Revue

La pratique philosophique au lycée professionnel : un outil étonnant pour des effets émancipateurs

Introduction

En 2009, le baccalauréat professionnel français est remanié en profondeur. Ses programmes sont alignés sur ceux des séries générales et technologiques, sa durée réduite d'un an afin de le rendre plus attractif et égal aux autres. Cette rénovation vise l'élévation du niveau de qualification, l'insertion professionnelle, la poursuite d'études et la réduction du nombre de sortants sans diplôme. Cependant, malgré cette volonté égalitaire, cette ambition scolaire et sociale, l'enseignement de la philosophie jugé indispensable dans les autres séries reste absent en formation professionnelle. Comment dès lors envisager une égalité de traitement, ne serait- ce que vis à vis de la poursuite des études souhaitée ? Cette absence nous interroge profondément.

Faut-il y voir une impossibilité pédagogique à mettre en oeuvre cette discipline auprès de ces publics? Faut-il comprendre dans cette absence une incongruité, une inadéquation voire une incompatibilité entre formation professionnelle et philosophie? Est-il possible de philosopher en L.P ? Est-ce souhaitable ? Les enjeux de l'enseignement ou de la pratique philosophique peuvent-ils rencontrer ceux de l'enseignement professionnel ? Dans l'affirmative, y a-t-il une pratique philosophique plus indiquée qu'une autre et pourquoi ?

Nous tâcherons, dans cet article, de faire avancer la réflexion sur deux aspects. Dans une première partie, après avoir considéré différentes raisons données pour son absence, nous nous interrogerons sur les enjeux sous-jacents à l'introduction de la philosophie en formation professionnelle. Dans la seconde partie, nous nous interrogerons sur les pratiques philosophiques qui peuvent être mises en oeuvre auprès de ce public et les effets que cela est susceptible de procurer, notamment en terme d'estime de soi et d'autonomie. Pour cela, nous nous appuierons sur des documents institutionnels, des travaux de recherche personnels et de ceux d'autres chercheurs.

I) Les enjeux du philosopher en formation professionnelle

Divers interlocuteurs de l'enseignement professionnel : inspecteurs, maîtres de stages, enseignants et même professionnels estiment que proposer la philosophie aux élèves en formation professionnelle ne serait ni pertinent, ni raisonnable. Ils avancent différentes raisons.

A) Les difficultés avancées

Voici quatre d'entre elles, récurrentes dans leurs discours :

1) Une intégration matériellement difficile

Cette formation de trois ans est dispensée durant 84 semaines au lycée et 22 semaines en entreprise. Rapporté en temps hebdomadaire cela donne un enseignement réparti ainsi : 14 h 30 d'enseignement général et 28 h d'enseignement professionnel (y compris la formation en entreprise). L'accent est mis tout naturellement sur l'enseignement professionnel. Les semaines sont intenses avec un programme chargé. Lors de la mise en place en 2009 de ce nouveau baccalauréat, nous nous étions informée de l'absence de l'enseignement de philosophie, bien qu'il eut fait l'objet d'expérimentations positives1 et alors qu'il était réclamé par les élèves eux-mêmes2. La réponse avait été que l'emploi du temps très chargé ne permettait pas l'ajout d'une autre discipline. Il semblerait donc qu'en raison de l'importance de l'enseignement professionnel dans l'horaire annuel et de l'emploi du temps chargé des élèves, l'introduction de la philosophie ne puisse être envisagée. De plus, elle viendrait s'ajouter aux heures des enseignements généraux, ce qui en soi ne présente pas une volonté dans une formation où l'accent est mis sur le professionnel.

2) Un surcroît de difficultés

Les jeunes qui entrent en formation professionnelle sont globalement en difficulté concernant le rapport à l'écrit. Ils ne lisent pas ou très peu, et pour la très grande majorité d'entre eux sont peu coutumiers des lieux de culture3.

Déconcertés face au travail en autonomie sur un texte, ils sont rapidement découragés par le style ou le langage utilisé. Comment dès lors envisager le travail sur un texte philosophique où le langage est soutenu, où les concepts ne sont pas immédiatement compréhensibles, où l'auteur s'exprime parfois dans la langue ou le style de son siècle ? Bon nombre de ces élèves sont en difficulté scolaire depuis très longtemps. Ils ont du mal à supporter ce qui n'est pas la formation professionnelle. Comment alors pourraient-ils apprécier ou même supporter une discipline supplémentaire réputée abstraite alors qu'eux mêmes recherchent le concret ?

De plus, la plupart d'entre eux possède un lexique très pauvre, a une utilisation des formes grammaticales ou de conjugaison très approximative. Ils éprouvent souvent "une difficulté à organiser chronologiquement et logiquement les parties de leurs discours"4, ce qui leur barre l'accès à la compréhension et à la rédaction de l'écrit. Comment alors envisager pour eux l'introduction d'une discipline où la précision lexicale et la rigueur argumentative sont nécessaires ?

D'autre part, ils n'ont pas les mêmes références culturelles que leurs professeurs, ne sont pas réceptifs aux mêmes codes culturels qu'eux. Comment dès lors les toucher ? A quoi se référer pour parvenir à élaborer une argumentation qui aille au delà de la simple opinion ? Quels exemples communs utiliser afin de créer cette connivence propice à la transmission des connaissances philosophiques qu'il serait nécessaire de faire passer ?

Ainsi, les difficultés scolaires récurrentes, le déficit culturel, l'absence de références communes feraient que l'introduction de la philosophie dans ces formations ne devrait pas être une orientation ou évolution à privilégier.

3) Le manque de maturité

Avec la rénovation du bac professionnel en 2009, les élèves sont orientés bien plus jeunes qu'auparavant dans ces sections, souvent vers 15 ou 16 ans. On pourrait supposer qu'en raison du caractère flexible de la formation en baccalauréat professionnel, il pourrait être envisageable d'enseigner la philosophie avec des élèves de première professionnelle, voire de seconde5. Introduire la philosophie dans ces classes reviendrait alors à l'enseigner à des élèves plus jeunes que dans les autres séries. C'est un problème pour certains où déjà la question de l'enseignement de la philosophie en première générale ou technologique est loin de fairel'unanimité6. Ils avancent l'argument selon lequel la philosophie doit être une discipline réservée aux élèves les plus mûrs, en raison de la réflexion qu'elle implique et des connaissances nécessaires à une mise en perspective. En outre, elle doit aussi être réservée à ceux qui ont un bagage culturel jugé suffisant. Or, ces élèves, avec leur déficit culturel important, ne seraient pas capables de pouvoir exercer leur jugement et leur raison de façon suffisamment satisfaisante au regard de l'enseignement philosophique.

4) La non pertinence de l'abstrait en formation professionnelle

Pour se former en professionnel, la philosophie peut sembler inutile, car beaucoup trop éloignée des problèmes concrets occasionnés par la pratique d'un métier. Vue comme discipline abstraite, elle ne répond pas aux besoins de formation ressentis comme indispensables par les formateurs eux-mêmes. Au mieux elle est vue comme un luxe auquel on pourrait consentir si le temps n'était pas si compté, mais les professeurs font valoir le fait que d'autres éléments pourtant nécessaires n'ont pas pu être incorporés. L'absence de philosophie n'est donc pas pour eux un manque crucial, mais un fait logique dans un cursus professionnel7. D'autre part, ils constatent les difficultés rencontrées par les élèves, notamment en termes de lecture et d'écriture. Ils estiment qu'il ne faudrait pas en rajouter une supplémentaire, jugée conséquente. Introduire la philosophie en L.P. serait donc inciter les élèves à se tourner vers l'abstrait, au moment même où toute leur énergie doit être dirigée vers un apprentissage concret. Ce serait aussi repousser cet enseignement hors de la portée des élèves que leurs professeurs sentent démunis.

B) Quels sont les enjeux soulevés

Cependant, des expérimentations d'enseignement de la philosophie dans des lycées professionnels ont été menées8. Des travaux d'analyse de pratiques ont été effectués par de nombreux chercheurs tant en France qu'à l'étranger, et plus spécialement au Canada. A la lumière de ces travaux, examinons maintenant si les enjeux de l'introduction de la philosophie en formation professionnelle ne dépasseraient pas ces objections.

1) Un enjeu éthique

En 1998, la consultation nationale "Quels savoirs enseigner dans les lycées?" interrogea tous les acteurs et usagers concernés par cette enquête. Le rapport final mentionna entre autres le malaise ressenti par les élèves de L.P., s'estimant souvent "marginalisés", refusant le confinement dans ce qu'ils estimaient être des "voies de relégation"9. Ils réclamaient l'enseignement philosophique dont ils sont les seuls à niveau égal à être privés, jugeant son absence discriminatoire à leur égard. Ils dénonçaient le manque d'égalité de traitement face aux savoirs et revendiquaient le droit à la philosophie. Ce dernier point est partagé par J.-C. Pettier, qui l'estime "comme une nécessité de droit pour l'éducation d'adolescents en grande difficulté scolaire, dans le cadre de l'enseignement"10, ajoutant que "ce droit est légitimement exigible pour tous les élèves, en difficulté scolaire ou non"11.

M. Sasseville estime quant à lui que comme il existe aujourd'hui le droit à l'éducation physique pour tous, il devrait également exister celui de s'exercer intellectuellement pour tous : tout comme le corps, la pensée a besoin d'entraînement, de "se muscler"12, car si la pensée est naturelle, bien penser nécessite un apprentissage. Citant le travail de H. Arendt sur le cas Eichman, J.-C. Pettier précise que ni le milieu familial ni même l'enseignement démocratique dispensé dans les écoles ne suffisent à éveiller les consciences, à s'interroger vraiment sur les valeurs ni éduquer son jugement critique de façon à pouvoir agir adéquatement et surtout humainement à une situation. C'est pourquoi il estime que la philosophie est nécessaire, car elle travaille à "la réflexion raisonnée, universalisante, conceptualisante concernant les valeurs"13.

Cette revendication est également celle de J. Derrida, qui parle de "politique du droit à la philosophie pour tous", qui permet de vivre une "expérience d'autonomie irréductible"14. De même, l'Unesco en 1995 déclare que l'éducation philosophique en formant des "esprits libres et réfléchis capables de résister [...] au fanatisme, à l'exclusion et l'intolérance, contribue à la paix et prépare chacun à prendre ses responsabilités face aux grandes interrogations contemporaines"15. Elle préconise d'étendre son enseignement où il existe déjà, de le créer là où il ne l'est pas encore et de l'associer "aux formations universitaires ou professionnelles, dans tous les domaines"16.

Les auteurs du rapport Meirieu (1998) émirent des principes dans lesquels ils indiquaient que la reconnaissance de la valeur et l'égale dignité des lycées d'enseignement professionnel devait être une priorité absolue de la politique éducative17. Ils recommandaient la mise en oeuvre des disciplines nécessaires à l'instauration d'une culture commune quelles que soient les filières et les séries. La réflexion philosophique y était incluse, car "cet enseignement permet à chacun de trouver un écho à ses préoccupations et interrogations propres, en lui faisant découvrir en quoi elles participent au questionnement universel sur "l'humaine condition" ; il est, en ce sens, un véritable outil d'intégration sociale"18. Et il faut remarquer que l'introduction de la philosophie dans les académies et les classes concernées fut ressentie comme la "réparation d'une injustice"19, la réelle prise en compte d'une égalité entre tous, "suscitant une réaction d'espoir et d'orgueil"20, celle de leur reconnaissance comme jeunes d'une "même valeur" que ceux des autres sections. De plus, les enseignants impliqués dans ces expérimentations constatèrent un bénéfice important pour les élèves en termes de perspectives d'avenir. En effet, les auteurs du rapport de Reims (2007) soulignèrent l'impact de l'introduction de la philosophie en L.P. dans la poursuite des études, notamment en BTS où ses bienfaits sont sensibles dans l'argumentation orale, y compris dans les dossiers professionnels qui font l'objet d'une soutenance. Ils le sont également lors des épreuves écrites à caractère culturel, où le plus souvent les anciens élèves de L.P. sont fortement pénalisés par "leurs manques de références culturelles et de lectures minimales"21.

Ainsi, refuser le droit à la philosophie à ces élèves serait compromettre leurs études ultérieures. Ce serait priver une grande partie de la jeunesse d'avoir la possibilité d'élever leur niveau, puisqu'ils représentent aujourd'hui presque la moitié des effectifs (47,3%) des élèves en âge d'être lycéens22.

2 Un enjeu cognitif

La philosophie est une discipline soucieuse de la formation de la pensée. Le jugement est facilité par l'exercice de la pensée critique. Le développement de l'esprit critique, "l'accès à l'exercice réfléchi du jugement" sont les principaux objectifs des classes de philosophie23. Mais philosopher n'est pas inné : c'est un processus. Pour M.-F. Daniel, c'est un "acte complexe"24 exigeant un apprentissage rigoureux. Parce qu'elle implique la réflexion, la logique et la rigueur, la philosophie entraîne au raisonnement, et permet de développer des "habiletés de pensée" (Lipman) ou "des processus de pensée" (Tozzi), utiles certes dans le cours de philosophie et ses travaux écrits, mais aussi probablement transposables25 dans tous les contextes de la vie dès lors qu'une décision est à prendre, un jugement à porter. Les différentes recherches et travaux universitaires effectués sur la philosophie, mais aussi sur les nouvelles pratiques philosophiques en classe, permettent d'affirmer aujourd'hui qu'elles travaillent effectivement au développement de la pensée critique (Gagnon ; Sasseville ; Daniel ; Tozzi ; Pettier ; Robert ; Kerhom...). Elles travaillent tout d'abord sur le questionnement, les capacités relatives à la problématisation, puis celles portant sur la conceptualisation, enfin celles relatives à l'argumentation (Tozzi). Pour M. Lipman, la philosophie, notamment celle pratiquée dans la Communauté de Recherche Philosophique (CRP), travaille sur quatre grands types d'habiletés : raisonner, rechercher, conceptualiser et traduire26. Elles permettent de travailler à l'entraînement d'aptitudes et dispositions : celles relatives au raisonnement, à l'investigation et la recherche, celles propres à la conceptualisation et enfin aux dispositions critiques27. Ces processus ou habiletés se déclinent ensuite sous une grande quantité de capacités : distinguer, identifier, discriminer... Présentes dans tous les enseignements, elles sont intrinsèques au processus philosophique même, dans le mouvement d'une pensée qui s'élabore. Elles autorisent la construction d'une pensée autonome, penser par soi même (Tozzi,Lipman).

La philosophie se conçoit donc comme un outil particulièrement performant en ce qui concerne le développement de la pensée critique et de celui du jugement, que celui-ci soit théorique ou pratique, moral ou pragmatique. Pratiquer la philosophie en classe, c'est permettre aux élèves d'acquérir des compétences et des capacités nécessaires à l'amélioration de la pensée, au développement de leur autonomie et ce, quelles que soient leurs difficultés d'origine. C'est leur offrir la possibilité de se saisir d'outils performants pour la construction de leur jugement.

3 Un enjeu langagier

La rigueur de la pensée et la formulation de thèses et d'hypothèses impliquent un langage précis, soutenu et souvent la construction de concepts inédits. Langage le plus souvent étranger aux élèves. Pratiquer la philosophie avec les élèves de L.P., c'est leur donner un accès plus large au langage, leur permettre d'enrichir leur lexique, de percevoir la polysémie des mots, de débusquer les implicites d'une formulation, ses présupposés. C'est les faire sortir des "ghettos" de leur "impuissance linguistique" (Bentolila 2006), pour les amener à devenir des "interlocuteurs valables" (Lévine 2008). C'est les autoriser à aller vers l'autre et réaliser que le langage est un moyen puissant "d'exercer un peu d'influence sur le monde"28, de pouvoir s'y intégrer et y participer pleinement. Travailler le langage et la grammaire semble être un enjeu essentiel, extrêmement profond, "civilisationnel" (Ferry 2005), car l'appropriation de la grammaire conditionne une pensée bien structurée, "c'est le noyau dur de notre identité, ce qui nous permet de penser, de nous concentrer" (Ferry 2005). Aussi, la philosophie, grâce ses apports lexicaux et grammaticaux précis et complexes, est-elle un outil tout à fait pertinent pour les jeunes en formation professionnelle. La confrontation aux mots, aux tournures dont ils n'ont pas l'usage courant, à la précision structurale les obligeant à s'extraire d'un milieu dans lequel ils évoluent, tout d'abord pour comprendre une pensée qui leur est étrangère, qui ne se donne pas immédiatement et ensuite faire progresser leur propre capacité de raisonnement. A l'instar des élèves bénéficiant des cours de philosophie dite traditionnelle, qui doivent faire eux-mêmes l'effort de s'adapter au langage et aux tournures pouvant leur sembler étrangers, tant lors de la prestation de leur professeur qu'à l'étude des textes des grands philosophes. Ils intègrent petit à petit le vocabulaire, la grammaire et la culture qui en découlent.

Les Nouvelles pratiques Philosophiques (NPP) attachent une très grande importance au langage et à son développement, car elles sont, pour la plupart, des pratiques dialogiques. M. Tozzi montre le rapport étroit entre la précision du langage et celle de la pensée, tout en soulignant le préjugé dont il faut se garder selon lequel les élèves en échec scolaire ne peuvent pas philosopher. Des méthodes philosophiques existent qui permettent d'avancer chemin faisant selon le modèle de sujet épistémique de Piaget29. Tout comme on apprend à parler au fur et à mesure et en repoussant sans cesse les "limites du connu" (Bentolila 2007), "on apprend à penser en pensant" (Sasseville 2000). Le langage y est primordial, le travailler indispensable.

4 Un enjeu professionnel

L'hypothèse de la philosophie répondant à un enjeu professionnel peut sembler paradoxale. Il n'est pas communément acquis que le travail sur l'abstraction puisse aider à celui sur le concret. Cependant, en raison du caractère transversal des compétences et capacités développées par la philosophie (Gagnon 2011), des études30 et des travaux universitaires montrent qu'elles sont effectives au niveau de la relation aux savoirs, ainsi qu'à celles de l'autonomie, la citoyenneté et "la prise en charge de la complexité"31. Elles existent aussi pour les domaines moral et relationnel32, dans celui des mathématiques33 (Daniel 2007, 2011). En outre, en L.P., il a été fait état de ces transferts en ce qui concerne l'utilisation d'un lexique plus enrichi34. Pour l'enseignement professionnel, le rapport de Reims 2007 souligne l'impact de l'enseignement philosophique reçu par les élèves candidats à une poursuite d'études en BTS35, ainsi que nous l'avons déjà mentionné.

On constate également une mobilisation possible de ces habiletés dans des contextes autres que scolaires (Gagnon et Sasseville, 2009). F. Médriane, en 2001, remarquait en maintenance industrielle une plus grande finesse dans les diagnostics professionnels, due à l'analyse problématisante caractérisant la philosophie36. Cette capacité métacognitive et les "méta-connaissances" qu'elle permet d'acquérir afin d'agir ou réagir le plus adéquatement possible sont des bénéfices du développement de la pensée critique et créatrice et ils sont transférables dans le domaine professionnel. De plus, notre monde vit une évolution dont la rapidité est sans commune mesure avec celles vécues par nos ancêtres. La technologie et la mondialisation ont en particulier connu un essor d'une rapidité foudroyante. L'adaptation rapide est aujourd'hui cruciale sous peine d'exclusion. Les jeunes en formation professionnelle subissent de plein fouet ces transformations. Cela est très sensible notamment pour ceux qui voient leur outil de travail se transformer et le métier suivre ces évolutions. Par le but qu'elle poursuit : le développement de l'esprit critique, la philosophie peut également jouer un rôle à ce niveau car, si comme le prétend R. Paul (1990) elle est "ce dont chacun a besoin dans un monde en constant changement", elle autorise l'utilisation d'outils cognitifs que sont les habiletés ou les processus de pensée, qui produisent la réflexion permettant de saisir les enjeux d'une situation complexe, afin d'en faciliter le jugement et favoriser l'adaptation. La philosophie dans tous les cursus est donc un atout et se place bien dans une visée professionnelle.

II) Quelle philosophie pour quels effets?

L'introduction de la philosophie en L. P. ne va pas de soi. Cependant il y a des arguments en sa faveur. Mais de quelle philosophie pourrait-il s'agir? Tout enseignement de la philosophie pourrait-il convenir?

A) Une philosophie attractive

Les difficultés des élèves de L.P. montrent qu'il serait illusoire de prétendre proposer l'enseignement philosophique traditionnel, fut-ce au nom du droit à l'égalité. La dissertation ou l'explication de texte restent l'évaluation finale dans toutes les séries (I.O. de 2003). Même si lors des expérimentations en L.P. cet enseignement fut plébiscité par les élèves37, il n'en demeure pas moins que l'aridité de certains textes, l'effort intense que la dissertation exigerait, iraient certainement à l'encontre du but recherché, le surcroît de difficultés renvoyant les élèves à leurs insuffisances et les démotivant.

Rendre la philosophie plus attractive demanderait certainement pour ces jeunes de se concentrer davantage sur l'oral. Il leur faudrait une "philosophie alternative"38, pratiquée autrement. Or, les NPP sont alternatives, et ce depuis une quarantaine d'années39. Selon diverses méthodes, elles sont entrées dans les écoles et cela, dès la maternelle, réfutant les objections psychogénétiques40. La Communauté de Recherche Philosophique (CRP) selon les travaux de M. Lipman et la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP) selon ceux de M. Tozzi, ont fait l'objet de nombreuses recherches, travaux et évaluations universitaires (Daniel ; Sharp ; Sasseville ; Gagnon ; Mortier ; Lim ; Robert ; Brenifier ; Pettier ; Usclat ; Garcia-Moriyon ; Auriac-Slusarczyk ; Kerhom...). Celles-ci ont révélé un impact certain sur le développement de l'esprit critique41. Leur approche est plus démocratique et s'appuie sur une démarche socioconstructiviste et non plus transmissive. Elles sont dialogiques. La discussion entre pairs en est le fondement. Celle-ci est facilitée par un enseignant, animateur, dont la mission est de garantir la philosophicité des échanges (Tozzi) et faciliter la parole et la recherche proprement philosophique, en s'attachant à faire des liens et à porter son attention sur "l'articulation des mouvements de la pensée" (Sasseville, 2000.2).

L'intérêt des élèves est pris en compte par le choix démocratique du sujet. Lors de la discussion, un rapport d'égalité entre pairs s'installe, d'autant plus aisément que les difficultés scolaires sont gommées. Chacun est libre d'y intervenir à son tour. C'est une recherche active, rigoureuse et commune. Chaque idée, chaque expérience a de la valeur et peut être examinée pour faire progresser la recherche collective, les objections ne pouvant que l'enrichir. Tout ceci dans un climat d'émulation, de respect mutuel et d'ouverture à la pensée de l'autre. C'est une démarche nouvelle pour les élèves, notamment ceux qui sont depuis longtemps en difficulté, et par conséquent peu accoutumés à ce que leur parole puisse avoir une quelconque valeur. La démarche leur paraît étonnante, notamment la dimension co-constructive. Ils ressentent le plaisir d'être actifs et réalisent davantage le lien entre la démarche argumentative à l'oral et celle de l'écrit.

Certes, cette démarche ne débute pas par un apport culturel, mais elle n'exclut nullement le passage par les auteurs et les textes. Seulement ce n'est pas à partir des textes que naissent les interrogations, mais c'est à partir de ces interrogations que l'on peut aller aux textes de référence. Cela est beaucoup plus attirant pour ces élèves. Les Instructions Officielles de philosophie en 1904 préconisaient l'interrogation comme une méthode active convenant à toutes les classes en mettant chacun à contribution : "car la classe est une collaboration [...et] en général, les esprits acquièrent par l'association une merveilleuse puissance d'invention et de jugement"42. Les I.O de 1925 remarquaient qu'il y a une façon "rébarbative, abstraite et compliquée [d'enseigner la philosophie qui rend les idées] insaisissables ou du moins stériles, même pour les plus intelligents"43. Il nous semble qu'il ne faudrait pas infliger cette "double peine44" aux élèves en difficulté. Il nous faudrait la rendre attractive. Pour cela, nous pourrions avantageusement regarder vers les NPP.

B) L'estime de soi : un effet sensible

En raison de difficultés scolaires, le déficit d'estime de soi est important en L.P. Or, des recherches entreprises dès 1990 montrent que la pratique philosophique "élève d'une manière significative l'estime de soi"45, car elle insiste sur le développement d'habiletés de recherche, qui sont transférables dans d'autres domaines et de possibles sources de remédiation. C'est aussi le cas parce qu'elle se pratique dans un climat serein et de respect mutuel. Ce caractère dialogique, présent en CRP et en DVDP, va travailler à la restauration de l'estime de soi aux niveaux cognitif, langagier et psychologique46.

L'acquisition de compétences cognitives peut restaurer la fierté par la prise de conscience de ses capacités à effectuer des actions fines, à intervenir pertinemment dans une discussion, par la découverte d'autres conceptions du monde (Sasseville, 2007).

La dimension langagière, par la médiation de la discussion, ouvre à l'horizon du monde. L'acquisition d'une précision de langage ouvre les portes d'un monde qui était étranger, rassure, rend possible une empreinte de soi sur le monde, elle favorise une meilleure compréhension de sa pensée par les autres, voire l'émergence d'un prestige à son égard. C'est une façon de s'approprier un peu du pouvoir détenu par ceux qui maîtrisent le langage, un moyen de devenir ou redevenir acteur dans le monde (Bentolila, 2007).

La dimension psychologique est présente lors de la prise de conscience de ses "potentialités" et de l'engagement personnel "dans le processus collectif de production de connaissances" (Daniel 1997, 2005) : être capable d'oser d'intervenir non seulement car on en a le droit (Derrida 1990, Pettier 2001), mais surtout parce qu'on devient compétent pour le faire (Lévine, 2008). Cette nouvelle pratique contribue à la construction de l'identité en tant qu'acteur de son propre discours, avec parfois un rôle à tenir, un cahier des charges à honorer : président de séance, reformulateur, observateur... (Tozzi). Elle autorise une évolution : de spectateur attentiste à sujet et qui plus est sujet pensant. Tout ceci "constitue une valeur ajoutée au Moi47".

Ainsi, parce qu'elle s'effectue dans un cadre rassurant, serein et égalitaire, parce qu'elle est une recherche commune et qu'elle est dialogique (Loison-Apter 2010, Sasseville 2007, Robert 2009, Daniel 1997), la pratique philosophique élève d'une façon significative l'estime de soi.

C) Vers une plus grande autonomie

Les NPP travaillent toutes à l'émergence d'une pensée autonome. Il s'agit d'apprendre à penser par et pour soi-même, avec les autres, d'être en mesure de juger personnellement ce qu'il est bon de faire. Pour cela, l'entraînement dispensé par ces nouvelles pratiques permet à chacun de mettre en oeuvre des processus de pensée de façon à pouvoir effectuer le bon jugement pour soi. L'animateur n'est pas là pour dire ce qu'il convient de dire ou croire (Tozzi, Lipman), mais pour aider la pensée à se construire et à se passer de son aide.La complexification du monde, les décisions éthiques, environnementales et sociétales obligent chaque citoyen à prendre position. L'essor des technologies et leur obsolescence rapide rendent l'adaptation à un métier indispensable mais aussi incessante. L'éducation ne peut plus se cantonner à une transmission de connaissances immédiatement dépassées, notamment dans le domaine professionnel. Il lui faut être ce terreau dans lequel chacun va pouvoir puiser les capacités nécessaires pour mener une vie satisfaisante, sans exclusion. L'Unesco pense que la philosophie permettra aux enfants de demain de pouvoir se défendre contre les manipulations, les fanatismes et d'avoir une "lecture intelligible du monde48", pour mieux faire face aux défis qui se posent à chacun, grâce au développement de la pensée critique et de la capacité à penser par soi-même. En accord avec cette institution et les chercheurs, nous pensons quant à nous que les NPP, parce qu'elles travaillent au développement personnel et à celui d'une pensée critique nous permettent le développement de l'autonomie et autorisent, notamment par la capacité auto-correctrice, cette faculté d'adaptation.

Conclusion

Avant les expérimentations de philosophie en L.P., l'idée de l'introduire dans ce cursus pouvait sembler à certains être "une idée saugrenue sinon sotte"49. Depuis, des données nous invitent à penser que cela serait bénéfique aux élèves. Depuis l'éclosion des NPP, nous avons également à notre disposition tous ces travaux et ces évaluations qui nous autorisent à juger qu'elles sont un outil formidable pour le développement de la pensée critique, la pensée créatrice, des capacités cognitives mais aussi celui de la restauration de l'estime de soi, de l'autonomie et du développement des aptitudes morales. Certes, l'introduction de la philosophie en formation professionnelle n'est pas sans soulever des objections et des problèmes. Mais si certaines objections peuvent être levées comme celle concernant l'éducabilité philosophique (Tozzi) liée à la maturité, d'autres plus matérielles, comme le problème de l'emploi du temps, nécessitent un changement de regard sur la discipline elle-même. Tant que l'on continuera à ne voir dans la philosophie qu'un luxe, on ne l'inclura pas dans un cursus. Pourtant des créneaux existent, notamment en Lettres, les nouveaux programmes étant fortement orientés par des problématiques philosophiques ; en mathématiques où des travaux l'attestent (Daniel, Malabry). De même, lorsque l'on prendra conscience que la capacité créatrice en oeuvre dans la réflexion philosophique peut avoir des répercussions dans la pratique professionnelle, alors elle deviendra une nécessité dans cette série.

En 2008, le doyen de l'Inspection Générale de Philosophie, J.-L. Poirier, concluait son "état des lieux" en écrivant que l'enseignement de la philosophie était à la croisée des chemins, qu'il se devait d'évoluer et que ses plus belles pages étaient encore à écrire50. Nul doute que les Nouvelles Pratiques Philosophiques ne puissent l'aider à les rédiger, car elles se présentent un peu comme une pierre philosophale51, ainsi que l'écrivait F. Mortier à propos de la méthode Lipman, mais que nous nous autorisons ici à étendre à d'autres NPP. Cette pierre mythique, provenant de la recherche humaine, avait la faculté de transformer la matière en or. Dans ce monde complexe, il nous revient à nous, enseignants et chercheurs, de permettre que ces nouvelles pratiques philosophiques transforment la matière brute qu'est la pensée balbutiante de nos enfants en or pur d'une pensée créatrice et confiante en elle-même.


(1) Expérimentations à partir de 1995 dans différentes académies : Reims, Nice, Nantes, Montpellier, Aix-Marseille, Rouen. Elles ont fait l'objet de nombreux rapports, colloques et publications : Reims 2001, 2002, 2005, 2007, NFETP de Lyon 2003, Hamel 2004, Créteil 2004, Solal 2005, Rochex et Bautier 2005...

(2) Rapport Meirieu, 1998.

(3) Rapport Insee 2005 n° F0501 - Répartition par caractéristiques socio-démographiques : catégorie niveau de diplôme- sans ou avec CEP ou inférieur au baccalauréat.

(4) A. Bentolila p. 117.

(5) Cette formation est un tout où les périodes de stages et en lycée sont données à titre de recommandation et non pas d'obligation suivant le projet d'établissement. L'essentiel étant que la totalité des enseignements soit dispensée pendant les trois années de formation.

(6) Poirier J.L., 2008, Etat de la philosophie

(7) Les mêmes raisons sont avancées ailleurs ; voir S. Karz, 2010 : "La philosophie dans la formation des travailleurs sociaux : est bien raisonnable ?" Site www.pratiques-sociales.org

(8) Voir note 1.

(9) Quels savoirs enseigner dans les lycées ? Rapport final 1998, p. 2.

(10) J.C. Pettier, Diotime agora D040017A, p.1.

(11) J.C. Pettier (2000).

(12) M. Sasseville, M. Gagnon M. (2007) p.17.

(13) J.C. Pettier (2001), Entre-vues n° 51 p. 2et 3.

(14) J. Derrida J. (1997) p.39-40.

(15) P. Sané (2007) p. XIII et p. XIV.

(16) Ibid p. XIV.

(17) Rapport Meirieu (1998) Principe 3 p. 4.

(18) Ibid. Principe 8 p. 9.

(19) P. Solal (2004) p. 21.

(20) Reims, 2001.

(21) Reims, avril 2007, p.30.

(22) Sur un total de 2,731millions élèves de l'âge du lycée (seconds cycles du secondaire professionnel, technologique, général, agricole et apprentis en C.F.A), les élèves en professionnel L.P, agricole et CFA représentent 1,291 million soit 47,3% de cette catégorie. Non inclus les élèves de Segpa. Chiffres Insee de la rentrée 2011-2012 site www.insee.fr

(23) Instructions Officielles de philosophie des classes de séries générales (2003) I.1
Site eduscol-education.fr

(24) Daniel M.F. article "Apprentissage du dialoguer in dictionnaire de l'apprentissage du philosopher", paragarphe1 http://www.philotozzi.com/2012/08

(25) Selon certaines conditions. Cf M. Gagnon, 2011.

(26) M. Lipman (2006).

(27) M. Lipman (2005), p.21.

(28) A. Bentolila (2007), p.120.

(29) M. Tozzi (2005), p.147.

(30) T. Bour, J.C. Pettier (2003), p 67-68.

(31) M. Gagnon (2010).

(32) S. Robert, D. Roussin, M. Ratte, T. Gueye, (2009).

(33) M.F. Daniel (2007) p. 41 et (2011) p. 56.

(34) J.Y. Rochex, E. Bautier, E. (2005).

(35) Reims 2007, p.30.

(36) F. Médriane, Reims 2001, p.28.

(37) Philosopher en L.P., Les cahiers CRDP, académie de Créteil n° 7, mai 2004, p. 63.

(38) R. David (2010), p.1.

(39) M.Tozzi (2012), p.13-18.

(40) M.Tozzi (2010), III 2.

(41) F. Mortier (2005), p.68.

(42) Instructions officielles de philosophie (1904).

(43) Instructions officielles de philosophie (1925).

(44) M. Botbol (2013,) conférence sur les élèves en difficultés scolaires, Morlaix.

(45) M. Sasseville in l'article "L'histoire d'une découverte, ou d'une invention ?"
Site www.philohorsclasse.free.fr p.3

(46) M. Kerhom (2012).

(47) J. Lévine (2008), L'enfant philosophe avenir de l'humanité ?Paris : ESF.

(48) Unesco (2007) La philosophie, une école de la liberté. Enseignement de la philosophie et apprentissage du philosopher: états des lieux et regards pour l'avenir. Paris : Unesco.

(49) J.P Hamel (2001) Compte rendu du colloque Enseigner la philosophie au L.P.

(50) J.L. Poirier (2008), p.39-40.

(51) F. Mortier (2005), p.69.

Télécharger l'article