Contribution à la table ronde (Unesco, nov. 2012)
La table ronde de Philoformation s'est faite autour de deux schémas de discussions : dans l'un, l'animateur est très présent et toutes les prises de parole convergent vers lui ; dans l'autre, il n'est plus du tout intervenant, même s'il semble encore présent physiquement. Très succinctement, la question de la table ronde était : "Est-ce que le passage de l'un à l'autre schéma (quel que soit le sens du passage), est un progrès ?".
I) Philosopher pour soi, philosopher avec les autres
Que nous en parlions en termes d'"apprentissage du philosopher", de "communauté de recherche philosophique", de "discussion à visée philosophique (et démocratique)" ou encore de "pratique du dialogue philosophique", un élément demeure à mes yeux central et commun dans ces différentes approches, à savoir que l'un des rôles de l'animateur (à supposer qu'il y en ait un!) consiste à favoriser les interactions entre les participants. Il s'agit d'apprendre à philosopher pour soi certes, mais également et surtout avec les autres dans une relation dynamique et itérative. Bien entendu, plusieurs raisons supportent ce choix des modalités du philosopher, lesquelles se rapportent notamment à la formation intellectuelle et sociale des participants. Seulement, une fois les intentions ciblées et les principes pédagogico-didactiques énoncés, se pose la question des fondements, modalités et dispositifs, une question complexe sur laquelle s'est attardée la table ronde organisée par l'équipe "Philo-formation" lors des 12e Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (UNESCO, Paris).
Afin d'alimenter les interventions des participants, deux schémas ont été soumis aux panélistes et chacun devait exprimer ce qu'ils évoquaient pour lui, à la lumière de la perspective dans laquelle s'insère sa compréhension de la pratique du dialogue philosophique. À l'intérieur du présent texte, je tenterai d'indiquer quelle a été ma lecture de ces deux schémas. Cette présentation sera, bien entendu, trop brève, mais peut-être permettra-t-elle d'alimenter les réflexions communes sur cet aspect fondamental des interactions dans la pratique du dialogue philosophique.
II) Regards impressionnistes sur les schémas : deux scénarios aux antipodes
En comparant rapidement les deux schémas, il m'est apparu que le premier ne mettait pas en scène l'idée des interactions, ou, à tout le moins, pas celle des interactions entre les participants. S'il y a interaction à l'intérieur de ce schéma, celle-ci se situe plus particulièrement entre les élèves et l'animateur, et non entre les élèves eux-mêmes. En comparaison, le schéma 2 est plus résolument ancré dans une mise en forme de l'interaction entre les participants. Seulement, du moins à partir du schéma que j'ai en main au moment où je rédige ce texte, il semble que le schéma 2 pêche par l'absence d'interventions de la part de l'animateur... Ainsi, nous avons devant nous deux scénarios aux antipodes, à savoir un dans lequel toutes les interventions des élèves passent systématiquement par l'animateur, et un autre dans lequel l'animateur est à toutes fins pratiques absent des interactions langagières entre les participants. A mon sens, ces deux schémas présentent des limites et soulèvent des interrogations, voire mettent en évidence certains principes éducatifs sur lesquels on pourrait convenir de réfléchir.
III) Regards impressionnistes sur le schéma 1
L'une des principales limites que je vois au schéma 1 est précisément cette absence d'interactions entre les participants, ou plutôt le fait que toutes les interventions sont dirigées vers l'animateur et "filtrées" par lui. Il s'agit d'une limite en effet, car je demeure d'avis que l'un des propres de l'animation d'une communauté de recherche philosophique (CRP) est d'oeuvrer à la création d'une dynamique dans et par laquelle les participants sont invités à s'adresser les uns aux autres. Cette interaction peut prendre différentes formes. Elle peut, par exemple, viser à compléter l'idée d'un autre participant. Or, pour cela, il est besoin que les participants construisent leurs idées à partir de celles des autres en y apportant, notamment, des idées nouvelles (mode créatif) ou bien une critique raisonnable (mode évaluatif). L'une des tâches de l'enseignant en contexte de CRP n'est-elle pas de veiller à ce que les interventions des élèves soient en lien et fassent progresser la recherche, de veiller dès lors à ce que les élèves interagissent entre eux afin de participer à une construction collective de sens (Sasseville et Gagnon, 2012). Il y a donc une responsabilité de la part de l'animateur à cet égard, laquelle pourrait être schématisée non pas par des flèches, mais par des triangles illustrant le fait que celui-ci met en relation des élèves. Différentes interventions, notamment sous forme de questions, peuvent aider l'animateur à prendre en charge cette responsabilité. Par exemple, il peut demander à X en quoi son idée est différente ou complémentaire à celle de Y; il peut demander à X de reformuler les propos de Y, pour aider le reste de la communauté; il peut demander aux participants d'aider X; il peut demander à X de regarder Y, puisque ses propos portent sur ceux de Y... En outre, ce qu'il y a d'intéressant avec ce type de questions, c'est que non seulement elles contribuent à inciter les élèves à échanger entre eux, décentrant ainsi le processus de l'intervention systématique de l'animateur, mais également elles leur permettent de s'engager dans la pratique d'une habileté intellectuelle particulière.
L'animateur peut mettre en relation les participants de différentes façons. À mes yeux, l'un des modes qui semble particulièrement porteur est le mode interrogatif. Relier les élèves entre eux par leurs idées, en marquant par exemple leurs distinctions ou similitudes est une chose, mais il en est une autre de les inciter à se questionner entre eux. Or, il apparaît que la propension à questionner constitue pour les élèves un outil précieux non seulement pour exercer leur pensée critique, mais également pour engager des relations harmonieuses avec les autres (Gagnon, sous presses). Il convient donc d'inciter les élèves non seulement à construire leurs idées à partir de celles des autres sur le mode affirmatif, en complétant une idée, mais également sous le mode interrogatif. En CRP, le questionnement représente un rouage fondamental des processus de réflexions communes. Seulement, ce questionnement doit s'inscrire de plus en plus à l'intérieur d'un processus de cognition distribuée (Lipman, 2003). Ainsi, le questionnement mobilisé par l'animateur, au final, ne vise en quelque sorte qu'à modéliser des conduites auprès des élèves, des conduites qu'eux-mêmes devront mobiliser à l'intérieur des CRP, voire à l'extérieur de celles-ci. Malheureusement, ce mode ne transparaît pas dans les schémas proposés.
Toujours concernant le premier schéma, il me semble également illustrer un phénomène que nous observons régulièrement dans les premiers moments d'une CRP. En effet, lors des premières CRP, il est courant de voir les participants - que ce soit des enfants, des adolescents ou des adultes, s'adresser systématiquement à l'animateur lorsqu'ils interviennent. L'une des hypothèses que je retiens actuellement à cet égard touche la question des rapports aux savoirs des participants, plus spécifiquement leurs rapports didactiques auxquels sont associés, notamment, les rapports à l'école, à la classe et à l'enseignant. En classe, il est commun de voir les enfants s'adresser essentiellement à l'enseignant, cela fait partie du contrat didactique et de la culture scolaire. De manière générale, ce sont les enseignants qui posent les questions et ce sont à eux que les élèves s'adressent lorsqu'ils proposent des réponses. Dans ce contexte, l'enseignant représente à la fois celui qui interroge et celui qui certifie l'adéquation et la pertinence des réponses. Bien entendu, à l'intérieur d'une telle dynamique, à chaque question correspond une réponse attendue et prédéterminée, ce qui n'est pas, à plusieurs égards, le cas en PPE. Pas étonnant donc d'entendre les élèves demander, au terme des premières CRP, quelle est la bonne réponse! Partant, l'animateur doit organiser un véritable renversement dans les rapports didactiques des élèves, notamment en regard de la relation maître-élèves. Mais plus fondamentalement, l'enseignant doit contribuer à mettre en place un renversement dans les rapports épistémologiques et épistémiques des élèves, ce qui contribuera non seulement à affiner les relations que ces derniers entretiennent à l'égard des savoirs disciplinaires standardisés, mais également et surtout à organiser un passage important entre une posture enseignante structurée autour de l'autorité informative, et une posture où il devient lui-même un co-chercheur intéressé par la co-élaboration de sens ; un processus dans et par lequel les opinions des élèves font également une différence. Au fil de la mise en place de ces passages et renversements, nous assisterons progressivement à l'apparition d'une dynamique d'échanges qui s'apparentera de plus en plus à celle qui est illustrée à l'intérieur du second schéma.
IV) Regards impressionnistes sur le schéma 2
A mon sens, le schéma 2 témoigne davantage d'une dynamique plus couramment observée à l'intérieur d'une CRP qui a atteint une certaine maturité, c'est-à-dire une communauté qui est déjà en quelque sorte familière avec le langage de la pratique philosophique, et qui s'inscrit davantage à l'intérieur de la perspective épistémologique de co-construction de sens. Par contre, pour que ce schéma soit davantage adéquat à mes yeux, il serait précieux d'y ajouter des interventions de la part de l'animateur - rappelons qu'à l'intérieur du schéma que j'ai en main, aucune intervention n'est liée à la pastille de l'animateur. À moins que celui-ci ne représente un contexte dialogique dans lequel l'animateur est considéré comme un co-chercheur, mais à ce titre, il ne devrait pas apparaître comme étant un animateur, mais bien comme un participant! A mon sens, lorsque les discussions à visée philosophique s'inscrivent à l'intérieur d'une perspective éducative, pédagogique, voire didactique, l'animateur a un rôle fondamental à jouer. En premier lieu, ses interventions devraient poursuivre des visées de formation. Cela suppose au moins deux choses. D'abord, que l'animateur d'une CRP part de l'idée que ce qu'il cherche à développer chez les participants demeure toujours perfectible, et qu'il peut contribuer activement à le parfaire. Ensuite, cela suppose pour l'animateur un regard avisé, une lecture fine des processus et de la pertinence des éléments qui se manifestent ou qui devraient être mobilisés dans la discussion. En effet, qu'elles prennent la forme de questions ou encore de propositions, les interventions de l'animateur sont guidées par une grille de lecture complexe des habiletés sociales et intellectuelles ainsi que des relations qui les structurent. L'animateur doit être en mesure de repérer ces habiletés dans la discussion, d'examiner rapidement leur pertinence et leur adéquation, d'identifier les aspects qu'il conviendrait de parfaire ou d'intégrer et d'imaginer des stratégies qui contribueront à l'amélioration de la perspective générale du groupe, ainsi que la maîtrise de ces habiletés par chacun des participants (Gagnon et Sasseville, 2009). Bien plus, il devra veiller à ce que tous développent, autant que faire se peut, une aptitude à contribuer par eux-mêmes au raffinement de leurs propres habiletés, ainsi que de celles des autres participants, dans et par les interactions qu'ils construisent. Or, pour y parvenir, l'animateur doit maîtriser des concepts et des stratégies pédagogiques qui ne s'appliquent pas comme une technique, mais bien comme art complexe qui demande créativité et lucidité. C'est pourquoi d'ailleurs la formation des animateurs revêt une importance capitale!
V) Deux schémas distincts, une absence commune !
En terminant, j'aimerais soulever un aspect qui me semble absent des deux schémas, à savoir les observateurs. Depuis 15 ans, nous menons des CRP avec des adolescents sur une base régulière, et l'un des éléments qui ressort le plus des études que nous avons effectuées avec eux est le rôle précieux que jouent les observations dans les apprentissages qu'ils disent effectuer en philosophie. Soulignons que dans le contexte dans lequel nous oeuvrons, les pratiques dialogiques des élèves sont encadrées par un programme de formation construit pour la CRP, et couvrant une période de 5 ans. Ce programme prévoit que pour l'essentiel des discussions, des observations critériées sont menées. Les élèves doivent effectuer des observations touchant chacune des habiletés à développer. Ces observations sont déterminantes tant dans les processus d'autorégulation du groupe que dans les processus d'apprentissage (notamment ceux liés aux métaconnaissances) des participants. C'est entre autres la présence de ces observations qui conduit certains adolescents à affirmer que les apprentissages menés en CRP sont ceux qui leur servent le plus dans leur vie de tous les jours (Gagnon et Sasseville, 2008). À travers ces observations, les élèves apprennent à repérer et à évaluer les habiletés mobilisées par les membres du groupe et développent un regard qui, de par son caractère situé, aide le participant à mobiliser par lui-même ces habiletés et à en développer la maîtrise. En outre, pour les élèves avec lesquels nous travaillons, la diversité des éléments examinés lors des observations contribue à la richesse de leurs apprentissages. Ainsi, il apparaît précieux de varier leur regard lors de leurs observations, c'est-à-dire de ne pas leur faire observer toujours la même chose, et d'inscrire les critères d'observation (qui constituent en fait des objectifs de formation) à l'intérieur d'un programme relevant d'une certaine structure.
VI) Des interactions à la formation...
En somme, alors que dans le schéma 1 la présence de l'animateur est trop grande, cette présence est malheureusement trop absente du schéma 2! De plus, aucun de ces schémas ne comprend d'observateurs. Néanmoins, cet exercice aura été l'occasion de voir qu'il est complexe de réfléchir à la question des interactions, et que celles-ci, en CRP, prennent différentes formes que l'animateur doit mettre en scène. À cet égard, il est possible de relever que l'animateur a un rôle déterminant à jouer dans la mise en lien des personnes et des idées, et que pour ce faire il lui est nécessaire de disposer d'une grille de lecture elle-même complexe ainsi que d'une certaine vivacité d'esprit, pour ne pas dire une vivacité certaine! Il est possible de relever également que les interactions des élèves ne se situent pas uniquement au niveau de la rencontre des idées touchant l'exploration d'une question philosophique particulière, mais s'articulent également autour de processus variés, dont ceux se rapportant à la métacognition, à l'autorégulation et à l'autocorrection. Tout cela, l'animateur doit veiller à le faire advenir. Il s'agit donc d'une tâche complexe qui nécessite une formation approfondie et de qualité!