Revue

Canada (Québec). Parenté de la technique de recadrage en intervention systémique et de la notion de "changement d'aspect" chez Wittgenstein (deuxième partie)

"Les choses ne changent pas, change ta façon de les voir, cela suffit"
(Lao Tseu, cité par Kourilski-Belliard, 1999, p. 51).

Dans le précédent numéro de la revue Diotime, un premier article (Lavoie, 2013) comparait la technique thérapeutique du "recadrage" et la notion de "changement d'aspect" chez Wittgenstein. Chacune était située dans le cadre théorique qui la circonscrit, l'approche systémique développée à l'École de Palo Alto (Californie) pour l'une et la seconde philosophie1 de Wittgenstein pour l'autre. L'objectif de ce second écrit consiste à tisser des liens entre la technique du recadrage et la notion de changement d'aspect, de façon à en dégager un enrichissement mutuel susceptible de profiter tant à celui qui pratique la thérapie qu'au consultant philosophe.

En tant que soldat de la première guerre mondiale, Wittgenstein ne pouvait être maître de sa destinée. Diverses circonstances hors de son contrôle pouvaient avoir des conséquences malheureuses, le blesser, le handicaper, voire le conduire à la mort. S'il lui était tout de même possible dans ces conditions d'éprouver la vie comme heureuse, cette émotion ne pouvait émerger que de l'intérieur, certainement pas des faits menaçants de son environnement. Si les faits étaient pour demeurer tels, Wittgenstein pouvait cependant se les représenter autrement. Dans son Tractatus logico-philosophicus (1922) finalisé au moment où il était toujours au combat, Wittgenstein a justement écrit : "Le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux" - §6,432. Certes, les faits sont des faits, mais leur signification demeure négociable. Tout dépend de la perspective ou du point de vue adopté, "car le bien est dans l'oeil de celui qui regarde, dans sa manière de recevoir les afflictions de la vie avec un esprit heureux" (Glock, 2003, p. 388). Si les faits de la guerre devaient s'imposer à lui, le changement d'aspect ou le recadrage requérait cependant une conversion de son regard. Pour bien cerner ces deux notions, rappelons la façon dont Watzlawick, Weakland et Fisch (1975) définissent la technique thérapeutique du recadrage:

"Recadrer signifie [...] modifier le contexte conceptuel et/ou émotionnel d'une situation, ou le point de vue selon lequel elle est vécue, en la plaçant dans un autre cadre, qui correspond aussi bien, ou même mieux, aux "faits" de cette situation concrète, dont le sens, par conséquent, change complètement" (p. 116).

L'interprétation ou la signification conférée à une situation est au coeur de la technique du recadrage en intervention systémique et de la notion de changement d'aspect chez Wittgenstein. De plus, tant en intervention systémique que chez le philosophe, la perception est considérée comme un phénomène qui prend forme dans un contexte singulier. Ainsi, alors que l'École de Palo Alto propose de prendre en compte la position idiosyncrasique du client pour orienter l'aide à lui apporter, Wittgenstein priorise quant à lui le particulier au général. Le voir renvoie certes au sens de la vue, mais il est aussi du registre de l'action personnelle selon que le regard est orienté, que le vu est interprété et que la situation est conçue. S'il y a un terrain commun au recadrage et au changement d'aspect, c'est bien celui des significations. Dans l'un de ses écrits sur les fondements du modèle d'intervention développé à l'École de Palo Alto, Watzlawick (1988)3traite spécifiquement de la pensée de Ludwig Wittgenstein. Il introduit notamment la métaphore du piège à mouches du philosophe et il présente la façon dont on se piège soi-même en adoptant une façon de penser, de voir et d'interpréter le monde qui, même si elle nous apparaît évidente et tout à fait logique, tient au seul fait d'avoir été aveuglément acceptée comme vraie, sans aucune remise en question. Il précise en outre qu'une fois enfermé ou piégé dans une manière de voir et de concevoir les choses, le recadrage s'avère d'autant plus difficile à réaliser.

Pour bien cerner l'ampleur de la difficulté à effectuer un recadrage ou un changement d'aspect, il faut savoir que la cible du changement est à l'échelle de l'image du monde, qu'elle porte selon Wittgenstein (1953) sur "la façon dont nous voyons les choses" (§122). Si le recadrage peut parfois sembler accessoire à la "résolution d'un problème circonscrit" (Weakland, Fisch, Watzlawick & Bodin, 1981), c'est par un effet d'entraînement touchant le système comme totalité que la vision du monde est interpelée. Il en est de même chez Wittgenstein, qui reconnaît deux types de changement d'aspect, l'un référant à une "apparition soudaine", survenant à un moment donné, mais qui demeure réversible, et l'autre recouvrant un changement qui parvient à s'imposer comme "vision continue" (Wittgenstein, 1953, p. 275). Or, c'est précisément en référence à ce second type qu'il considère le "voir" comme un état : "Je n'interprète pas seulement [une] figure, je la revêts aussi de cette interprétation" (Wittgenstein, 1989, §33). Prenant appui sur le caractère néanmoins flexible des significations conférées aux réalités, tant la technique du recadrage que le changement d'aspect offrent un accès au champ du possible. Sur ce point, Wittgenstein nous invite à entrevoir diverses options potentielles : "Vous pensiez qu'il n'y avait qu'une possibilité, au plus deux. Mais je vous ai fait penser à d'autres [...] Ainsi, votre crampe mentale se trouve soulagée" (cité dans Monk, 1993, p. 491). Dans le même sens, au lieu de se restreindre à un point de vue limité qui s'inscrit dans le registre du système qui pose un problème, ce qui a pour effet malheureux de le maintenir ou de l'exacerber, l'École de Palo Alto propose aussi d'ouvrir nos oeillères et d'explorer des significations alternatives susceptibles d'être plus profitables.

Dans un second écrit qui traite aussi spécifiquement du philosophe, Watzlawick (1991) documente la limite du cadre et de la logique usuelle auxquels on a recourt pour résoudre nos problèmes, allant jusqu'à affirmer que, pour l'École de Palo Alto, la solution qu'on met alors en oeuvre "se révèle constituer le problème lui-même" (p. 183). En thérapie, il importe donc de dépasser le point de vue qu'on porte aux choses et d'envisager la formulation d'"une situation fondamentalement nouvelle dans laquelle la question disparaît, et avec elle la nécessité de trouver une réponse" (p. 183). En un sens, le problème, c'est la façon piégeante dont la question ou la situation problématique est posée, et la façon toute aussi piégeante d'orienter la réponse ou les solutions afin de s'en dégager. Sur ce point, il fait écho à Wittgenstein qui propose lui aussi de formuler le problème d'une façon telle qu'il ne se pose plus : "La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème" (1922, §6.521). De plus, pour bien départager le niveau des faits de celui de la signification conférée aux choses, il apporte cette précision : "Les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non pas à sa solution" (§6.4321). Cette dernière ne saurait être que d'un registre tout à fait différent. Il y a donc une concordance quant à la conversion du point de vue qui s'impose et, en accord avec le philosophe, Watzlawick clôt son écrit en soulignant l'ampleur du saut à réaliser.

L'image du piège à mouches proposée par Wittgenstein a son pendant chez Watzlawick (1991) dans celle du Baron de Münchhausen qui aurait réussi à réaliser l'impensable5. Autant il s'avère difficile à la mouche d'interrompre ses tentatives inopérantes de façon à pouvoir générer celle qui lui permettra de se sortir du piège, autant il l'est pour une personne de quitter son image du monde et d'adopter une toute nouvelle façon de voir sa situation problématique pour parvenir enfin à s'en soulager. Une même logique semble entretenir le problème: pour la mouche, continuer à se river le nez sur la vitre en espérant en vain un essai fructueux et, pour la personne, à augmenter la dose et à refaire encore et encore un peu plus de la même chose, elle aussi en se nourrissant d'espoir. À ce sujet, Heaton (2010) précise : "Identifier de nouveaux aspects est une façon de rompre le moule de nos façons habituelles de penser" (p. 141)6. La tâche n'est toutefois pas aisée en ce sens qu'une vitre étanche constituée de convictions, de logique et d'habitudes de pensée se traduit dans l'adoption d'un point de vue et la mise en oeuvre de solutions qui, tel un piège à mouches, ont pour effet malencontreux de maintenir, voire même d'empirer les choses. La difficulté avec un tel piège, c'est qu'il n'apparaît pas comme piège car, comme "le poisson [qui] est seul à ne pas savoir qu'il vit dans l'eau" (Mc Luhan, 1970), la prise de distance d'un cadre ou d'un aspect inopérant s'avère difficile à effectuer, d'autant plus lorsqu'il concerne notre image même du monde. Pour y parvenir, tant l'approche systémique que Wittgenstein reconnaissent qu'il faut savoir suspendre nos façons de voir, lesquelles sont installées de longue date dans notre esprit, souvent sous l'effet de déterminations sociales et culturelles bien établies.

"Tout ce qui peut être imaginé peut l'être autrement ; même la nécessité des vérités logiques peut être remise en question une fois qu'elles sont placées en dehors du système dans lequel elles ont pris naissance" (Genova, 1995, p. 19).

Alors que la technique du recadrage et la notion de changement d'aspect concernent précisément le monde des significations, il est tout aussi possible d'encourager la résolution d'une situation problématique par le biais de modifications concrètes apportées au monde des réalités objectives. Ces deux voies d'accès aux solutions se retrouvent tant en approche systémique que chez Wittgenstein. À l'École de Palo Alto, soit le thérapeute procède directement à un recadrage de la situation, soit il prescrit d'emblée de nouvelles actions à son client. Alors qu'un nouveau cadre constituée de significations différentes trouvent leur pendant dans les actions du client, l'adoption des actions qui lui sont prescrites est aussi à même d'influer sur le monde de ses significations. Signification et réalité objective étant étroitement reliées, elles s'influencent donc mutuellement. Adoptant une perspective systémique, l'École de Palo Alto considère que si un problème se développe sous l'effet vicieux de significations et d'actions concomitantes, on peut de même anticiper un impact sur l'ensemble du système par une intervention portant sur l'une ou l'autre de ces cibles. De même, chez Wittgenstein, l'intervention peut certes porter sur un changement d'aspect, donc sur le monde des significations, mais il est tout aussi possible d'envisager une action directe sur le contexte relatif à la situation problématique. Quelques passages de ses Remarques mêlées (1984) sont explicites quant à l'impact qu'on peut escompter d'une intervention à ce niveau:

"La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème" (1937, p. 84)7.

"Mets quelqu'un dans une atmosphère qui ne lui convient pas, et rien ne fonctionnera plus comme il faut... Remets-le dans son élément, et tout redeviendra florissant, tout aura l'air sain" (1942, p. 104).

"C'est la vie qu'il faut changer (Ou l'orientation de la vie)" (1946, p. 118).

Fisch, Weakland et Segal (1986) présentent de façon détaillée et pratique la thérapie brève développée à l'École de Palo Alto. Afin d'encourager la collaboration de leurs clients, une attention particulière est portée à la position qu'ils adoptent, notamment à leur façon de concevoir leurs problèmes, ainsi qu'à leurs valeurs, leurs convictions et leur motivation. Or, contrairement aux approches plus classiques qui s'intéressent au sens sous-jacent de leurs propos, on préconise plutôt d'être attentif à leur langage, "car c'est [leur] langage qui révélera [leurs] positions" (Fisch, Weakland et Segal, 1986, p. 123). Il en est de même chez Wittgenstein qui propose d'éviter de s'engager en "terrain glissant [et de revenir] en sol raboteux" (1953, §107), c'est-à-dire à proximité de ce qui est familier ou de l'anodin du quotidien. Selon lui, pour qu'un changement d'aspect émerge et parvienne à s'imposer, il lui faut être en résonnance avec le donné factuel, avec la forme de vie et les jeux de langage8 qui y prévalent. Alors que face à un problème on est porté à expliquer et à scruter "derrière" ou "en dessous" de ce qui est manifeste, il préconise plutôt de s'en tenir à ce qui est visible à la surface9, à ce que l'on a directement sous les yeux, ces choses familières ou anodines du quotidien trop souvent prises pour acquises et négligées. Tant en thérapie brève systémique que chez Wittgenstein, alors que le langage tend à nous égarer et qu'un tout nouveau cadre ou changement d'aspect est recherché, on propose paradoxalement de s'en tenir au familier, donc "aux choses de la pensée quotidienne, et [à] ne pas nous laisser détourner de notre chemin au point de croire que nous aurions à décrire d'extrêmes subtilités" (§106).

Si l'apparition d'un nouveau cadre ou d'un nouvel aspect parvient à s'imposer et à entrainer un soulagement, c'est pour la simple raison que ce qui pose un problème est relié à notre aveuglement à ce qui est en pleine vue. Pour le philosophe, la solution est donc rendue possible "par la mise en ordre de ce qui est connu depuis longtemps" (§109). Lorsqu'on a perdu son chemin et que l'on ne s'y retrouve plus, c'est en se dotant d'une vue synoptique des lieux qu'une nouvelle lecture du problème est rendue possible et qu'on parvient à savoir "comment continuer" (§154). Si l'on s'égare, c'est parce que l'on ne prend pas le temps d'accorder au problème toute l'attention qu'il mérite. Les idées et les théories prennent trop vite le dessus, et avant même d'avoir engagé son exploration, on croit déjà avoir tout compris. L'École de Palo Alto priorise aussi la considération minutieuse du territoire du problème à toute théorie ou explication qui ne saurait être qu'hypothétique. Concernant la vue d'ensemble qu'il importe de se donner, elle considère que c'est précisément par la description minutieuse de la situation problématique qu'une intervention efficace peut être dégagée. Sur ce point, en accord avec Wittgenstein, elle s'intéresse plutôt à la description qu'à l'explication.

L'approche d'intervention développée à l'École de Palo Alto est dite stratégique. L'ouvrage classique de Fisch, Weakland et Segal (1986) s'intitule d'ailleurs les Tactiques du changement : Thérapie et temps court. Aux fins d'une thérapie réalisée dans un laps de temps réduit, cet ouvrage apporte maints détails sur le déroulement et la façon pour l'intervenant de s'activer à la résolution des problèmes de ses clients. Pour ce faire, des "stratégies", des "tactiques", des "techniques efficaces" et des "trucs du métier" lui sont proposés afin qu'il puisse profiter le plus possible de son statut d'influence. Watzlawick (Nardone & Watzlawick, 1993) fait même "un parallèle entre "l'approche stratégique et le jeu d'échecs" (p. 8). Quoique Wittgenstein apparente le traitement d'une question philosophique à celui d'une maladie (1953, §255), l'urgence n'est certainement pas la même selon qu'il s'agisse d'un problème d'ordre théorique ou d'une souffrance suffisamment intense pour amener une personne à s'engager dans une thérapie. Quoiqu'une distinction soit à faire selon leurs finalités respectives, il y a tout de même convergence sur un point d'importance. En effet, alors que l'École de Palo Alto préconise comme stratégie générale de "tourner le dos au bon sens" (Marc & Picard, 2002, p. 110) et à renoncer aux tentatives inopérantes de solution qui s'y rattachent, Wittgenstein propose quant à lui de rompre avec le point de vue et la logique qui entretiennent nos problèmes philosophiques et à tabler sur les leviers qui sont à même de faire jaillir un tout nouvel aspect des choses plus favorable à "la clarté à laquelle nous aspirons" (§133).

Wittgenstein (1953) apporte une précision concernant sa façon de concevoir un problème : "Une image nous tenait captifs. Et nous ne pouvions lui échapper, car elle se trouvait dans notre langage qui semblait nous la répéter inexorablement" (§115). Selon lui, on voit les choses sous le prisme d'images et une fois bien installées dans notre esprit, malgré les conséquences malheureuses qu'elles entraînent parfois, elles sont rarement remises en question. Pour Wittgenstein, "un problème philosophique est de la forme : "Je ne m'y retrouve pas" (§123) et, concernant un même égarement, Watzlawick (1988) se demande : "comment trouvons-nous le moyen de sortir de la bouteille à mouches d'une réalité que nous avons construite et qui ne convient pas?" (p. 269). Pensons à une personne qui ne parvient pas à s'endormir et qui met en oeuvre tout un cérémonial de mesures susceptibles de la conduire au sommeil... délibérément. Or, si elle y arrive, ce ne pourra être que spontanément ! Dans une telle situation, le recadrage ou le changement d'aspect devrait justement l'amener à réaliser le saut imposant du délibéré au spontané. Aussi longtemps qu'elle sera captive d'"insomnie", de ses prescriptions, de sa logique et des préoccupations qu'elle génère, le passage vers l'extérieur de la bouteille lui sera difficile à franchir. Pour la sortir du cadre qui la maintient dans son problème, l'École de Palo Alto propose deux avenues. Le thérapeute peut d'abord intervenir de façon à amener la personne à interrompre les solutions qu'elle a déjà tentées en vain pour solutionner son problème, et ce afin de la faire sortir du cadre qui entretient malencontreusement son insomnie. Comme seconde option, il peut lui prescrire le symptôme dont elle désire se soulager, donc de rendre paradoxalement délibéré ce qui est l'expression spontanée de son problème10. D'un piège, il la ferait ainsi sauter dans un autre piège, mais hors cadre eu égard à son problème.

Certes, la nature même des problèmes rencontrés en thérapie permet d'expliquer les stratégies particulières d'intervention développées à l'École de Palo Alto. Ces dernières ne sont cependant pas étrangères à ce que Wittgenstein préconise. Pour lui, lorsque les images ou les règles du jeu qu'on adopte nous tiennent captifs, et ce même si elles nous semblent raisonnables et logiques, c'est le jeu lui-même qui doit être remis en cause. Le fait d'interrompre les solutions tentées ou de prescrire le symptôme, n'est-ce pas une façon radicale de rompre avec le jeu dans lequel la personne est piégée ? En effet, selon Watzlawick (1991), face à un problème récurrent et maintenu par un point de vue qui s'avère inopérant, il nous faut parvenir à voir avec des yeux nouveaux et cela ne serait possible que "grâce à un bon extraordinaire et difficile à décrire" (p. 165), ou encore à un "saut logique" (Nardone & Watzlawick, 1993, p. 52) qui prend pour cible le système dans sa totalité. Concernant l'insomnie, Giribone (1988) précise d'ailleurs que pour se dégager des règles qu'elle impose, "c'est le jeu lui-même qu'au prix d'un saut, il faudrait modifier" (p. 122). Sur ce point, Watzlawick se réfère spécifiquement au philosophe pour fonder le modèle d'intervention du groupe de Palo Alto. Les citations qui suivent sont explicites sur ce point:

"Comme Wittgenstein le disait un jour, nous ne pouvons plus continuer à jouer à un jeu dès que l'on nous en a appris un nouveau : "Mais comment se fait-il que ce nouveau jeu ait rendu le précédent caduc ? Nous voyons alors quelque chose de différent et il nous est désormais impossible de poursuivre naïvement l'ancien jeu" (Watzlawick, 1980; p. 130).

"Le recadrage, pour utiliser une fois de plus le langage de Wittgenstein, n'attire pas l'attention sur quoi que ce soit - ne produit pas de prise de conscience - mais enseigne un nouveau jeu qui rend l'ancien caduc" (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975, p. 126).

"L'intervention thérapeutique pragmatique vise donc, pour reprendre les termes de Wittgenstein, à enseigner, à la place de l'ancien jeu, un jeu différent" (Watzlawick, 1991, p. 36).

Conclusion

La technique du recadrage profite d'une large diffusion dans le domaine de la thérapie brève. Si son utilisation en est ainsi assurée, la question se pose de savoir si elle se restreint en pratique à la "résolution d'un problème circonscrit", tel que le suggère trompeusement le titre de l'écrit de Weakland, Fisch, Watzlawick et Bodin (1981), ou si elle cible un changement à l'échelle de "l'ensemble du cadre de référence d'une personne" (Watzlawick, 2000, p. 146). C'est bien cette seconde visée qui est concernée pour sa parenté avec la notion de changement d'aspect. Certes, Wittgenstein est avant tout un philosophe et, bien qu'il percoive une similitude entre la résolution d'un problème philosophique et celle d'une maladie, il n'en demeure pas moins que l'adaptation de ses idées pour la thérapie mérite d'être poursuivie11. À ce sujet, mentionnons toutefois certaines approches d'intervention qui, se référant explicitement ou non au philosophe, s'inscrivent tout de même dans la lancée qu'il permet de tracer. Outre l'approche développée à l'École de Palo Alto, pensons d'abord à de Shazer (1999), qui propose une démarche de thérapie qui s'apparente à un réel jeu de langage dans lequel les significations glissent graduellement vers les solutions. Pensons ensuite à Anderson (2005), qui propose d'explorer attentivement les non-dits, ces propos alternatifs susceptibles d'ouvrir le champ des possibilités de la personne. Considérons aussi la pratique de l'équipe réfléchissante (Brownlee, Vis & McKennaqui, 2009) qui, par l'exploration de multiples points de vue, permet aux clients de générer des significations qui conviennent à leur situation. De telles pratiques ont ceci en commun que, piégés par une façon de voir et une logique qui ont pour effet d'entretenir leurs problèmes, elles encouragent au contraire l'émergence de nouvelles significations qui leur sont plus profitables.

Wittgenstein conclut ainsi son Tractatus logico-philosophicus (1922) : "Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence" (6.53). Cette remarque est surprenante dans le cadre d'un traité de logique qui prétend rendre compte une fois pour toute de la forme même du monde. À ce sujet, le philosophe apporte d'ailleurs cette précision : "Il y a, en effet, des choses qui ne peuvent être dites par des mots. Elles se rendent manifestes. Elles sont ce qui est mystique" (Cité dans Monk, 2009, p. 148). Chez Wittgenstein, il y a une limite au langage en ce sens que certaines choses se situent bien au-delà des mots, mais il serait toutefois possible de les montrer ou de les faire saisir. Si tel est le cas, comment faire voir différemment les choses à une personne, sous un tout nouvel aspect, et l'amener ainsi à résoudre ses difficultés ? Pour y voir plus clair, Wittgenstein (1953) lui proposerait d'"examiner en détail [et à] considérer de plus près ce qui se passe" (§51) et, pour ce faire, il l'encouragerait à circuler en tous sens sur le terrain du problème. Comme pour la découverte d'une ville, c'est en se promenant de place en place qu'on finit par s'y retrouver plus aisément. Le changement d'aspect ne peut que jaillir au fil des circuits, "sans qu'il soit [vraiment] besoin de [le] chercher" (Roustang, 2006; p. 110). En se référant notamment au philosophe, Watzlawick (1988) présente diverses expériences de l'impondérable. De telles expériences ne seraient rendues possibles qu'au moment où la pensée est en suspens et que les lunettes de la raison ont été retirées. Selon lui, "il y a bien quelque chose de mystique dans ces moments [...]. Le problème, c'est de [les] décrire. Ceux qu'on appelle les mystiques préfèrent se taire - comme Wittgenstein le recommande" (p. 353), tout en demeurant à l'affût du jaillissement d'un tout nouvel aspect curatif des choses.

Une précision s'impose pour terminer. A des fins de compréhension, la technique du recadrage a été considérée dans le cadre du modèle théorique de l'École de Palo Alto ; et il en a été de même pour la notion de changement d'aspect qui a été documentée en relation avec certains éléments de la philosophie de Ludwig Wittgenstein. Bien que la recension des écrits ait été réalisée sous la forme usuelle et linéaire d'un rapport de recherche, les contenus présentés ne prennent vraiment leur sens que lorsqu'ils sont considérés globalement, comme un tout. Selon la perspective systémique à laquelle se réfèrent d'ailleurs les tenants de l'École de Palo Alto, le tout est en effet différent de la somme de ses parties. Ainsi, si la réalité de premier ordre12 peut être approchée pièce par pièce, de façon analytique, logique et méthodique, telle en science, il en va différemment pour celle de second ordre, qui nécessite au contraire une approche globale, synthétique et métaphorique. Aussi, pour parvenir à dégager pleinement ce que la notion de changement d'aspect a à offrir pour l'intervention, cela nécessite qu'une exploration étendue de la philosophie de Wittgenstein soit réalisée, d'autant plus que les écrits eux-mêmes du philosophe ne sont pas présentés sous une forme linéaire, mais plutôt constitués de remarques séparées ou d'aphorismes qui ne font sens qu'abordés sous l'angle d'une vue d'ensemble qu'il faut savoir prendre le temps de dégager.


(1) On reconnaît généralement deux philosophies distinctes chez Wittgenstein, celle du Tractatus logico-philosophicus (1922) et celle des Recherches philosophiques (1953).

(2) Les ouvrages Tractatus logico-philosophicus et Recherches philosophiques de Wittgenstein sont divisés en plusieurs remarques identifiées par le caractère §.

(3) Il s'agit du chapitre "La mouche et la bouteille à mouches" (269-276).

(4) Il s'agit du chapitre "Les cheveux du baron de Münchhausen et l'échelle de Wittgenstein" (161-185).

(5) Rappelons cette anecdote : embourbé jusqu'au cou dans une mare avec son cheval, le baron de Münchhausen a tenté l'impossible. Il a serré fortement son cheval entre ses genoux et s'est tiré lui-même par les cheveux, parvenant ainsi à se dégager lui et sa monture de la mare.

(6) Dans cet article, toutes les citations en langue anglaise ont fait l'objet d'une traduction libre.

(7) Pour ces trois citations provenant de documents divers, l'année de référence est celle inscrite dans l'ouvrage les Remarques mêlées (1984).

(8) Wittgenstein (1953) introduit ainsi les notions de "jeu de langage" et de "forme de vie" : "J'appellerai [...] "jeu de langage" l'ensemble formé par le langage et les activités [ou formes de vie] avec lesquelles il est entrelacé" (§7).

(9) À ce sujet, à la métaphore de la géologie, science qui s'intéresse aux phénomènes de profondeur, Wittgenstein préfère sans contredit celle de la géographie (Kanterian, 2007).

(10) Nardone (1999) présente plusieurs illustrations de la technique de la prescription du symptôme dans le traitement de problèmes divers.

(11) À ce sujet, les ouvrages de De Shazer et Dolan (2007), de Gergen (2001), de Heaton (2010) et de Van Der Merwe et Voestermans (1995) méritent d'être consultés.

(12) La réalité de premier ordre réfère aux propriétés physiques des objets de notre perception, et celle de second ordre rend compte des significations qu'on confère aux choses.

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