On ne peut définir les principes d'une éthique éducative, d'une éthique de l'éducateur, sans prendre en compte le fait que nous vivons désormais, dans notre modernité tardive, dans un monde problématique où règne le pluralisme des valeurs, où les options éducatives sont enveloppées dans un processus de démocratisation des relations humaines et de sécularisation des institutions. Il est clair que dans ce contexte, les tentatives de fondement d'une éthique éducative sont prises entre une option paternaliste, laquelle consiste toujours à affirmer savoir mieux que l'éduqué en quoi consiste son propre bien, et une option minimaliste, qui reviendrait à lui laisser choisir ses propres valeurs, pourvu que ses choix n'entraînent aucun dommage pour autrui. La difficulté, c'est que nous savons bien désormais qu'en éducation, le paternalisme n'est plus soutenable et que d'autre part, le minimalisme éthique, qui pourrait s'entendre à la rigueur pour les adultes, s'avère insuffisant lorsqu'il s'agit de l'éducation des enfants et des adolescents. Cela, même une morale aussi minimaliste que celle de Stuart Mill en convenait.
Ma thèse est la suivante : l'éthique de l'éducation aujourd'hui, celle qui commande tout le processus éducatif, se meut tout entière dans la problématique suivante : comment doter l'éduqué d'une boussole et de cartes pour qu'il puisse tracer sa propre route, définir son propre bien, à l'intérieur d'un cadre définissant des valeurs communes (Fabre, 2011) ?
Je vais faire un détour par le pragmatisme de John Dewey pour construire cette problématique. C'est que Dewey se posait, à mon avis, la question fondamentale : comment faire vivre à l'éduqué des expériences qui soient véritablement éducatives ? Ce qui suppose évidemment de répondre à la question préalable : qu'est-ce qu'une expérience éducative ? Et plus précisément, quels sont les critères d'une telle expérience
I) Qu'est-ce qu'une expérience éducative ?
Relisons Expérience et Éducation,de1938. Dewey part de l'idée d'expérience comme processus temporel impliquant une continuité entre passé présent et avenir et une transaction entre le sujet et son milieu. Je ne peux revenir en détail sur cette conception qui suppose toute une ontologie naturaliste et qui est l'aboutissement d'un long travail de sécularisation de l'idéalisme allemand, et en particulier de la pensée de Hegel, comme on le voit dans Expérience et Nature (1925), récemment traduit en français. Si la vie est expérience et si cette expérience est pensée comme un processus continu, alors on comprend que Dewey puisse assimiler globalement expérience et apprentissage tout au long de la vie. Dewey va cependant se demander si toute expérience est vraiment éducative. Sans entrer dans les détails de son analyse, son argumentation repose sur deux concepts fondamentaux : d'une part le but de l'expérience, le bien qu'elle vise, d'autre part la forme de l'expérience, sa qualité intrinsèque.
Qu'est-ce donc qu'une expérience éducative ? Certes écrit Dewey, il semblerait que toute expérience soit éducative en ce sens que, bonne ou mauvaise, on peut toujours en tirer les leçons. Et tirer les leçons, c'est engranger des règles pour de nouvelles transactions plus adéquates. Mais cela ne satisfait pas Dewey. Pour déterminer si une expérience est vraiment éducative, encore faut-il examiner - dit-il - quelle forme de continuité et quelle forme de transaction elle recèle. Il prend un contre-exemple auquel nous nous attacherons, le contre-exemple du gangster (Dewey, 2011a, chapitre 3). Apparemment, si l'on s'en tient simplement aux critères de continuité et de transaction, on dira que le gangster se forme en se perfectionnant de plus en plus dans l'art de la cambriole. Il y a sans doute apprentissage, mais peut-on parler ici d'éducation ? La croissance et l'adaptation suffisent-elles à définir l'éducation ? Apparemment non ! La tentation - dit Dewey - serait alors de chercher un critère externe, transcendant à l'expérience. Pour savoir si une expérience est ou non éducative, il faudrait tenir compte dubut vers lequel elle tend, du bien qu'elle poursuit et évaluer la valeur de ce bien. Dewey refuse cependant cette manière de voir. Il s'obstine à chercher le critère éducatif dans la forme même de l'expérience, le type de continuité et de transaction qu'elle met en oeuvre, sans faire appel à des considérations morales qui lui seraient extérieures et qui risqueraient de nous ramener au paternalisme.
Certes, on en conviendra, l'expérience du gangster est immorale. Mais Dewey tient que l'on peut reconnaître son caractère anti-éducatif sans recourir au jugement moral, et pour des raisons qui tiennent à la forme même de cette expérience, à la qualité du processus expérientiel lui-même. C'est parce que l'expérience du gangster n'est pas une expérience vraiment aboutie qu'elle n'est pas éducative. Pourquoi ? Parce qu'elle tend à se chosifier. À force de se perfectionner dans son art, le gangster devient peu à peu imperméable à d'autres types d'expériences, à d'autres types de rapports humains que ceux de la prédation. Mais - dira-t-on - n'est-ce pas là le propre de toute spécialisation, celle du chercheur, de l'artiste, de l'homme politique ? Sans doute, mais cette forme s'avère particulièrement déshumanisante. Elle est en défaut par rapport au principe de continuité, car elle constitue finalement une impasse. Un deuxième argument, que Dewey développe dans Démocratie et Éducation, c'est que l'expérience du gangster contrevient également à l'autre caractéristique de l'expérience à savoir la transaction sujet/milieu (Dewey, 1983, p.108-113). Certes on peut dire que le gangster devient toujours plus ajusté à son milieu puisqu'il est toujours plus performant dans ses cambriolages. Mais, plus son expérience se développe, et plus son milieu humain ne cesse de se rétrécir. Le gangster s'isole dans son gang et se coupe de la société. La prison qu'il ne manquera pas de fréquenter sera l'expression concrète de cette expérience appauvrie et de cette forme asociale. Dans l'expérience véritablement éducative, au contraire, le sujet participe, avec les autres, à l'auto-transformation de la société. Il devient partenaire. C'est ce que Dewey entend par adaptation : non pas un ajustage au milieu tel qu'il est, mais une transaction avec le milieu naturel et social la plus large possible, transaction par laquelle le sujet se transforme en transformant son milieu physique et sa communauté, dans un cadre démocratique.
Que signifie donc le contre-exemple du gangster ? Pour Dewey, une expérience est éducative quand elle est une "vraie" expérience, une expérience ouverte sur d'autres expériences et sur l'expérience des autres, satisfaisant ainsi pleinement aux principes de continuité et de transaction. Il n'est donc pas nécessaire de chercher un critère extérieur à l'expérience pour savoir si elle est éducative ou non. Il suffit d'examiner ses conditions formelles qui se ramènent toutes à l'idée d'ouverture et d'adaptation. En fait - dit Dewey - il faut bien s'intéresser à la direction de l'expérience, mais cette direction n'a rien à voir avec la nature du but auquel cette expérience tend. La direction désigne simplement ici une caractéristique interne à l'expérience, sa qualité propre. L'expérience est véritablement éducative quand elle est "croissance ininterrompue", "perpétuel progrès". Par exemple, si l'on gâte trop un enfant, on l'habitue à attendre tout des autres et tout de suite, ce qui bloque son développement en le rendant inapte à l'effort et à l'autonomie (Dewey, 2011a, p.475).
II) La nécessité du cadre et des valeurs communes
La démarche de Dewey laisse toutefois quelque peu perplexe, car elle semble dériver l'éthique éducative de l'immanence du processus éducatif, en considérant seulement la forme de ce processus, la croissance, conçue comme l'essence de l'éducation. Certes, il serait extrêmement séduisant, philosophiquement parlant, de fonder l'éthique éducative directement sur une sorte de phénoménologie de l'éducation en tant que processus de croissance, de développement. Partant de ce qu'on tiendrait comme l'essence de l'éducation1, qui se donnerait dans une appréhension intuitive, on déduirait les devoirs de l'éducateur. Cette option pourrait prétendre dégager ainsi une éthique universaliste de l'éducation. Mais est-ce bien ce que nous propose Dewey ?
Le processus éducatif peut-il, en effet, se concevoir comme une essence anhistorique dont les caractéristiques imposeraient d'elles-mêmes les principes d'une éthique éducative ? S'il en était ainsi, l'analyse qu'en fait Dewey paraîtrait bien arbitraire. Pour revenir au cas du gangster, ne pourrait-on interpréter les principes de continuité et de transaction de l'expérience dans le sens d'une maximisation de la puissance d'agir sans autres considérations ? Certes, on peut bien admettre qu'une attitude solipsiste de fermeture aux autres ne soit guère éducative parce qu'elle ferait de l'éduqué une sorte de Robinson. N'était-ce pas d'ailleurs l'erreur de Rousseau, de vouloir éduquer Émile dans la solitude ? Mais n'y a-t-il pas plusieurs manières de concevoir cette ouverture à l'expérience des autres ? Sans doute, pour Dewey, le moi a-t-il une étoffe sociale. Mais le social n'implique pas, de soi, coopération et altruisme. D'ailleurs, le gangster possède bien sa manière à lui de s'ouvrir à l'expérience des autres : il étudie soigneusement les moeurs des propriétaires pour mieux les voler ! N'est-ce pas, dés lors, trop optimiste de penser que le processus de développement implique de lui-même une ouverture aux autres sur le mode de la coopération plutôt que sur celui de la concurrence ou de la prédation ? On ne voit pas en effet ce qui, en lui-même, inclinerait le processus de croissance vers l'altruisme plutôt que vers l'égoïsme. Ne peut-on concevoir l'enrichissement de l'expérience comme maximisation de sa puissance d'agir, sans retenue aucune ? Et si retenue il doit y avoir, comment la fonder sur la considération du processus de croissance lui-même ? N'est-on pas finalement obligé de recourir ici à des valeurs transcendantes ? À vouloir éviter ce recours, Dewey n'est-il pas contraint de faire passer en contrebande, dans son analyse prétendument phénoménologique du processus éducatif, une certaine conception de l'expérience qui se rapproche davantage d'un humanisme chrétien que d'une philosophie de la maximisation de la puissance ?
Comment sortir de l'impasse ? Il existe peut-être une troisième voie entre la tentative de fonder l'éthique éducative sur une conception purement formelle de l'expérience et l'appel à des valeurs transcendantes à cette expérience. Et c'est en réalité, contrairement aux premières apparences, la voie que choisit Dewey.En effet, l'idée d'expérience ne renvoie pas, chez lui, à une essence intemporelle, mais à une détermination historique. Cette option est tout à fait claire dans Expérience et Nature. L'expérience dont parle Dewey est l'expérience telle que la pense la modernité. C'est à la fois :
- l'expérimentation de la science post-galiléenne ;
- l'expérience démocratique d'après la révolution américaine ;
- enfin l'expérience telle que la pense une société qui est en train de séculariser le message chrétien.
Donc quand Dewey nous dit que le critère d'une expérience éducative se tire de la simple considération de la forme de l'expérience sans appel à des valeurs extérieures, c'est qu'en réalité, ces valeurs, issues des traditions de la modernité, habitent désormais de l'intérieur cette forme qui est une forme historique. Si Dewey est bien phénoménologue, c'est à la manière de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel et non à celle des Ideen de Husserl. Pour Dewey, la forme que prend aujourd'hui l'expérience - notre expérience - est l'aboutissement d'une série d'élaborations manifestant un progrès. Ainsi, la dimension scientifique (l'expérimentation) apparaît désormais comme la forme historique la plus perfectionnée de l'expérience, dépassant largement l'empirisme des anciens. Elle signifie l'exigence d'évaluer rationnellement l'expérience à ses conséquences dans un esprit d'enquête, et avec les méthodes d'investigations modernes. Le cadre démocratique que partagent les sociétés occidentales est celui qui permet sans doute à l'expérience de s'ouvrir et de s'enrichir le plus possible, parce qu'il garantit l'accroissement et la diversification des intérêts partagés et l'adaptation au changement, ce changement perpétuel qui caractérise les sociétés modernes (Dewey, 1983, p. 113). C'est pourquoi, l'exemple du gangster, qui revient au moins deux fois chez Dewey, dans Expérience et Éducation et dans Démocratie et Éducation, intervient toujours dans un contexte qui explicite le choix démocratique et ses valeurs d'ouverture et de partage. On sait par ailleurs que Dewey a toujours lié démocratie et christianisme (Dewey, 1893). Pour lui, la forme de vie démocratique constitue une sécularisation éthique et politique des valeurs évangéliques. Sur ce point, il y a une grande parenté entre l'humanisme chrétien de Dewey et la morale laïque de Ferdinand Buisson (Peillon, 2010). La conception que Dewey se fait du processus expérientiel n'est donc pas celle d'une forme vide, mais se leste de tout le poids des traditions qui nous constituent et qui fournissent le cadre axiologique sans lequel nous ne pourrions penser l'éducation autrement que comme un processus de développement abstrait et neutre. Si l'éducation se distingue de l'apprentissage, c'est précisément par cette référence à ces valeurs incorporées au processus éducatif lui-même, tel que nous le comprenons aujourd'hui.
On doit cependant préciser que la forme historique de l'expérience n'est jamais que partiellement donnée, qu'elle n'est somme toute qu'une incitation à agir dans telle ou telle direction. Dewey ne cesse de parler de tâche à accomplir. L'esprit d'enquête, qui caractérise la forme d'expérimentation scientifique, n'est pas encore assez partagé. La démocratie est un processus plutôt qu'un état. Elle exige la formation d'un nouveau public et même d'un nouvel esprit public (Dewey, 2010). Cette démocratie est d'ailleurs, du temps de Dewey, constamment menacée de l'extérieur par les totalitarismes communistes ou fascistes, et de l'intérieur par la technocratie ou le capitalisme avec son esprit de concurrence effrénée et son mépris des institutions (Dewey, 1935). Enfin, la sécularisation ou laïcisation du christianisme (on dirait aujourd'hui du christianisme et de l'Islam) en direction d'une morale humaniste (liberté, égalité, fraternité) n'a rien de facile, ne serait-ce que parce que les églises ont tendance à monopoliser la religion et la morale à leur profit (Dewey, 2011b). Cette triple direction intellectuelle, éthique, politique est ce qui définit la forme historique que l'expérience prend aujourd'hui. Il y a là un socle de valeurs communes qui constitue le cadre de l'éthique éducative. C'est pourquoi, dit Dewey, une éducation platonicienne foncièrement inégalitaire, ou une éducation rousseauiste fondée sur une normativité de la nature nous paraissent de nos jours hors de propos.
III) L'éthique éducative : veiller à l'ouverture de l'expérience
Si l'on accepte les termes de cette analyse, on comprend que l'éthique éducative consiste pour Dewey, à veiller à la qualité de l'expérience que vit l'éduqué. Est-ce une expérience véritable, c'est-à-dire une expérience ouverte sur d'autres expériences, une expérience ouverte sur celle des autres ? S'agit-il au contraire, d'une expérience qui risque de se révéler une impasse ? Les sociologues de la famille nous décrivent les parents angoissés par ce que pourrait avoir d'irréversible l'expérience de l'adolescent exposé au risque de l'alcool, des drogues, ou même tout simplement des fréquentations douteuses (De Singly, 2009). Toutefois, pour Dewey, l'éthique éducative ne peut consister à définir un bien que l'enfant ou l'adolescent devrait poursuivre. En quoi consiste alors l'action de l'éducateur ? "Une plus grande maturité chez l'adulte qui est l'éducateur - dit Dewey - devrait le mettre en situation d'apprécier toute expérience du jeune d'un point de vue où le jeune ne peut pas se placer lui-même " (Dewey, 2011a, p. 475). Cette expression marque une sorte de juste milieu entre le paternalisme (je sais mieux que toi-même où se trouve ton bien !) et le minimalisme, qui laisserait au sujet la totale liberté de choisir les expériences qu'il veut faire.
Certes chez Dewey, l'éducation a affaire essentiellement au devenir soi-même qui constitue la liberté du sujet. Est libre celui qui agit avec toute son âme, comme aurait dit Platon et Bergson en écho. Mais cette liberté étant en devenir ne peut être immédiate. L'expérience spontanée de l'enfant ou de l'adolescent, dit Dewey, demande à être modulée. N'oublions pas que dans Expérience et Éducation, Dewey règle ses comptes avec certaines dérives de la "Progressive Éducation", courant qu'il a largement inspiré, mais qui lui paraît s'enliser dans des impasses du puérocentrisme et de la non-directivité, faute de bien comprendre les réquisits d'une véritable philosophie de l'expérience. Comme en musique, la modulation éducative respecte le phrasé, mais introduit des infléchissements, des variations. Elle a pour but d'éviter que l'expérience ne se tarisse, ne se bloque, ne s'appauvrisse. La liberté véritable implique en effet que le moi surmonte ses divisions pour pouvoir accomplir ses projets dans une visée à long terme, une visée de vie. C'est pourquoi la modulation n'est pas l'imposition d'une discipline extérieure. Elle vise plutôt à rendre le sujet maître de soi, c'est-à-dire capable de persévérer dans son être, sans se laisser détourner de ses projets par des tentations immédiates. Dans la discipline telle que l'entend Dewey, il ne s'agit pas de contrer l'intérêt, mais plutôt de le soutenir quand il défaille.
On comprend donc quel est le rôle de l'éthique éducative : moduler l'expérience de l'éduqué en respectant les buts qu'il se donne, le bien qu'il définit pour lui-même, tout en veillant à la qualité de l'expérience qu'il vit, à son ouverture. Autrement dit, pour savoir si une expérience est éducative il faut - dit Dewey - évaluer sa direction interne et son point d'application (Dewey, 2011a). Le langage de la dynamique s'avère tout à fait pertinent ici si l'on admet que l'expérience est "une force propulsive". L'expression de "point d'application" désigne l'ensemble des conditions objectives et subjectives qui permettent l'enrichissement de l'expérience, et sur lesquelles l'éducateur peut agir. S'il s'agit par exemple de lecture, l'enfant dit Dewey y trouve de nouvelles possibilités et de nouveaux désirs, ce sont des conditions subjectives. Mais il acquiert des mécanismes, des habitudes cognitives, qui sont les conditions objectives de l'expérience ultérieure. Déterminer le point d'application, c'est faire l'inventaire de ces conditions objectives et subjectives. Évaluer la direction, c'est estimer par avance le degré d'ouverture de cette expérience et sa qualité transactionnelle.
L'expérience de l'adulte ne consiste donc pas à tracer la route du jeune, mais à lui permettre de tracer la sienne, à le rendre capable de tracer la sienne. C'est-à-dire à lui fournir une boussole et des cartes. La boussole signifie ici la problématisation en commun (éducateur et éduqué) de l'expérience vécue en vue d'évaluer sa qualité. La carte, ou plutôt les cartes désignent l'expérience des éducateurs, leurs savoirs de la vie, leurs connaissances des différents chemins possibles, celles des difficultés et des obstacles que l'on s'expose à rencontrer sur tel ou tel chemin. Boussole et cartes n'imposent rien, ce sont des outils réflexifs. Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu'il ne faille jamais rien imposer. L'éducation requiert quelquefois l'argument d'autorité et même la contrainte physique lorsque le jeune enfant, par exemple, se met en danger. Cela signifie plutôt que là où nous en sommes de notre expérience historique, dans notre monde problématique marqué par le pluralisme des valeurs et l'exigence de liberté individuelle, il n'y a plus de sens à penser l'éducation autrement que comme un apprentissage de la liberté par l'exercice progressif et accompagné de cette liberté. Ce qui amène sans doute à reconsidérer quelque peu le paradoxe kantien de l'éducation à la liberté par la contrainte, sans toutefois pouvoir l'évacuer tout à fait, comme le suggère Dewey avec son idée de modulation de l'expérience.
Conclusion
Comment prendre soin de la jeunesse et des générations ? En tirant les leçons de cette réflexion de Dewey sur l'expérience éducative, je dirai que l'éthique éducative consiste à veiller sur la qualité du processus éducationnel. Il ne s'agit pas d'imposer à l'éduqué un bien, une route. Il s'agit de le rendre progressivement capable d'évaluer la qualité de son expérience. Cette évaluation ne peut être entièrement formelle, car l'expérience n'est pas une essence relevant d'une intuition eidétique, comme aurait dit le Husserl des Ideen.Ce que Dewey appelle la forme de l'expérience, la dynamique de continuité et de transaction qu'elle recèle, c'est en réalité une forme historique qui intègre un certain nombre d'héritages de la modernité : celle de la rationalité scientifique, celle de la démocratie (celle de la République dirait-on en France), et celle de l'humanisme chrétien. Ces héritages ne constituent pas des données, mais définissent plutôt des tâches. Ces traditions parfaitement explicitées et assumées chez Dewey s'avèrent contingentes. Elles ne relèvent pas d'une pensée fondationnelle qui les ancrerait dans quelque chose comme une nature, voire une nature humaine. Elles relèvent d'une sorte de foi. C'est la foi de l'éducateur. C'est cette foi qui permet en définitive d'affirmer que l'expérience du gangster n'est pas éducative, car ce n'est pas une expérience aboutie selon les critères inhérents à la forme historique qu'a prise aujourd'hui notre expérience.
Comment Dewey définit-il l'éducation ? "C'est la reconstruction ou réorganisation de l'expérience qui ajoute à la signification de l'expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l'expérience ultérieure" (Dewey, 1983, p. 103). L'éthique éducative consiste donc à veiller sur la qualité de ce processus à l'aide des critères qui viennent de nos héritages assumés. Ce qui exige que l'éducateur fournisse à l'éduqué une boussole (l'habitude réflexive) et des cartes (des concentrés d'expérience et de culture) pour qu'il puisse tracer son propre chemin.
(1) Essence suggérée d'ailleurs par l'étymologie du terme "éducation", qu'on la réfère d'ailleurs à educere (conduire hors de) ou à educare (nourrir).