Revue

Canada (Québec). L'éducation éthique en France : une analyse des programmes officiels français

A un moment où l'on discute en France sur le prochain cours de morale qui va être mis en place, il nous semble opportun de publier cette analyse de collègues québécois sur les programmes français...

Selon les époques, les appellations des programmes officiels d'éducation éthique (utilisée ici au sens générique du terme) en France ont varié, mettant l'accent sur les notions d'éducation ou d'instruction, de morale ou d'éthique, de civisme ou de citoyenneté. Tel que Pineau (2012) le rappelle, en 1882, c'est une morale universelle et spiritualiste qui est au coeur des programmes d'éducation. En 1923, la morale disparait au profit de l'instruction civique. En 1942, les programmes sont revus; l'instauration de l'État a pour conséquence que les notions, notamment de patrie et de formation du caractère apparaissent, tandis que celles reliées à la conscience et à la liberté perdent de l'importance. En 1945, on parle plutôt d'éducation morale, bien que la notion de patriotisme soit encore très valorisée; les élèves sont invités au débat. En 1978, l'éducation civique est intégrée aux activités d'éveil et les notions de respect et d'esprit critique sont mises en avant. En 1985, la morale devient instruction civique. En 2002, l'instruction morale disparait des programmes pour être réintroduite en 2008 alors qu'elle donne la priorité à la formation du citoyen. Les programmes présentement en vigueur à l'école primaire et au collège s'intitulent respectivement Instruction civique et morale et Histoire et éducation civique. Ces appellations reflètent-elles les finalités et objectifs des programmes? Et quelle éducation éthique se dégage de l'analyse des finalités et objectifs de ces programmes ?

Dans ce texte, nous introduisons premièrement des orientations préconisées par des instances comme le Conseil de l'Europe, l'OIF et l'UNESCO en relation avec une éducation éthique.

Deuxièmement, nous présentons une analyse des finalités et des objectifs des deux programmes d'éducation éthique officiellement reconnus en France à partir du modèle construit par Bouchard et al.

Troisièmement, nous proposons une discussion :

a) sur les appellations officielles des programmes, en vue de vérifier si les appellations reflètent les finalités et objectifs des programmes officiels;

b) sur les résultats de l'analyse effectuée à partir du modèle de Bouchard et al., en vue de saisir quelle éducation éthique se dégage des programmes français1.

I) Des visées de l'éducation éthique2

Les États membres de la Francophonie se sont engagés pour la promotion d'une culture démocratique intériorisée et le plein respect des droits de l'Homme et de l'enfant, et pour la promotion de la diversité culturelle et linguistique et du droit à la différence, notamment par l'éducation et la formation.

Déjà en 1996, la notion de vivre-ensemble apparaissait dans le rapport de l'UNESCO (Delors, 1996). Afin de favoriser le dialogue et la paix entre les peuples, l'UNESCO fait désormais la promotion du développement d'un esprit critique (2007, 2011). Appuyée sur la Déclaration universelle des droits de l'Homme qui "insiste sur le fait que chaque individu doit reconnaître non seulement l'altérité sous toutes ses formes, mais aussi la pluralité de son identité, au sein des sociétés elles-mêmes plurielles" (UNESCO, 2002, p. 4), l'UNESCO aspire "à une plus grande solidarité fondée sur la reconnaissance de la diversité culturelle, sur la prise de conscience de l'unité du genre humain et sur le développement des échanges interculturels" (2002, p. 4).

Il en va de même pour le Conseil de l'Europe, entre autres avec le Livre blanc sur le dialogue interculturel "Vivre ensemble dans l'égale dignité" (2008), la Charte sur l'éducation à la citoyenneté démocratique et l'éducation aux droits de l'homme (2010) et le rapport Vivre ensemble. Conjuguer diversité et liberté dans l'Europe du XXIe siècle (2011). Par l'éducation à la citoyenneté démocratique, le citoyen devient en mesure "d'exercer et de défendre ses droits et responsabilités démocratiques dans la société, d'apprécier la diversité de jouer un rôle actif dans la vie démocratique, afin de promouvoir et de protéger la démocratie et la primauté du droit". Quant à l'éducation aux droits de l'homme (Conseil de l'Europe, 2010, p. 7), elle lui donne "les moyens de participer à la construction et à la défense d'une culture universelle des droits de l'homme dans la société, afin de promouvoir et de protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales" (Conseil de l'Europe, 2010, p. 8).

C'est dans cette optique que l'école est amenée à favoriser "l'émergence de citoyens formés et responsables, conscients de la nécessité de leur implication active dans la vie sociale, informés des enjeux qui s'y rattachent et soucieux de garantir l'expression libre et démocratique du milieu dans lequel ils vivent" (OIF, 2005). Dans une majorité de cas, le vivre-ensemble et les valeurs qui y sont généralement associées (autonomie, responsabilité, tolérance, coopération ...) se présentent dans les cours d'éducation morale ou éthique ou encore dans les cours d'histoire.

Comment se manifeste l'éducation éthique au vivre-ensemble dans des systèmes éducatifs de la Francophonie du Nord? Telle est la question centrale qui a retenu notre attention dans un projet de recherche plus large, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et qui a conduit à l'élaboration d'un modèle d'éducation éthique (voir Bouchard et al., 2012). Le modèle a émergé d'une analyse des programmes d'éducation éthique de trois pays (Belgique, France, Québec) à l'aide d'une méthodologie appelée la théorie ancrée (Charmaz, 2005 ; Glaser & Strauss, 1967). Le modèle est caractérisé par sept composantes (voir tableau 1), lesquelles serviront de grille pour analyser les deux programmes français, Instruction civique et morale destiné aux élèves du primaire (MEN, 2008) et Histoire et éducation civique (MEN, 2009), destiné aux élèves du collège.

<div class="bloc_image_interne"> <img src="/static/images/D058018B.PNG"/> <p class="legende_image">Tableau 1. Modèle d'analyse par l'éducation éthique</p> </div>

II) Résultats d'analyse

Dans les paragraphes suivants, nous présentons les composantes du modèle d'analyse ainsi que la manière dont chacune est mobilisée dans les programmes français.

Dans le modèle d'éducation éthique (EE) de Bouchard et al., la formation personnelle (FP) est une caractéristique fondamentale. Elle réfère à la connaissance de soi, l'expérience personnelle, la formation sur le plan de l'identité personnelle (formation de sa pensée, de ses valeurs). Elle réfère également à l'être en voie d'émancipation, au questionnement existentiel, au dialogue intérieur. L'importance de FP est corroborée par les thèses des pragmatistes et des constructivistes, selon lesquelles la visée éducative associée à la socialisation n'est possible que dans la mesure où le développement personnel est réussi, en ce que ce sont les individus qui auront à faire des choix moraux, à formuler des jugements éthiques (Dewey, 1980; Nohra, 2004; Piaget, 1982). Dans le programme du primaire, Instruction civique et morale, FP est une composante qui apparait de manière soutenue. Elle se concentre sur le bien-être physique et psychologique de la personne. En début du primaire, la FP met l'accent sur les soins de la santé et de l'hygiène corporelle et de la sécurité. En CE2 et jusqu'à la fin du primaire, elle se centre sur le développement du respect de soi et de l'estime de soi. Soulignons qu'au collège, dans le programme Histoire et éducation civique,la FP n'est pas traitée comme telle; on la retrouve toujours dans une association avec une autre composante du modèle.

L'éducation à l'autre (EA) est également une composante fondamentale du modèle d'éducation éthique de Bouchard et al. Elle met l'accent sur l'expérience de l'autre et son contexte particulier; elle est celle de l'attention à l'autre, aux autres. Elle présuppose l'altérité, l'identité des groupes et des personnes, la vie qu'ils mènent pour eux-mêmes, leurs visions d'une vie bonne, leurs manières de vivre une vie morale, leur culture, leur histoire. Dans les programmes de France, EA se manifeste en termes de respect de l'égalité entre les garçons et les filles dans le programme de CE2, CM1 et CM2. Au collège, elle apparait dans les objectifs des programmes de 6e et 5e en lien avec l'égalité, la diversité humaine et l'altérité.

L'éducation à la société (ES) fait partie intégrante du modèle d'analyse de Bouchard et al. Elle réfère à ce qui nous structure socialement, ce qui nous relie en tant que groupe social : valeurs communes, normes juridiques et sociales, droits et chartes, institutions publiques, parlement, etc. Il existe un consensus selon lequel toute éducation éthique renvoie à l'importance de la socialisation, à l'importance de connaitre les règles, normes, principes, valeurs qui fondent la société dans laquelle on vit. ES place la connaissance acquise au fondement de tout raisonnement et elle est associée au devoir-être (Durkheim, 1985). Dans les deux programmes français, du primaire et du collège, ES est une composante qui apparait de manière régulière. Au primaire, les élèves apprennent les règles sociales par le biais de maximes et d'adages juridiques. Au collège, l'apprentissage devient graduellement plus abstrait et est mis en lien avec la culture juridique, des principes fondamentaux de la République, des données historiques, des textes de droit civique, etc.

Dans le modèle de Bouchard et al., le maillage des trois composantes charnières a donné lieu à quatre autres composantes. D'abord, FP/EA suppose l'apprentissage d'une relation interpersonnelle, intime ou privée avec un autre, avec d'autres. On retrouve cette composante seulement en classe de 6e ; elle met en relation l'identité de l'élève et ses responsabilités dans le travail de classe.

FP/ES réfère à la personne en tant que citoyen, qui participe au questionnement sur les fondements des normes et leur application. Chez les élèves du primaire, FP/ES suppose une réflexion sur les fondements de la morale, l'importance de la politesse et du respect d'autrui. Et, au collège, FP/ES est associée au développement intellectuel (analyser, comprendre, raisonner, critiquer, juger, etc.) ; elle met en relation les libertés individuelles et l'intérêt collectif; elle fait intervenir l'histoire, le droit et la justice.

EA/ES met conjointement en présence l'altérité et la société, par exemple en mettant l'accent sur les relations avec d'autres en lien avec l'espace public ou encore sur les relations entre des personnes ou groupes particuliers et la société. Dans cette perspective, les élèves du CP et CE1 apprennent à refuser la discrimination et à pratiquer un sport collectif. Au CE2, CM1 et CM2, par exemple, ils réfléchissent sur les problèmes concrets posés par la vie d'écolier. Au collège, les élèves acquièrent des références culturelles leur permettant de mieux se situer dans un système de valeurs démocratiques et républicaines.

FP/EA/ES est une composante qui se situe à l'intersection de toutes les autres composantes. Elle met en lumière le dialogue favorisant la connaissance de soi et de l'autre et la construction commune. Elle est tournée vers un mieux-être et un mieux-vivre personnel et collectif. On retrouve cette composante dans les visées générales du programme du collège, tournées vers la formation d'une identité ouverte à l'altérité, à l'intérieur d'un système démocratique.

Dans les deux programmes français, la présentation des finalités et des objectifs est très succincte, de sorte qu'il s'est avéré difficile de saisir l'essence de ces programmes sans une analyse plus détaillée de leurs éléments. Aussi, en vue de répondre à notre question de départ, fondée sur la notion d'éducation éthique centrée sur le vivre-ensemble, nous avons effectué une analyse du nombre d'occurrences associées à chacune des composantes. Cette analyse a permis de faire ressortir ce qui était plus ou moins priorisé dans ces deux programmes (voir tableau 2).

Ainsi, l'application systématique des composantes du modèle d'analyse aux finalités et objectifs des programmes Instruction civique et morale et Histoire et éducation civique et la comptabilisation des occurrences associées à chacune des composantes a conduit aux résultats suivants : Sur un total de 63 occurrences, FP a été notée à 8 reprises, soit dans un pourcentage de 13%; EA a été notée à 2 reprises (3%); ES, à 27 reprises (43%); FP/EA, à 1 reprise (1%); FP/ES, à 15 reprises (24%); EA/ES, à 9 reprises (14%); et FP/EA/ES, à 1 reprise (1%).

<div class="bloc_image_interne"> <img src="/static/images/D058018C.PNG"/> <p class="legende_image">Tableau 2. Le pourcentage de manifestations de chacune des composantes dans les programmes français</p> </div>

Regardons comment les quatre composantes qui se situent aux extrémités du continuum (d'une part, ES et, d'autre part, EA, FP/EA, FP/EA/ES) se manifestent dans les programmes français. La composante ES domine en ce qu'elle se manifeste dans un pourcentage de 43% (27/63 occurrences). Ses principales manifestations se trouvent dans les finalités et objectifs suivants : dans le programme destiné aux élèves de 6 à 8 ans, le programme vise à faire apprendre aux élèves les règles de politesse et à reconnaitre les symboles et les emblèmes de République (ex.: reconnaître le drapeau, se lever quand on entend la Marseillaise...). Le programme destiné aux élèves de 8 à 11 ans vise à faire comprendre aux élèves les principes de la morale à partir de maximes et d'adages populaires (ex.: "Ne pas faire à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse"). Le programme destiné aux élèves de 11-12 ans, vise à faire comprendre les règles de la collectivité et à les appliquer dans la classe. La visée du programme des 12-13 ans est de comprendre et articuler les notions de diversité et de sécurité. Celle des 13-14 ans est d'expliquer et relier les notions reliées à la citoyenneté politique. Finalement, la visée du programme destiné aux élèves de 14-15 ans est de faire comprendre et d'appliquer les valeurs et principes associés à la citoyenneté politique (ex.: liberté, droit, justice) par l'argumentation et le débat.

La composante EA est parmi celles qui se manifestent le plus faiblement, à partir du modèle d'analyse utilisé, avec un pourcentage de 3% (2/63 occurrences). Ainsi, dans le programme destiné aux élèves plus jeunes, elle est inexistante. Le programme destiné aux élèves de 11-12 ans vise à faire appliquer par les élèves les principes de l'égalité entre genres et classes sociales. Et le programme des 12-13 ans fait ressortir la notion d'égalité entre classes sociales et cultures.

La composante FP/ EA se manifeste également faiblement, dans un pourcentage de 1% (1/63 occurrences). On la note uniquement dans le programme destiné aux élèves de 11-12 ans: apprendre à relier l'identité de l'élève et ses responsabilités dans le travail de classe (ex.: faire un projet individuel /collectif).

Finalement, la composante FP/EA/ES suit le même patron, avec une manifestation dans un pourcentage de 1% (1/63 occurrences). La seule occurrence observée se trouve dans le programme du collège et nommément dans les finalités générales. Le libellé renvoie à la transmission des références culturelles permettant aux élèves de se situer dans un système de valeurs démocratiques qui concourent à la formation d'une identité multiple et ouverte à l'altérité.

En somme, l'analyse effectuée a permis de saisir que l'essence des programmes français se trouve dans ES et que la présence de la composante EA - seule et maillée avec d'autres composantes - est négligée.

III) Interprétation des résultats

Dans les paragraphes suivants, nous présentons une interprétation en deux temps des programmes français actuellement en vigueur au primaire et au collège : d'abord, à partir de leur appellation officielle et, ensuite, à partir des résultats présentés à la section précédente. Cela nous conduira à proposer, dans un premier temps, un portrait global des programmes et, dans un deuxième temps, une analyse de valeurs régulièrement associées à la notion d'éducation éthique.

A) Portrait global des programmes français à partir de leur appellation officielle

D'abord, pour saisir le portrait global des programmes, il convient de revenir à leur appellation, Instruction civique et morale et Histoire et éducation civique. Examinons premièrement le terme "civisme" puisqu'il est commun aux deux programmes. Le civisme renvoie à la cohésion sociale et au dévouement envers la société, l'État, la République; c'est une attitude qui correspond au modèle de la démocratie représentative, laquelle suppose une conformité des comportements, une obéissance aux normes communes et aux règles édictées. En corollaire, le civisme a pour fonction d'uniformiser les comportements; il affaiblit l'expression de la diversité en occultant les valeurs et les besoins contradictoires (McAndrew et al., 1997; Pagoni-Andréani, 1999). Dans ce sens, il rejoint davantage les thèses sociales de Durkheim - qui valide les règles morales à partir de leur présence dans la société (1985) - que la théorie morale constructiviste de Piaget - qui met en lumière le passage de l'hétéronomie à l'autonomie (1982).

Deuxièmement, l'appellation des deux programmes diffère quant aux notions d'éducation et d'instruction. Le programme du primaire est centré sur la notion d'instruction tandis que celui du collège est centré sur la notion d'éducation. L'éducation éthique renvoie habituellement à la personne, à l'autonomie de la réflexion et à l'adhésion personnelle à des valeurs communes. Elle vise à stimuler chez les élèves des compétences nécessaires à la pratique de la citoyenneté; elle favorise l'ouverture sur le monde et sur les autres cultures (entre autres, Costa-Lascoux, 2000; Galichet, 2012; Gouvernement du Québec, 1999; Lacroix, 2010; Marceau, 2010; Nohra, 2004; Pagoni-Andréani, 1999).

Différemment, l'instruction est centrée sur la transmission des savoirs qui visent à faire connaitre les institutions, les règles et les concepts associés à la vie sociale (entre autres, Galichet, 2012). La transmission des savoirs poursuit des visées associées à la formation de citoyens en ce que le présupposé d'une instruction est qu'il existe une correspondance directe entre la théorie et la pratique, c'est-à-dire qu'il suffit de connaître la théorie pour l'appliquer dans le quotidien (Pagoni-Andréani, 1999).

Il existe un consensus à l'effet que l'école faillirait à sa tâche éducative si elle n'informait pas les jeunes de leurs droits et de leurs obligations; si elle ne les instruisait pas sur les institutions sociales et politiques, leurs lois et leurs principes (entre autres, Blais et al., 2002; Galichet, 2012) et si elle négligeait l'initiation aux comportements désirables (Audigier, 2007). Éducation et instruction constituent donc les deux composantes d'une même formation; deux composantes qui luttent pour trouver un équilibre entre l'ouverture au monde et la transmission de repères identitaires communs. L'équilibre est-il préservé dans les programmes français?

L'analyse qui a été présentée à la section précédente montre que dans ces programmes, la priorité est accordée à la composante ES du modèle d'éducation éthique, ce qui sous-tend la valorisation d'un apprentissage découlant d'une transmission des normes sociales, politiques et juridiques - plutôt que d'un apprentissage issu, par exemple, d'une co-construction par le dialogue ou par l'expérience. Et ce, surtout au primaire puisque le programme destiné aux élèves du collège est davantage basé sur des situations d'apprentissage qui requièrent que les élèves apprennent à conceptualiser, problématiser et argumenter. Bien que, à la lecture des programmes, il semble que les discussions et les débats conduits entre des groupes d'élèves sont initiés à partir de thématiques qui, d'une part, sont soumises aux élèves par les enseignants et, d'autre part, sont essentiellement en lien avec le politique et le juridique. Aussi, du fait que ces exercices ne seraient pas ancrés dans la réalité quotidienne des élèves, ils sont susceptibles de revêtir un caractère formel, c'est-à-dire ne pas engager les élèves dans une "relation pédagogique" à l'autre (i.e. je veux discuter avec l'autre, le comprendre, le transformer et me laisser transformer par lui) et, de ce fait, pourraient ne pas contribuer de manière optimale à l'éducation éthique des jeunes (Galichet, 2002; Pagoni-Andréani, 1999).

Nous estimons qu'une analyse du contenu et de la forme des discussions entre les élèves du collège serait pertinente afin de déterminer dans quelle mesure le déséquilibre entre éducation et instruction est présent dans les programmes français de morale. De la même manière, il serait important d'analyser d'autres documents que les programmes officiels (du primaire et du collège) tel que le matériel pédagogique utilisé en classe ou encore d'étudier la démarche didactique des enseignants, sans oublier d'analyser les incidences de ces programmes et pratiques sur les plans cognitif, social et éthique des élèves. Ces analyses complémentaires permettraient de déterminer dans quelle mesure l'enseignement (politique) des programmes français s'appuie ou non sur un fondement moral. Car l'opposition entre une instruction civique et une éducation éthique n'advient que dans la mesure où l'ordre politique l'emporte sur l'ordre moral et occulte la liberté des apprenants (Nohra, 2004).

Pour résumer le portrait global des programmes français que nous avons étudiés, Instruction civique et morale et Histoire et éducation civique, nous pourrions avancer qu'à partir des données analysées, ils rejoignent davantage les notions d'instruction civique (particulièrement au primaire) que d'éducation éthique centrée sur le vivre-ensemble comme le proposent les grandes instances mentionnées en début de texte (le Conseil de l'Europe, l'OIF, l'UNESCO). Autrement dit, ces programmes valorisent peu la réflexion en coopération avec les pairs sur les valeurs, les significations et les finalités des actions humaines dans le but d'aider les jeunes à faire des choix éclairés et responsables et de participer au processus de transformation de la société. Néanmoins, ils mettent de l'avant des visées orientées vers les définitions des principes et des valeurs conduisant à des conduites attendues dans la société et vers la transmission de l'héritage public dans le but de réguler les comportements.

La suite de l'analyse nous permettra de comprendre les avantages et les limites de cette orientation et aussi de mettre en lumière les valeurs qui sont susceptibles d'y être associées.

B) Analyse de valeurs régulièrement associées à la notion d'éducation éthique à partir du modèle de Bouchard et al.

1) Obéissance vs autonomie de pensée

La dominance de la composante ES, à partir de notre grille d'analyse, fournit une indication qui laisse entendre que, parmi les finalités et objectifs des programmes français qui ont été étudiés, l'obéissance aux règles (surtout au primaire) est une des valeurs qui est priorisée. Quelle est la pertinence d'une telle visée éducative dans nos sociétés contemporaines?

D'une part, l'obéissance au code revêt un caractère positif puisque cette obéissance - loin d'être "aveugle" (Dewey, 1980) - passe par la compréhension de l'Histoire, des droits civils, des principes et, dans certains cas (notamment au collège) par l'analyse de situations de la vie sociale et politique. L'obéissance se situe donc dans un "idéal élevé", puisque le programme vise la construction de l'intérêt collectif, c'est-à-dire la démocratie politique (Dewey, 1980). D'autant plus que, dans cette conception, il existe une relation directe et positive entre l'acquisition de savoirs théoriques et l'exercice des comportements sociaux.

En outre, certains notent que les sociétés actuelles sont marquées par l'incertitude et l'angoisse, dû à l'éclatement des croyances religieuses, idéologiques, politiques, ou autres - éclatement des croyances qui entraine son lot de comportements violents, antipatriotiques, individualistes, etc. (Giroux, 2006). Dans ce contexte, le recours à des programmes comme ceux utilisés en France peuvent représenter un outil intéressant pour calmer les esprits et favoriser la cohésion sociale ainsi que le bon fonctionnement de la République. Sans oublier que l'école est tributaire des transformations sociales et que son rôle consiste à réponde aux inquiétudes exprimées par la société civile : lutter contre la violence, revaloriser les manifestations concrètes de la civilité, stimuler le lien social, pacifier les moeurs, etc. (Blais et al., 2002).

D'autre part, plusieurs auteurs estiment que, si l'obéissance aux règles et aux codes moraux est nécessaire, elle demeure insuffisante pour définir une éducation éthique, en ce que cette dernière présuppose, en outre, le développement/la mobilisation d'une pensée morale autonome3 (entre autres, Dewey, 1980; Galichet, 2002, 2012; Kohlberg, 1982; Pagoni-Andréani, 1999). L'autonomie (intellectuelle et morale) implique que l'élève s'approprie les règles au lieu de s'y soumettre passivement - l'appropriation se manifestant, entre autres, dans la capacité de remettre en question l'ordre politique et de justifier ses jugements (Kohlberg, 1982; Piaget, 1982). Ainsi, l'autonomie renvoie au développement et à la mobilisation d'une pensée critique, puisque c'est essentiellement lorsque l'esprit doute et se questionne qu'il tentera par le biais de la réflexion de déterminer quelle est l'action la plus raisonnable à faire. Dit autrement, l' "expérience morale" ne peut advenir quand l'esprit est enfermé dans la certitude des règles, des normes et des lois (Dewey, 1980).

Or, la composante FP qui renvoie, entre autres, au développement d'une pensée autonome et d'un esprit critique, est sollicitée dans un pourcentage relativement faible de 13% dans les programmes. Ce résultat est questionnant quant à la praxis d'une telle pensée et, conséquemment, à la possibilité qu'auront les jeunes de douter des acquis, des traditions et des préjugés, de problématiser le réel en vue de l'améliorer et de le réinventer, de rechercher des solutions communes aux problèmes rencontrés, de prévoir les conséquences de leurs choix (sur soi et sur autrui) avant d'agir, de s'autocorriger en vue de réguler leurs propres conduites, etc.

2) Individualisme vs reconnaissance de l'autre

Avec l'autonomie, la reconnaissance de l'autre est une autre valeur généralement associée à une éducation éthique (référons entre autres, à Dewey, Kohlberg, Conseil de l'Europe, l'OIF, l'UNESCO). Cependant, les résultats de l'analyse indiquent que, dans programmes Instruction civique et morale et Histoire et éducation civique, les trois composantes les moins mobilisées sont en lien avec une éducation à l'autre (EA (3%), FP/EA (1%), FP/EA/ES (1%)).

La reconnaissance de l'autre se définit à partir de divers cadres théoriques, mis elle est généralement articulée autour du concept d' "inraction sociale" Certains, comme Honneth4, mettent l'accent sur la relation entre le moi et le processus de socialisation tandis que d'autres, comme Dewey, l'associent au plan affectif de la personne et la décrivent en terme de "sympathie". Selon les théories du raisonnement moral préconisées par Dewey (1980), Gibbs (2003), Nucci (2001), Selman (1971a,b), Turiel (2006), il existe une interrelation entre le cognitif et l'affectif  : "To put ourselves in the place of another, to see things from the standpoint of his aims and values, to humble our estimate of our own pretensions to the level they assume in the eyes of an impartial observer, is the surest way to appreciate what justice demands in concrete cases." (Dewey, 1980, p. 107)

D'aucuns estiment que la reconnaissance de l'autre représente une forme de garantie contre l'endoctrinement, contre la dictature d'une institution (Nohra, 2004), en ce qu'elle met de l'avant un pouvoir horizontal plutôt que vertical; elle sous-tend un contrat avec les pairs plutôt qu'avec l'Autorité; elle renvoie à la notion d'égalité de coexistence (voir Galichet, 2002). De ce fait, elle représente une forme de garantie contre la domination d'une minorité, contre la discrimination raciale, le sexisme et autres types d'exclusion.

Et la reconnaissance de l'autre représente également une protection contre "l'indifférence de masse", c'est-à-dire l'indifférence des individus face aux principes ou aux problèmes sociaux. Le pouvoir de consommation, désormais considéré comme une valeur, a favorisé cette autre valeur, nommément l'accomplissement personnel des droits et des désirs personnels (Lipovetsky, 1983). Dès lors que la notion de droits individuels l'emporte sur celle de responsabilité, cela suppose que les préoccupations de l'individu sont tournées vers l'intérêt personnel plutôt que vers le bien commun, que la compétition négative prend le dessus sur la coopération, bref que le vivre-ensemble est réduit au minimum (Marceau, 2010).

L'indifférence de masse, que d'autres nomment "individualisme radical", se définit comme "un repliement sur soi, qui aplatit et rétrécit nos vies, qui en appauvrit le sens et nous éloigne du souci des autres et de la société." (Taylor, 1992, p. 15). Parmi les conséquences de l'individualisme radical, Taylor relève premièrement une perte de sens moral, en ce que l'abandon des valeurs ancestrales entraine une perte de profondeur dans la chaine des relations humaines. Deuxièmement, il relève l'importance croissante de la raison instrumentale dans les choix sociaux, laquelle favorise le rendement économique et la performance plutôt que la qualité de la visée commune. Troisièmement, il relève le manque d'engagement actif des individus dans la vie des autres et dans la vie politique (Taylor, 1992). L'engagement implique que les individus s'intéressent à ce que l'autre pense, dit ou fait; qu'ils osent questionner, s'opposer, argumenter, négocier en vue de l'amélioration de la perspective de l'autre et de la culture commune. En d'autres termes, l'engagement suppose que chacun s'inquiète de l'autre et se sente concerné par les valeurs et projets communs, mais aussi par les divergences, les contradictions des uns et des autres, les rejets... afin de les résorber. L'engagement, qui sous-tend la reconnaissance de l'autre, contribue à une éducation éthique optimale (Galichet, 2002).

L'individualisme radical ne peut pas être dépassé par une simple accumulation de nouvelles connaissances relativement aux structures politiques et aux données culturelles de la nation. Aussi, l'introduction, dans les programmes scolaires, d'activités orientées vers l'acquisition de compétences sociales mises au service d'un bien commun semble pertinente. Ces activités, fondées sur les interactions sociales, stimulent l'élève à se décentrer de son expérience personnelle pour se laisser influencer par le jugement de l'autre et pour influencer positivement autrui. Dans cette optique, nommons par exemple des activités de monitorat, de coopération entre les élèves, des activités d'engagement à la résolution de problèmes communs, la praxis du dialogue5 en communauté, des activités métacognitives en vue de favoriser la délibération avec soi dans une perspective d'autocorrection, etc. (entre autres, Daniel, 2010; Galichet, 2002, 2012; Lacroix, 2010; Marceau, 2010; Pagoni-Andréani, 1999). Ces activités pédagogiques, qui sont caractérisées par les interactions entre pairs, prennent pour point de départ les intérêts des jeunes et les représentations qu'ils se font de la société; et leur point d'arrivée se trouve dans l'amélioration de l'expérience individuelle et sociale (Dewey, 1980; Piaget, 1982; Vygotsky, 1985). Cela étant dit, il ne s'agit pas non plus, dans un cours d'éducation éthique, de laisser parler et penser les élèves sans étayage de la part de l'adulte (Daniel, sous presse); la réflexion des élèves ne doit pas être "trop enfermée dans l'expérience immédiate" (Audigier, 2002), mais elle se doit d'insérer l'expérience dans des concepts philosophiques comme la justice, l'équité, les droits, la responsabilité (Lipman et al., 1980) ou encore l'associer aux contenus et aux pratiques de la citoyenneté (Audigier, 2002).

En terminant, soulignons que l'obéissance aux règles et la compréhension des lois et des droits demeurent des finalités et des objectifs éducatifs incontournables. Par ailleurs, l'autonomie et la reconnaissance de l'autre constituent deux valeurs inhérentes à une éducation éthique orientée vers le vivre-ensemble; deux valeurs interdépendantes en ce que l'autonomie renvoie à l'accomplissement de soi, à la capacité de transcender le moi pour reconnaitre les intérêts d'autrui.

Conclusion

Ce texte est une réflexion qui tente de répondre aux questions suivantes : les appellations des programmes officiels français, Instruction civique et morale et Histoire et éducation civique, reflètent-elles les finalités et les objectifs de ces programmes? Et quelle éducation éthique se dégage de l'analyse des finalités et objectifs de ces programmes?

Notre propos a été introduit par la présentation des visées préconisées par des instances comme le Conseil de l'Europe, l'OIF et l'UNESCO, selon lesquelles une éducation éthique se fonde sur la notion de vivre-ensemble.

L'analyse des finalités et objectifs de deux programmes d'éducation éthique actuellement utilisés en France, qui a été conduite à l'aide du modèle d'éducation éthique de Bouchard et al., a corroboré les visées éducatives sous-jacentes aux appellations officielles des programmes, reliées aux notions d'instruction et de civisme. Les résultats ont montré que les programmes français sont orientés vers une instruction civique et morale avec, comme l'indique Benoit Falaize (2012), un accent sur les valeurs reliées à l'autorité, le respect du maitre et des connaissances.

Une discussion sur les résultats de l'analyse a fait ressortir les avantages et les limites d'une telle éducation éthique. Les avantages étant associés au renforcement de la cohésion sociale à travers leur fonction de transmission de la culture publique. Les limites étant associées à l'absence d'une co-construction d'une culture commune par les jeunes en vue de stimuler chez eux les valeurs associées au vivre-ensemble.


(1) Précisons que notre analyse ne s'applique qu'aux programmes officiels et non aux pratiques d'enseignement dans la classe, lesquelles demeurent singulières et parfois en marge des programmes officiels (voir Audigier, 2002).

(2) Certains éléments de cette section sont issus de Bouchard, N. (2007).

(3) À noter que des philosophes féministes qui ont questionné ce concept y préfèrent celui d' "autonomie relationnelle" (http://www.iep.utm.edu/autonomy/#SH3b).

(4) Pour une description du modèle de A. Honneth, basé sur la théorie de Mead et de Hegel, voir http://www.unifr.ch/dss-dgw/dea/TexteERenault.pdf

(5) Soulignons que nous distinguons la praxis du dialogue de l'exercice du débat. D'abord, la notion de praxis renvoie à la philosophie de P. Freire (1974, 2006) ce qui signifie que l'accent est placé sur l'interrelation entre la pensée et l'action et qu'elle réfère à des compétences sur plusieurs plans (discursif, social, éthique). Quant au concept de dialogue, dans une optique pragmatiste il se définit comme une co-construction des idées en communauté de recherche (Bucher, 1954; Lipman et al., 1980). Différemment, la notion d'exercice renvoie à un apprentissage parfois technique et formel, qui fait appel à la répétition ou la mémorisation. Et le concept de débat met de l'avant des notions d'opposition, d'affrontement, d'antagonisme; il est souvent compétitif, sa visée étant la victoire personnelle lors d'une joute verbale; son moyen privilégié est la rhétorique (saisie dans son acception positive et négative).

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