Revue

La dialectique démocratie-philosophie dans une DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique)

Contribution à la table ronde (Unesco, nov. 2012)

Contribution à la table ronde (Unesco, nov. 2012)

La table ronde de Philoformation s'est faite autour de deux schémas de discussions : dans l'un, l'animateur est très présent et toutes les prises de parole convergent vers lui ; dans l'autre, il n'est plus du tout intervenant, même s'il semble encore présent physiquement. Très succinctement, la question de la table ronde était : "Est-ce que le passage de l'un à l'autre schéma (quel que soit le sens du passage) est un progrès ?".

L'originalité de la DVDP est d'inventer une pratique scolaire en classe et sociale dans la cité (ex. : café philo) qui tente d'articuler deux exigences différentes : celle de la démocratie de la prise de parole (DVD : discussion à visée démocratique) et celle de l'exigence réflexive des échanges (DVP : discussion à visée philosophique). La première a une dimension politique par l'apprentissage du débat en démocratie ; elle contribue à l'éducation à la citoyenneté. La seconde cherche à éveiller à la pensée réflexive, à apprendre à penser par soi-même, à philosopher ; elle contribue à la formation critique de l'homme, en développant chez lui un jugement rationnel, éclairé.

I) La discussion comme interaction entre élèves

On peut considérer qu'il y a une véritable discussion en classe, et pas seulement un cours dialogué, quand les élèves n'interagissent pas seulement avec le maître, mais aussi, et peut-être surtout, entre eux.

Ce n'est pas le cas dans la communication traditionnelle à l'école, quand l'élève pose une question de compréhension au maître, ou le maître pose une question soit à sa classe en attendant une bonne réponse pour avancer, soit à un élève pour savoir s'il sait.

Dans une DVDP au contraire, il peut y avoir un autre mode scolaire de communication, qui rompt avec ces relations verticales et centrées sur le savoir vrai et la bonne réponse : celui des élèves entre eux. Il suffit pour cela d'un dispositif de répartition démocratique de la parole contenant trois éléments :

  • un élève président de séance qui donne la parole à ses camarades selon des règles précises ;
  • des règles démocratiques de communication de la parole respectées : lever la main, intervenir par ordre d'inscription, priorité à celui qui n'a pas encore ou peu parlé, perche tendue aux muets, droit de se taire ;
  • des élèves qui lèvent la main pour demander la parole, ou la prennent s'ils le veulent quand le président le leur demande.

Avec ces trois éléments, un groupe-classe peut débattre, c'est-à-dire interagir cognitivement.

Si les règles sont respectées, ce qui suppose une classe cohésive, coopérative, le maître peut même ne pas intervenir, ou le faire en levant lui-même la main, comme dans un conseil coopératif.

C'est le dispositif mis en place qui fait autorité par sa consistance, et j'ai vu plusieurs fois la discussion continuer entre élèves, sans que la "forme classe" dans son "genre débat" ne s'effondre, du moment qu'il y avait des élèves inscrits et un "chef de la parole", alors que le maître avait dû s'absenter quelques instants de la classe.

II) Les exigences d'une discussion à visée philosophique (DVP)

Mais une discussion démocratique n'est pas forcément philosophique, et l'est même rarement. Parce qu'il ne suffit pas de parler pour penser, de s'exprimer pour avoir raison (on peut parler pour ne rien dire, ou se contredire). Parce qu'en philosophie la vérité d'une proposition ne se fait pas au vote, et qu'un seul peut avoir raison contre tous, s'il a le "meilleur argument" (Habermas). Toute parole à visée philosophique doit chercher à éviter la doxologie, la sophistique et la démagogie, à être conceptuellement clarifiée et rationnellement fondée. Le droit démocratique d'expression (fondamental pour une pensée libre), a pour contrepartie en philosophie le devoir de problématisation, de conceptualisation et d'argumentation.

Or les élèves sont des apprentis-philosophes, qui expriment spontanément des opinions non interrogées, c'est-à-dire des préjugés. La discussion va donner à ceux-ci statut d'hypothèse, et les mettre à l'épreuve, par l'interaction entre pairs, à l'occasion de désaccords et par la vigilance intellectuelle de l'enseignant.

Pour qu'une discussion à fonctionnement démocratique acquière une visée philosophique, son animateur sur le fond dispose d'un certain nombre d'interventions possibles : par exemple le questionnement à la classe pour creuser une piste ou en ouvrir une nouvelle ; le mini entretien avec un élève pour qu'il approfondisse ; le recadrage ou recentrage pour que l'on se focalise sur la question du jour comme objet de travail sans dériver du sujet ; la reformulation du propos d'un élève ou de quelques échanges pour montrer leur apport au débat, souligner les idées nouvelles et la progression du travail collectif ; et surtout les interventions sur les processus de pensée : demander de donner un exemple, fournir un contre exemple, proposer une définition, faire une distinction, produire un argument, répondre à une objection ou en faire une etc.

Il y a là une présence plus ou moins forte, qui va du "conducteur" de la discussion à "l'animateur" de l'échange. Plus il intervient, moins les élèves risquent d'interagir entre eux, pour répondre aux sollicitations de l'enseignant ; mais celui-ci garantit la "philosophicité" des échanges. Moins il intervient, plus les élèves discutent réellement entre eux ; mais la teneur cognitive de l'échange risque de se diluer.

III) La dialectique démocratie-philosophie

Il y a donc là une tension entre démocratie de la parole et philosophicité des échanges, dont les dérives sont d'une part un libre échange démocratiquement réglé mais sans exigence intellectuelle ; d'autre part une conduite philosophiquement régulée, mais qui prive le groupe d'une dynamique d'interactions, favorable à une stimulation cognitive.

Comment naviguer entre ces deux écueils ? Comment assurer à la fois un échange démocratique entre pairs et la tenue intellectuelle des échanges ?

Le maître, l'animateur, le formateur doivent tenter de tenir les deux bouts de la chaîne. D'une part ils ne doivent pas se priver d'un pouvoir d'intervention garantissant dans le groupe la production de processus de pensée ; d'autre part ils doivent veiller à ce que les élèves interagissent entre eux. Chacun trouvera le tissage, l'articulation, la combinaison, la déclinaison du curseur qui convient le mieux à son groupe, au sujet traité, à son style propre.

Mais il faut construire les moyens pédagogiques de cette dialectique subtile, pour qu'une acquisition et un transfert de compétences soit transmissibles en formation.

Il faudrait élaborer une typologie des interactions sociocognitives entre élèves à visée philosophique : interaction d'un élève avec un autre, ou d'un élève avec la classe. Par exemple répondre à la question d'un camarade ; lui poser une question (ou la poser à la classe) ; lui demander une définition ; lui faire une objection ; répondre à son objection etc.

C'est aussi le rôle du maître de les susciter. Il peut par exemple mettre délibérément en relation deux ou plusieurs élèves, et susciter ainsi leur interaction :

"A la question posée, X répond ceci (sa thèse) parce que (son argument). Qui est d'accord, qui est en désaccord et pourquoi ?".

"Laurent soutient que (sa thèse) parce que (son argument), Christophe, c'est le contraire de ce que tu soutenais. Qu'est-ce que tu peux lui faire comme objection ?".

"Tu as entendu Laurent l'objection que te fait Christophe ? Qu'est-ce que tu lui réponds ?".

Il y a là un moyen d'éviter les interventions juxtapositives, en provoquant :

  • l'interaction entre élèves ;
  • et des interactions favorisant les processus réflexifs de pensée.

Telle est la tâche...

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