Revue

Canada (Québec) : Prévention de la violence, philosophie pour enfants et inclusion scolaire

Allocution prononcée lors de la deuxième table ronde organisée par La Traversée à Montréal, Québec, dans le cadre de la Journée Mondiale de la Philosophie de l'Unesco.

I) De l'intégration à l'inclusion : quelques indications sur les changements paradigmatiques

Le concept d'intégration fut largement répandu dans les institutions scolaires lors des années 1970 et 1980, du moins au Québec. Aux sources de ce concept se trouvait une préoccupation marquée pour la justice sociale et l'égalité des chances. À ce moment, l'intégration faisait plus particulièrement référence à l'idée d'offrir un environnement adapté à leur besoin aux élèves présentant des difficultés, notamment des problèmes d'apprentissage et/ou de comportement, que ces problèmes soient liés ou non à un handicap. C'est ainsi que sont apparus, entre autres, les classes dites spéciales, les cheminements particuliers etc.

Cependant, bien que fondée à l'origine sur des intentions louables et à visée éthique, cette logique de l'intégration fut largement remise en question lors des années 1990. Les principales critiques adressées à ce mouvement touchaient les clivages, souvent explicites, que généraient les manières dont était structurée l'intégration scolaire. En effet, en séparant ainsi les élèves dits "en difficulté" de ceux qualifiés de plus "normaux", il y avait en quelque sorte une logique de "classes" qui s'installait dans les institutions, ce qui, inévitablement, contribuait à susciter des formes de stigmatisations, de rejet de certaines différences ou encore d'exclusion. Du coup, il devenait de plus en plus difficile aux élèves appartenant à ces groupes de se dégager des stéréotypes dont ils étaient les victimes, et ainsi de prendre une part active à la vie sociale et intellectuelle de l'école.

En somme, la logique d'intégration scolaire, telle qu'elle a été mise en oeuvre à l'origine, a contribué en quelque sorte à créer ce qu'elle cherchait contrer! En souhaitant offrir aux élèves en difficulté des environnements adaptés, elle a malgré elle créé des conditions marquant encore à plus grands traits les différences entre les élèves. Face à ces divers constats, des réflexions ont été entreprises sur la pertinence des moyens utilisés, en regard des finalités poursuivies par l'intégration. Rappelons que l'intégration visait en premier lieu à créer un milieu adapté aux élèves présentant des difficultés, afin de les aider à développer des connaissances ainsi que des compétences qui leur permettraient de s'adapter à leur environnement. En bout de piste, c'était l'enfant en difficulté qui devait s'adapter à son milieu, déployer les efforts afin de réduire, autant que faire se peut, les clivages entre lui et les autres, considérés plus "normaux". Indirectement, cette situation laissait entendre que certaines différences étaient acceptables alors que d'autres l'étaient moins, et qu'il revenait à l'enfant en difficulté de faire l'essentiel des efforts pour se libérer de l'emprise de ces différences, qui, au final, lui faisaient violence...

Cette situation conduisit, en 1988, le gouvernement du Québec à apporter des modifications à la Loi sur l'instruction publique. À partir de ce moment, les organisations scolaires ont le devoir de tout mettre en oeuvre, sauf exception, afin que les élèves dits "en difficulté" soient intégrés à la classe ordinaire. Nous assistons alors au passage du paradigme de l'intégration à celui de l'inclusion, ce dernier étant considéré comme une application plus radicale et systématique de l'intégration scolaire. Il n'est dès lors plus question, au Québec du moins, d'exclure des élèves de l'enseignement ordinaire, considérant que le meilleur environnement pour le développement de tous est la classe régulière, et que l'inclusion des élèves en difficulté dans ce type de classe est un moyen plus efficace pour combattre les ségrégations de tous ordres issus des clivages fondés sur la plus ou moins grande capacité des élèves à s'adapter au système scolaire. Par là, le Ministère souhaite contribuer à créer dans la classe, dans l'école, voire même dans le quartier, une dynamique dans laquelle chacun est partie prenante de la réussite de tous. Il s'agit en quelque sorte de créer des conditions favorisant un mieux vivre ensemble dans et par les différences...

Tout comme l'intégration, l'inclusion s'appuie sur des principes variés et complémentaires. Parmi ceux-ci, nous retrouvons la collaboration, l'ouverture, l'égalité des chances, la valorisation des aptitudes de chacun, l'actualisation du plein potentiel de l'enfant, la participation active de l'élève à ses propres apprentissages, le sentiment d'appartenance, le développement de relations sociales positives, l'enrichissement par la diversité... L'inclusion ne vise pas, dans un premier temps, à éradiquer les différences - ce qui, dans plusieurs circonstances, est tout simplement impossible -, pas plus qu'elle ne part de l'idée que ce sont les élèves dits "différents" qui doivent redoubler d'efforts pour s'adapter! En ce sens, l'inclusion est davantage une entreprise visant à créer un environnement dans lequel tous sont partie prenante du processus et dans lequel chacun doit en quelque sorte s'adapter et veiller à faire en sorte que les différences ne fassent pas de différence...

II) Regards micro et macroscopiques de l'inclusion scolaire

Qu'il s'agisse d'intégration ou d'inclusion, la question des différences est au centre des préoccupations et l'attention est d'ordinaire dirigée en premier lieu sur la question des difficultés d'apprentissage et de comportement. Cependant, l'inclusion ne se limite évidemment pas aux cas des difficultés d'apprentissage, ce qui, du coup, reviendrait à y accoler une perspective essentiellement psychologisante. L'idée n'est évidemment pas de nier l'importance de porter un regard attentif aux difficultés d'apprentissage et de comportement, pas plus qu'elle n'est de négliger les apports de la psychologie à l'éducation, notamment de la psychologie sociale et cognitive. Seulement, il serait inopportun de réduire l'inclusion aux seules difficultés d'apprentissage et de comportement. En fait, elle comprend également des dimensions culturelles et sociologiques, comme c'est le cas, par exemple, lorsqu'un élève de culture ou d'origine différente fait partie d'un groupe d'élèves plus homogènes du point de vue de la culture première. En outre, l'inclusion pourrait être abordée d'une manière plus macroscopique, par un regard, entre autres, sur les cultures considérées comme plus vulnérables, notamment celles associées aux milieux à risque (REP ou ZEP).

Les milieux considérés à risque présentent certaines caractéristiques, lesquelles sont associées à différents types de cultures. Ainsi, il ressort des écrits que ces milieux se distingueraient des milieux dits "favorisés" par une plus grande prégnance des cultures de l'oral, du temps présent et de l'action. Différents facteurs tendent à expliquer la présence de ces cultures dans les milieux à risque, notamment le niveau de scolarisation des parents ou encore la précarité des emplois qu'ils occupent. De plus, ces milieux sont souvent aux prises avec différents types de pauvreté, parmi lesquelles se retrouvent les pauvretés économique, culturelle et sociale. Ces milieux sont par ailleurs reconnus pour le taux plus élevé de décrochage scolaire qu'ils présentent. En ce sens, l'inclusion consiste entre autres à favoriser l'égalité des chances et à permettre à ces enfants de prendre une part active dans la société complexe avec laquelle ils seront appelés à composer.

III) L'inclusion scolaire : quelles conséquences sur les pratiques enseignantes?

L'inclusion scolaire, bien entendu, ne se fait pas sans heurts, peu s'en faut! Au centre des nombreux ajustements nécessaires, se retrouvent ceux liés aux pratiques des enseignants qui doivent désormais composer avec une hétérogénéité dans la classe, laquelle met parfois en scène des différences importantes tant en ce qui a trait aux dimensions culturelles qu'aux capacités intellectuelles ou cognitives. Dans ce contexte, les enseignants doivent non seulement s'adapter, mais ils doivent également innover dans leurs stratégies d'enseignement et proposer une certaine variation aux élèves. Face à l'inclusion, il n'est pas rare d'entendre parler, dans le monde de l'éducation, de la pédagogie différenciée, laquelle s'appuie justement sur une lecture fine des différences entre les élèves en vue d'une adaptation des stratégies en fonction des besoins et niveaux de développement de chacun. L'enseignant sera donc invité à utiliser une stratégie avec certains enfants, puis une autre avec d'autres ; il devra également ajuster le niveau de complexité des problèmes qui leur sont soumis - parfois en ayant recours à deux programmes de façon concomitante - ou encore veiller à ce que, lors d'une activité commune (par exemple en pédagogie du projet), chacun ait des tâches qui soient en accord avec ses particularités et ses aptitudes. Tout cela dans le but de rechercher la réussite de tous à l'intérieur d'un environnement diversifié qui conduit à la nécessité d'une variation dans les approches, les interventions, les modes de planification... Impossible donc d'adopter toujours la même approche, quel que soit le domaine d'apprentissage.

Cette situation a, bien entendu, des conséquences importantes sur les manières dont l'enseignant s'y prendra pour permettre à ses élèves de s'approprier les contenus des programmes, d'ordinaire prescrits par les ministères. Elle a également des conséquences sur l'organisation du travail enseignant, car elle demande parfois des connaissances spécialisées et une gestion de classe "à géométrie variable". Bref, l'enseignant doit apprendre à composer avec les clivages, tout en donnant une direction qui se veut commune malgré les différences parfois importantes entre les élèves de sa classe, et ce, trop souvent malheureusement, en ne disposant que de peu de ressources spécialisées pour l'appuyer. En cela, l'enseignant doit faire preuve d'innovation, de capacité d'adaptation et de vision.

En somme, par l'inclusion, nous souhaitons réduire les écarts entre les élèves, favoriser la réussite de ceux éprouvant davantage de difficultés à l'intérieur d'un cadre plus proprement académique, et créer des conditions visant à améliorer les rapports humains par la reconnaissance des différences. Seulement, cette reconnaissance des différences se traduit souvent par une forme ou une autre de différenciation... En lui-même, le recours à la différenciation est louable et s'appuie sur de dignes valeurs morales. Par contre, elle comprend aussi, parfois, un côté obscur en tant qu'elle contribue inévitablement, quoique bien involontairement, à marquer certains clivages. Certes, ces clivages ne sont plus inscrits comme tel dans la structure de l'établissement et de ses programmes, mais ils demeurent tout de même présents dans la culture de la classe, dans les contrats didactiques qui lient l'enseignant à ses élèves. Il y a donc, en quelque sorte, un jeu subtil de clivages ou de différenciation entre les élèves qui s'installe dans l'univers de la classe... L'une des raisons aux origines de cette situation provient du fait que l'enseignement est d'ordinaire davantage orienté vers l'acquisition de connaissances (voire le développement de compétences) inscrites dans les divers programmes, des connaissances qui de surcroit s'inscrivent à l'intérieur de modèles de "progressions des apprentissages" prédéterminés. De nouveau, ces modèles ne sont pas à répudier entièrement, mais il n'en demeure pas moins qu'en contexte d'inclusion, ceux-ci demeurent des échelles dans lesquelles les élèves doivent se situer - ou s'ils ne le font pas envers eux-mêmes, il arrive qu'ils le font, plus ou moins consciemment, entre eux sur la base des interventions différenciées qu'effectuent les enseignants.

Au fond, il ne s'agit pas que d'une question pédagogico-didactique, mais bien d'une question éthique et sociale, voire politique! Comment assurer une inclusion qui, libérée en quelque sorte du joug de la modélisation des apprentissages académiques, favoriserait un meilleur vivre ensemble dans et par la différence? À cet égard, nous proposons d'examiner en quoi la pratique du dialogue philosophique avec les enfants pourrait représenter un lieu de dépassement des clivages et, par là même, un espace de prévention de la violence... Dit autrement, en quoi la philosophie pour enfants permettrait-elle de favoriser l'inclusion, que ce soit d'élèves dans les classes ou encore de groupes d'enfants dans l'environnement social?

IV) La pratique du dialogue philosophique avec les enfants comme pratique d'inclusion et espace de prévention de la violence

Il ressort du portrait que nous avons dessiné précédemment que le principe d'inclusion poursuivait des visées nobles fondées, entre autres, sur l'acceptation, le respect, l'actualisation du plein potentiel de l'élève, la socialisation, la démocratisation, l'égalité... Par contre, il ressort également qu'en certaines occasions, les manières de prendre en charge les différences que met en scène l'inclusion - le concept d'inclusion étant en quelque sorte construit autour de la question des différences - peuvent conduire à marquer, parfois de manière subtile, des clivages entre les élèves. Il n'est pas impossible d'ailleurs que cette situation puisse faire violence, générant ainsi des conséquences qui vont à l'encontre des visées initiales poursuivies par l'inclusion. Mentionnons simplement qu'aujourd'hui, dans le langage des enfants, le fait que qualifier quelqu'un "d'ortho", en référence aux orthopédagogues intervenant en classe ordinaire pour aider des élèves en difficulté, constitue une insulte - et cette insulte, il nous est arrivé de l'entendre à différentes reprises!

À nos yeux, la pratique du dialogue philosophique peut représenter une stratégie permettant de contribuer à effacer ces clivages qui marquent parfois l'univers de l'enfant par son expérience des modes de différenciation que génère l'inclusion. Plusieurs raisons nous conduisent à penser ainsi. Seulement, pour les fins de cette présentation, nous examinerons plus particulièrement certaines de celles se rapportant à deux ordres - s'inscrivant tous deux à l'intérieur d'un cadre pédagogique de réflexion -, 1) social et éthique ; 2) épistémologique. Examinons d'abord les raisons d'ordre social et éthique.

V) Le dialogue philosophique comme pratique d'inclusion : raisons d'ordre social et éthique

D'un point de vue social et éthique, il nous apparaît important de relever dans un premier temps qu'à l'intérieur d'un dialogue philosophique en communauté de recherche, les différences interpersonnelles occupent un rôle fondamental et bien différent à certains égards de celui qu'elles occupent à l'intérieur des dynamiques d'inclusion. En effet, alors que l'inclusion scolaire, face aux leviers didactiques dans lesquels elle s'inscrit, conduit parfois à mettre en place une logique de différenciation, en philosophie pour enfants (PPE) cette logique cède le pas à une perspective dans et par laquelle les différences deviennent bien davantage des rouages des processus d'enquête. Le statut de la différence est donc tout autre puisqu'elle ne conduit pas, comme telle, à mener l'enseignant à adapter ses interventions en fonction du type d'élève auquel il s'adresse, mais plutôt à l'intégrer à un processus favorisant le développement d'une démarche commune. Il y a diverses raisons d'ordre épistémologique qui expliquent cela, sur lesquelles nous reviendrons, mais d'un point de vue social et éthique, nous voyons qu'en contexte de PPE, les différences sont en quelque sorte des points d'ancrage sur lesquels la démarche s'appuie afin de se mettre en oeuvre. Sans différences, point de PPE...

En outre, il est désormais largement admis que la pratique du dialogue philosophique avec les enfants et les adolescents contribue au développement d'attitudes de respect, d'ouverture, d'écoute, de considération, de reconnaissance, d'autocorrection... Ces dispositions à l'égard de l'autre contribuent à enrichir les relations interpersonnelles ainsi qu'à favoriser un meilleur vivre ensemble. En témoigne, notamment, l'étude que nous avons menée auprès d'une centaine de jeunes selon laquelle, à 94%, la pratique de la philosophie en communauté de recherche a des impacts positifs sur leurs relations interpersonnelles (Gagnon, Couture et Yergeau, 2012a, 2012b). Selon eux, différentes raisons les conduisent à penser que la CRP améliorent leurs relations. Parmi celles-ci, notons le fait qu'ils disent mieux accepter que des personnes pensent ou vivent différemment, être plus ouverts à la diversité, avoir développé une plus grande propension à ne pas juger les autres (en particulier sur leurs apparences), prendre davantage de temps pour écouter les points de vue et pour comprendre l'autre, ou encore être beaucoup plus disposés à modifier leurs conceptions lorsque la situation les y conduits. Notons également qu'ils attribuent une partie de ces apprentissages aux connaissances de plus en plus fines qu'ils ont développées eu égard aux habiletés intellectuelles et sociales. En cela nous retrouvons cette dynamique socio-cognitive inhérente aux divers processus de dialogues philosophiques en communauté de recherche.

Dès lors, si la communauté de recherche philosophique (CRP) peut contribuer à favoriser une inclusion d'une nature différente ainsi qu'à prévenir la violence, c'est entre autres grâce aux processus dialogiques sur lesquelles elle s'appuie, et cela à deux niveaux. D'abord au niveau social, puisque la CRP inscrit les pratiques à l'intérieur d'un cadre relationnel au coeur duquel se retrouvent des attitudes particulières, dirigées vers l'intersubjectivité, dont l'écoute et la reconnaissance de l'autre, dans et par ses différences. Ensuite, au niveau cognitif, puisqu'elle accorde une attention particulière aux rouages de la pensée, tant de manière abstraite que située, ce qui contribue à améliorer les raisonnements des participants, de même que leur jugement, notamment leur jugement éthique. Nous croyons d'ailleurs que c'est également en partie dû à la posture épistémologique dans laquelle s'inscrit la PPE. Examinons de plus près ce qu'il en est.

VI) Le dialogue philosophique comme pratique d'inclusion : raisons d'ordre épistémologique

À notre avis, la dimension épistémologique de la CRP constitue un élément important du type d'inclusion qu'elle permet de mettre en oeuvre... Cette dimension se décline en différents modes et touche, de manière plus générale, à la question des rapports aux savoirs. Dit simplement, ces rapports touchent différentes dimensions, dont les rapports de l'élève à l'institution scolaire (voire aux institutions en général), ses rapports à l'enseignant et à la classe (contrats didactiques), ses rapports à la discipline enseignée et aux concepts s'y rattachant, ses rapports aux processus d'élaboration des savoirs ainsi qu'à leurs "valeurs de vérité", ses rapports aux processus d'apprentissage et à soi comme "sujet connaissant" et "sujet apprenant", (Gagnon, 2011; Hofer, 2002; Schommer, 2003). Plusieurs études tendent à montrer, d'une part, que plus les rapports aux savoirs des élèves sont raffinés, plus leur niveau de persévérance et de réussite scolaires est élevé (Schommer, 2003). Reste maintenant à déterminer plus avant en quoi cette question des rapports aux savoirs - laquelle ne se rapporte pas uniquement aux élèves, mais aussi aux enseignants, voire à la société dans son ensemble - peut entretenir des relations avec l'inclusion scolaire et en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants permet de mettre en place un contexte épistémologique favorisant une telle inclusion et, par là même, peut représenter un véhicule de prévention de la violence en regard de cette problématique.

Comparativement à d'autres matières scolaires, lesquelles s'appuient régulièrement sur un corpus de concepts hautement standardisés, la pratique du dialogue philosophique s'inscrit d'emblée dans une perspective de recherche. Cette recherche n'est cependant pas structurée selon un modèle algorithmique ou "applicationniste", comme c'est le cas parfois au coeur d'autres domaines d'apprentissage où les élèves sont invités à apprendre et à appliquer une démarche étapiste et standardisée afin d'arriver à "la" réponse. En CRP, les participants sont engagés directement dans la complexité et doivent composer avec les multiples boucles itératives que comprennent les processus de recherche. Dit autrement, en CRP les processus de recherche s'inscrivent d'emblée à l'intérieur d'une dynamique de remise en question et d'interrogation dans laquelle chacun est invité à contribuer de manière significative. Et si chacun peut contribuer à ces processus, c'est précisément parce que l'approche ne s'appuie pas sur un principe de transposition didactique au sens où nous l'entendons généralement, c'est-à-dire un processus dans et par lequel les élèves sont essentiellement invités à s'approprier des contenus prédéterminés et stabilisés en amont. En CRP, tout est instable au départ et chacun des membres est considéré comme un rouage important du processus de stabilisation dans lequel la communauté est engagée.

Cette dynamique est rendue possible également parce que l'approche de PPE est honnête et transparente... Les participants sont "réellement" invités à coélaborer du sens, et non pas à s'engager dans un processus de recherche "en attendant" que l'enseignant leur fournisse, en bout de piste, "la" bonne réponse ou "la" bonne manière de penser ou de voir les choses. Les participants sont impliqués activement dans les processus de recherche, une implication qui ne se résume pas à une application, mais bien à un processus de coconstruction et de coélaboration. Et plus la communauté de recherche gagne en maturité, plus l'animateur peut devenir lui-même un cochercheur, engagé activement dans l'enquête de par les manières dont se distribuent de plus en plus les processus de cognition. Pour l'enseignant, il s'agit d'un changement de posture professionnelle important, d'un véritable renversement. De fait, bien que l'animateur ait une responsabilité importante quant au déroulement des recherches et qu'en cela il soit considéré comme possédant une expertise importante, celle-ci, d'une part, se distribue de plus en plus au fil des expériences et, d'autre part, ne s'appuie pas sur une autorité informative s'inscrivant à l'intérieur d'une logique de "transmission" de contenus standardisés. Son rôle premier demeure d'éveiller avec des questions, mais sa visée première consiste à créer des conditions faisant en sorte qu'il pourra agir de plus en plus en tant que membre de la communauté, lui-même engagé à l'intérieur du processus qui se coconstruit dans les interactions entre les participants. Dégagée de l'obsession de la transmission de concepts standardisés, la pratique de la philosophie contribue à éroder les clivages que cette obsession génère entre les élèves...

S'il s'agit d'un renversement dans la posture enseignante, il s'agit également d'un renversement important dans les conceptions des élèves eu égard à leur propre "métier". Tant pour les élèves que pour les enseignants, le dialogue philosophique, tel que nous l'entendons, installe un environnement générant un rapport renouvelé aux autres, à l'apprentissage, aux concepts ainsi qu'à leurs processus d'élaboration... Et s'il permet cela, c'est qu'il génère un rapport aux savoirs différent, un rapport qui pourrait favoriser l'inclusion, voire constituer un vecteur de prévention de la violence. En effet, à l'intérieur d'une CRP, chacun se sait faillible et tous sont conscients qu'ils sont égaux face à leur ignorance infinie (pour emprunter les mots de K. Popper). Conséquemment, l'enseignant n'est plus un pourvoyeur de vérités, infaillible. Il n'assoit plus son autorité sur ce qu'il sait, mais plutôt sur ce qu'il ne sait pas et sur les manières dont il s'y prendra pour coélaborer des hypothèses face aux questions qui sont posées. Plusieurs enseignants craignent de délaisser cette autorité informative, présumant qu'ils perdront du coup toute crédibilité aux yeux des élèves, comme si leur crédibilité ne résidait que sur les réponses qu'ils peuvent donner... Or, l'expérience en classe tend à montrer que c'est plutôt le contraire qui se passe, c'est-à-dire que plus l'enseignant est engagé dans la recherche et qu'il demeure transparent face à sa propre faillibilité et à sa propre ignorance, plus il gagne en crédibilité auprès des élèves... En soi, cela est un renversement de perspective majeur, d'autant que nous savons que les enfants âgés de 5 à 9 ans considèrent généralement que tant leurs parents que leurs enseignants ne se trompent pas, alors qu'à partir de 9 ans environ, ils sont d'avis que leurs parents peuvent se tromper, mais pas ou peu leur enseignant... La figure de l'autorité informative de l'enseignant persiste donc plus longtemps que celle des parents, notamment parce que celui-ci construit d'ordinaire ses situations d'apprentissage sur la base de "savoirs" ou de "réponses" et non sur des questions...

La pratique de la philosophie en communauté de recherche, telle que nous la concevons, s'inscrit dans une épistémologie de type socioconstructiviste et conduit ses membres à se familiariser avec le caractère contextuel et provisoire de nombreux savoirs ; elle les conduit à prendre conscience que ces savoirs peuvent être vus comme étant des réseaux complexes de relations en constante évolution, qu'ils ne sont pas nécessairement fixes, figés dans le temps et universels... Cette prise de conscience contribue inévitablement à raffiner les croyances épistémologiques des élèves et des enseignants. Elle contribue également à réorienter les rapports aux savoirs des élèves, notamment les rapports didactiques dans la mesure où, en CRP, aucun participant, pas même l'enseignant, n'a un accès privilégié à la "vérité". L'enseignant, lui aussi, peut être appelé à s'autocorriger à la lumière des propos avancés par les élèves, peu importe leur âge. Du coup, l'attention est davantage dirigée vers les processus de coélaboration de sens, des processus dans lesquels chacun, dans et par sa différence, peut contribuer à faire progresser les conceptions (les siennes et celles des autres). L'accent n'étant plus dirigé a priori sur l'acquisition de concepts académiques, ni sur l'étalement des "bonnes réponses" (i.e. celles attendues par l'enseignant), tous les participants sont alors valorisés dans ce qu'ils pensent. Les retombées d'un tel contexte pédagogique sur la confiance en soi sont non négligeables et dues en partie, c'est du moins ce que nous croyons, aux multiples renversements des rapports aux savoirs à l'oeuvre en CRP...

VII) Retour sur l'inclusion !

À la lumière de ce qui précède, qu'en est-il alors de la question de l'inclusion scolaire? Différents aspects pourraient être mis en évidence à cet égard, sur lesquels nous ne nous attarderons, malheureusement, qu'en partie! Deux éléments nous apparaissent fondamentaux. D'abord, considérant les rapports épistémologiques qui se déploient en communauté de recherche, lesquels sont, à certains égards, aux antipodes de ceux développés à l'intérieur des autres domaines d'apprentissage, la pratique de la philosophie semble créer des conditions favorisant le passage d'une différenciation orientée vers l'adaptation des pratiques enseignantes, laquelle peut contribuer à marquer des clivages entre les élèves, à une différenciation orientée vers l'enrichissement de la communauté, c'est-à-dire une différenciation de laquelle chacun des membres peut profiter afin de raffiner sa compréhension et complexifier (au sens positif du terme) son rapport au monde. Nous croyons que cette réorganisation des rapports est fondamentale et qu'elle a tout à voir avec les divers apprentissages menés en CRP, notamment ceux touchant le développement des habiletés sociales. En effet, la manière dont se raffinent les croyances épistémologiques en CRP devient un vecteur d'inclusion et de prévention de la violence en tant que les différences sont désormais considérées comme des richesses, des matériaux de base à partir desquels il devient possible de coconstruire du sens. Nous passons donc d'une logique d'uniformisation à une logique de diversification qui conduit à considérer l'autre comme autant capable de vérité que soi, ce qui, selon les mots de M. Conche, est le fondement même de la morale. C'est en quoi nous pensons que la CRP comprend bel et bien les ingrédients essentiels à l'inclusion, qu'elle permet aux valeurs qui sont poursuivies par cette dernière de s'actualiser (à savoir la collaboration, l'ouverture, l'égalité des chances, la valorisation des aptitudes de chacun, l'actualisation du plein potentiel de l'enfant, la participation active de l'élève à ses propres apprentissages, le sentiment d'appartenance, le développement de relations sociales positives, l'enrichissement par la diversité, etc.). Pour les populations vulnérables également, la CRP peut représenter un véhicule important d'inclusion, non seulement pour les raisons évoquées précédemment, mais également parce que le dialogue philosophique se construit également sur les différentes cultures généralement associées aux milieux à risque, dont la culture de l'oral et de l'action.

Ce ne sont là que quelques-unes des raisons qui nous incitent à penser que la PPE a sa place dans l'institution scolaire. Reste maintenant à voir si et comment il est possible de réinvestir ces renversements au coeur des domaines d'apprentissage autres que la philosophie, ce qui, à l'évidence, n'est pas une tâche simple... mais devrait représenter, à notre avis, l'un des mandats de l'institution scolaire. En ce sens, la pratique de la philosophie pourrait constituer un vecteur de premier plan!

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