Revue

Se raconter, une manière de se réapproprier son histoire ?

De la philosophie comme visée thérapeutique

De la philosophie comme visée thérapeutique

Comment trouver l'apaisement lorsque l'expérience de la souffrance est innommable? L'auteure nous fait part de réflexions autour de son travail dans le cadre de la rencontre avec des jeunes hospitalisés au sein d'une unité de traitement intensif pour adolescents souffrant de troubles psychiatriques sévères et de troubles du comportement, des jeunes dont l'expérience de vie est "polytraumatique" ( maltraitance, abus sexuels intra-et/ou extra -familial, ruptures multiples). Mari Carmen Rejas Martin pose l'hypothèse que rassembler ce qui est épars permet de redevenir "acteur", "auteur" de sa vie, lorsque l'identité même de l'être a été altérée.

"Ce qui touche le coeur se grave dans la mémoire" (Voltaire)

Si l'on comprend la philosophie dans l'acception étymologique du terme grec therapeuein, signifiant "s'occuper de, aider", ou du terme latin curare, "prendre soin de", ceci nous renvoie au sens premier de la philosophie dans l'Antiquité. En effet, à cette époque, la philosophie était considérée avant tout comme une thérapie de l'âme, autrement dit comme une voie permettant de découvrir l'apaisement de l'âme, troublée par son expérience et sa vision du monde. Mais qu'en est-il lorsque cette "âme" est profondément meurtrie par son expérience ?

La réflexion que je vous propose aujourd'hui s'appuie sur deux axes : le premier se réfère à la rencontre avec des jeunes hospitalisés en psychiatrie, des jeunes dont l'expérience de vie peut être qualifiée, sans aucun doute, de "polytraumatique" ; le deuxième axe est l'aboutissement, si j'ose dire, d'une recherche plus large menée lors d'une thèse de doctorat1, et qui soulevait l'hypothèse que l'écriture-témoin pouvait être une manière de se réapproprier son histoire. Certains auteurs-témoins ont évoqué ceci à propos de leur témoignage : "écrire cela soigne [même si] ça ne guérit pas". Dès lors, l'écriture-témoin pourrait être considérée comme une sorte de thérapie, non pas un moment de clôture, mais une ouverture2.

Le service psychiatrique dont il est question est une unité de traitement intensif pour adolescents souffrant de troubles psychiatriques sévères et de troubles de comportement. Cette unité est située au sein même d'un hôpital psychiatrique, le centre hospitalier Jean Titeca à Bruxelles. La majorité d'entre eux ont un vécu de maltraitance et d'abus sexuels intra-et/ou extra-familial, mais aussi de ruptures multiples3.

Aujourd'hui, c'est à partir de la rencontre avec ces jeunes que nous allons relever le défi du pouvoir du langage à exprimer le réel et en laisser une trace, et le fait qu'une représentation de l'impossible n'est pas toujours impossible.

Entrevoir une parole "rassurante" pour des jeunes dont l'expérience de vie est "polytraumatique" défie ce concept de "l'innommable", même si l'on sait que l'expérience de leur souffrance est inqualifiable, inconcevable, voire inavouable, non seulement à l'autre, mais aussi à soi-même. Gageons qu'il s'agit avant tout d'un défi qui ouvre la perspective de donner du sens à la vie, alors que celle-ci est faite de non-sens lorsque le traumatisme a fait irruption dans la vie du sujet. Pour aborder cette notion de non-sens, et pour comprendre en quoi il s'agit d'un défi, il faut s'arrêter à la notion du traumatisme psychique. En effet, la compréhension du traumatisme psychique est indispensable pour appréhender ce qui fait non-sens.

Traumatisme

Le traumatisme consiste avant tout en une rencontre avec le réel de la mort, et il s'accompagne d'effroi. Par son effraction, le traumatisme bouleverse l'appareil psychique. Dès lors, le témoignage de l'expérience traumatique sera lié au bouleversement psychique qu'il a engendré. Dans Réflexions sur le traumatisme, Ferenczi (1982, p. 139) aborde la notion de "choc", qui est "équivalent à l'anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d'agir et de penser en vue de défendre le Soi propre". Il se peut aussi que les organes qui assurent la préservation du Soi abandonnent, ou du moins réduisent, leurs fonctions à l'extrême. Le mot Erschütterung - commotion psychique - vient de Shutt = débris ; il englobe l'écroulement, la perte de sa forme propre et l'acceptation facile et sans résistance d'une forme octroyée, "à la manière d'un sac de farine". La commotion psychique survient toujours sans préparation. Elle a dû être précédée par le sentiment d'être sûr de soi, dans lequel, par suite des événements, on s'est senti déçu ; avant, on avait trop confiance en soi et dans le monde environnant ; après, trop peu ou pas du tout. On aura surestimé sa propre force et vécu dans la folle illusion qu'une telle chose ne pouvait pas arriver : "pas à moi".

Violences sociohistoriques, traumatisme massif et violences dans la sphère privée

Dans le cadre des violences perpétrées à l'égard des enfants, il n'y a pas de reconnaissance historique et sociale (à l'inverse des violences liées à la guerre), qui peut, tôt ou tard, favoriser le "dire" d'une telle histoire. Ces victimes restent, pour la plupart, emmurées dans un silence total. En effet, exprimer une histoire personnelle et son vécu se révèle particulièrement complexe, les sujets étant habités par des sentiments de honte et de culpabilité, tout en étant souvent aliénés par des conflits de loyauté et/ou "empêchés de parler". Les conséquences psychiques de tels traumatismes peuvent être d'une extrême gravité, pouvant aller jusqu'au développement de troubles psychiatriques sévères, comme la schizophrénie par exemple. (Précisons toutefois qu'il ne s'agit pas de généraliser les conséquences des traumatismes psychiques).

Puisqu'il s'agit d'aborder les vécus des jeunes victimes d'abus et de maltraitances, il me semble toutefois utile de faire la différence entre ces traumatismes et les traumatismes liés aux violences socio-historiques (il ne s'agit pas d'une échelle de valeurs, bien évidemment, mais bien une contribution pour tenter de comprendre le vécu de telles expériences). Régine Waintrater et Jorge Barudy soulignent la différence entre les traumatismes liés aux violences socio-historiques et ceux consécutifs aux violences dans la sphère privée, dans la famille par exemple. Pour Régine Waintrater (2003), l'expérience d'impuissance totale endurée par les victimes rappelle l'expérience de dépendance et de détresse du nourrisson en proie à l'intensité insupportable de son ressenti. "Il s'agit là d'une terreur qui est à la limite du somatique, que rien ne vient soutenir, et qui ne peut cesser qu'en présence d'un environnement empathique. [...] Cependant, la différence majeure entre le traumatisme massif (par exemple de guerre) et le traumatisme infantile réside dans l'éprouvé des affects : si, chez l'enfant, c'est l'éprouvé qui constitue à lui seul un traumatisme infantile, chez l'adulte, en revanche, l'affect, aussi intense soit-il, n'annule jamais les fonctions réflexives d'un moi-observateur capable de mobiliser des défenses" (Waintrater, 2003, p. 84).

Jorge Barudy (2007) distingue quant à lui les victimes de traumatismes "socio-historiques" des victimes de violences "intrafamiliales", en insistant sur le caractère plus destructeur de ces dernières puisque, chez le sujet, les repères fondamentaux que représentent les liens familiaux - les figures parentales - sont détruits. Cependant, force est de constater que la plupart des enfants les plus maltraités dans leur famille font preuve souvent d'une grande loyauté à l'égard de celle-ci, ce qui rend encore plus complexe le fait d'attester de ce qu'ils ont subi (Barudy, 2007, p. 19).

Nous incluons également, dans cette catégorie de traumatismes, les enfants abusés par des proches de la famille, souvent pendant des années, et ce, à l'insu des parents. Dans ces situations d'abus perpétrés par des tiers proches de l'environnement familial, il faut reconnaître que, pour l'enfant victime, ses propres parents n'ont pu valablement assurer une de leurs fonctions fondamentales, à savoir veiller efficacement à son bien-être à travers sa protection et sa sécurité. Ainsi, il peut en résulter de profonds traumatismes qui altèrent en profondeur le psychisme de l'enfant, lequel ne peut s'identifier qu'à des figures parentales défaillantes. D'autant que non seulement l'individu abuse certes de l'enfant, mais également des parents qui avaient mis leur confiance en lui. L'abus est multiforme.

La souffrance reste enfouie sous une lourde chape de silence

Soulignons encore avec Maurice Berger (2008) qu'il n'existe pas une seule, mais différentes sortes de traumatismes répétitifs : la violence, l'abus sexuel, les négligences graves, l'imprévisibilité, le délaissement parental, l'exposition au spectacle de violences ou de scènes sexuelles familiales, l'implication dans la folie parentale ou dans des relations perverses, etc. Tous ces traumatismes, qui provoquent des angoisses et des troubles spécifiques, présentent aussi des caractéristiques communes (Berger, 2008, pp. 18-21). Citons quelques-unes de ces caractéristiques :

  • L'impact des traumatismes psychiques est d'autant plus important qu'il est précoce.
  • Tout traumatisme intense peut s'inscrire dans le psychisme de l'enfant sous la forme de sensations corporelles ou d'images à l'état brut, sans qu'il puisse faire la différence entre ses pensées et la réalité.
  • Tout traumatisme répétitif entraîne une sidération plus ou moins importante de la pensée.
  • Dans tout traumatisme psychique répétitif, l'enfant est très angoissé par ses parents, et en même temps, sorte de syndrome de Stockholm, il n'a pas d'autre choix que de chercher du réconfort auprès d'eux ; ce qui le rend confus. Ou encore, comme le décrit Mary Main (1998), l'enfant est partagé entre la terreur du contact et la terreur du rejet.
  • L'enfant n'ayant à sa disposition aucun adulte capable de s'identifier à ce qu'il ressent, c'est dans la solitude la plus totale qu'il vit les sentiments d'angoisse et de terreur qu'il éprouve face au vide relationnel, à l'abandon ou à la violence.
  • Toute situation traumatique importante répétée entraîne chez l'enfant un multi clivage de son psychisme : par exemple, une partie de lui s'identifie à son parent violent, une autre partie est angoissée, voire terrorisée, une autre partie encore dénie la gravité de la situation et idéalise ses parents, car il serait trop inquiétant de reconnaître que l'on dépend d'adultes aussi inadaptés.
  • Tout traumatisme répétitif peut entraîner chez l'enfant une tentative de le maîtriser en le provoquant activement.
  • Lorsqu'un traumatisme répétitif est précoce, le sujet ne parvient pas à situer l'origine de ce qui ne "va pas", ne perçoit pas si cela vient de lui ou du monde extérieur.
  • Le traumatisme relationnel précoce est donc à l'origine d'une indifférenciation entre la pensée de l'enfant et celle de ses parents.

Alors, au vu de ces quelques précisions, nous pouvons mieux comprendre que le concept même d'apaisement lorsqu'on a un tel vécu est bien incertain, voire peu probable. Le traumatisme psychique est un phénomène dû à un choc émotionnel grave qui se manifeste par une effraction subite du psychisme et détermine des perturbations profondes au sein de ce psychisme (Crocq, 2007, p. IX). En effet, l'événement survenant à un moment de la vie du sujet, il convient de distinguer l'avant-événement de l'événement en soi. Il n'existe toutefois pas d'après-événement, car l'expérience traumatique vient réellement interrompre la continuité du temps dans la vie du sujet... Plus rien ne sera comme avant. Comme l'a indiqué Régine Waintrater, "le souvenir traumatique repousse toute mise en perspective ; plus d'avant ou d'après, seul demeure un actuel immuable et figé que les années ne parviennent pas vraiment à entamer" (Waintrater, 2003, p. 217). Dès lors, souligne encore Régine Waintrater, l'indicible invoque tout à la fois l'idée d'un incommunicable et d'un inavouable. Placé sous le signe de la déliaison, il est ce qui ne peut se dire, ni à autrui ni à soi-même" (Waintrater, 2003, p. 220).

L'expérience vécue traumatique, dans son surgissement comme dans sa perpétuation, est un bouleversement profond de l'être, dans ses rapports avec le monde et avec lui-même. Plongé dans le chaos où il n'y a plus repère ni ordre, arraché à la présence de la vie pour être confronté au mortifère, arrêté dans l'écoulement harmonieux de son temps, dans sa perception mouvante du passé, du présent et de l'avenir, dépouillé de ses valeurs, le traumatisé est celui à qui il a été donné de douter brusquement de la vie et de l'ordonnancement du monde, c'est-à-dire d'être voué au néant et au non-sens (Crocq, 1999, p. 276).

Effectivement, force est de constater que ces expériences traumatiques engendrent une rupture de sens et une perte du contrôle de sa propre histoire. Comment, dès lors, redevenir "acteur", "auteur" de sa vie lorsque l'identité même de l'être a été altérée ? Raconter sa vie, faire un récit de sa vie ne serait-il pas un moyen de se réapproprier son histoire ? Une manière de reconstruire son identité ?

Pierre Fossion (2009) précise que la mémoire autobiographique est un processus par lequel on se souvient des événements personnellement vécus, ainsi que du contexte dans lequel ils ont été vécus. La mémoire autobiographique permet la régulation de soi, elle est directrice, car elle utilise le passé afin de mieux gérer le présent et le futur. Quant à la mémoire liée au traumatisme, elle est par contre aspécifique, estime Pierre Fossion qui cite Janet pour qui les expériences traumatiques ne peuvent être assimilées dans les structures de pensées habituelles, mais sont stockées ailleurs, dissociées de la conscience et du contrôle volontaire et ne s'adaptant pas aux circonstances de l'existence. Pour appuyer les arguments relevés par Pierre Fossion et Janet, reprenons ici quelques spécificités qui caractérisent la plupart des jeunes hospitalisés dans notre service, spécificités relevées par Marina Staiff (2007) :

  • Bion décrit la décompensation psychotique comme une expérience catastrophique dans laquelle le moi comme self, en tant que substance vivante, se fragmente en une infinité de morceaux. Ces morceaux d'expérience interne éjectés à l'extérieur se confondent avec la nature et avec d'autres personnes, si bien que le sujet ne peut plus reconnaître la forme habituelle du monde.
  • Winnicott (1963, 1971) met en avant le fait que l'entourage n'arrive pas (pour différentes raisons) à jouer son rôle d'accompagnement dans le processus de désillusion qui est censé mener progressivement l'enfant de l'expérience initiale et indispensable d'omnipotence à l'acquisition du sentiment d'autonomie. Des faits réels font intrusion de manière soudaine ou imprévisible et créent un traumatisme en brisant la capacité de l'enfant à "croire en", ce qui entrave la structuration. Winnicott nous invite à considérer qu'il y a des traumatismes non représentables, parce que le sujet n'était pas là pour se les représenter, ou encore parce qu'"il ne s'est rien passé là où il aurait pu utilement se passer quelque chose". En effet, si rien ne vient soulager l'angoisse de l'enfant en temps utile, celle-ci se transforme en douleur, puis en agonie.
  • Roussillon (1991, 1999) précise que lorsque les ressources psychiques internes s'épuisent et que l'environnement n'est d'aucun secours du fait des aléas des réponses ou de l'absence de réponse, l'état de manque et de détresse dégénère en état traumatique primaire, sous l'effet de la rage impuissante. Si la souffrance psychique est au premier plan, elle produit un état d'agonie (Winnicott). Il y a même de la terreur liée à l'intensité pulsionnelle engagée, elle produit une terreur sans nom (Bion).

La seule issue à cette situation est particulière, il s'agit alors de faire appel au clivage du moi : pour survivre, le sujet se retire de l'expérience traumatique première, et assure sa survie psychique en se coupant de sa subjectivité. Il ne "sent" plus l'état traumatique, il ne se sent plus là où il est, il se décentre de lui-même, se décale de son expérience subjective.

- Pour Roussillon, les traces perceptives ne sont pas traduites en représentations de choses et ne sont donc pas symbolisées. Il en résulte un clivage au point de passage entre mémoire perceptive et inconscient, une déchirure verticale du moi partageant d'un côté un fonctionnement adapté, et de l'autre ce qui n'est pas inscrit, pas représenté, pas symbolisé et qui peut être rapproché des concepts de "folie privée", nous dit encore André Green (in Staiff, 2007).

C'est donc dans ce contexte d'expérience d'hospitalisation de ces jeunes que nous élaborons actuellement un projet de mise en récit de vie par les jeunes qui ont été hospitalisés dans notre service pour adolescents, du CHJ Titeca, à Bruxelles4. Il s'agit en effet de leur proposer de faire le récit de leur vie, à partir de leur expérience d'hospitalisation.

Que peut apporter le récit de vie à ces jeunes ?

Le récit de vie pourrait avoir cette qualité de liaison, de rassembler une histoire faite de ruptures, de violences, de chaos, de doute. C'est ainsi qu'un jeune ayant quitté notre service il y a environ deux ans et que je continue à voir en entretien individuel s'exprimait : "J'aimerais faire un récit de ma vie". A mon interrogation d'en connaître les raisons, il me répond que cela l'aiderait à s'y retrouver, à mettre de l'ordre dans son histoire. Il est resté presque quatre ans dans notre service.

Lorsqu'il commence son récit, c'est un "autre" jeune qui se raconte devant moi. Si avant, il pouvait être "plaintif", exprimer une sorte de passivité, là, c'est un jeune "dynamique", actif, acteur de ce projet auquel il semble tenir. Il ajoute qu'il souhaite laisser une trace de son histoire. Il décide par quel moment de sa vie il veut commencer à faire son récit. C'est ainsi qu'il débute par la période qui précédait son hospitalisation et qui, in fine, l'a amené dans notre service.

En effet, l'activité narrative est une faculté humaine, universelle qui a pour but de structurer l'expérience en la synthétisant et en lui donnant du sens : c'est ainsi que Marichela Vargas (2012) résume "Le récit de vie"5. Il s'agit alors de faire de la vie, de sa vie une histoire. Dans la dimension de vie, il y a la dimension du vécu et la dimension de la temporalité. Lorsque nous faisons un récit des événements vécus dans le temps, ces événements ne sont pas relatés comme des faits isolés, sans lien entre eux, ils sont, au contraire articulés de manière sensée, ce qui permet de restituer la vie en la synthétisant et en lui donnant du sens. Le récit permet de mettre de l'ordre dans une expérience qui n'est pas organisée, mais plutôt morcelée, éclatée (Vargas 2012). Il permet alors de lier la vie et l'histoire. Vargas se réfère aussi à Ricoeur (2008), en reprenant le concept de mise en intrigue (en grec muthos) d'Aristote "qui signifie à la fois fable (au sens d'histoire imaginaire) et intrigue (au sens d'histoire bien construite)". C'est le sens d'intrigue qui intéresse Ricoeur, qu'il définit comme une synthèse d'éléments hétérogènes : l'intrigue a la vertu de transformer les multiples incidents en une histoire, c'est-à-dire que chaque événement y est plus qu'une occurrence : c'est ce qui se lie aux autres événements et contribue au progrès du récit.

Conclusion

Pourquoi est-il si important d'attester de ce qui s'est passé ? Un argument philosophique de type wittgensteinien peut nous aider à mieux comprendre la nécessité du récit personnel. En effet, il serait impossible d'établir l'identité de quoi ou de qui que ce soit en le désignant simplement du doigt : pour réussir à établir l'identité de cet objet ou de cette personne, il faudrait être capable aussi d'en dire quelque chose, d'en donner une description qui le ou la caractérise, ne serait-ce que de façon minimale. En effet, lorsque l'on allonge le doigt dans une certaine direction, on ne peut faire comprendre aux autres que, ce faisant, on est en train de désigner quelque chose de particulier qu'à la condition d'être en mesure d'indiquer ou de décrire d'une façon plus discursive lequel des éléments de notre environnement l'on cherche à désigner. Autrement dit, il est impossible de s'assurer de l'identité d'un être, ou d'un étant quelconque, de s'assurer qu'il s'agit du même individu à travers le temps, si l'on ne peut absolument pas dire le genre d'individu dont il s'agit (Montefiore, 2001, p. 275).

Tous les récits qui conjuguent expérience traumatique et écriture s'efforcent de donner un sens au non-sens du trauma, et constituent dès lors un témoignage singulier. Car que reste-t-il comme traces de l'histoire de ces jeunes, de leur hospitalisation en psychiatrie, de leur expérience vécue ? Certes des dossiers médicaux, des rapports. Mais en quoi ceux-ci sont-ils révélateurs d'émotions, de souffrances, de questionnements ? Comment leur témoignage pourrait-il gagner un espace extra-muros sans que ne soient trahies les notions de secret médical, tout en leur donnant droit ? Permettre à ces jeunes de témoigner des événements de leur vie pourrait, in illo tempore, donner un avenir à leur mémoire, lever un voile du silence, donner du sens au non-sens.


(1) Rejas Martin Mari Carmen. Témoigner du trauma par l'écriture. Le texte-témoin comme moyen de se réapproprier son histoire ? Université de Reims Champagne-Ardenne. Thèse de doctorat en philosophie. 2011.

(2) Ibid.,p25.

(3) Centre Hospitalier Jean Titeca, rue de la Luzerne, 11 - 1030 Bruxelles. Service pour Adolescents, sous la direction du docteur L. Servais et de Mr E. Joiret. (Dr De Smet et Dr Piccinin, médecins-adjoints).

(4) Précisons le fait que le projet en est à ses prémices, ce projet se co-construit avec Florent David, assistant social au sein du service pour adolescents depuis sa création.

(5) Vargas Marichela, Le récit de vie. Journée de formation en recueil de récit de vie du 22 octobre 2012 organisée par "Traces de vie".

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