Revue

La logique interlocutoire : une aide à la réflexivité enseignante

I) La logique interlocutoire, qu'est-ce que c'est ?

A) La logique interlocutoire

Elle regroupe différents modèles et théories issus de la linguistique et de la philosophie du langage. Ces modèles forment un système qui fonctionne dans un cadre pragmatique et dialogique.

La logique interlocutoire fournit les outils pour approcher l'engendrement des conversations dans leur dimension pragmatique et dialogique. Plus précisément, elle permet d'identifier les processus qui sont au coeur de la dynamique conversationnelle. Aussi permet-elle de comprendre comment, dans une communication finalisée, la tâche se résout progressivement (niveau opératoire) et les rapports sociaux (niveau relationnel) se gèrent. En effet, les activités relevant des niveaux opératoire et relationnel laissent des traces dans la conversation que la logique interlocutoire permet de détecter.

La logique interlocutoire facilite, combinée à d'autres théories et cadres conceptuels, l'identification des différentes dimensions de l'activité : dimension communicationnelle, dimension opératoire, dimension cognitive, dimension relationnelle.

B) Pourquoi former les enseignants à la logique interlocutoire ?

Etre sensibilisé, formé à la pratique de l'analyse interlocutoire et à son fondement paradigmatique peut constituer un moyen pour les enseignants :

  • de mieux comprendre ce qui opère dans les communications langagières et notamment dans les discussions à visée philosophique ;
  • de leur donner les moyens d'avoir une activité réflexive à propos de leur pratique (de cerner l'incidence de leurs interventions sur la production des élèves et sur l'activité du groupe) ;
  • de cerner également la complexité des productions des élèves (sont-ils capables d'exploiter des propos tenus antérieurement, quel type de raisonnement opèrent-ils ?) ;
  • de prendre conscience qu'une production n'a pas pour seule incidence la sphère cognitive ; chaque acte contribue au façonnement du contrat de communication, participe, contribue à la gestion relationnelle/émotionnelle et à la résolution de la tâche etc.

C) Fondement paradigmatique de la logique interlocutoire

Pour mieux cerner la logique interlocutoire, il faut déjà comprendre dans quel cadre paradigmatique elle s'utilise. En d'autres termes, comment les utilisateurs de la logique interlocutoire conçoivent les communications interpersonnelles.

1) Une conception des communications constructiviste et dialogique : le paradigme de la communicabilité.

Lorsque l'on s'intéresse aux communications, deux paradigmes sont envisageables : le paradigme de la communicativité et le paradigme de la communicabilité (Brassac, 2001). Alors que le paradigme de la communicativité pose que communiquer consiste à faire reconnaître des intentions de communication et que l'identification de ces intentions reposent sur l'existence d'un savoir mutuel, le paradigme de la communicabilité pose que l'existence d'un savoir mutuel n'est qu'une hypothèse nécessaire pour entrer en communication et que l'identification des intentions que souhaite faire reconnaître le locuteur ne sont que des tentatives. C'est au cours du processus interactionnel que se façonne un savoir dont les interlocuteurs savent qu'il est partagé, que l'on appelle aussi espace intersubjectif, et c'est notamment grâce au mécanisme d'alternance des tours de parole qu'il est possible pour le locuteur de vérifier que l'allocutaire (celui à qui l'acte est destiné) a identifié ou non l'acte qu'il souhaitait communiquer. Ce processus d'intercompréhension par lequel le sens se définit à rebours est bien représenté par la logique interlocutoire et plus précisément par la théorie de l'enchaînement conversationnel (Trognon & Brassac, 1992). Théoriquement, le processus procède en trois temps : a) T1 est le premier tour de parole où le locuteur L1 produit un énoncé E1 ; b) T2 est le deuxième tour de parole où un autre locuteur, produit un énoncé E2 par lequel il communique son interprétation en acte de l'énoncé E1 ; c) T3 est le troisième tour de parole par lequel le locuteur initial L1, rectifie ou non l'interprétation en actes que L2 a fait de son énoncé E1 initial.

2) Une conception des communications gestaltiste.

La communication ne peut se réduire à la sommation d'actes produits en alternance. La communication possède une organisation, une architecture qui se façonne et se révèle au gré des productions langagières.

"L'interlocution est organisée en différentes strates conversationnelles hiérarchisées (...). L'unité minimale de cette organisation est l'échange ; la combinaison de ces échanges forme des structures ou groupe d'échanges qui correspondent à des organisations d'échanges susceptibles de porter une négociation, une prise de décision, l'organisation d'une tâche dans un groupe. Elles sont elles-mêmes organisées dans des macrostructures fortement conventionnalisées que sont les transactions. Une transaction est une situation d'interlocution comme la négociation commerciale, les psychothérapies, les discussions à visée philosophique (c'est nous qui ajoutons) (...)" (Kostulski & Trognon, 1998 : 60).

Ces macrostructures prennent forme discursivement sous la forme d'une succession de phases ou de séquences articulées linéairement ou hiérarchiquement à d'autres. Ces séquences présentent une cohérence sémantico-pragmatique qui permet de les délimiter.

3) Une conception des communications actionnelle.

A l'instar d'Austin, de Searle, les productions verbales sont non pas envisagées comme des phrases, mais comme des actes que l'on peut formaliser, en référence à la théorie des actes de langage (Searle & Vanderveken, 1985 ; Vanderveken, 1988), sous la forme F(p). La force illocutoire notée F renvoie à la dimension actionnelle (ce que l'acte réalise par exemple une demande d'information, un ordre, une assertion, l'expression d'un étonnement...) ; le contenu propositionnel noté p renvoie à sa dimension représentationnelle (l'état de choses ou l'action représenté(e) par le contenu propositionnel).

L'acte, du point de vue de celui qui le produit, peut être perçu comme un moyen - moyen de réaliser un rôle, moyen d'obtenir une réaction de l'autre, moyen pour s'opposer à l'autre, pour décliner son invitation, pour communiquer une information, pour faire part de ses états mentaux, de ses états émotionnels, etc. Du point de vue de l'allocutaire (celui qui écoute et qui traite), l'acte peut être conçu comme un événement à traiter auquel il va falloir réagir. On intègre également à la communication, la dimension paraverbale des énoncés (la tonalité, la prosodie) et les actes non verbaux qui potentiellement ont une fonction communicative (lever le doigt, acquiescer de la tête, partir, etc.)

4) Une conception des communications plurifonctionnelles.

Communiquer ne sert pas qu'à partager des informations et à résoudre collectivement une tâche ; communiquer c'est aussi gérer une relation, c'est exprimer, partager et gérer des états mentaux et émotionnels.

II) Comment l'analyse interlocutoire peut-elle permettre une activité réflexive enseignante ? Quelques illustrations1

A) La distribution des communications (niveau communicationnel)

L'étude de cas dont il est question ici permet de montrer comment les communications se distribuent dans une classe de Cours Préparatoire (6 ans), au cours d'une séquence de discussion à visée philosophique. Pour ce qui nous concerne, nous les analystes, nous avons au travers des dires des divers partenaires de l'échange réussit à montrer quelle place occupent les participants, avec quelle fréquence, dans quel sens... et ce, au travers de ce que nous nommons les boucles conversationnelles. Une boucle conversationnelle est un échange qui démarre par la prise de parole d'un locuteur, laisse la possibilité aux autres locuteurs d'inter-agir, et se clôt lorsque le thème et/ou sous thème et/ou l'idée arrive à son terme. En l'occurrence ici, nous réussissons à montrer que la conversation évolue dans un espace conversationnel majoritairement dialogué, puisqu'il évolue d'un élève vers l'enseignante et/ou de l'enseignante vers l'élève et retour vers l'enseignante. Seules quelques exceptions apparaissent et sont représentées dans le schéma ci-dessous. Rendre compte du schéma de communication2 mis en place dans la classe devrait permettre de faire prendre conscience à l'enseignante du modèle qui émerge, et de l'amener à réfléchir si ce modèle satisfait ou non sa représentation de la pratique, sa représentation de la place de chacun, et sa vision de ce qui se passe effectivement au cours d'échanges en situation scolaire.

Réflexion enseignante : est-ce que j'occupe la position centrale en affectant les prises de parole ? Est-ce que j'autorise des échanges directs entre élèves ? Est-ce que je laisse un élève s'occuper de l'allocation des prises de parole ?

B) Le contrat de communication (niveau relationnel)

C'est un contrat par lequel les participants à une interaction acceptent tacitement un certain nombre de règles et de principes rendant possible l'interaction (Charaudeau, 1983). Le contrat renseigne sur "ce qui peut être dit ou fait dans une situation donnée, de connaître les objets que l'on peut "mettre en communication" ainsi que la manière de le faire." (Vion, 1992, 74).

Réflexion enseignante : lorsque les élèves transgressent une règle (ils prennent la parole sans la demander, ils remettent en question l'intérêt des discussions philosophiques,...), dois-je intervenir pour rappeler le contrat ou laisser l'interaction suivre son cours ?

C) La structuration de l'activité (niveau opératoire)

La structuration d'une activité dépend généralement d'interventions explicitement adressées au collectif qui sont généralement produites pas l'enseignant. Une structure minimale comporterait 3 phases : production de la consigne (lecture de la question amorce) ; productions ; clôture.

Une structure plus complexe peut présenter les phases suivantes3 : 1) production de la consigne. 2) production de raisons. 3) production d'exemples factuels. 4) production d'exemples factuels de difficultés ou de non partage. 5) récapitulation. 6) Clôture.

Plus les interventions adressées au collectif sont nombreuses, et plus le nombre de phases produites s'accroît.

Réflexion enseignante : dois-je intervenir pour produire des interventions adressées au groupe-classe (qui permettent généralement d'orienter le discours) ou dois-je limiter ce type d'intervention et donc intervenir à minima sur l'activité du groupe ?

D) L'activité cognitive des élèves (niveau cognitif)

Sans pour autant s'adresser à un autre élève, on observe que certaines interventions entretiennent des relations hiérarchiques et d'autres des relations linéaires.

Des relations hiérarchiques (cf. ci-dessus) signifient que les élèves s'approprient à travers leur discours des propos tenus par d'autres élèves.

Des relations linéaires (cf. ci-avant) signifient que les élèves n'intègrent pas, dans leur discours, les propos tenus antérieurement.

Réflexion enseignante : si les élèves parviennent à s'approprier les propos des autres élèves, cela signifie-t-il qu'ils seraient plus compétents que ceux qui ne le font pas ?

En fait, il faut faire attention aux phases dans lesquelles ces formes architecturales prennent forme. Dans la discussion "partager", lorsque les élèves s'inscrivent dans la phase argumentative (production de raisons) ils exploitent pleinement les propos antérieurs, en revanche lorsqu'ils sont dans les phases narratives (production d'exemples factuels), les relations entre les interventions sont davantage linéaires.

E) L'activité cognitive des élèves (niveau cognitif)

Lors des discussions à visée philosophique, les élèves raisonnent. Le raisonnement est un enchaînement, une combinaison ou une confrontation d'énoncés ou de représentations (Oléron, 1977). Lipman (1995) utilise le mot raisonnabilité, qu'il définit comme un processus à l'oeuvre qui relie raisonnement et argumentation. On accorde l'importance à la dynamique de l'activité et non au résultat. Le processus d'investigation dans lequel on retrouve de la tension vers la vérité est au coeur du raisonnement. Dans les discussions à visée philosophique, on utilisera plusieurs définitions du raisonnement pour définir les raisonnements qui se déroulent de manière collective. A partir de quel moment une pensée individuelle devient collective ? La frontière peut s'avérer très mince. Heinzen, Ducotterd, & Hess (2009) soulignent que la pensée individuelle se développe à partir de sa nécessité à être communiquée aux autres, et donc pour qu'un raisonnement collectif ait lieu, une interaction entre plusieurs interlocuteurs est nécessaire. Pour cela, l'utilisation de la logique interlocutoire dans le travail de détection des raisonnements collectifs s'impose (Specogna 2013).

Les enfants opèrent différents types de raisonnement. Plusieurs indices langagiers montrent une pensée collective en oeuvre. Nous appelons un "référent", un mot, une définition autour desquels la discussion se déroule. Prenons en exemple la discussion "A quoi ça sert de partager ?", le référent est le mot partager. A partir de ce référent, les élèves donnent des idées, c'est-à-dire des exemples pour essayer de le définir : partager c'est bien, il faut partager, si on partage on se fait des copains, on évite les disputes, on est poli. Ces exemples dits argumentatifs illustrent le référent "partager". A partir de ces idées, un concept se développe : prêter. On entend par "concept", une définition du référent initial. Petit à petit, les élèves arrivent à la conclusion que partager peut vouloir dire dans certains cas prêter. Prêter nos affaires, des jouets etc. Le concept de prêter arrive progressivement et est d'abord exprimé implicitement puis explicitement. A partir de ce moment là, les élèves donnent de nouvelles idées pour illustrer le concept de prêter. Ces idées permettent de construire collectivement un autre concept : donner. Ce raisonnement collectif co-construit des concepts majeurs dans la discussion. Les élèves donnent des exemples pour illustrer leur raisonnement, développent des idées et des concepts nouveaux via des indices langagiers, et nous montrent ainsi une pensée collective en oeuvre et le raisonnement qui opère. Le tissage des raisonnements est visible grâce à la construction des chaînes d'objets, des emprunts et des glissements lexicaux. Ce tissage et la co-construction des raisonnements et du sens s'opèrent obligatoirement par une intercompréhension, et l'interprétation dans les échanges entre les élèves eux-mêmes et entre les élèves et l'enseignante.

Réflexion enseignante : les élèves raisonnent même quand je crois le contraire. Il faut distinguer les différents types de raisonnement pour le savoir (idées - exemples - concepts majeurs). Savoir capter des raisonnements et des concepts pour éventuellement relancer la discussion. Savoir relancer la discussion sans déformer le raisonnement des élèves.


(1) Les séquences ou situations d'interlocution sur lesquelles nous nous basons pour cette partie sont extraites d'un corpus de discussions à visée philosophique authentiques capitalisées par E. Auriac.

(2) Figure extraite de Specogna (2013).

(3) Ces phases résultent de l'analyse d'une discussion philosophique produite au CP amorcée par la question : "A quoi ça sert de partager ?", extrait du corpus Auriac. Pour le détail de l'analyse cf. Saint-Dizier de Almeida (2013).

Télécharger l'article