Revue

Allégresse et polyphonie de soi : le rôle de l'imagination dans la philosophie comme édification de soi en vue de l'autre

À la mémoire de Christophe Crèvecoeur

Odile Gilon nous propose de réfléchir, à travers la tradition philosophique, sur le lien entre "l'allégresse imaginative" et la démarche du "connais-toi toi-même". Elle défend l'hypothèse d'un imaginaire, constructeur d'un espace et d'un temps propres, éducables au moyen d'un cadre (règles du jeu, codification de la parole... ; instituant un sens à nos expériences intérieures, le sens dans la connaissance, et un lieu de représentation concrète de la souffrance ou de la joie de l'autre.

Le titre choisi pour cette intervention pourrait résonner comme l'assomption d'un égoïsme transcendé : soi, en vue de l'autre. Le fait est que je souhaiterais lier ici la philosophie, qui nous intime depuis toujours au "connais-toi toi-même", comme sagesse et possible consolation, et l'allégresse imaginative, où le soi peut trouver un lieu et un temps propres. D'emblée, comment rejoindre la démarche philosophique, qui s'est progressivement affirmée comme démarche rationnelle conduisant vers l'universalité et le décentrement par la raison, et l'inventivité imaginative, non rationnelle et subjective, réservée principalement au domaine de l'art ? Par ailleurs, pour quelle raison chercher à réintroduire l'imagination au sein de la démarche philosophique, alors qu'elle en a précisément été exilée depuis ses débuts1?

En choisissant de traiter de l'imagination, comme moyen complémentaire à la raison pour se connaître soi-même, c'est-à-dire en choisissant de traiter de l'imagination du sein même de la philosophie, je ne souhaite précisément pas revenir aux travaux des premiers temps de la psychanalyse, ni proposer une optique thérapeutique à partir de l'art (l'art-thérapie), quand bien même cela eût été possible, puisque je ne suis ni spécialiste dans ce domaine, ni "praticienne"2. Mon propos sera simplement de réfléchir sur l'importance oubliée de l'imagination. Or il m'a semblé intéressant de me servir de mon champ de recherche académique principal, à savoir la philosophie médiévale, pour avancer quelques pistes de réflexion à ce propos. Il apparaît que la tradition révèle un point de vue sur l'imagination qui n'a pas eu d'héritage véritable dans le monde contemporain - sauf peut-être, mais par quelles voies !, dans la philosophie des formes symboliques de Ernst Cassirer. Dans la tradition médiévale des Ishraqî, l'imagination est décrite comme une connaissance symbolique à part entière, dépassant la simple représentation d'images par imitation (mimesis). Le discours mystique médiéval se sert, quant à lui, de métaphores, analogies, allégories, c'est-à-dire de formes de symbolisation non réductibles à la rationalité. Dépassant ainsi l'imagination comme simple fantaisie qui veut échapper à la réalité ou la fuir, le discours imaginatif devenu parole (verbe) dans le discours mystique assume le lieu d'une réalité spirituelle, qui n'est ni strictement empirique, ni strictement intellectuelle, mais intermédiaire entre les deux, jouant un rôle dans la construction de soi en ce qu'elle unit la raison au vécu. L'imagination ne sera donc pas considérée ici, dans cette intervention, comme l'ennemie de la raison et du discours conceptuel, mais comme capacité d'inventivité symbolique, permettant sans doute la construction de l'identité de soi dans ses diverses strates spatiales et temporelles - d'où l'idée d'une "polyphonie de soi".

Je commencerai par rappeler l'interprétation la plus courante de l'imagination dans la tradition philosophique, celle de l'imagination comme faculté qui forme des images, faculté inférieure à la raison, qui forme des concepts universels. L'imagination n'est perçue que comme instrument de la connaissance rationnelle, ou support illustratif ; souvent, elle est d'ailleurs plutôt un obstacle. J'en viendrai ensuite à la définition de l'imagination chez certains philosophes arabo-musulmans (Avicenne et Ibn Arabi). Ces penseurs, aussi bien philosophes que théologiens, développent aux côtés de l'imagination "philosophique", une "connaissance imaginale" donnant accès au monde spirituel imaginal et transcendant de l'Âme (monde du Malakut). Ce "mundus imaginalis" est sans doute, si l'on suit la thèse d'Henry Corbin, ce que l'Occident intellectuel (et non géographique) a délaissé. Le développement de cette thèse me permettra d'en venir ensuite à évoquer une oeuvre chrétienne, Les Confessions de Saint Augustin, pour comprendre ce que l'on peut entendre par "image" comme exercice de ressemblance à Dieu, permettant une transformation de soi qui ouvre à l'altérité. Enfin, je conclurai par quelques perspectives sur l'intérêt de ces remarques pour le "soin philosophique" - sans prétendre pour autant à un point de vue théorique sur une pratique que je n'exerce pas.

I) Qu'est-ce que l'imagination ? Héritages et oublis

Rien n'est moins clair que la définition de l'imagination. Si l'ensemble des philosophes s'accordent pour la définir comme une faculté sensible - et non intelligible, c'est-à-dire matérielle et non immatérielle -, qui permet de former des images mentales à partir des impressions sensibles, beaucoup ne s'entendent déjà plus sur ce que l'on comprend par cette "impression", et encore moins s'accordent sur les différentes fonctions que l'on peut, outre la production par imitation d'images, octroyer à l'imagination. Dans le De Anima, III, 3, Aristote situe la phantasia, traduite de manière très imprécise par le terme "imagination", entre l'aisthêsis (sensation-perception) et le nous (la pensée). Dans la tradition de veine aristotélicienne, l'imagination est la faculté qui permet de former des images mentales, suite à l'impression des choses sensibles sur les sens - les choses sensibles ne s'imprimant bien entendu pas comme telles dans l'âme, mais comme le sceau d'un anneau s'imprime dans la cire, c'est-à-dire en laissant une trace sans y demeurer elles-mêmes. Cette faculté est indispensable à la suite du processus de connaissance : sans image, nous ne pourrions tout simplement pas penser. Tout d'abord, nous n'aurions pas d'images à rassembler dans le souvenir, pour en extraire (ou abstraire) ensuite des concepts universels. Ensuite, même dans les moments les plus forts de l'abstraction, il nous faut toujours un support "illustratif" à notre pensée. L'imagination est, en ce sens, indispensable pour la pensée. Cependant, elle ne joue qu'un rôle instrumental à son égard, car elle peut aussi bien aider que tromper le jugement de la raison.

Platon n'avait-il pas déjà averti des dangers de l'image ? L'imagination, située au quatrième rang des facultés de l'âme ( République, VII, 533a-534a), produit des images à partir du monde sensible, qui ne sont que des simulacres de simulacres, des illusions trompeuses, pâles reflets éloignés de la réalité archétypale de l'Idée. La recherche de la vérité et du Bien, à laquelle s'applique tout amoureux de la sagesse, exige que l'on s'éloigne de ces traces lointaines de la réalité, et, sortant de la caverne, que l'on s'affranchisse du monde sensible pour atteindre la pensée pure. Pour Platon, contrairement à Aristote, il est possible de penser sans images ; cela est même nécessaire pour accéder à la pensée de l'Idée. Mais si pour Platon la pensée pure est sans images, et si pour Aristote l'on ne peut, tout au contraire, penser sans images, ni pour Platon ni pour Aristote, l'image ne présente de caractère autre qu'instrumental. L'image reste inférieure à l'universel (idée ou concept) ; proche du monde sensible, elle change et peut dès lors tromper. L'idéal de la science classique, jusqu'à la modernité, est celui d'une science théorétique. La pensée religieuse, et notamment chrétienne, se fera l'écho de ces deux traditions, en les croisant - au sens où la pensée chrétienne opère une synthèse de ces deux traditions en les sublimant par le moyen d'une hypothèse religieuse, celle de la création et de la chute. Pour les chrétiens, si l'homme ne peut penser sans images, c'est précisément parce qu'il souffre d'une limitation ontologique de son esprit, due au péché originel dont est frappé tout homme. L'éloignement de Dieu signifie donc un voilement de l'esprit de l'homme, réduit à utiliser des images alors qu'il est de droit, c'est-à-dire dans la vision béatifique après la mort, possible de se passer de ces mêmes images pour penser.

Dans cette tradition, l'imagination ne présente pas de caractère proprement positif. Pourtant, s'en tenir à ce constat est déjà réducteur. En effet, il n'est pas certain que la traduction latine du grec "phantasia", utilisé par Aristote pour décrire ce que nous entendons par "imagination", se réduise à la re-présentation d'images. Certaines études contemporaines ont montré que le rôle dévolu par Aristote à la phantasia pourrait être celui d'une faculté de symbolisation. Malcom Schofield voit dans la phantasia aristotélicienne non seulement une faculté productrice d'images mentales, mais aussi une capacité d'opérer des interprétations sur ce qui est perçu3- ce qui laisse la porte ouverte à l'idée d'un jugement imaginatif, reprise et développée par les penseurs arabes. Ainsi, plutôt qu'une simple capacité à se représenter ce que les sens ont imprimé en nous, la phantasia serait l'acte d'une pensée interprétative conditionnant la sensation elle-même. Une telle "pensée pratique" ne serait d'ailleurs propre qu'à l'homme. Si l'animal peut former des images, nécessaires pour se situer dans l'espace et dans le temps, l'animal rationnel qu'est l'homme ne se distinguerait pas tant des autres animaux par la raison, que par sa faculté de symboliser. L'imagination possède, à côté de son rôle strictement représentatif ou imitatif - au sens où elle "imite" la réalité sensible -, un rôle inventif, qui permet de former et combiner des images indépendamment de la réalité sensible. Indépendamment de la réalité sensible, cela signifie indépendamment d'un vécu immédiat, c'est-à-dire de la présence immédiate d'un objet sensible particulier. Ce rôle inventif ne doit pourtant pas nous conduire à identifier imagination et inventivité. En effet, l'imagination est parfois confondue avec l'inventivité, parce qu'elle ne se soumet pas aux règles contraignantes de la raison (les règles logiques). Pourtant, non seulement l'imagination possède, comme on le voit dans le mythe, une logique propre - je renvoie, à ce titre, aux travaux de Lambros Couloubaritsis -, mais en outre, l'inventivité est nécessaire à la démarche rationnelle scientifique. La réduction de l'imagination à de la pure fantaisie est, à mon sens, l'exact corrélat de la réduction abusive de la raison à une démarche axiomatique et quasi "automatique". La confusion entre imagination et inventivité me semble être symptomatique d'une confusion entre imagination et intuition - prise ici pour l'inventivité "rationnelle", c'est-à-dire au sein d'une démarche rationnelle -, le concept d'intuition méritant d'ailleurs une clarification conceptuelle, qui demanderait une étude philosophique de la tradition.

Il est certain que le rôle cognitif de l'imagination a été occulté dans la tradition au profit de son rôle instrumental. Il n'est dès lors pas étonnant de voir qu'elle ait progressivement été assimilée à une faculté productrice de fantaisie, de rêve, de délire, d'hallucination - ce qu'elle est aussi, mais pas uniquement. Il n'est pas non plus étonnant de voir que selon cette interprétation, le geste inventif (aussi bien dans le domaine artistique que dans la démarche scientifique) soit ultimement abandonné au seul talent ou génie, c'est-à-dire au surgissement magique à partir d'un fond qui ne l'est pas moins. Enfin, dans le traitement intersubjectif de certains "troubles" ou maladies mentales - par "traitement intersubjectif", j'entends un traitement opéré au moyen d'un dialogue ou de la mise en place d'un cadre ou rituel, c'est-à-dire autrement que par la seule médicamentation -, cela signifie que la "personne malade" est celle qui se "laisse aller" à son imagination, sans diriger celle-ci intentionnellement, c'est-à-dire par la raison ou la volonté. Or ce "laisser-aller" imaginatif traduit souvent l'idée du caractère strictement subjectif de l'imagination.

Les catégories de la souffrance et de la maladie, souvent calquées sur la dichotomie précédemment décrite entre raison et imagination, laissent l'individu seul devant le domaine privé de son imagination - à l'inverse par exemple des sociétés dites "primitives" ou "archaïques", où les fêtes et les rites de passage présentaient une dimension à la fois sociale et spirituelle, nécessaire à la construction personnelle de l'individu. En clair, si l'imagination est rendue au domaine de la subjectivité pure, elle ne peut être éduquée et laisse à la seule chance et au seul hasard les capacités futures de l'individu à utiliser ses ressources imaginatives. Considérer l'imagination comme une faculté produisant uniquement la fantaisie - précisément parce qu'on conçoit la raison comme objectivité excluante -, c'est la renvoyer au domaine strictement privé et subjectif, c'est-à-dire à l'arbitraire, en estompant d'ailleurs et par la même occasion la présence d'autrui dans la construction de soi. Sans vouloir lier ce qui ne peut l'être aussi aisément, Hannah Arendt faisait remarquer que dans la logique des systèmes totalitaires du XXe siècle, en l'occurrence le stalinisme et le nazisme, systèmes politiques et idéologiques extrêmement codifiés et ritualisés, l'individu était devenu pour ainsi dire incapable de se représenter mentalement la souffrance d'autrui - c'est-à-dire non pas "abstraitement", mais sous forme d'une représentation vécue ou imaginative -, intensifiant de la sorte le conditionnement à l'indifférence. L'imagination dont auraient manqué certains individus dans ce cas pourrait être imputée à la puissance de la ritualisation totalitaire, n'ayant plus aucun frein devant l'impuissance (ou le vide) symbolique intérieur de l'individu.

La perception négative de l'imagination en philosophie a conduit à son exil hors de la philosophie - c'est-à-dire chez les poètes et dans le foisonnement littéraire et artistique. Cet exil a paradoxalement conduit, après l'affirmation la plus haute qui soit de la raison au XVIIIe siècle, à deux types de pratiques philosophiques opposées, opposition symptomatique de l'oubli du rôle gnoséologique de l'imagination. D'un côté s'est développée une philosophie purement attachée à "l'objectivité" rationnelle - je pense notamment au logicisme du Cercle de Vienne, et à ses condamnations féroces des errements de langage de la métaphysique traditionnelle. D'un autre côté s'est développée une philosophie faisant appel à la poésie, voire même décrivant l'art comme l'aboutissement de la philosophie - rendant plus complexe que jamais les rapports entre philosophie et littérature ou poésie. Je songe en particulier à Nietzsche et Heidegger, ainsi qu'au romantisme de Schelling. En d'autres termes, la mise à l'écart de l'imagination a conduit à ne plus voir celle-ci, du point de vue d'une théorie de la connaissance, que comme l'activité schématisante permettant à l'individu de se situer dans l'espace et le temps, ou à l'exiler dans la sphère de la fantaisie pure.

II) Conception de l'imagination chez les philosophes arabo-musulmans

L'imagination n'a pas toujours joué, dans la tradition, le rôle subalterne que lui laissent la grande majorité des philosophes. Raison et imagination sont, à vrai dire, dans une constante interaction : qui pourrait concevoir une raison coupée de toute représentation vécue, ou à l'inverse une imagination purement livrée au hasard, sans même un seul lien, sinon celui d'un "divers pur de symboles", pour paraphraser l'expression kantienne ? Imaginer n'est-il pas déjà organiser ce qui est perçu et, par là même, instituer un sens ? Si les philosophes ont mis tant d'insistance à écarter l'imagination, c'est en raison des dangers auxquels conduit une subjectivité mal gouvernée, tant pour ses conséquences éthiques et politiques, que pour les risques d'aliénation dans le rapport au monde d'un individu. Il est pourtant une autre tradition, intimement liée à la philosophie dans son histoire et par sa nature, qui se comprend à partir du rapport existentiel de l'homme au monde, exprimé dans sa totalité tragique : la tradition religieuse et mystique. Pour certains penseurs de cette tradition - je songe, pour les musulmans, à Avicenne et pour la tradition juive, à Maïmonide - l'imagination vient compléter et parfaire la connaissance rationnelle. Et si tel est le cas, ce n'est plus, comme chez Aristote, pour offrir un simple soutien ou exemple illustrant une pensée, mais en tant que connaissance symbolique à part entière. Deux rôles de l'imagination se dégagent chez les penseurs de cette tradition : le rôle (classique) de l'imagination dans la connaissance rationnelle, et le rôle de l'imagination dans la connaissance spirituelle. Commençons par le statut de l'imagination chez Avicenne.

Si j'ai choisi de traiter d'Avicenne, penseur persan situé à la charnière des dixième et onzième siècles, c'est parce qu'il est aussi bien médecin, scientifique (il rédige des traités d'optique), homme politique (ministre du vizir), que philosophe - puissant métaphysicien et poète mystique. Lorsqu'il se penche sur le statut de l'imagination, Avicenne reprend l'interprétation d'Aristote, pour amplifier le rôle de la "faculté imaginative" et lui conférer un rôle sans doute présent, mais non assumé, chez le philosophe de Stagire. En effet, la théorie aristotélicienne de l'imagination lie l'imagination à l'homme en tant qu'être biologique et psychologique. Avicenne va lui donner une dimension métaphysique pour le moins étonnante. Commençons par son rôle biologique et psychologique. Pour le développer, les penseurs arabes prennent appui sur trois livres essentiels d'Aristote : le De l'âme, les Parva Naturalia et la Poétique. Chaque livre ouvre sur une dimension différente de l'imagination :1celle de l'imagination comme reflet de la réalité pour produire une connaissance2 celle de l'imagination comme vision onirique permettant d'interpréter les symboles3 celle de l'imagination comme imitation de l'être et de l'action en vue d'une création artistique, morale et politique4. Les deux facultés d'imagination et de mémoire sont nommées "sens internes" ou "sens spirituels" dans les commentaires arabes, juifs et puis latins d'Aristote5. Ces sens internes n'ont pas d'organes propres, qui seraient leur instrument, mais ont leur siège corporel dans le cerveau. Avicenne serait le premier auteur à traiter systématiquement des sens internes. Il en répertorie cinq6:

1) Le sens commun. Les sens externes (les cinq sens du corps humain) perçoivent chacun et séparément leur objet propre. Le sens commun, premier sens interne, rassemble ces diverses perceptions. Ainsi, là où les sens externes perçoivent le monde de manière fragmentée (puisque chaque sens perçoit chaque sensible qui lui est propre), le sens commun perçoit toutes les qualités sensibles. Il peut donc les comparer entre elles et les distinguer : c'est à ce titre que le sens commun est pour Avicenne le sens de la discrimination - par exemple, distinguer le blanc et le doux et les attribuer tous deux au miel. Cette capacité du sens commun à discerner est déjà une première forme, bien que rudimentaire, de jugement - ce qui signifie qu'une faculté anté-imaginative est déjà susceptible d'un certain jugement7. Cependant, le sens commun n'est pas véritablement capable de se détacher de la matière - la forme perçue est saisie avec ses caractères adjoints. En outre, le sens commun n'est pas capable de conserver les formes sensibles.

2) Il revient donc à un deuxième sens interne, l'imagination, de conserver les formes sensibles sous forme d'images. La forme dans l'imagination a une existence "stable", même si l'objet des sens (la matière) a disparu - l'imagination est représentative. Cette forme est l'image, qui diffère de la forme sensible par son moindre degré de dépendance par rapport à la matière - l'image n'est pas une entité différente de la forme sensible. Toutefois, l'imagination n'a pas le pouvoir d'agir sur les formes8.

3) La faculté imaginative est le troisième sens interne. Elle a le pouvoir de composer ou diviser les formes conservées dans l'imagination, pouvant ainsi produire des formes complexes qui n'ont pas de correspondant dans le monde sensible. Ainsi, tandis que la perception de la forme ne se fait qu'en présence de l'objet, l'imagination et la faculté imaginative n'ont plus besoin de la présence immédiate de l'objet : ce sont des facultés représentatives. Le rôle de la faculté imaginative est de préparer la connaissance intellectuelle. Pour cela, la faculté imaginative travaille de concert avec la faculté estimative dans le cas de la remémoration (la remémoration volontaire n'existe que chez l'homme).

4) La faculté estimative est la faculté qui perçoit les intentions (mana).

5) La mémoire conserve les intentions.

Tandis que l'imagination et la faculté imaginative perçoivent, conservent et composent ou divisent les formes, l'estimative et la mémoire perçoivent et conservent les intentions. Tandis que l'imagination perçoit la forme après que le sens externe l'ait perçu, la faculté estimative perçoit l'intention sans intervention du sens externe. Ces intentions sont soit morales (bien, mal), soit portent sur l'utilité (convenant, nuisible). L'exemple le plus célèbre est la perception, par l'agneau, de l'hostilité du loup (Kitab al-nafs, I, 5, l. 86, éd. Van Riet). Cette faculté estimative est commune aux hommes et aux animaux, et porte sur des intentions qui ne sont pas matérielles en elles-mêmes, bien qu'elles soient dans la matière (elles y sont accidentellement). Les intentions sont bien des objets différents des formes : elles n'en dérivent pas, n'en sont pas abstraites ou n'y sont pas contenues.

Que pouvons-nous tirer de cette description ? Les facultés qui forment les images ont plusieurs rôles : la formation d'images mentales à partir des formes sensibles imprimées dans les cinq sens ou perçues par les sens (images répétant ou imitant le sensible) ; la conservation de ces images ; la production d'images complexes n'ayant pas de correspondant immédiat dans le monde sensible, à partir de la combinaison des images conservées ; mais aussi la formation d'un jugement anté-rationnel, un jugement pratique, préparant au jugement intellectuel tout en possédant une autonomie par rapport à ce même jugement. Il y a là une grande originalité, car chaque degré de séparation par rapport à la matière, depuis le sens commun jusqu'à l'estimative, est en quelque sorte un degré de "jugement", sous forme d'un sens pratique ne faisant pas encore appel aux règles logiques de la raison. Ainsi, il y aurait un jugement perceptif (quand bien même les sens ne sont pas réflexifs), ou sens de la discrimination, un jugement imaginatif et un jugement estimatif, qui sont autant de manières d'"abstraire", de "juger" et donc d'agir. Or cette capacité discriminative et "intelligente" de l'imagination et de la faculté imaginative ne se limite pas à la psychologie mondaine, c'est-à-dire à la connaissance par l'âme humaine du monde sensible extérieur. L'imagination joue également un rôle dans une psychologie spirituelle, donnant accès à un monde sensible transcendant par rapport au monde sensible concret : le monde des Âmes célestes, appelé "Malakut".

Dans sa dimension métaphysique, l'imagination est décrite par Avicenne comme faculté de produire des symboles et des allégories qui placent l'âme humaine en contact avec le monde transcendant de l'Âme (Malakut). Cette faculté appartient au prophète - il en va de même chez Maïmonide. "Produire" des symboles signale l'autonomie de l'imagination métaphysique par rapport au monde des impressions sensibles. Toutefois, comme nous le verrons, la production de ces symboles est une production/réception, car le prophète reçoit ultimement, dans son expérience visionnaire, la possibilité de traduire l'illumination divine en symboles adaptés à la société dans laquelle il vit. Pour voir clair dans le rôle de l'imagination, je propose de présenter, dût-il y avoir ici réduction du propos avicennien, trois figures de la connaissance :

  • L'artiste et le rêveur utilisent l'imagination et la faculté imaginative pour produire des oeuvres, sans rapporter systématiquement l'imagination à la raison.
  • Le philosophe écarte l'imagination pour utiliser la raison seule, afin d'accéder au monde intelligible. Pour surprenant que cela puisse paraître à nos yeux contemporains, le monde sensible et le monde intelligible possèdent chacun une "réalité". Mais de manière plus surprenante encore, le philosophe peut aussi - comme le fait par exemple Ibn Arabi9 - utiliser l'imagination dans ses exposés philosophiques. Celle-ci lui permet certes plus de "liberté" dans l'exposé de son raisonnement. Mais son rôle n'est pas uniquement de fabriquer des métaphores qui soutiennent la raison ; elle possède une dimension de profondeur spirituelle à laquelle ne parvient pas la raison livrée à ses seules ressources.
  • Le prophète unit la raison et l'imagination dans une vision spirituelle, intervenant comme don de Dieu, et traduit cette vision sous forme d'un langage symbolique adapté à la société dans laquelle il vit, c'est-à-dire dans un langage apte à être compris par ses contemporains.

Pour cette dernière figure, spirituelle, qu'est la figure du prophète, l'imagination n'est pas une faculté recevant passivement des images formées à partir des impressions sensibles, et laissant ces images se combiner par hasard. Ibn Arabi parle de "science de l'imagination" et la présente comme le "premier stade de la prophétie". Qu'entend-il par "science de l'imagination" ? Si nous nous référons au monde latin, nous pensons directement aux disciplines libérales (arts libéraux, dont le trivium : grammaire, rhétorique, dialectique), à l'Ars memoriae, et à l'ensemble des techniques, relatives au langage ou aux autres arts, qui permettent de former, développer et cultiver l'imagination et la mémoire. Cependant, il ne faut pas oublier ici que l'homme évolue dans un univers religieux codifié symboliquement. L'exercice de l'imagination, tout ensemble avec l'exercice de la raison, se pratique de concert avec des exercices d'ascèse, de lecture et relecture de la Loi et des textes religieux. Ce que l'on répète, c'est donc une cohérence signifiante qui trace les limites d'un monde. En outre, cette "science de l'imagination" n'est pas comme la cause produisant la vision qui serait son effet : la vision imaginative ou spirituelle est ultimement reçue de Dieu. Pour Ibn Arabi, comme pour Avicenne et Maïmonide, il ne faut pas l'oublier, seuls Dieu et ses élus, les prophètes et les saints connaissent le pouvoir de cette "science de l'imagination"10.

Insistons ici sur l'union de la raison et de l'imagination présente dans la connaissance prophétique. Rappelons que la figure du prophète n'est pas tant, dans la tradition religieuse, celle d'un homme qui voit loin (qui prédit l'avenir), que celle d'un homme qui profère un verbe (une parole) inspiré. Le prophète est également doté de capacités interprétatives des symboles. Pour pouvoir exercer cette interprétation, il ne lui suffit donc pas de livrer des symboles qu'il laisserait à leur mystère insondable. Il doit posséder la raison, qui lui sert à la fois de rampe d'accès à l'élévation spirituelle, et de faculté discriminante dans l'explication et la transmission des symboles (rôle "pédagogique" ou "prédicatif"). Ce double travail, complémentaire, de la raison et de l'imagination, permet au prophète de présenter aux hommes une vision spirituelle faisant appel aussi bien à l'intelligence (la raison) qu'à l'expérience humaine (vécue dans le monde sensible). En clair, l'imagination joue le rôle d'intercesseur entre la vie pratique, et la vie intellectuelle. La connaissance matutinale (ou "orientale", celle des ishrâqî11, qui n'est autre que la connaissance imaginale, la via imaginationis (tanzîh), est un intermédiaire entre la connaissance strictement empirique (partant des sens), et la connaissance intellectuelle pure. Tout comme l'imagination est intermédiaire entre la raison et le sensible, le monde de l'imagination - le monde de l'Âme - est intermédiaire entre le monde des Corps célestes et celui des Intelligences célestes.

L'imagination n'est pas une simple faculté intermédiaire au sens instrumental du terme : certes, elle meurt avec le corps, et ne sert qu'à préparer l'âme à recevoir la connaissance, reçue par illumination. Mais elle n'en possède pas moins son monde propre, c'est-à-dire sa réalité propre. Ce lieu est le monde imaginal ('âlam al-mithâl, mundus imaginalis, ou barzakh), le monde des Âmes pures ou célestes (Malakut), qui est comme le temple de la lumière et de la présence divines. Les dimensions de ce monde ne sont pas appréhendables par les sens physiques, mais par l'imagination active, c'est-à-dire par l'imagination qui prend conscience du réel et lui donne une forme - contrairement aux rêveries, délires, illusions, qui n'ont pour fondement que le désir. Cette imagination active ou "vraie" est l'organe par lequel sont "senties" les expériences spirituelles. Ainsi, le monde imaginal n'est ni le monde des lubies imaginatives, ni celui des rêves, ni celui des allégories construites dans l'imaginaire collectif d'une société. Pour être plus exact, s'il n'est ni le monde des rêves, ni le monde des illusions, ni le monde de la culture, il n'en demeure pas moins présent dans chacun de ces mondes, en tant qu'il les anime. Ainsi, l'homme commun, qui n'est ni philosophe ni prophète, peut avoir accès, dans ses rêves, à l'expression circonstanciée de ce monde, c'est-à-dire traduite dans des symboles qui lui sont culturellement et individuellement accessibles. De même, les fous et les extatiques peuvent eux aussi avoir accès au monde surnaturel. Par contre, et curieusement, le monde imaginal se distingue des allégories produites par les philosophes - comme, par exemple, l'allégorie de la caverne chez Platon. C'est pour cette raison, semble-t-il, qu'Avicenne et Al-Farabi insistent sur la passivité du prophète dans la vision spirituelle.

Le prophète n'est bien entendu pas passif dans l'ensemble des exercices qu'il pratique (exercices touchant aussi bien son corps que son imagination et sa raison) ; l'exercice de ces trois facultés est même la condition sine qua non de toute réception d'une vision dans l'illumination. Avicenne a des mots très durs en ce qui concerne les hommes qui ne se seraient jamais préparés, durant leur vie, à recevoir l'illumination de l'Intelligence séparée : ils sont voués à la disparition totale. Mais cette quête active n'est qu'une préparation, et n'est en aucune manière la cause de la vision elle-même, qui n'est autre que divine. Par là, Avicenne peut distinguer plus nettement entre le produit d'une imagination, certes éclairée, mais néanmoins et seulement humaine - comme celle du philosophe -, et celui d'une imagination éclairée par la vision illuminative. Le philosophe a certes l'intelligence et l'imagination suffisantes pour produire des allégories : en ce sens, le monde naturel décrit par Aristote suffit pour comprendre le monde. Mais il ne détient pas, comme le soutenait Aristote, la clé de l'intelligence symbolique - qui appartient au prophète, dont la connaissance est parfaite par la connaissance imaginale. Dit autrement, le véritable philosophe doit faire se rejoindre le monde de la raison et celui de l'imagination, celui de la surface et celui de la profondeur - en clair, le véritable philosophe est prophète. Mesurons la rupture avec la thèse aristotélicienne. S'il est possible, pour Aristote, d'avoir accès à des rêves véridiques - qui trouvent leur source dans des "daimon" ( Sur la divination), il n'est pas pour autant envisageable que l'imagination dépasse la raison dans sa tâche de recherche de la vérité. Averroès ira dans le sens d'Aristote : tous les prophètes ne sont pas des hommes sages ; là gît la preuve que la sagesse, et l'équation fondamentale entre vérité et bonheur, se trouve ultimement dans les mains du philosophe, c'est-à-dire de la raison12.

En insistant sur la réception (surnaturelle) de la vision symbolique, Avicenne, Maïmonide (et leurs héritiers) échappent au registre d'enfermement de l'homme dans ce que nous pourrions appeler "la figure de la conscience rationnelle". En condamnant le caractère illusoire de ce monde imaginal intermédiaire entre les sens et l'intellect, Averroès et ses héritiers, défenseurs d'un "rationalisme", exileront l'homme de certaines de ses sources vives, laissant l'imagination rejoindre le domaine du fantasque. La première position suppose un certain type de transcendance et une croyance ; la seconde élimine cette croyance et perd l'efficace de sa transcendance. Si nous suivons Avicenne, la (vraie) philosophie a pour tâche d'allier le zâhir (exotérique) au bâtin (ésotérique) par le biais du ta'wîl, c'est-à-dire de "ramener une chose à sa source, son archétype"13. Cela signifie que la vraie sagesse, répondant au "connais-toi toi-même", inclut dans sa démarche une démarche imaginale qui ne s'oppose pas à la raison, mais la parfait. Le monde contemporain ne comprend plus une telle démarche, puisque suite à l'exil de la connaissance imaginative, la raison et l'expérience ne s'unissent plus sans un saut. La thèse développée par l'orientaliste Henry Corbin, à partir de la gnose ismaélienne et du shi'isme, veut nous rappeler que cette dimension oubliée de la connaissance imaginale a sans doute beaucoup à voir avec le désenchantement actuel14. Elle aurait par la même occasion, pour en venir à la question de la philosophie comme soin, tout à voir avec la façon dont nous appréhendons la maladie mentale, et dont nous laissons progressivement se scléroser notre rapport au monde. Le "divorce", pour reprendre ses termes, entre le monde de la raison et le monde des sens nous empêcherait d'instituer du sens. Réfléchir sur cette séparation ne nous intime pas forcément à revenir au monde de la croyance, mais à réfléchir sur ce qui, dans l'efficace interne de ce monde, permettait à l'homme de vivre ensemble ce qu'il intellige et ce qu'il sent. Pour comprendre ce que je propose comme perspective sur l'imagination, je propose de clôturer cet exposé en évoquant Les Confessions d'Augustin.

III) Du Moi à la Présence : Soi comme un autre, ou soi en vue de l'autre

Voici ce que nous pourrions soulever comme questions. La connaissance imaginale, qui se distingue comme "imagination vraie" de l'imagination du fou ou de celle du rêveur, se présente comme construction de soi faisant appel aussi bien à la raison qu'à l'imagination. Restaurer de cette façon le statut de l'imagination permettrait, non pas d'en revenir au discours mythique ou à la croyance - l'enjeu n'est pas ici d'opposer un monde à un autre - mais de rappeler le caractère inéluctable de la transformation de soi au cours de la vie humaine, en rapportant les étapes de cette transformation non à des catégories nosographiques, mais à ce qui se manifeste activement à travers nous. La difficulté est ici de passer d'une vision quasi métaphysique de la vie, à des pistes pratiques pour répondre à l'urgence de la souffrance. Or ici, les philosophes arabo-musulmans comme Avicenne, nous laissent devant des alternatives auxquelles nous ne pouvons aussi facilement nous accorder. La connaissance symbolique imaginale est présentée comme une connaissance intuitive, immédiate, laissant ainsi dans l'ombre ce qui pourrait servir de "modèle" pour une méthode philosophique comme soin. En outre, ce modèle fait appel à la croyance en une transcendance divine, modèle d'ailleurs élitiste, offrant au seul prophète la possibilité d'unir sa raison à son expérience spirituelle. Or, si telle est la tâche de tout homme, comment expliquer, sinon par la mystérieuse grâce divine, que certains y accèdent et d'autres non ? N'y aurait-il pas moyen d'assumer une transcendance comme une certaine acceptation de l'altérité, requérant un travail sur soi passant par la raison et l'imagination ?

Les Confessions de Saint Augustin passent souvent pour être, dans l'histoire de la pensée occidentale, la première expression avérée de la subjectivité. Comprise comme une autobiographie spirituelle, elles sont d'une grande originalité, car elles s'adressent à Dieu, au lieu de s'adresser à un simple lecteur, curieux de la vie de l'autre. La remarque est d'importance : si l'on parle, à propos de cette oeuvre, d'une autobiographie, il faut préciser qu'il s'agit d'une autobiographie adressée à Dieu. Le "se dire", ou le dire "soi" - pour absconses que puissent être ces expressions -, sont un dire à une transcendance, un dire à l'autre qu'est Dieu - l'Autre (puisqu'il est absolument transcendant) et le Même (puisque l'homme est à l'image de Dieu). La transcendance est ce qui permet de se dire, car elle institue la parole. En lisant ce remarquable ouvrage, il est frappant, en effet, que le mode narratif hétéro-biographique (puisqu'il s'adresse à Dieu15 investit le discours d'Augustin d'une intelligence symbolique si puissante qu'elle confère à la parole le rôle d'un lieu de transformation de soi. Le discours des Confessions est une parole qui peut se dire et dire "soi", parce qu'elle s'adresse à l'autre. L'"auto-biographie" de l'individu est ici un rapport à une transcendance qui se manifeste dans la parole (verbe) à l'autre comme un chemin vers soi.

À la première lecture, Les Confessions constituent une autobiographie spirituelle, relatant les étapes de la conversion et de la croyance d'un penseur. Véritable voyage de l'âme, le discours est tissé de questionnements philosophiques (Faut-il connaître Dieu avant de le louer ? Qu'est-ce que le temps ? Qu'est-ce que la mémoire ? Qu'est-ce que la matière ?), mais aussi d'élans du coeur. Chaque moment de cette confession s'anime de ce rapport à la transcendance divine, puisqu'il est supposé que la parole est instituée par Dieu - c'est-à-dire par cette même transcendance. Ainsi, à chaque moment difficile de la vie d'Augustin, à chaque risque de chute, l'âme peut se ressaisir à partir de paroles bibliques, d'exemples édifiants, qui sont autant de modèles imitatifs permettant de se représenter la situation comme autre qu'elle n'est, ou, plus subtilement, dans leur adresse à la transcendance divine. Au-delà de l'adresse de soi à Dieu, la fonction performative de la parole (instituée par Dieu) touche le coeur de n'importe quel homme et constitue proprement le lieu de transformation de soi. Or cette parole fait aussi bien appel à la raison qu'au coeur ; elle use aussi bien de la philosophie que de l'imagination ( Les Confessions sont jalonnées de métaphores, analogies, symboles). Elle diffère en cela des Belles Lettres et consolations des stoïciens - songeons aux Lettres de Sénèque et à la Consolation de Philosophie de Boèce - qui conçoivent l'adresse à une transcendance comme à un "plan divin". Dans le stoïcisme, l'adresse à la transcendance est anonyme ; la raison aide l'homme à s'arracher au destin, mais elle l'y reconduit dès lors qu'elle s'est approchée du plan de la Providence (dépassant le Destin ou la Fortune dans ses desseins apparemment arbitraires). Ainsi la consolation est-elle soumission volontaire au destin. Conscience d'un "contemplateur solitaire", pour reprendre l'expression de Ernst Jünger, la conscience stoïcienne laisserait vide la place du sentiment et de l'imagination : en effet, l'adresse à la transcendance se comprend comme un retour par soumission au destin, dans l'indifférence (apathie). À l'inverse, Les Confessions se réfèrent, dans le dire "soi", constamment au "modèle" divin, comme mesure de soi, le rapport à la transcendance rendant plus efficace la parole qui tend vers elle puisque c'est elle qui l'institue. Se dire : c'est bien là le sens de la parole (verbe) dans la triade (reflet de la trinité divine pour Augustin) qui unit la mémoire, l'intelligence et l'attention, ou l'amour, que l'âme se porte à elle-même dans sa recherche de soi.

Ainsi, le Moi, comme manifestation de la biographie personnelle et historique, plaçant la personne devant l'angoisse fondamentale tant qu'elle ne s'inscrit pas elle-même comme institution de sens dans un rapport complet à l'existence, devient présence. La biographie personnelle et historique semble n'être, en tant qu'elle s'incarne dans sa présence, que la manifestation d'une autre biographie qui la commande - sans doute l'humanité qui s'éprouve dans son rapport à l'existence. Ou encore le rapport à l'autre comme transcendance absolue. Le passage du Moi à la Présence, qui exige la présence de l'autre comme horizon et transcendance, permet de se projeter. C'est en ce sens que l'idée, avancée par Heidegger et Maldiney, du projet comme dépassement de soi vers le monde, c'est-à-dire "sa propre mise en oeuvre comme transcendance", pourrait être interprétée16.

IV) Philosophie, imagination et soin

En guise de conclusion, je voudrais mentionner quelques pistes de réflexion pratiques pour juger de ce que nous apporte ce rapide survol de la définition de l'imagination dans la tradition.

1. La possibilité d'un jugement imaginatif, développé à partir d'Aristote par les penseurs arabo-musulmans (comme Avicenne), signifie concrètement une sorte de "sens pratique" adaptatif. Pouvoir combiner certaines images, c'est également pouvoir combiner ces images autrement, c'est-à-dire se représenter des possibilités différentes de celles qui sont vécues actuellement. Or, bien plutôt qu'une fuite par rapport à la réalité, ce travail constant de réinterprétation imaginative forme la souplesse du vécu et sa richesse. L'imagination permet ici l'instauration d'un espace et d'un temps personnels favorisant la dramatisation intérieure - pour renvoyer à Maurice Blanchot -, qui signifierait ici la construction d'une histoire personnelle par "écho" ou intensification du réel. Ainsi, l'imagination a-t-elle un rôle nécessaire pour la survie de la personne, en tant qu'elle permet, au niveau le plus élémentaire, de construire un espace et une temporalité propres, qui semble fonctionner selon des règles d'intensification étrangères au temps "objectif". Assez étrangement, cette intensification serait précisément ce qui permet l'adaptation de la personne, car elle constitue sa représentation de situations possibles alternatives en représentation projective, c'est-à-dire sa capacité à se projeter (dans l'avenir, mais aussi dans ce qu'elle vit actuellement). Certains enfants construisent spontanément ce cadre spatio-temporel ; d'autres souffrent de ne pouvoir le construire. S'agit-il d'une défaillance de l'imagination ? Ou de la perception ? Il revient sans doute à la neurologie et à la psychologie d'y répondre. Mais il me semble que cette construction d'un temps et d'un espace propres peut s'éduquer (même si elle ne se crée pas) au moyen d'un cadre - comme les règles d'un jeu, la codification dans la prise de parole, ou comme le permet le langage lui-même, en tant que discours symbolique codifié. On peut ainsi aider l'enfant, à partir du moment où il maîtrise le langage et comprend sa fonction symbolique, à évoquer des situations possibles : "que serait-il arrivé si... ?", "Et si le héros avait fait ceci ou cela ?".

2. Si l'imagination est ce qui permet de formuler des projets, c'est parce qu'elle institue un sens en constituant le premier stade d'intériorisation d'une expérience. Toutefois, qu'entend-on par "expérience" ? Nous ne sommes pas, en effet, touchés par les mêmes faits, ni ne faisons attention aux mêmes événements. Ce qui constitue la subjectivité est précisément que tel "fait" présente un écho particulier pour l'un, tandis qu'il est insignifiant pour l'autre. Or, de quoi dépend au final cette personnalisation de l'événement ? L'imagination n'a-t-elle pas ici un rôle fondamental dans ce que j'appellerais la transformation du regard par l'attention ? Le vide consenti dans l'intériorité pour laisser advenir un événement, se fait l'écho, la "caisse de résonnance" de ce qui se passe : la personne fait place, se retire, applique son attention, intensifie et dramatise jusqu'à laisser, comme dans un mouvement respiratoire, s'estomper cette intensification. Il ne nous appartient certes pas d'être frappé par telle ou telle chose. Mais sans doute pourrions-nous aider les enfants, dans l'éducation, à prêter attention à telle ou telle chose.

3. La description de l'imagination active dans la philosophie arabo-musulmane me permet de mettre le doigt - de manière moins tragique, sans doute, qu'Henry Corbin ne le faisait - sur la nécessité de considérer la personne dans sa complexité et sa "complétude" : l'homme qui vit, pense et ressent est toujours dans un rapport complet avec l'existence. Même la maladie est, dans ce cadre, un certain rapport à l'existence. Et l'enfant qui est en contact très tôt avec la souffrance sait et comprend - comme en témoignent certains dessins d'enfants surprenants, effectués dans des ateliers d'hôpitaux - ce qui pourtant ne se dit pas dans un discours rationnel.

4. Si l'hypothèse d'une symbolisation propre à l'homme (et non à l'animal) est valide, l'imagination en tant que capacité ne peut pas être inculquée. Il n'est pourtant pas impossible, de la même manière qu'on éduque le sens critique et le raisonnement, d'éduquer l'imagination, au sens où l'on aide son développement. De nombreuses méthodes sont déjà présentes dans ce cadre : avant même que l'art ne soit utilisé comme thérapie, ou comme moyen d'éducation, l'Ars memoriae, abandonnée depuis longtemps, associait les images et le travail de la répétition ; l'invention de rituels instaurait simultanément la possibilité de ruser avec les règles, condition nécessaire pour dégager des possibilités. L'ensemble de ces techniques contribuait à un développement actif de l'imagination comme connaissance. Cependant, que signifie éduquer l'imagination ? La première étape est l'imitation - mimesis, ou copie. Or, du fait même que l'imagination est déjà représentative, naît en même temps une différence possible avec le modèle. Platon énonce ce rapport à l'image sous la forme d'un paradoxe : si l'image était l'image parfaite du modèle, elle ne serait pas autre que le modèle ; en d'autres termes, elle serait le modèle, dont elle ne serait plus alors l'image. La mêmeté et l'altérité se disputent en alternance le processus d'imitation - la familiarisation intervenant également dans ce processus pour rendre plus complexe encore ce qui est le "même" (approprié) et ce qui est autre (étranger). Puis vient une part d'inventivité propre, permettant de détacher l'image du modèle et d'inventer soi-même des images (inventer une histoire et se raconter sa propre histoire, par exemple). En reprenant l'imagination active décrite par Henry Corbin, le fond culturel - bien que je n'aie pas l'intention ici de réduire le monde imaginal métaphysique à un simple fond "culturel" - pourrait servir de cadre de référence symbolique. En ce sens, l'imagination institue le sens.

5. Cette institution de sens ne pourrait se faire, à mon avis, qu'à l'aide de l'attention et de la ritualisation du quotidien (qui semble permettre spatialité et rythmicité, donc temporalisation). Augustin met en avant la notion d'attention (attentio) dans la connaissance : identifiée à la volonté et à l'amour, c'est elle qui permet, à tous les niveaux de la connaissance, d'unir ce qui est perçu et ce qui perçoit, ce qui est souvenu et ce qui se souvient, ce qui est connu et ce qui connaît. L'attentio met en mouvement, cristallise le mouvement, le maintient, et permet que se forme (par auto-impression pourrait-on dire, car pour Augustin, le sensible n'est qu'une occasion et non une cause réelle de la pensée) une image, un souvenir, un concept. Bien plus, l'attentio prise comme volonté aimante est ce qui permet, lorsque l'âme se prend elle-même comme objet de connaissance, de rassembler les souvenirs de soi, rangés dans la mémoire, simple présence de l'âme à elle-même - la parole exprimant l'attention que l'âme se porte à elle-même. Pour ce qui concerne la ritualisation, et en m'excusant d'emblée d'avancer ici un poncif, la société actuelle, bien qu'elle offre des moyens extraordinaires en termes de développement de l'enfant, laisse le plus souvent - sans doute en raison du manque de temps des parents - les enfants s'imbiber de la "passivité" de la culture contemporaine. Bertrand Russell remarquait déjà, dans L'éloge de l'oisiveté (en référence à l'otium), que la société actuelle laisse l'imagination absorber passivement (pour ne pas dire consommer) des plaisirs déjà construits : cinéma, livres, jeux, etc. L'enfant est très rapidement mis en contact avec ces moyens de développement de l'imagination - qui sont aussi et en même temps des moyens d'institution d'une dépendance par rapport à une imagination préconstruite. Cette affirmation peut sembler contradictoire avec celle implicitement avancée par l'idée de la ritualisation et celle de monde imaginal - qui est elle aussi un certain "conditionnement" de l'imagination. Cependant, dans la mesure où l'imagination déjà construite (par les adultes concepteurs de livres, dessins animés, jeux, activités, etc.) est instaurée comme rituel, c'est-à-dire comme une certaine temporalisation, l'alternance semble possible - plutôt que le refuge complet dans la passivité et la dépendance - entre les moments d'impression et d'imitation, et les moments de repos, qui permettent à l'enfant de "s'ennuyer", c'est-à-dire d'intégrer, de s'imprégner et de se distancier par rapport à l'environnement imaginatif proposé. Ne voyons-nous pas déjà, en tant qu'adultes, qu'une consommation incessante d'activités, pour grisante et émancipatrice qu'elle puisse paraître, expose à devoir affronter le vide qui suit dans la phase de repos ? Non seulement la surdose d'activités (dont beaucoup sont vécues passivement, comme le rapport aux images) pourrait empêcher l'imagination propre de se développer - la dépendance imaginative me semble être l'une des maladies les plus terribles de l'homme -, mais en outre, elle conduit, lorsque le rythme s'apaise, à couper la personne de ses plus intimes ressources.

6. Enfin, l'imagination me semble être le lieu où la personne peut se représenter la souffrance ou la joie de l'autre, comme vécu - et non simplement de manière abstraite -, ainsi que le souligne déjà le rôle cathartique de la tragédie classique. Elle est donc en tant que telle un certain rapport à l'autre - même s'il est vrai que l'altérité surgit comme l'irréductible, l'incontournable, ce qui ne peut précisément être réduit d'aucune manière au moi, même dans l'imagination.


(1) Cet article reprend la communication orale effectuée lors du colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques de 2012. Je souhaite remercier Michel Tozzi et Marianne Remacle pour leur invitation à participer, en tant que médiéviste, aux recherches interdisciplinaires sur les pratiques philosophiques. Je me permettrai par la même occasion de signaler que cette conférence n'est pas le lieu d'une démonstration, ni l'exposé des résultats d'une recherche sur les liens entre la philosophie médiévale et les pratiques de soin contemporaines, mais plutôt l'occasion de réfléchir sur les questions que pose la spiritualité médiévale au souci contemporain du soin de l'âme. Le caractère quasi expérimental de ces réflexions demandait de laisser au texte une tonalité proche de la conférence orale.

(2) La psychiatrie dans ses débuts attache une attention toute particulière à l'imagination. Citons par exemple Paul-Max Simon, L'imagination dans la folie, études sur les dessins, plans, descriptions et costumes des aliénés (E. Donnaud, 1876) ; Henri Joly, L'imagination, étude psychologique ("Bibliothèque des merveilles", Hachette, 1877) ; Théodule Ribot, Essai sur l'imagination créatrice (Alcan, 1900) ; Joseph Segond, L'imagination, étude critique (Flammarion, 1922).

(3) Voir Jean-Louis Labarrière, La condition animale : étude sur Aristote et les stoïciens, Peeters Publishers, 2005, p. 87.

(4) Voir Mohamed Mesbahi, "Ibn 'Arabi : De l'interférence entre deux systèmes d'imagination : le système philosophique et le système gnostique", in Intellect et imagination dans la philosophie médiévale, Actes du XIe Congrès International de Philosophie Médiévale de la Société Internationale pour l'Etude de la Philosophie Médiévale (S.I.E.P.M.), Porto, 26 au 31 août 2002, éd. par Maria Cândida Pacheco-José F. Meirinhos, vol. I, Brepols, Société Internationale pour l'Etude de la Philosophie Médiévale, 2006, p. 596.

(5) Notamment, pour Avicenne, dans deux oeuvres de psychologie : la première au début de sa carrière, la Maqâla fi-l-nafs et la seconde, quarante ans après, la Risâla fi-l-qûwa-l-nâtiqa. Voir, de même pour ce qui suit, Carla Di Martino, Ratio particularis. Doctrines des sens internes d'Avicenne à Thomas d'Aquin, Paris, Vrin, "Etudes de philosophie médiévale", 2008, p. 19.

(6) Ibn Arabi relève 6 sens : le sens commun, l'imagination (khayal), l'imagination active ou l'acte d'imaginer (takhayyul), la faculté formatrice (al-musawwira), la cogitative (al-mufakkira), l'estimative (al-wham), la conservatrice (al-hafida), la mémoire (al-dakira). Le sens commun perçoit les images pendant le sommeil (là où les sens les perçoivent à l'état d'éveil) ; la faculté formatrice compose de nouvelles images à partir d'éléments des entités sensibles ; l'imagination est conçue comme un magasin d'images sensibles (elle saisit, conserve et contrôle les images sensibles) ; la faculté conservatrice garde ce que l'imagination a retenu comme images ; la mémoire rappelle à l'imagination ce qui pourrait lui échapper ; la cogitative, Ibn Arabi l'attache à la raison et non à l'imagination - la cogitative est l'aspect actif de l'imagination. Voir Mohamed Mesbahi, op. cit., p. 598.

(7) Aristote aurait déjà affirmé dans le De Anima III, 2, qu'une perception est en un certain sens un jugement. Voir sur ce point Carla Di Martino, op. cit.

(8) Ibn Arabi répertorie six fonctions de l'imagination : 1) la perception des images en état d'éveil ou en rêve ; 2) la composition de nouvelles images à partir d'éléments anciens ; 3) l'incorporation des concepts rationnels et des êtres spirituels pour les rendre visibles par les sens externes ; 4) l'abstraction des images sensibles pour en faire des formes rationnelles ; 5) l'interprétation des signes et symboles des rêves et visions ; 6) influencer la nature. Voir Mohamed Mesbahi, op. cit., p. 599.

(9) Pour ce qui suit, voir Mohamed Mesbahi, "Ibn 'Arabi : De l'interférence entre deux systèmes d'imagination : le système philosophique et le système gnostique", in Intellect et imagination dans la philosophie médiévale, op. cit., p. 595-602.

(10) Ibn 'Arabi, Al-Futuhat al-makkya (Les Illuminations Méçoises), Beyrout, Dar al-fikr, s.d., t. 3, p. 508. Du fait de la coexistence de deux théories de l'imagination (philosophique et gnostique) dans l'oeuvre de Ibn Arabi, il distingue "l'imagination continue ou conjointe" (imagination humaine et subjective), et "l'imagination discontinue et séparée" (imagination objective et métaphysique), qui reçoit neuf expressions synonymes : l'imagination absolue, Nuée (al- 'ama), le Vrai, le Barzakh, l'homme complet, la Terre, la lumière, la matrice (ar-rahi m), la corne (al-quarne).
Voir Mohamed Mesbahi, op. cit., p. 596.

(11) Voir Henry Corbin, Philosophie iranienne et Philosophie comparée, Paris, Buchet/Chastel, 1985, p. 120.

(12) Averroès, dans son Kitab Fasl al-Maqal, s'oppose à l'usage de l'allégorie par les philosophes. Il ne le justifie que si une compréhension littéraire des Ecritures conduisait à des croyances fausses (du point de vue philosophique). Voir sur ce sujet Alfred Ivry, "Triangulating the Imagination: Avicenna, Maimonides and Averroès", in Intellect et imagination, op. cit., pp. 667-676.

(13) Voir Henry Corbin, Philosophie iranienne et Philosophie comparée, op. cit. , pp. 23, 93-94, 118-119, 121.

(14) Pour Corbin, ce divorce entre l'exotérique et l'ésotérique, mais aussi celui entre les sens et l'entendement, est responsable de la perte de l'eschatologie, et a conduit à la conception hégélienne de l'histoire (l'historicisme), où la recherche de l'origine vient combler la perte de l'attente, conduisant au faux dilemme entre mythe et histoire. A l'inverse, la pensée des Ishraqî, c'est-à-dire des illuminés, est une histoire intériorisée : le passé n'est jamais un passé, mais une demeure. Le passé est ce qui s'adresse à nous et nous intime d'y répondre. ( op. cit., pp. 78-79).

(15) Sur ce point, voir Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. L'approche de Saint Augustin, Paris, P.U.F., "Épiméthée", 2008. (16) Henry Maldiney, Penser l'homme et la folie, Grenoble, éditions Jérôme Million, 2007, p. 250.

(16) Henry Maldiney, Penser l'homme et la folie, Grenoble, éditions Jérôme Million, 2007, p. 250.

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