Revue

Contribution à la table ronde (Unesco, nov. 2012)

La table ronde de Philoformation s'est faite autour de deux schémas de discussions : dans l'un, l'animateur est très présent et toutes les prises de parole convergent vers lui ; dans l'autre, il n'est plus du tout intervenant, même s'il semble encore présent physiquement. Très succinctement, la question de la table ronde était : "Est-ce que le passage de l'un à l'autre schéma (quel que soit le sens du passage), est un progrès ?".

I) Ma position

Les graphiques ne sont pas satisfaisants. Ils sont schématiques et ne représentent que des moments passagers. Néanmoins on peut affirmer que le premier est un peu le schéma de tous les débuts de discussion, quand le professeur/animateur est celui vers qui l'on se tourne pour savoir si l'on a bien dit "la chose qu'il fallait dire". Le deuxième schéma représente une situation qui existe parfois quand on a souvent discuté ensemble et que dès lors, l'animateur peut prendre du recul et intervenir moins. Il y a donc dans ces schémas une image d'un avant et d'un après. Y a-t-il un progrès ?

Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur le rôle de l'animateur, et sur la nature des objectifs que nous poursuivons, et finalement se demander de quoi est composée la qualité d'une discussion ?

1) A peu d'exceptions près, le rôle de l'animateur, quelle que soit l'école à laquelle il appartient, est un rôle en retrait du point de vue du contenu, mais engagé du point de vue de la responsabilité à l'égard de la forme, de la qualité logique, des progrès dans les processus de la pensée et du maintien de l'institution d'un cadre (démocratique et éthique). Donc nous nous trouvons souvent face à une contradiction apparente : d'un côté la majorité des animateurs théorisent le renversement du rôle de l'animateur par rapport à celui du professeur classique dans sa classe ; mais contemporainement, ils prennent une vraie place, et celle-ci peut être forte et même imposante dans le groupe. Il semble très clair quand cela se passe, et surtout quand cela se passe bien, que l'intervention de l'animateur est non seulement professionnelle mais nécessaire. Il est donc normal que la présence ou non de l'animateur soit un des lieux de division entre les écoles, un sujet pour une table ronde.

2) Pour un professeur de philosophie en première et terminale, quelles sont ses tâches? En Suisse, le PEC1 stipule clairement qu'il y en a deux : enseigner la philosophie et enseigner à philosopher. L'initiation à philosopher se fait à travers le développement de plusieurs compétences telles que problématiser et conceptualiser. Or, par la discussion fréquente et régulière en classe de jeunes adultes (de première et terminale), de telles compétences sont non seulement développées, mais, grâce à l'observation2, elles sont analysées par les autres et par soi-même, elles sont comprises dans ce qui les constitue et elles progressent grâce à cette interaction entre autoévaluation et action. Car toute observation "auto-évaluative" peut se transformer en une demande de compréhension et de théorie. C'est pourquoi il y a des progrès dans les compétences, dans les connaissances, dans la compréhension et dans les pratiques, et en même temps, un développement de la conscience du progrès, ce qui permet à chaque participant de devenir l'agent de son propre progrès. Dans certains domaines de compétences, cela s'accompagne progressivement de la perte de la nécessité de la présence de certaines tâches.

Prenons par exemple certains rôles du dispositif Tozzi. L'importance du président, garant du respect des règles démocratiques de toute discussion, s'efface dès lors que tout le monde a intégré tant le besoin que l'habitude de ces règles, et la conscience de leur nécessité. De même, quand la classe a vécu plusieurs discussions, quand chaque jeune a pratiqué quelquefois la reformulation et/ou la synthèse, tous ont saisi le besoin de ces reformulations périodiques, et presque tous les redemandent, et ceci avant même que chacun n'ait vraiment appris à les faire bien. Cela devient une exigence qui rythme toute discussion. Surtout, l'observation se transforme : si dans un premier temps, elle est faite par les personnes qui ne discutent pas, elle devient progressivement une conscience métacognitive présente pendant la discussion, et un élément dont on parle alors qu'on discute. Ainsi, on entendra un participant s'évaluer en se corrigeant ("Je suis conscient que mon contre-argument n'était pas clair, mais on pourrait le reformuler...") ; ou faire une proposition de synthèse partielle (au point où l'on en est il me semble que nous sommes en présence de quatre points de vue différents") ; ou saisir la nécessité de revenir au réel ("Il me semble qu'il nous faudrait un exemple ! Quelqu'un en a un ?").

Finalement, dès lors que la majorité des jeunes ont pris goût à se poser des questions et à problématiser, ils n'attendent ni la présence du professeur ou de l'animateur, ni le cours de philo, pour commencer à travailler une question qu'ils se posent. Ils n'en ont plus besoin. Ils discutent entre eux. Grâce à la régularité des discussions en classe, ils se sont trouvés des compagnons de recherche et ils se sentent libres de discuter souvent et n'importe où, au sujet des questions qu'ils se posent. Il a fallu du temps, des mois, et surtout la répétition en classe, de discussions régulières et de qualité, pour intégrer ces bonnes habitudes et en faire des vertus intellectuelles, un désir et un plaisir. Dans ce processus, le professeur a permis, guidé le progrès par le dépassement progressif d'un positionnement professionnel figé. Il s'est ajusté, adapté d'une façon raisonnée et équilibrée à la vie de la pensée et de la discussion. Il a permis ce qui fait vivre le besoin de discuter : la valorisation du contenu des idées en jeu.

3) Y a-t-il de la qualité et un progrès quand ils discutent seuls ? Je suis bien obligée de dire que je n'en sais rien puisque je suis absente. Néanmoins, je dois reconnaître que l'habitude est bonne, l'habitude de regarder le réel pour l'interroger, l'habitude de se questionner, l'habitude de tenter de répondre par la discussion, l'habitude d'écouter activement, l'habitude de faire confiance et désirer la pensée de l'autre, cet autre que l'on a appris à remarquer et dont on apprécie la réflexion... Par ailleurs, je crois dans la démocratie de la structure, car je sais que si elle venait à manquer, si des puissants dans le groupe, des "grandes gueules" prenaient le pouvoir, les discussions cesseraient assez vite d'elles-mêmes. Finalement, je connais l'existence de ces discussions parce qu'elles remontent à la classe, pour les achever ou les légitimer, et finalement les poursuivre ou les parfaire par le besoin de connaissance dans ce domaine.

Car le vrai progrès est dans la nécessité de couronner la découverte de ce problème discuté, par la rencontre avec des philosophes qui l'ont traité. Nous pouvons en classe rejoindre le programme d'histoire des idées, par la lecture et l'analyse des philosophes qui ont parlé de ces questions. Et nous développons ainsi la capacité d'utiliser la connaissance (du programme) à bon escient en situation de discussion. Je connais l'existence des discussions indépendantes de la classe, parce qu'il y a de la fierté à me montrer qu'on a moins besoin de moi ou du cours. Parfois, les élèves me parlent de leurs discussions parce qu'il y a aussi l'envie de me faire plaisir, parfois parce qu'il y a le désir d'approfondir avec moi, parfois il y a le besoin d'ouvrir une nouvelle réflexion. Pour moi, il y a progrès parce qu'il y a habitude philosophique acquise.

II) L'apport de la discussion

Bien des aspects de la table ronde m'ont frappée. Je vais les proposer en désordre :

1) Tous les participants font le même constat : dans bien des discussions, il y a une oscillation entre une présence plus forte et moins forte de l'animateur. Donc on ne peut pas parler d'un dosage constant de présence. A cela s'ajoute que l'animateur expérimenté sait varier ses types d'interventions ainsi que leur quantité, en fonction d'une adaptation à la diversité des situations. Il existe bien des variables : le genre de sujet, le genre de classes, l'âge des participants, leurs individualités, l'habitude de pratiquer, etc. Plus un animateur a de métier, plus il est concentré et attentif à ce qui se passe, plus il sait s'adapter. Le constat est qu'il est difficile de définir de quoi est faite cette adaptation, et donc de la former chez le jeune animateur. Seule l'habitude et la pratique développent cette liberté.

2) Pour tous ceux qui théorisent une présence forte et formatrice de l'animateur, ce qui m'a frappée est la difficulté de tous, de vraiment croire qu'il y a de la qualité quand l'animateur n'est plus là. Cette difficulté que nous partageons est une crainte du laisser faire, du laisser aller, et de la "discussion de café du commerce", qui reste une tendance naturelle et humaine vers laquelle tous penchent. Nous nous sentons donc responsables, chacun à sa façon, que cela n'arrive pas. Quand nous sommes présents, nous sommes en responsabilité. C'est plus rassurant. Que se passe-t-il quand nous ne sommes plus là ? Mais ce doute me semble révéler un manque de confiance dans le progrès du groupe.

3) J'ai été très touchée par une remarque de Jean-Charles Pettier à ce sujet. Il disait que ce qui est nécessaire à la qualité de la discussion est le vrai respect pour le participant, pour ce qu'il pense et pour ce qu'il a à dire. Il ne s'agit pas seulement de le considérer comme un interlocuteur valable, comme si cette considération relevait d'une bonne méthode, mais davantage de prendre cette posture comme le fondement de notre présence à la discussion : nous sommes là parce que nous voulons entendre ce que chaque participant a à dire. Il mettait l'accent sur ce que nous recevons pour contrebalancer ce que nous donnons.

4) Sylvain Connac relevait à ce sujet des citations d'enfants en milieu hospitalier, et ailleurs. Et il montrait ainsi, que chaque fois que l'on cite un intervenant, ce n'est pas pour redire les mots charmants des enfants, mais parce qu'ils pensent et que la pensée du participant est fascinante. Il parlait d'une enfant un peu muette en groupe, qui après la discussion, parlait pendant tout le repas de ce qu'elle avait pensé. Dans la même optique, Véronique Schutz a témoigné de sa confiance dans une pensée qui non seulement a le droit de trouver une place pour exister, mais qui a lieu, qui se produit, et se fait librement. Je me disais en l'écoutant : elle ne continuerait pas depuis tellement d'années à utiliser sa méthode si elle ne voyait pas de la pensée se faire et progresser.

5) Emmanuelle Auriac est partie tôt, mais je retiens, de ce qu'elle a dit, l'importance afin de vraiment écouter ce que le groupe dit, de s'adapter à la pensée qui naît, à la variété entre des discussions qui sont plus attachées à leur forme, et donc souvent plus formelles, et limitées par leur emprisonnement dans la façon de faire suivie à la lettre et des discussions qui s'en dégagent. Il faudrait suivre l'expression d'idées qui naissent, et, si j'ai bien compris, le faire en se donnant un droit à la fascination commune pour ce qui apparaît. Elle formulait cette idée d'une façon plus liée à l'analyse du langage des participants, mais il s'agissait de la maxime de Lipman de suivre le groupe où il va. Seulement, elle en faisait un élément de méthode en vue d'un progrès : permettre que le progrès advienne parce qu'on écoute quand il pourrait apparaître et on lui donne sa place, en lui permettant de naître puis en se mettant en retrait. Elle rejoignait ainsi l'idée d'adaptation que Michel Tozzi et d'autres avaient exprimée autrement.


(1) PEC : Plan d'Etude Cadre. Il s'agit du cadre dans lequel les différentes maturités cantonales se construisent, équivalent du programme en France.

(2) Quand je parle d'observateurs, je parle d'un élément fondamental du dispositif de discussion Tozzi/Delsol/Connac. Le groupe est divisé en deux et les participants discutent ou observent, à tour de rôle.

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