelier est annoncé comme tel, et où une partie du travail va consister précisément dans l'explicitation méta. C'est le cas bien clairement avec le modèle Tozzi où le fil de l'échange est interrompu pour des activités de reformulation ou de synthèse. Rien de très surprenant dans la classe où il est admis et vivement conseillé de réfléchir avant de parler, de se reprendre après.

Pour le modèle Lévine, et en tout cas pour la première étape - car le protocole prévoit un deuxième temps, de réécoute de tout ou partie de l'atelier initial - s'il n'y a pas institutionnellement ces marquages méta, on peut néanmoins suivre le pas-à-pas d'une élaboration.

Dans l'AP1 par exemple, il y a d'une part la récupération/contamination des définitions du précédent atelier (qu'est-ce qu'être gentil ?) que nous interprétons favorablement comme une reconnaissance de l'activité qui doit être déployée, donc une position méta, dès le deuxième atelier de l'année.

En effet, en donnant, pour un atelier, des réponses de l'atelier précédent, les élèves manifestent qu'ils comprennent qu'on leur demande de faire/de dire des choses semblables et donc ils produisent en retour quelque chose de semblable.

D'autre part, on peut lire dans le déroulé des réponses successives (à notre sens, successives etarticulées l'une à l'autre) une progression : heureux=gentil=joyeux=partage=content=prêter=aider (ou donner la main)=cadeaux précieux=présence des parents. Nous lisons, dans cet ordre, l'exploration lexicale des sens voisins : heureux/joyeux/content et des situations qui rendent heureux (le partage/l'aide, la réception des cadeaux, la présence des êtres chers).

Il pourrait être possible de lire les deux sortes de progression (celle qui est marquée/réclamée par avance par le dispositif- DVP, et celle qui procède par glissement-Lévine), également comme des figurations. Il y aurait la figuration par atténuation préalable (DVP), car les différents rôles endossés par les enfants et la chronologie des ruptures sont prévus, attendus, de la même manière que quelqu'un qui doit quitter une réunion avant la fin adoucit l'offense du départ en prévenant et en donnant toutes les explications nécessaires afin que les membres qui restent en conçoivent le moins d'aigreur possible. Et il y aurait figuration également (Lévine) dans la possibilité laissée à chaque interlocuteur de poursuivre sans crainte, sachant que toute réponse et même l'absence de réponse seront reçues au titre de la participation. Ces glissements sont d'ailleurs analysés par V. Traverso en offres d'amplification du thème et ratifications possibles.

En guise de conclusion provisoire, et en reprenant notre questionnement de départ - philosophicité et politesse - on pourra convenir que, du triptyque conceptualiser-problématiser-argumenter que nous prenons pour mesure, il se manifeste préférentiellement dans l'atelier Lévine une activité de conceptualisation, en grande partie en raison du retour plus ou moins régulier de la question de départ qui peut ponctuer le déroulement et qui est assez fréquemment une demande d'activité définitoire. Ceci peut être lu comme une incitation à l'approfondissement : la question a été posée, des réponses ont été apportées, qui tissent toutes la réflexion, proposant à chacun la réponse de l'autre comme marchepied. Ce qui est intéressant est que ce phénomène - le fait que chaque enfant prenne le train dans le wagon dans lequel il peut monter, quelle que soit la vitesse des autres - est à l'oeuvre également dans les modèles qui sont parfois désignés comme plus philosophico-centrés.

Un exemple dans l'AP4, où la consigne est d'apporter quelque chose de nouveau :

123. Michel : tu prends conscience toi au conseil quand tu as un conflit avec quelqu'un que peut- être que ça peut se résoudre autrement c'est ça/l'idée?
124. Jeanne : non mais pour euh euh enfin euh discuter quand t'as quand t'as un conflit/tu peux euh en discutant juste 'fin tout simplement avec avec l'autre personne tu peux tu peux régler le conflit
125. Michel : d'accord
126. Président : Judith
127. Judith : quand on est quand on en discute avec pas mal de personnes on peut trouver des propositions euh pour euh comment régler son conflit ou euh comment comment 'fin comment ne plus se disputer avec la personne et plein d'autres propositions dans le style
128. Michel : ah tu veux dire c'est pas seulement parler de ce qui s'est passé/c'est pas deman/c'est pas seulement entendre les différents proposi enfin versions des faits des uns et des autres/ mais c'est aussi faire des propositions/et à quoi ça sert ces propositions tu peux aller un peu plus loin
129. Judith : ça sert à par exemple
130. Michel : tu peux donner l'exemple oui
131. Judith : les personnes qui se disputent et qui ne s'aiment plus du tout et qui deviennent presque ennemis et ben s'ils en parlent avec d'autres personnes/une personne peut donner un conseil comme par exemple ça sert de se disputer avec l'autre parce que peut-être l'autre est profondément vexé et n'est pas prêt à faire un premier pas/donc on peut s'excuser et après ça peut tout rentrer dans l'ordre
132. Michel : d'accord
133. Président : Iris
134. Iris : euh mais euh ' fin y a des gens qui croient que pour régler un conflit ils peuvent se battre euh et euh 'fin y peuvent se battre et c'est beaucoup mieux de parler
135. Michel : ben ça/tu peux aller plus loin/pourquoi c'est mieux de parler que de se battre [silence]
136. Iris : parce qu'après on se comprend et que du coup ben euh souvent euh/c'est comme a dit Judith/souvent on on on redevient amis 'fin quelques fois y a des amis qui se disputent et peut-être qu'y qu'y qu'y qu'y pourront aller se bagarrer mais euh au lieu de se bagarrer y se--- y discutent pour se comprendre et pour régler les conflits
137. Michel : d'accord
138. Président : Marie
139. Marie : les autres ben au conseil les autres y peuvent donner des idées pour euh ben pour voilà pour euh aider à/que le problème y se règle

Où l'on voit que Marie reprend au T.139, et pour le dire rapidement, ce qui a déjà été l'objet d'une synthèse/reformulation par l'animateur 13 tours de parole plus haut, qui a reçu des développements généralisants depuis (on est passé de "régler des conflits au conseil" à "il vaut mieux s'exprimer/ il vaut mieux parler que se battre"). Marie reprend là où elle peut reprendre, c'est-à-dire ici bien avant le point où est la discussion au tour de parole qui précède le sien, là où elle peut reprendre et sans pouvoir se soumettre à l'injonction de dire du neuf... Va-t-on le lui faire remarquer et inévitablement lui adresser un FTA?

139. Marie : les autres ben au conseil les autres y peuvent donner des idées pour euh ben pour voilà pour euh aider à/que le problème y se règle
140. Michel : tout à fait

Et l'on voit que le dernier mot est laissé... à la préservation de la face...!

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