Revue

Canada (Québec). Enjeux de l'intégration de la pratique du dialogue philosophique aux didactiques spécifiques : le cas du cours d'Éthique et de Culture Religieuse au Québec (deuxième partie)

Note aux lecteurs : Le présent article a été scindé en deux parties. Chacune comprend des éléments suffisamment autonomes pour présenter du sens en elle-même, la première portant sur la question de l'intégration de la CRP aux didactiques selon une approche davantage générique, la seconde illustrant cette question à partir d'un cas particulier, à savoir celui de l'Éthique et Culture religieuse au Québec. Seulement, malgré cette relative indépendance, chacune des parties du texte a été conçue à partir d'une perspective holistique en considérant l'articulation des passages entre le générique et le spécifique. Si bien que la lecture de chacune des parties nous apparaît plus riche de sens.

I) L'intégration de la pratique du dialogue philosophique : le cas de l'ÉCR

Depuis janvier 2012, nous menons un projet visant à intégrer la communauté de recherche philosophique (CRP) dans les cours d'ÉCR (Ethique et Culture Religieuse) au secondaire. Ce projet, financé par le Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS), est d'une durée de trois ans, et s'inscrit dans le paradigme de la recherche collaborative. Dans ce contexte, nous travaillons avec un chercheur universitaire, dix enseignants du secondaire en ÉCR, deux enseignants du secondaire ayant plus de dix années d'expérience en animation de dialogues philosophiques avec les adolescents, un conseiller pédagogique, ainsi que trois étudiants de 2e cycle universitaire. Tous sont considérés comme des cochercheurs dans le projet.

D'entrée de jeu, l'idée du projet n'était pas tant d'implanter la CRP dans une perspective de création d'une sphère autonome, "déconnectée" de l'univers pédagogique de l'enseignant, et dans laquelle il serait contraint, par une sorte de gymnastique contorsionniste, d'effectuer des relations à distance entre la CRP et le programme de formation qu'il est tenu de mettre en oeuvre. L'idée était plutôt d'adopter une logique d'intégration dans laquelle la CRP serait perçue comme une ressource afin de rencontrer les finalités dudit programme. Dès lors, l'une des premières tâches à laquelle nous étions conviés, et ce dès l'instant où nous avions élaboré notre demande de financement auprès du MELS, était d'établir des relations claires et explicites entre les visées poursuivies par la CRP et les finalités de même que les composantes du programme dans lequel nous souhaitions l'intégrer. En fait, cet exercice de mise en relation nous est apparu, et nous apparaît encore, fondamental dans la réussite du projet.

Par chance, le programme d'ÉCR, principalement eu égard au volet éthique, nous offrait de nombreuses occasions de dessiner de tels liens. En effet, à l'intérieur de ce programme se retrouvent plusieurs points d'ancrage sur lesquels il est possible de nous appuyer afin de faire percevoir la pertinence et l'apport de la CRP. Entre autres points d'ancrage, notons que le programme d'ÉCR s'articule autour de trois compétences, dont la première est Réfléchir sur une question éthique et la troisième Pratiquer le dialogue. Les liens avec la CRP sont ici évidents, puisque l'éthique est une sous-discipline de la philosophie, et que la démarche que nous proposons prend racine dans la pratique du dialogue ! De plus, à l'intérieur du programme, l'éthique est définie comme une "réflexion critique sur la signification des conduites ainsi que sur les valeurs et les normes que se donnent les membres d'une société ou d'un groupe pour guider et réguler leurs actions". De nouveau, les liens entre ÉCR et CRP sont manifestes, notamment par la dimension "réflexion critique" qui leur est associée.

Nous pourrions indiquer plusieurs autres points de partage entre le programme d'ÉCR et la CRP. Seulement, pour les fins du présent texte, nous nous limiterons à exposer les principaux, et cela de manière très générale, principalement sous forme de tableaux, et en laissant de côté le volet "culture religieuse"1. Pour ce faire, les points de comparaison seront structurés autour des éléments suivants : orientations et finalités ; climat de la classe ; réfléchir sur des questions éthiques et pratiquer le dialogue ; formation de la pensée.

Tableau 1 : Points d'ancrage de la CRP en ÉCR - Orientations et finalités

Programme d'Éthique CRP
Approfondir des questions éthiques Réfléchir en termes bien/mal;
bon/mauvais (l'éthique comme sous-discipline de la philosophie)
Ne pas étudier de manière encyclopédique
des doctrines ou systèmes philosophiques
Pratiquer la philosophie
(et non enseigner l'histoire des idées)
Reconnaissance de l'autre
(égalité de toutes personnes en valeur et en dignité)
Éveil à la dignité (Fillion, 2009);
l'autre comme autant capable de vérité que soi
Poursuite du bien commun Pratique de la paix (Herriger, 2007)
Vivre-ensemble dans la différence Communauté de recherche fondée sur
la prise en compte des différences
Promotion des principes et idéaux démocratiques Expérience de la démocratie (Abel, 2001)

Tableau 2 : Points d'ancrage de la CRP en ÉCR - Climat de la classe

Programme d'éthique CRP
Questionnement Questionnement
Ouverture Ouverture
Écoute Écoute
Recherche commune Coconstruction de sens
Curiosité intellectuelle Curiosité intellectuelle
Démarches réflexives et critiques Démarches réflexives et critiques
Enseignant accompagnateur Enseignant facilitateur
Favoriser les échanges entre les participants Favoriser le dialogue entre les participants
Interventions sous forme de questions Interventions sous forme de questions
Impartialité Impartialité (ne pas moraliser)
Favoriser la mobilisation d'une pensée
autonome, critique et créatrice
Favoriser la mobilisation d'une pensée
autonome, critique et créatrice

Tableau 3 : Points d'ancrage de la CRP en ÉCR — Réfléchir sur des questions éthiques et pratiquer le dialogue

Programme d'éthique CRP
Examiner la signification des différentes conduites
ainsi que les valeurs et les normes
sous-jacentes
Réfléchir aux fondements, aux normes et aux
principes guidant nos actions
Se dégager d'un relativisme Favoriser un relationnisme
Processus délibératif Communauté de rationalité et de respect
(Leroux, 2011)

Tableau 4 : Points d'ancrage de la CRP en ÉCR — Formation de la pensée

Programme d'éthique CRP
Types de jugements Pensée logique (logique comme sous-discipline
de la philosophie)
Types de raisonnement Habiletés de pensée
Entraves au dialogue Sophismes

Les quatre tableaux précédents font voir qu'il est possible de dessiner des relations, parfois directes, entre le programme et la CRP. Il s'agit sans doute d'un levier important lorsque nous souhaitons intégrer les dialogues philosophiques aux didactiques spécifiques, car tant les enseignants que les directions d'établissement peuvent y voir une relation "moyen-fin" qui se justifie clairement sur le plan des exigences ministérielles, ce qui contribue inévitablement à "rassurer" les "âmes pédagogiques". Cependant, tant les enseignants que les directions d'établissement ne sont pas dupes et ont conscience que tout exercice de comparaison met l'accent sur certains éléments qui rendent justice à notre propos! Dès lors, sitôt les points d'ancrage révélés, sitôt les divergences sont évoquées, s'ensuit alors un exercice de "compensation" visant à examiner attentivement ces divergences et à en sous-peser les conséquences. Le programme d'ÉCR n'échappe pas à cette situation, puisqu'il existe bel et bien des points de discorde avec la CRP. En voici un aperçu, toujours sous forme de tableau.

Tableau 5 : Points de disparité entre le programme d'ÉCR et la CRP. La pratique du dialogue

Programme d'ÉCR CRP
Types d'échanges :
  • Conversation
  • Discussion
  • Narration
  • Délibération
  • Entrevue
  • Débat
  • Table ronde
Pratique du dialogue critique :
  • Opposition au débat
  • Délibération sans nécessité d’un consensus
  • Réflexion sur les principes
  • Relations constantes avec les autres et soi-même
  • Accepter les critiques raisonnables
    (autocritique/autocorrection)

Ce tableau montre que malgré l'attention dirigée vers la compétence "pratiquer le dialogue", la manière dont cette compétence est déclinée ne correspond pas tout à fait à celle dont le dialogue est défini en CRP. Nous pourrions penser, par ailleurs, que la délibération s'en approche. Cela est vrai, mais à la différence, comme le MELS l'indique, que la délibération conduit à un consensus, alors que le dialogue en CRP ne part pas de ce principe. Ainsi, bien que le dialogue soit présent tant en ÉCR que dans la CRP, celui-ci ne prend pas exactement la même forme dans les deux contextes.

Tableau 6 : Points de disparité entre le programme d'ÉCR et la CRP. Les contenus

Programme d'ÉCR CRP
  • La formation est « organisée en thèmes et en éléments de contenus » (par exemple liberté, ambivalence de l'être humain, ordre social, justice…) (2007 : 506).
  • SAÉ déterminée en quelque sorte par des concepts prescrits.
  • Aucune exigence explicite quant aux thèmes particuliers à aborder.
  • Éléments de contenus : aspects liés aux habiletés intellectuelles et sociales.
  • Dialogues prenant la plupart du temps appui sur les intérêts des élèves.
  • Rien ne garantit que les thèmes prescrits au programme d'ÉCR soient abordés en CRP.

Tableau 7 : Points de disparité entre le programme d'ÉCR et la CRP. Place des ressources

Programme d'ÉCR CRP
Examiner des ressources variées dans
l'élaboration d'un point de vue.
Peu d'accent mis en CRP sur l'examen
de ressources variées.

Au moins trois distinctions non négligeables se dégagent entre la CRP "purement lipmanienne" et le programme d'ÉCR :

  • la nécessité, pour les enseignants, d'amener les élèves à aborder des concepts particuliers et ce, en prenant appui sur des repères culturels;
  • la nécessité d' évaluer les apprentissages des élèves, tant sur le plan des connaissances que des compétences ;
  • la nécessité de convoquer des sources externes d'information, notamment de domaines variés.

Dès lors, se posent les questions suivantes : comment assurer un arrimage entre CRP et ÉCR, compte tenu des contraintes contextuelles, sans "dénaturer" ni le programme d'ÉCR, ni la CRP ? Comment mettre à profit la CRP afin de permettre aux enseignants de répondre aux exigences du programme qu'ils doivent mettre en oeuvre ? Nous prendrons appui sur les expériences menées ces dernières années afin de tenter des hypothèses à cet égard.

Dans un tel contexte, et compte tenu des écarts importants malgré les points de rencontre, nous sommes souvent confronté à un dilemme entre :

  • faire des CRP "pures et dures" et ne pas en faire ;
  • intégrer la CRP au programme à partir des pratiques enseignantes, quitte à ce que la CRP "pure et dure" subisse des changements. En ce qui nous concerne, au moment où nous avons entrepris de mener des CRP en ÉCR, nous avons choisi l'intégration. Mais à ce moment se pose une autre question : intégrer, peut-être... mais comment ?

De manière générale, nous pensons que cela est possible en misant sur une logique d'enrichissement plutôt que de remplacement. Mais enrichir quoi et comment au juste? D'abord, dans le cas qui nous occupe, il s'agit entre autres d'enrichir les contenus liés à la compétence "Pratiquer le dialogue" par les habiletés de pensée généralement développées en CRP, et ce, par la mise en route de boucles successives présentation-discussion/mobilisation/observation. Selon notre expérience, ces processus en boucles sont fondamentaux puisque, comme le montrent nombre d'études (Rey, 1996), la simple connaissance dite déclarative, voire procédurale, d'habiletés intellectuelles ne saurait suffire à leur mobilisation et combinaison efficaces en situation, pas plus qu'elles n'assurent, en elles-mêmes une capacité à les observer et à les repérer dans l'action. À titre d'exemple, mentionnons ces élèves, avec qui nous avons travaillé, qui étaient en mesure de définir de manière très efficace, par et pour eux-mêmes, ce qu'est une raison, ses caractéristiques et fonctions dans une discussion. Or, au moment où ils ont été invités à les observer lors d'une discussion, ceux-ci ont, pour l'essentiel, identifié des hypothèses... Ce que cet exemple nous enseigne, c'est que la connaissance abstraite d'une habileté intellectuelle, bien que nécessaire pour l'observation et la mobilisation en situation, n'est pas suffisante... Il est besoin d'entrainement, de définitions, d'observations, de retours sur les observations, d'objectivations, de nouvelles observations...

Partant, nous avons structuré une dynamique d'observation qui permet à la fois de définir les habiletés, de les repérer et d'en objectiver le sens. Pour ce faire, nous divisons le groupe en trois sous-groupes : A, B et C. Chacun des sous-groupes est invité à observer deux éléments (p. ex. habiletés intellectuelles et/ou sociales), puis à proposer, en fin de séance, un retour sur leurs observations. Notre organisation est structurée de telle sorte que chaque critère est abordé à trois reprises, c'est-à-dire une fois par chacun des sous-groupes, ce qui permet :

  • de diminuer la taille du groupe participant à la discussion ;
  • à chacun des élèves d'observer au moins une fois les critères identifiés ;
  • à tout le groupe de participer à une démarche d'objectivation à trois reprises.

Différents processus de définition, de contextualisation et recontextualisation sont donc mis en route. Ici, l'enrichissement provient du fait que les critères sélectionnés pour les observations proviennent tant du programme d'ÉCR que des éléments identifiés dans la littérature au sujet de la CRP. Voici un exemple d'éléments d'observation ciblés pour la première année de pratique. En gras, les critères communs au programme d'ÉCR et à la CRP, en caractère "ordinaire", ceux tirés plus spécifiquement du domaine de la PPEA, et en italique, ceux issus directement du programme d'ÉCR.

II) Séquences d'observations associées à une première année de pratique du dialogue philosophique en ÉCR

  • Écouter les autres / Donner des raisons
  • Respecter les autres / Attaque personnelle
  • Fournir des exemples / Argument d'autorité
  • Construire ses idées à partir de celles des autres / Définir
  • Autocorrection / Double faute
  • Chercher des contre-exemples / Généralisation abusive

Le second aspect sur lequel nous avons mis l'accent concerne l'enrichissement des pratiques enseignantes par le recours à des questions générales d'animation issues des CRP (Gagnon, 2005). Ces questions générales (follow-up questions) sont liées à la pratique d'habiletés intellectuelles spécifiques et présentent l'avantage, notamment, de pouvoir être mobilisées par l'enseignant dans une grande variété de contextes et de situations d'apprentissage. Il s'agit de l'un des apports les plus importants de la CRP dans le domaine de la pédagogie, à savoir la prise de conscience de la puissance et la portée du questionnement dans la dynamique d'enseignement-apprentissage. Bien entendu, le questionnement demeure un art, principalement à l'intérieur d'un contexte où ce qui est visé demeure d'abord et avant tout d'inviter les élèves à apprendre à penser par et pour eux-mêmes. Il s'agit d'un art qui comprend également des risques : manipuler la discussion, questionner en laissant entendre qu'une réponse est en elle-même préférable à une autre, ou encore, pour ne nommer que ceux-ci, bombarder l'élève de questions de telle sorte qu'il se retrouve aux prises avec une surcharge cognitive qui ne favorise ni la réflexion, ni le désir d'intervenir dans la discussion...

Par contre, cette stratégie comprend des avantages non négligeables sur lesquels il peut être précieux d'attirer l'attention des enseignants. Parmi ceux-ci, notons le fait qu'elle leur permet de développer une plus grande autonomie dans l'animation ; qu'elle favorise, chez l'élève, la mobilisation d'habiletés de pensée particulières ; qu'elle permet une explicitation située de ces habiletés (par ces questions, l'animateur nomme l'habileté à mobiliser) ; qu'elle dirige le regard des élèves vers les processus ; qu'elle encourage les pratiques réflexives et (auto)critiques ; et qu'elle invite les élèves à s'engager activement dans la coconstruction de sens ainsi que des connaissances. Lorsque nous souhaitons oeuvrer au développement de la pensée des élèves, ces outils sont précieux et peuvent être utilisés tant à l'intérieur de la CRP qu'à l'extérieur de celles-ci.

En outre, nous croyons que les CRP gagnent à être perçues par les enseignants comme étant un moyen d'enrichir les Situations d'Apprentissage et d'Evaluation (SAÉ) avec lesquelles ils ont l'habitude de travailler. En ce sens, il est possible d'intégrer des CRP en amont, en aval ou à mi-chemin, ce qui présente l'avantage d'offrir une occasion de partir des pratiques des enseignants. De cette manière, la CRP prend naissance "de l'intérieur" et n'est pas présentée comme une stratégie salvatrice imposée de l'extérieur. Les enseignants peuvent donc s'appuyer sur du connu, sur des stratégies qu'ils maîtrisent déjà afin d'articuler les passages, parfois difficiles, entre un paradigme et un autre, et ce, en s'appuyant sur leurs complémentarités plutôt que sur leurs oppositions... Il est possible d'explorer plusieurs pistes dans cette perspective, dont l'intégration de CRP à des situations d'apprentissage par problèmes, à des études de cas ou encore à des îlots de rationalité. L'idée étant toujours de prendre appui sur les pratiques des enseignants, ce qu'ils font déjà, et d'examiner à quel endroit pourraient être injectées des CRP de manière à enrichir les situations d'apprentissage existantes. De plus, ce souci de prendre appui sur les pratiques enseignantes doit s'accompagner, notamment au secondaire, de démarches visant à élaborer des stratégies d'évaluation des apprentissages. Seulement, ces évaluations ne portent pas sur l'appropriation d'un concept standardisé ou défini a priori, mais davantage sur les processus de pensée, ainsi que sur la mobilisation d'habiletés intellectuelles et sociales. En ce sens, il nous est apparu que la discussion ne peut constituer le seul levier d'évaluation, mais qu'il était précieux d'offrir aux élèves différents moyens de faire valoir leurs apprentissages, notamment par écrit. Cela permet non seulement de respecter davantage les différents styles d'élèves à travers des moyens d'expression variés, mais aussi d'avoir en main des traces à partir desquelles il devient possible d'évaluer les élèves individuellement, à la fois dans leur manière de mobiliser les habiletés et dans la progression de leur maîtrise de ces habiletés. De sorte que nous avons utilisé différents supports et élaboré des grilles pour aider les enseignants dans le devoir qu'ils ont d'évaluer les élèves (observation de discussions à partir d'une grille, production de vidéos, journal réflexif, observations, rédaction d'histoires philosophiques...), et ce, en permettant à chacun de se faire valoir.

Finalement, compte tenu de l'exigence d'aborder des contenus spécifiques en fonction des programmes, de même que de l'importance de travailler avec des sources externes d'information, nous en sommes venus à poser que les CRP pourraient être d'excellents moyens d'enrichir le traitement des contenus et sources externes d'information. Bien plus, nous sommes d'avis que de faire appel à des sources externes d'information constitue un excellent moyen d'enrichir la CRP elle-même, puisque des études récentes tendent à montrer que l'absence de telles sources à l'intérieur des CRP a pour conséquence que lorsque les élèves les utilisent, ils manifestent soudainement beaucoup moins de pensée critique à leur égard que face aux propos des pairs (Gagnon, sous presses). En ce sens, la CRP représente un véhicule particulièrement puissant pour réfléchir à ces concepts ainsi qu'à ces sources, notamment parce qu'à travers elle, il devient possible d'entreprendre des processus de recherches épistémologiques, lesquels semblent liés de manière intime au développement d'une pensée critique (Gagnon, 2011). À cela s'ajoute que les élèves eux-mêmes, après un certain temps, apprécient grandement ce recours, puisqu'ils ont le sentiment d'enrichir les apprentissages qu'ils effectuent à l'intérieur des CRP. À ce sujet, les îlots de rationalité ainsi que des apprentissages par problèmes constituent des leviers extrêmement intéressants.

III) Conclusion des deux parties de l'article : vers l'identification de principes favorisant l'intégration de la CRP aux didactiques spécifiques

À l'intérieur de la première partie de cet article, nous avons vu que l'intégration de la CRP ne bénéficie pas toujours d'un contexte idéal, et qu'en ce sens, ce processus rencontre parfois des problématiques auxquelles il convient d'être attentif et de répondre si nous souhaitons que ce ne soit pas simplement un "feu de paille", mais bien que son intégration demeure et ait des retombées tant dans les pratiques enseignantes que dans les apprentissages des élèves. À cet égard, nous avons identifié, en nous appuyant notamment sur le cas de l'ÉCR au Québec (seconde partie), une série de difficultés avec lesquelles nous avons dû composer ainsi qu'une série de questionnements pour lesquels nous avons dû imaginer des pistes de réponses. Ces difficultés et questionnements sont de différents ordres, et certains se rapportent plus spécifiquement au contexte de l'enseignement secondaire. Parmi ces éléments, rappelons la présence de liens entre la CRP et les programmes spécifiques avec lesquels les enseignants doivent composer, la présence marquée de concepts prescrits, la nécessité de produire des évaluations à laquelle se rattache un programme explicite de formation. Bien entendu, la prise en compte de ces éléments plus proprement contextuels conduit à d'inévitables ajustements qui pourraient être considérés par certains comme autant de processus contribuant à "dénaturer" la CRP. Seulement, pour nous, il en va de la présence de la CRP dans les classes et nous avons plutôt tendance à voir cela non pas comme étant une dénaturation, mais plutôt comme un enrichissement.

Partant, nous en sommes venus à identifier différents facteurs qui semblent contribuer significativement à favoriser l'intégration de la CRP. Bien entendu, cette liste n'est pas exhaustive, mais elle constitue tout de même, selon nous, un bon point de départ fournissant des repères à quiconque souhaite entreprendre un processus de formation visant une telle intégration.

Voici donc les principaux éléments se dégageant de nos expériences et réflexions :

  • la reconnaissance, par les directions d'établissement, de l'importance de la CRP pour les enseignants et les élèves. En ce sens, il est largement reconnu que les directions constituent des agents de changement importants.
  • Privilégier une formation et une intégration ancrées dans le contexte ainsi que la culture de l'école. Cela implique inévitablement la présence d'accompagnement en classe, qui constitue un facteur déterminant dans la réalisation de CRP avec les élèves.
  • Organiser l'intégration par des arrimages entre les programmes (CRP et domaine d'apprentissage visé).
  • Partir des pratiques enseignantes (formation continue), afin de faciliter les changements de pratiques qu'implique l'animation de dialogues philosophiques.
  • Articuler ce processus en impliquant des enseignants motivés par la CRP.

Ce dernier point nous apparaît particulièrement important! La motivation des enseignants est déterminante dans la réussite d'un tel projet. Un enseignant non motivé, qui perçoit la CRP comme un fardeau ou un renversement trop radical par rapport à ses habitus pédagogiques risque plus que les autres d'abandonner le projet. D'autant qu'il ressort de nombreuses études en éducation que croire ou ne pas croire en une approche a des impacts importants sur les apprentissages effectués par les élèves. En ce sens, nous pourrions même affirmer que cette motivation est plus déterminante que la reconnaissance de la direction d'établissement - sans pour autant en négliger l'importance! Mais à choisir entre une direction scolaire convaincue par la CRP, mais dont les enseignants ne partagent pas cette conviction, et des enseignants motivés qui ne bénéficient pas explicitement de l'appui de la direction (sans pour autant que cette dernière y porte des jugements négatifs), la présence d'enseignants motivés est préférable. Ce qui, au final, nous amène à nous demander si l'imposition de la CRP par les institutions scolaires et/ou gouvernementales est une bonne chose. Ou s'il n'est pas préférable de partir de la base...


(1) Le lecteur souhaitant approfondir ces relations pourra toujours consulter l'article de Gagnon (2012), "La pratique enseignante du dialogue philosophique en communauté de recherche", dans lequel elles sont exposées.

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