Revue

Peut-on apprendre à affronter l'incertitude ?

Le cinquième savoir morinien peut-il faire l'objet d'une D.V.P à l'école primaire ?

Le cinquième savoir morinien peut-il faire l'objet d'une D.V.P à l'école primaire ?

Introduction

Dans la cadre de la pensée complexe (Morin, 1990, 1994) et dans son livre Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Edgar Morin proposait "sept problèmes fondamentaux, d'autant plus nécessaires à enseigner qu'ils demeurent totalement ignorés ou oubliés" (Morin, 2000, p. 7). Plus de dix ans après, les sept savoirs moriniens sont-ils mieux pris en considération par le système éducatif français ? Apparemment pas (Morin, "Lettre ouverte au journal Le Monde ", 1/1/2013). Une mise en correspondance des sept savoirs avec les programmes officiels de l'école primaire (Décret relatif au socle commun de connaissances et de compétences du 11/6/2006 et BO n°1 du 5/1/2012) montre que les compétences requises par l'Education Nationale ne citent pas explicitement les thèmes moriniens, lesquels sont par ailleurs inégalement pris en compte.

Ainsi, "Affronter les incertitudes" qui vient en cinquième position (après les cécités de la connaissance, la condition humaine, les principes d'une connaissance pertinente, l'identité terrienne, et avant la compréhension et l'éthique du genre humain) n'est quasiment pas opérationnalisée. Le terme "incertitude" n'est cité que trois fois dans le Socle Commun, une fois dans la rubrique Connaissances mathématiques ("les mesures à l'aide d'instruments, en prenant en compte l'incertitude liée au mesurage"), une autre fois dans la rubrique Capacités scientifiques et technologiques ("comprendre qu'à une mesure est associée une incertitude"), une troisième fois dans la rubrique Attitudes scientifiques et technologiques ("L'esprit critique : distinction entre le prouvé, le probable ou l'incertain, la prédiction et la prévision, situation d'un résultat ou d'une information dans son contexte").

L'école primaire peut-elle alors enseigner à affronter les incertitudes ? Du point de vue de l'élève, la question devient : peut-on apprendre à affronter les incertitudes à l'école primaire ? Mais tout d'abord, que signifie l'incertitude ?

I) Qu'est-ce que l'incertitude ?

Pour Morin, l'incertitude caractérise la connaissance ("la connaissance est une navigation dans un océan d'incertitudes à travers des archipels de certitudes" (Morin, 2000, p. 94), le réel ("comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible dans le réel" (p. 95) et l'action (l'action est un pari, avec la conscience du risque et de l'incertitude sous plusieurs formes : risque/précaution, fins/moyens et action/contexte, imprédictibilité à long terme). Au niveau de l'individu, Morin distingue quatre "principes d'incertitudes" : un principe d'incertitude cérébro-mental, un principe d'incertitude logique, un principe d'incertitude rationnel et un principe d'incertitude psychologique (Morin, 2000, p. 93).

Revenons à la définition de l'incertitude : dans le Robert illustré 2013, est incertain ce qui n'est pas fixé à l'avance ni assuré. Synonymes : aléatoire, douteux, hypothétique, problématique, possible, ce qui n'est pas connu avec certitude. Sur lequel on ne peut compter. Le temps est incertain, changeant. Dans le Dictionnaire historique de la langue française (Rey, 2010, p. 405) : "Incertitude", terme formé au XVème siècle, à partir de certitude, du latin certitudo "caractère de ce qui est sûr, conviction", pour signifier le caractère de ce qui n'est pas assuré, de ce qui est imprévisible, une chose mal connue ou une personne qui doute. Dans le Dictionnaire de la langue philosophique (Foulquié, 1969, p. 89), incertitude indique le caractère de ce qui n'est pas déterminé ou déterminable, qui reste aléatoire, imprévisible, lié au doute. A l'aide de ces définitions complémentaires, nous avons défini six dimensions de l'incertitude, que nous conceptualisons grâce à une approche philosophique.

a) L'indéterminé s'appréhende par opposition bien sûr au déterminé.

Or le déterminisme est une théorie d'après laquelle les phénomènes de l'univers dépendent si étroitement de ceux qui précèdent qu'il y a qu'une résultante possible (Foulquié, 1969, p. 167). Philosophiquement, tous les phénomènes sont l'effet nécessaire de leurs antécédents (causalité nécessaire). Scientifiquement, certaines conditions étant connues exactement, les faits qui s'ensuivront peuvent être prévus avec une certitude et une exactitude rigoureuses (prévisibilité). Psychologiquement, la vie psychique comme le monde physique est rigoureusement déterminée, dépendante de ses antécédents, et ne comporte aucune liberté. On distingue alors l'indéterminisme objectif (choses non soumises au principe de causalité) de l'indéterminisme subjectif (imprévisibilité liée à la limite de nos connaissances).

Du côté de l'indéterminisme objectif dans le domaine scientifique, le principe d'indétermination ( Unbestimmtheit) énoncé par Heisenberg en 1927 aux débuts de la mécanique quantique et contre les intuitions de la mécanique classique, affirme que, pour une particule massive donnée, on ne peut pas connaître simultanément sa position et sa vitesse. Il y a une impossibilité fondamentale à les déterminer à cause de la dualité onde-corpuscule, qui implique que l'objet quantique ne peut être ni parfaitement localisé, ni être défini du point de vue énergétique.

De plus, les existentialistes menés par Sartre contestent le déterminisme objectif du psychisme et affirment que l'homme n'est pas déterminé a priori puisqu'il se construit tout au long de sa vie par ses actions. En effet, "il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté" (Sartre, 1946, p. 39). A la naissance, il existe peut-être mais n'a pas encore d'essence : "l'existence précède l'essence" (Sartre, 1946, p. 26). L'homme "n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait" (Sartre, 1946, p. 29) L'homme reste indéterminé tant qu'il n'a pas agi. Une fois qu'il a agi, l'homme "n'est donc rien d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que sa vie" (et pas ce qu'il a pu penser avant ou après avoir agi) (Sartre, 1946, p. 51). L'homme est donc entièrement responsable de ce qu'il est, est devenu, et devant l'humanité entière. C'est pourquoi dans le Huis clos infernal, Garcin doit répondre de sa lâcheté devant Inès et Estelle qui le jugent sur ce qu'il n'a pas fait (Sartre, 1947, p. 90). Sartre prône l'engagement total et l'action.

En ce qui concerne l'indéterminisme subjectif, les limites de la connaissance sont connues depuis les philosophes de la Grèce antique et le progrès scientifique ne fait que repousser l'inconnu (voir aussi L'inconnu).

b) Le douteux renvoie à deux façons de douter, le doute sceptique et le doute cartésien.

Les néo-académiciens (Arcésilas, Carnéade) critiquaient la doctrine stoïcienne (Zénon, Chrysippe) et visaient à établir l' aparalaxia, la très grande ressemblance et indiscernabilité entre une représentation vraie et une représentation fausse. Leur argumentation était la suivante : partant de la prémisse stoïcienne qui affirme que certaines de nos représentations sont vraies, d'autres fausses, l'objection sceptique réside dans le fait qu'on ne peut donc pas distinguer les vraies des fausses (Long & Sedley, 1987, 40.H, p. 193). On doit alors douter de tout ce qui apparaît, puisqu'"il n'existe rien qui puisse être connu, saisi, compris" ( Ibid., 40.J, p. 195). Pour les sceptiques, la seule attitude cohérente est alors la suspension du jugement devant l'indiscernabilité de nos représentations : le sage "s'abstiendra de donner son assentiment quand lui parviennent des choses semblables qu'il ne peut discerner l'une de l'autre" ( Ibid., 40.I, p. 194) et "suspendra donc son jugement sur toutes choses" ( Ibid., 41.C, p. 214). Le "doute sceptique" est définitif.

Au contraire des sceptiques "qui ne doutent que pour douter et affectent d'être toujours irrésolus" (Descartes, 1637, III, 760, p. 92), c'est pour combattre l'incertitude et construire une connaissance fiable et certaine que Descartes a recours au "doute méthodique" : "tâchant à découvrir la fausseté ou l'incertitude des propositions que j'examinais, non par de fausses conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je n'en rencontrais point de si douteuses, que je n'en tirasse toujours quelque conclusion assez certaine, quand ce n'eût été que cela même qu'elle ne contenait rien de certain" (idem) et "je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable" (Descartes, 1637, IV, 839, p. 98). Le doute cartésien est une étape provisoire qui aboutit à la certitude du Cogito.

Pour Michel Fabre, "douter exige quelques certitudes" (Fabre, 2011, p. 89). Une dialectique du doute et de la certitude, du "en question" avec le "hors question", est nécessaire. Par ailleurs, un doute n'est sérieux que lorsqu'il est local, lorsqu'un problème effectif se pose. Quant aux certitudes, elles ne sont que provisoires et tiennent à un contexte de problématisation donné (voir Le problématique).

c) L'aléatoire, du latin alea (sorte de jeu de dés, hasard), se dit de tout fait à venir que rend incertain l'intervention du hasard.

En mathématiques, l'aléatoire se calcule puisque les probabilités s'intéressent à des expériences faisant intervenir le hasard et dont on ne peut pas a priori deviner l'issue. L'étude des probabilités, relativement récente dans l'histoire des mathématiques, s'est développée depuis le XVIIIème siècle et a accompagné l'essor des jeux de hasards. La théorie des probabilités permet de calculer le caractère probable d'un évènement, c'est-à-dire d'attribuer une valeur comprise entre 0 et 1 et représentant son degré de certitude. On distingue la probabilité mathématique a priori (rapport du nombre des cas favorables à l'évènement considéré au nombre des cas possibles), de la probabilité statistique a posteriori (étant donné un grand nombre de cas observés, rapport du nombre de cas où l'évènement considéré s'est produit au nombre total) et de la probabilité psychologique ne pouvant se chiffrer que d'une façon symbolique (caractère d'un évènement auquel on peut ou on doit raisonnablement s'attendre) (Foulquié, 1969, p. 575). Plus ce nombre est grand, plus le risque, ou la chance, que l'événement se produise est grand.

Face à l'existence aléatoire de Dieu, Pascal est prêt à engager un pari comme on pourrait le faire dans la théorie des jeux de hasard : parions que Dieu existe car "Dieu est, ou il n'est pas. Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n'y peut rien déterminer: il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ?" (Pascal, 1670, pensée 233). Croire en Dieu apparait comme une solution mathématiquement avantageuse : "Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter" (Idem).

d) Le côté variable d'un temps dit incertain renvoie au Devenir et donc au changement.

Héraclite d'Ephèse pensait déjà à la fin du VIème siècle avant J.C. que l'Etre est toujours en Devenir : "Tout change, rien ne reste" même l'eau du fleuve qui fait qu'"on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve" (Dumont, 1988, Héraclite, B LCI). L'écoulement de l'eau est permanent (mouvement). Il y a donc toujours de l'Etre et du Non-Etre, du même et du devenir : "Même chose en nous / être vivant ou être mort / être éveillé ou être vieux / car ceux-ci se changent en ceux-là / Et ceux-là de nouveau se changent en ceux-ci" (Ibid., B LXXXVIII). Finalement, "le changement est une route montante-descendante et l'ordonnance du monde se produit selon cette route" ( Ibid., A I - 8).

Pour Aristote également, la substance sensible est soumise au changement qui se fait toujours entre contraires et qui prend quatre formes selon qu'il affecte la substance (génération/destruction), la qualité (modification), la quantité (accroissement/décroissement) ou le lieu (déplacement). "Tout changement est le passage de l'Etre en puissance à l'Etre actuel" (Aristote, Livre ?, Ch. II, p. 401), l'Etre en puissance étant du Non-Etre. La puissance est le principe du changement.

e) L'incertain est problématique

Pour Fabre, nous vivons dans un monde sans certitude donc problématique : "Notre monde est en effet devenu problématique. C'est dire que nous avons perdu les certitudes des sociétés traditionnelles et peut-être aussi quelques-uns des espoirs que la modernité nous avait légués" (Fabre, 2011, p. 7). Le caractère problématique vient du fait "que rien n'y aille plus de soi, qu'aucune orientation n'y apparaisse, à première vue du moins, plus légitime qu'une autre" ( Ibid., p. 8). Le monde est désormais sans repère et surtout en crise de sens : "quelque chose est problématique en effet quand on hésite à lui assigner une référence, une signification et quand on ne sait de quoi elle est l'expression" ( Ibid., p. 20). Les crises familiales, sociétales, culturelles, éducatives, identitaires, économiques qui secouent le monde manifestent un sens introuvable entre perte et profusion.

Du point de vue problématologique de Fabre, l'histoire des idées reflète alors une tension entre deux processus de refoulement : dans le refoulement problématologique, il n'y a pas de problèmes, il n'y a que des solutions ; le refoulement apocritique vise au contraire à restaurer la distinction entre questions et réponses mais entraîne un renforcement des certitudes dans des domaines bien précis. Il en résulte que "d'une part la philosophie tente de nourrir partout le questionnement et interroge même les sciences sur le fondement de leur certitude, de l'autre les sciences visent à remplacer partout où c'est possible, les questions par des réponses certaines" (Ibid., p. 25).

f) Ce qui n'est pas connu avec certitude ou à l'avance est un inconnu, étymologiquement non encore examiné, non encore connu.

Toute philosophie atteint des limites discursives et conceptuelles : des apories (du grec aporia, qui caractérise ce qui est aporos, c'est-à-dire littéralement "sans passage", dans le meilleur des cas une difficulté, dans le pire des cas une situation sans issue). La connaissance "ne repose nulle part dans l'être. C'est une ligne de crête, un fil de lame où l'on se tient sans cesse sur l'impossible" (Peyron-Bonjan, 1994, p. 139). Toutes les théories s'arrêtent quelque part et butent sur un obstacle insurmontable, un "innommable", un "infigurable", "autrement dit l'altérité de ce qui excède mes pouvoirs d'agir et de connaître, de ce qui survient "comme un voleur en pleine nuit" : [...] et l'altérité aussi du Tout Autre aux noms innombrables, noms divins et noms du terrible et de l'effroyable, ceux d'abîme, de sans fond, de chaos, d'informe, etc. ?" (Lamarre, 2006, p. 78).

Qu'il soit non-encore-connu ou inconnaissable, cet inconnu que l'on s'efforce en vain de nommer stimule le désir de savoir de l'être humain et constitue une Altérité épistémologique enseignante (Briançon, 2012) dont les origines philosophiques oubliées remontent au Non-Etre grec inexistant, inconcevable et incommunicable (Briançon, Mallet & Eymard, 2013). Or qu'il existe ou n'existe pas, et contrairement à l'interdit parménidien, on peut penser le Non-Etre, nous dit le philosophe autrichien méconnu Meinong (Briançon & Mallet, 2012) : "il existe un savoir de la non-réalité" (Meinong, 1904, p. 101). Le fait de concevoir l'Altérité épistémologique et de penser les limites de la connaissance est en soi un processus d'apprentissage transformateur et émancipateur. En effet, sous toutes ses formes (extérieure, intérieure, épistémologique) et sur tous les plans (rapport à autrui, rapport à soi-même ou rapport au savoir), l'Altérité nous enseigne quelque chose.

II) Apprendre à affronter l'incertitude : oui, mais comment ?

Pour Morin, "il faut apprendre à affronter l'incertitude" qui caractérise notre histoire, notre monde, notre avenir (Morin, 2000, p. 93), ce qui suppose qu'affronter l'incertitude est quelque chose qui peut s'apprendre, ce qui reste à montrer. Alors, affronter l'incertitude peut-il s'apprendre et est-ce le rôle de l'école de l'enseigner ? Pour Morin, cela ne fait aucun doute, puisque l'incertitude est présentée comme l'un des sept savoirs nécessaires pour l'éducation du futur. Tous les efforts du philosophe sont orientés vers l'enseignement scolaire de ces nouveaux savoirs essentiels. En particulier, "la pensée doit donc s'armer et s'aguerrir pour affronter l'incertitude" (Ibid., p. 101). Pour ce faire, Morin propose deux solutions : le pari et la stratégie. Il s'agit de généraliser la notion de pari à toute foi (en un monde meilleur, en la fraternité, en la justice, etc...), d'élaborer des scénarios stratégiques souples et modifiables, à la fois prudents et audacieux, puis de décider de manière réfléchie. Enfin, il s'agit "d'espérer en l'inespéré et oeuvrer pour l'improbable" (Ibid., p. 102).

Pour Fabre, l'incertain pose problème et il est donc nécessaire de doter les générations nouvelles de nouveaux outils (métaphores de la carte et de la boussole) pour les éduquer à la problématicité du monde : "il faut donc apprendre à problématiser " (Fabre, 2011, p. 83). Le processus de problématisation présente quatre caractéristiques : il est multidimensionnel (position, construction et résolution de problème) ; c'est une dialectique du connu et de l'inconnu (nécessité de points d'appui présupposés et provisoires) ; il est une pensée contrôlée par des normes tantôt prédéfinies tantôt à construire (cadre de la problématisation) ; c'est enfin une schématisation fonctionnelle et réductrice du réel pour penser et agir. L'utilisation articulée de la carte (espace déjà exploré des savoirs) et de la boussole (repères) permet de transmettre l'expérience de façon non injonctive. Enfin, "éduquer pour un monde problématique exige de promouvoir le sens du problème comme un nouvel èthos " (Fabre, 2011, p. 107) avec une nouvelle maïeutique et une pédagogie de la problématisation.

Pour Tozzi, la fin des transcendances religieuses, l'industrialisation sauvage, la surdétermination économique et la crise de sens de l'homme postmoderne ont généré un désarroi sociétal et l'angoisse de l'individu face notamment à "l'aléatoire incertitude de son devenir individuel et collectif" (Tozzi, 2012, p. 18). Une demande sociale et scolaire de philosophie a contribué à développer depuis vingt ans de Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) : "à l'école, mais aussi dans la cité, il s'agit d'apprendre à philosopher" (Tozzi, 2012, p. 263), l'objectif poursuivi étant de développer l'esprit critique et d' "apprendre à penser par soi-même" ( Ibid., p. 273). Les trois capacités de base du philosopher (Conceptualiser, problématiser, argumenter) permettent de définir de quoi l'on parle, de questionner et de fonder ses propos, donc d'acquérir une autonomie et une liberté de jugement, essentiels pour affronter les incertitudes de la vie. Depuis les années 50, sous l'influence des travaux de Matthew Lipman, la philosophie est entrée à l'école, en classe terminale de filière générale mais aussi en lycée professionnel, au collège, à l'école élémentaire et même en maternelle. Différents courants (psychanalytique : J. Lévine ; éducation à la citoyenneté : S. Connac & A. Delsol, et philosophique : O. Brenifier & E. Chirouter) constituent aujourd'hui la philosophie pour enfants et proposent différents dispositifs pédagogiques. Tozzi oeuvre depuis longtemps pour la diffusion à l'école des Discussions à Visée Philosophique (D.V.P) (Tozzi, 2002, 2005) et pour la constitution d'une didactique de la philosophie (Tozzi, 2009). La D.V.P est un dispositif démocratique de pédagogie coopérative où différents rôles sont partagés (président de séance, reformulateur, synthétiseur, observateur, discutant etc...). La vigilance de l'animateur permet de créer des "moments philosophiques", lorsque les discutants formulent une question pertinente, problématisent, conceptualisent et argumentent philosophiquement.

Pour Briançon & Mallet (2012), pour affronter les incertitudes, il peut être utile dans un premier temps de s'autoriser à penser l'inconnu pour l'apprivoiser. Se référant à un philosophe autrichien méconnu du XXème siècle, Alexius Meinong, qui part du principe que tout objet est un objet de connaissance même s'il n'existe pas, les auteurs montrent l'intérêt de sa Théorie de l'Objet pour les Sciences de l'Education et d'une pédagogie de l'inconnu d'inspiration meinongienne. Remettant en question la réduction de l'objet de pensée à ce qui existe (ontologie), Meinong propose une nouvelle classification des objets de savoir intégrant en plus des objets existants (une table), des objets non existants mais subsistants (objets mathématiques, concepts, valeurs, jugements...), des objets non existants mais possibles (Ulysse, une montagne d'or...) ou imaginaires (un bouc-cerf) et fictifs (personnage de roman) ainsi que des objets non-existants et impossibles (un carré-rond, le rien...). L'idée d'inconnu, que les auteurs associent à l'"altérité épistémologique" (Briançon, 2012) et donc au Non-Etre au sens parménidien (inexistant, inconcevable, incommunicable), serait à ranger dans cette dernière catégorie d'objets contradictoires : le Hors-Etre ( Aussersein). Objet de pensée devenu tout à fait légitime, l'inconnu peut alors être relié à un savoir et être transmis lors d'un enseignement. A l'école primaire, il est ainsi possible de proposer diverses activités pédagogiques (D.V.P sur l'inconnu, écrire poétiquement sur le "rien" de Bolzano, dessiner un bouc-cerf, concevoir un carré-rond en géométrie etc...) qui feront réfléchir les élèves à leur rapport aux Hors-Etre.

Peut-on alors apprendre à l'école primaire à affronter l'incertitude et à penser l'inconnu ?

III) Méthodologie et résultats

Etant donné notre approche philosophique des notions d'incertitude et d'inconnu, une méthodologie d'observation qualitative a été choisie. Deux discussions à visée philosophique filmées de quarante-cinq minutes chacune ont été réalisées dans une classe unique de 34 enfants du CP au CM2 d'une école privée hors contrat, sur les questions :

  • Que faire face à l'incertitude ?
  • Peut-on penser à quelque chose d'inconnu ? Après retranscription intégrale des discussions, les dires des enfants ont été interprétés au regard des catégories théoriques.

Résultats

D.V.P. 1 (1ère étape) : Qu'est-ce que l'incertitude ?

Dimensions de l'incertitude Indicateurs Propos des élèves
INDETERMINE Imprévisibilité, absence de causalité, limite des connaissances humaines, liberté psychique et liberté d'action. "on ne sait pas ce qu'elle a (comme maladie) du coup, on se pose des questions, on est incertain de quand elle va sortir"
"le train aura peut-être du retard... et du coup on ne sait pas trop ce qui va nous ralentir... et c'est ça qui fait un peu peur"
"on n'est pas sûr de quoi faire... je ne sais pas ce que je veux faire"
"quand je demande pour aller à la piscine, ils me disent "ce n'est pas certain, ça dépend de vous" et moi des fois je stresse de ne pas y aller... Si jamais ça arrive et que l'on n'y va pas, je serai triste".
DOUTEUX Scepticisme : indiscernabilité des représentations vraies / fausses et suspension du jugement. Doute cartésien méthodique : douter aboutit au Cogito. Dialectique du doute et de la certitude : doute localisé, certitudes provisoires et contextualisées.  
ALEATOIRE Calcul de probabilités, hasard, issue incertaine, risque/chance, degré de certitude, choix, pari, jeu, gain/perte. Probabilité a priori, a posteriori ou psychologique non chiffrable. "on doit choisir entre deux choses... t'arrive pas à choisir... un choix assez difficile" : nombreuses hésitations et "ça fait un peu peur des fois".
"t'arrive pas à choisir donc il te faut du temps, tu es obligé de choisir, tu ne peux pas faire marche arrière, j'aurai peur de me tromper"
VARIABLE-CHANGEANT Devenir, changer, se transformer, s'écouler impermanence, mouvement, passage, puissance, génération / destruction, modification, accroissement / décroissement, déplacement. "on veut partir à vélo mais... à cause du temps... ou s'il y a un changement de dernière minute... on va peut-être pas pouvoir partir : il fait mauvais alors on peut pas y aller».
"On peut stresser les autres à force de se demander si demain il fera beau ou non".
PROBLEMATIQUE Rien ne va plus de soi, aucune orientation plus légitime qu'une autre, absence de repère, absence de référence et de signification, sens introuvable entre perte et profusion, problème / solution, question / réponse.  
INCONNU Limites discursives et conceptuelles, apories de la connaissance : obstacle insurmontable, innommable, infigurable, non-encore-connu, inconnaissable, stimulant le désir de savoir, Altérité épistémologique, Non-Etre grec (inexistant, inconcevable, incommunicable).  

Les élèves abordent d'abord la notion d'incertitude par ses dimensions d'indétermination, d'aléa et de variabilité. Les caractéristiques Douteux / Problématique / Inconnu n'apparaissent pas dans cette D.V.P sur l'incertitude. L'incertitude pour les enfants de cet âge représente d'un côté l'imprévisibilité et la variabilité des évènements sur lesquels ils n'ont pas de prise, d'autre part la difficulté de faire des choix.

D.V.P. 1 (2ème étape) : Que faire face à l'incertitude ?

Attitudes et comportements pour affronter l'incertitude Propos des élèves
Morin : Le pari  
Morin : La stratégie - "il faut que je sois moins stressé face aux incertitudes."
- "moi, je demanderai conseil à un adulte parce que si par exemple quelqu'un te propose des bonbons, peut te vouloir du mal ou non, si on se trompe, il peut nous arriver quelque chose de grave".
- "si mes parents me disent qu'on va aller au cinéma mais que ce n'est pas sûr, j'essaye de trouver autre chose que je pourrais faire si jamais on n'y va pas. Comme ça, si jamais on ne va pas au cinéma, je pourrais faire quelque chose d'aussi bien".
- "si on a très envie d'aller au cinéma mais que ce n'est pas certain, on peut aussi se dire ce n'est pas grave, on peut aussi en regarder un à la maison, on ne pourra pas voir forcément le film qu'on voulait, le grand écran à la maison c'est bien aussi et au cinéma on peut y aller une autre fois".
- "Si on veut faire quelque chose et que ce n'est pas sûr qu'on puisse, il faut un peu fayoter, il faut faire des trucs pour qu'ils [les parents] soient contents".
Fabre : la problématisation  
Tozzi : le philosopher "Quand on est face aux incertitudes, on réfléchit (répété 11 fois dans la réponse) et il finit par trouver quel plat il veut par exemple" et "si on réfléchit pas et ben on se trouve dans des situations où on n'arrive pas à s'en sortir parce qu'on veut les deux, c'est difficile quoi".
Briançon & Mallet : penser l'inconnu  

Face aux incertitudes, les élèves évoquent volontiers différentes stratégies possibles : minimiser l'impact et relativiser l'importance de l'évènement désiré ("Je me dis que si ma maman ne vient pas me chercher, ce n'est pas grave" ), se calmer et faire baisser le taux de stress, demander conseil autour de soi, imaginer ce qu'on peut faire si la chose désirée ne se produit pas, influencer les personnes qui décident des évènements. La réflexion est une réaction peu répandue puisque seul un enfant a évoqué avec insistance cette attitude. Parier sur les évènements, problématiser les situations et penser ce qui est inconnu ne font pas partie des réponses naturellement produites par les enfants. Plus précisément, les élèves de cet âge ne font pas spontanément de lien entre l'incertitude et l'inconnu.

La deuxième DVP a permis de mieux cerner les représentations que les jeunes élèves se font de l'inconnu.

D.V.P. 2 (1ère étape) : Qu'est-ce que l'inconnu ?

Dimension de
l'incertitude
Indicateurs Propos des élèves
INCONNU Limites discursives et conceptuelles, apories de la connaissance : obstacle insurmontable, innommable, infigurable, non-encore-connu, inconnaissable, stimulant le désir de savoir, Altérité épistémologique, Non-Etre grec (inexistant, inconcevable, incommunicable), Hors-Etre (Aussersein) meinongien (objets inexistants, impossibles, contradictoires) Quelque chose ou quelqu'un :
- "que personne ne connaît"
- "qui est ailleurs"
- "qui est totalement inventé"
- "que personne n'a jamais vu", "qu'on ne peut jamais voir"
- "qu'on n'a jamais trouvé"
- "qui n'existe pas"
- "qu'on peut aussi inventer", "on l'imagine", "quelque chose comme une légende"
- "quelqu'un qu'on ne voit jamais, qu'on entend pas, qui ne parle pas et qu'on ne voit pas"
- "quelque chose comme la guerre que ma grand-mère connaît mais que moi je ne connais pas"
- "quelque chose qu'on s'imagine que c'est comme ça, qu'on a entendu parler, mais on sait pas du tout à quoi ça ressemble, on a juste entendu le mot, on s'imagine que c'est comme ça ou comme ça, mais on n'est pas sûr. C'est inconnu mais on essaie d'imaginer"
- "par exemple un extra-terrestre : on a déjà entendu parler mais on ne connaît pas".
- "quelque chose qui ne s'est pas encore passé, à quoi on pense. On peut penser : dans un match, c'est cette équipe qui va gagner"
- "c'est une personne qui n'est pas pareil que les autres"
- "c'est quelque chose qu'on ne pourra jamais fabriquer, qu'on ne pourra jamais construire"

Les enfants ont été étonnamment à l'aise avec la notion d'inconnu qui semble faire partie de leur univers familier. Très peu ont évoqué la peur qui est souvent associée à l'idée d'inconnu. On retrouve certaines caractéristiques liées à l'incertitude (le pari pendant un match, l'imprévisibilité d'un évènement non encore survenu, ce dont on n'est pas sûr). Mais, la question de l'inconnu ouvre d'autres perspectives puisque les élèves abordent le caractère inexistant de certaines choses (Non-Etre parménidien et Hors-Etre meinongien), la dimension de l'imaginaire et de l'invention (sur la seule base d'un mot parfois), l'ailleurs géographique et le rapport à un autrui différent (altérité). Certains propos sont inattendus comme le lien fait par un enfant entre l'inconnu et ce que l'on peut fabriquer/construire (peut-être parce qu'on ne dispose pas des plans de construction et qu'un objet connu se caractériserait par la possibilité de le fabriquer matériellement ?). Chez les enfants de cet âge, la dimension du voir (citée 4 fois) semble importante et mènerait à d'autres questions que l'on pourrait leur poser : connaît-on les choses dès lors que l'on peut les voir ? Ou bien, ne peut-on connaître que les choses visibles ? Les objets de pensée impossibles et contradictoires de Meinong n'ont pas été cités. De même, l'inconnu n'est pas associé à un obstacle ou à une limite, sauf peut-être pour l'enfant qui voudrait tout fabriquer. L'idée que la curiosité (désir de savoir) pourrait être stimulée par l'inconnu n'apparaît pas à cette première étape de la DVP 2. La distinction entre inconnaissable et non-encore-connu n'a pas été non plus évoquée par les élèves.

D.V.P 2 (2ème étape) : Peut-on penser à quelque chose d'inconnu ?

Les enfants qui ont participé à la D.V.P ont unanimement répondu positivement à la question. Ils ne montrent aucun trouble à penser et à parler de l'inconnu. Tout le monde peut penser à quelque chose d'inconnu, c'est une évidence pour eux : "Moi, je pense à quelque chose que je ne connais pas, je ne sais pas ce que c'est mais je peux y penser. Alors oui, on peut penser à des choses qui sont inconnues et...les imaginer quoi". Rien ne les empêche d'inventer, de créer, de rêver, de penser à des choses, des idées ou des personnes inconnues. Les élèves nous en fournissent de nombreux exemples. L'inconnu caractérise d'abord des personnes existantes (une grand-mère que l'on n'a jamais vue, un grand-père mort à la guerre, des personnes dont nos amis nous racontent l'histoire, des gens que l'on croise dans la rue) mais aussi inexistantes (le Père Noël). L'inconnu se rattache aussi à des choses existantes mais invisibles (les microbes ou les virus dont on sent les effets mais qu'on ne voit pas, qu'on n'entend pas). L'inconnu, c'est ensuite un fait matériellement impossible ("une moto qui peut aller jusqu'à cent mille kilomètres par heure et qui vole", exemple qui rappelle le char à voile qui vole dans les airs dont parlait le sophiste Gorgias au Vème siècle avant notre ère dans son traité sur le Non-Etre pour illustrer les mensonges, le faux, cette forme de Non-Etre). C'est aussi quelque chose que l'on découvrirait alors que tout le monde serait convaincu de son inexistence : "inconnu, c'est que personne ne l'a jamais vu et, quand tu fais de grandes découvertes où tu vois quelque chose, personne croyait que ça existait... mais ça existe et tout le monde dit : "mais c'est pas possible, c'est inconnu cette chose" ! C'est pas parce que c'est inconnu, que personne ne l'a vu, qu'on doit juger". L'inconnu, c'est aussi une chose dont on a très envie et que l'on imagine avant de la voir : "quand ma mère me dit : "j'ai une surprise pour toi", je commençais à m'imaginer plein de trucs. C'était inconnue la surprise". L'inconnu est lié au rêve : " Souvent quand on se dit : "tu as vu quelque chose d'inconnu !", ce n'est pas normal, tu dois rêver". Enfin, l'inconnu est évoqué au sujet de ce que l'on ne sait pas encore ou pas encore faire ("par exemple, je veux tenir un magasin, mais je ne sais pas comment c'est... pour moi, la façon dont on tient un magasin c'est inconnu"), que l'on peut apprendre et qui ne sera plus inconnu lorsqu'on aura acquis un savoir ou un savoir-faire ("Peut-être qu'à un moment, quand je serai plus grand, j'apprendrai et après je saurai, donc ce ne sera plus inconnu"). Les élèves distinguent bien ce qui est inconnu pour les autres de ce qui est inconnu pour eux. Selon certains, ce qui est méconnu ou inconnu peut faire l'objet d'un apprentissage, c'est-à-dire passer du statut d'inconnu au statut de connu. D'autre part, l'inconnu suscite un certain désir de savoir chez un élève puisqu'il semble plus attrayant de s'orienter vers de nouveaux horizons que d'en rester à ce que l'on connaît déjà : " moi, je pense plus à des choses inconnues qu'à des choses connues parce que les choses que je connais, je les connais, ça ne me sert pas vraiment d'y penser. Alors que les choses que je ne connais pas, je peux faire des découvertes, je peux trouver des choses que je ne pensais pas avant. Ca me sert à rien de faire des découvertes sur ce que je connais".

Conclusion

Par le biais de la discussion à visée philosophique, nous sommes parvenus à introduire l'incertain et l'inconnu au sein même des apprentissages. Les élèves de l'école primaire pensent l'incertitude et conçoivent des stratégies pour l'affronter. Ils ont également construit des représentations de l'inconnu. Lorsque l'inconnu est abordé par le biais de l'incertitude, les élèves de primaire font le lien avec leur propre vie et l'inconnu peut apparaître angoissant. Au contraire, lorsqu'ils sont amenés à réfléchir directement sur ce qui leur est inconnu, la peur disparaît au profit d'un plaisir d'imaginer. Des zones non pensées (doute / problématicité / inconnu) et des compétences à développer (parier, problématiser, penser l'inconnu) sont mises en évidence : elles pourraient bien constituer de nouveaux enjeux d'apprentissages scolaires dans le cadre de la mise en oeuvre d'une "pédagogie de l'inconnu" (Briançon & Mallet, 2012).

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