Revue

Prises en charge des patients anorexiques : la philosophie comme délicate expérience de l'altérité

Cette intervention porte sur les formes et les usages de la philosophie au sein du service de pédopsychiatrie de l'hôpital Cochin, en particulier des ateliers philo dans le cadre de la prise en charge des patients anorexiques : soit en hospitalisation, où les patients sont intégrés à l'ensemble des adolescents, toutes pathologies confondues ; soit en Hôpital de jour, ouvert depuis 2010, où l'atelier philo est réservé aux patients anorexiques, de 12 à 20 ans.
Il s'agit ici d'analyser concrètement une pratique de la philosophie sous ses différentes modalités, totalement intégrée au projet thérapeutique, dans sa comparaison à la fois aux autres activités culturelles proposées dans la structure et à la réception de la discipline en fonction des différents types de prise en charge.

"Essayez d'être libres : vous mourrez de faim" (Emile Cioran, Précis de décomposition).

Le terme d'an-orexia signifie, étymologiquement, la perte de l'appétit, entendue au sens de désir, de libido, et non le refus de s'alimenter. L'anorexie est considérée, selon le DSM4, comme une maladie mentale, caractérisée par un trouble des conduites alimentaires, se manifestant lui-même par une restriction volontaire d'origine psychologique, d'étiologie complexe. Le diagnostic qui s'accompagne aujourd'hui d'une nécessaire prise en charge médicale, souvent hospitalière, repose sur cinq critères que j'évoque ici rapidement :

  • Le refus de maintenir son poids corporel au-dessus de la norme minimale (moins de 85% requis pour la taille et l'âge).
  • La peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, malgré l'insuffisance pondérale.
  • La dysmorphophobie, autrement dit l'altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps.
  • Le déni de la maigreur, l'influence excessive de la forme corporelle sur l'estimation de soi.
  • L'absence de règles ou leur perte depuis plus de trois mois.

Le ratio hommes/ femmes est de 90 % de filles contre 10% de garçons, le nombre de cas a été multiplié par 4 en 20 ans, l'âge moyen d'entrée dans la maladie se situe entre 15 et 16 ans, même s'il s'abaisse d'année en année. La maladie concerne davantage les pays occidentaux ou ceux en voie de développement, ainsi que les classes socio-économiques moyennes et élevées. En tant que malades à part entière, les anorexiques doivent donc, depuis la fin du 19ème siècle et les méthodes de Charcot en France, être pris en charge institutionnellement.

I) Les ateliers philo : un temps et un espace spécifiques de la prise en charge des patients anorexiques

A) Prendre en charge les anorexiques : qui ? Comment ? Pourquoi ?

C'est dans ce cadre précis que se situe cette intervention. J'anime, depuis 2005, des ateliers de philosophie au sein d'un service de pédopsychiatrie parisien, projet que j'ai élaboré alors que j'enseignais aux étudiants en médecine, et qui ne cesse d'évoluer depuis sa mise en place.

- En hospitalisation, 4 ateliers par semaine, une heure durant, 3 de type socratique autour d'une interrogation commune proposée directement par les adolescents ou suggérée par moi-même, et un atelier "philo-ciné" hebdomadaire. Ces ateliers de 4 à 8 patients environ intègrent des adolescents de tous âges, souffrants de différentes pathologies. La philosophie fait ainsi partie de nombreuses disciplines et activités du service (arts plastiques, sports, musique, littérature, relaxation, coiffure, soins esthétiques, jardinage etc.) proposées et choisies par les patients eux-mêmes, chaque semaine.

- En hôpital de jour (Hdj) : un atelier hebdomadaire d'une heure, auquel n'assistent que les patientes anorexiques (de 7 à 10 patients par an), dans le cadre d'une prise en charge planifiée par l'équipe soignante, sans latitude ; la philosophie y devient une activité obligatoire dès lors que le contrat de soin est accepté par les patients. A la différence de l'hospitalisation, j'y retrouve les participants de façon ritualisée, suivie, parfois sur plusieurs années, souvent à la suite d'une longue hospitalisation.

Cette différence de prise en charge modifie considérablement le déroulement des ateliers, là où les objectifs, les sujets, l'ambition maïeutique sont identiques :

L'interrogation philosophique partagée suscite une réaction en lieu et place de la passion et/ou de l'action de pronostic grave des anorexiques : ces malades s'accrochent à un symptôme destructeur par peur de la vie, vivent une enfance momifiée... Il s'agit là d'une véritable déraison philosophique qui fournit un refuge devant les angoisses pourtant communes à l'humanité.

L'interrogation philosophique partagée stimule à la fois l'appétit et la capacité à être affecté par une relation aux autres pouvant être digérée et métabolisée : l'expérience de l'altérité passe par l'échange des pensées. On ne pense pas par soi-même mais par les autres, surtout à cet âge. Comment le faire lorsque l'on est, précisément, désaffecté ?

L'interrogation philosophique, parce qu'elle renvoie au réel commun, éloigne l'abominable utopie des symptômes, l'architecture terroriste du corps, la tyrannie du contrôle anorectique en recréant les conditions du chaos intime, du doute critique nécessaire à la plastique organique qui est celle de la vie. Et de la vie philosophique en particulier.

Tout en manifestant un authentique intérêt à l'échange en atelier, les anorexiques rencontrent d'indicibles difficultés avec chacune de ces ambitions : plus encore que tout autre patient et contrairement à une idée reçue par le public comme le corps médical, les anorexiques sont profondément résistants face à une discipline censée être intellectuelle, donc reine pour tout malade clivant le corps de l'esprit : c'est l'objet de mon second point.

" Ce n'était plus ma délicieuse Henriette de Mortsauf mais le quelque chose sans nom qui se débattait contre le néant que la faim, les désirs trompés, poussaient au combat égoïste de la vie contre la mort" (Balzac Le Lys dans la vallée, La Pléiade, Paris, 1995, p. 351)

B) Revivre : de la privation alimentaire à la création philosophique

La philosophie, par la réforme ou la réorientation de la pensée qu'elle implique est, de fait, recherche d'un revivre. Tous les philosophes critiquent un mode de pensée qui a des effets sur notre vie, au nom d'un autre. On peut affirmer, à l'inverse, qu'il n'y a pas de revivre envisageable qui ne passe par une réforme de la pensée : "Tiens, je n'y avais pas pensé...", suffit à la réussite d'un atelier philo. Mais c'est sans compter les résistances, en particulier des anorexiques : dans les toutes premières lignes de son Manuel, Épictète fait figurer le corps, la maladie parmi les choses "qui ne dépendent pas de nous". L'ambition du bonheur stoïcien est de n'agir que sur ce qui dépend de nous. Notion impensable lorsque les patientes anorexiques sont "entre elles" en hôpital de jour (Hdj), le corps, leur maladie étant, même après discussion longue, considérés comme "de leur fait" et guérissable "par la volonté", alors que l'échange entre les anorexiques et d'autres malades contre argumentant (en hospitalisation) suffit à l'émergence du "Tiens je n'y avais pas pensé".

Cela n'est donc pas, selon moi, la fréquence des ateliers qui permet l'émergence du revivre, encore moins la durée de l'hospitalisation, mais l'expérience de l'altérité, fût-elle pathologique, là où le protocole hospitalier imposerait comme préambule à la guérison le quant à soi nosologique. Il ne s'agit pas de mesurer les effets de la pratique de la philosophie, d'envisager que toute philosophie, depuis les grecs, se veut thérapeutique précisément parce que diagnostic et remèdes peuvent varier : quand les malheurs de notre vie viennent de notre vie, ça n'est pas elle qu'il faut changer (pas un adolescent censé ne l'avalerait), encore moins espérer une vertu de l'oubli (pas un adolescent ne peut croire au travail de deuil), mais notre pensée qu'il faut exercer à réformer pour la reconduire à sa vie. Or, au mieux, pour nombre d'anorexiques, l'ataraxie (l'absence de trouble, de souffrance) fait office de bonheur. Ceci est d'autant plus troublant que l'attitude d'une patiente connue à la fois en hospitalisation et en Hdj peut s'en voir modifiée.

La notion d'exercice est centrale : il ne s'agit pas de connaître la pensée d'un auteur et/ou de se gaver de lectures, mais de se risquer à la pratique de l'échange des interrogations. Face aux anorexiques la tâche n'est pas simple : il faut affronter la narcose du groupe, sorte de néant et de négation de la volonté d'exister, la pensée en négatif, en noir et blanc, souvent ; le silence comme résistance passive tel que " Bartleby le scribe" de Melville l'exprime dans son "je préfère ne pas". Bartleby ne dit jamais ni oui ni non, mais ne fait pas, à en mourir... Le relativisme constant, quelle que soit la question posée : "ça dépend", "tout se vaut", si adolescent et encore une fois bien plus fréquent en Hdj. L'inventaire de ses blessures est plus spontané que celui de ses ressources.

Oser se confronter à la dynamique, la plasticité, la rapidité de la pensée, c'est prendre la mesure de sa vulnérabilité, tout simplement humaine. C'est là ce que les symptômes tiennent, à tout prix, à distance. Entre eux encore davantage, certains anorexiques sont comme hors discours, évoquent des choses convenues, des arguments tout faits : l'échange créatif spontané est systématiquement frappé de dévaluation (A quoi ça sert ? C'est prise de tête, ça me ramène à la maladie). Le dispositif institutionnel ne permet pas toujours de retrouver la valeur des choses ; alors on relativise et tout se vaut... L'anorexique ne veut pas rien manger - elle n'est pas dans l'ignorance de ses besoins - mais elle veut manger rien.

" Par Antigone, par cet incroyable rapport, cette puissante liaison sans désir, cet immense désir impossible qui ne pouvait pas vivre, capable seulement de renverser, paralyser ou excéder un système et une histoire, d'interrompre la vie du concept, de lui couper le souffle ou bien, ce qui revient au même, de la supporter depuis le dehors ou le dessous d'une crypte" (Derrida, Glas, Galilée, Paris, 1974, p. 198).

Les anorexiques parlent bien davantage de leur anorexie en atelier Hdj avec un même tempo : "ça a commencé par un régime", quelle que soit leur biographie. Puis les restrictions se sont imposées "comme ça". Intarissables sur le mode de calcul des calories, la volonté, la résistance, les évitements, les symptômes corporels les plus visibles n'ont aucune importance et sont franchement niés.

II) Apports de la philosophie dans la lutte contre l'anorexie

A) Maîtrise et contrôle

L'anorexie peut être considérée comme LA maladie du contrôle : du poids bien entendu, mais aussi de la forme du corps, du temps qui passe (le refus de grandir) des émotions etc., avec un double et évident paradoxe :

  • L'entreprise visant à contrôler, comme étant extérieure à soi, à la fois le corps et la conscience, est absurde, puisque le fait même de vivre en société et de désirer engage une réflexion individuelle irréductible sur le rapport de nos désirs aux normes existantes.
  • Les anorexiques utilisent les valeurs normatives dominantes que, pourtant, elles combattent à en mourir : idéalisation du corps, sain, sans gras donc hyper musclé, performances physiques et intellectuelles etc. ne pouvant rien maitriser de la vie, la leur comme celle des autres, par essence imprévisibles, les anorexiques élaborent d'imparables stratégies de contrôles

" Contrôler me rassurait. J'avais l'impression de me protéger de la certitude que je finirai par me dissoudre. Car tôt ou tard tout se serait effondré, et je me serai retrouvée de nouveau seule. Petite. Sans défense. Alors je "contrôlais" tout" (Michela Marzano, Légère comme un papillon, Grasset, Paris, 2012, p.110).

La liste dessinerait un inventaire à la Prévert, en cruel : tourbillon du "faire" pour éviter de "ressentir" ; devenir tyran des autres et esclave de soi-même. Il n'est guère étonnant que la pratique en atelier, où la philosophie est esprit critique, où circulent les oxymores et les paradoxes, les injonctions contradictoires et non les certitudes et les vérités, attise les braises des résistances... Face au contrôle impossible de la vie et la maîtrise possible de son existence : être acteur de sa vie, surtout quand on est malade, tel peut être l'un des bénéfices de la création philosophique...

B) Pouvoir contre puissance : champions de jeûnes et artistes de la faim

"Je suis obligé de jeûner, je ne peux faire autrement. Dit l'artiste du jeûne. "Eh voyez un peu ! Pourquoi ne peux-tu faire autrement ? " dit le surveillant". " Parce que", dit l'artiste du jeûne en soulevant un peu sa petite tête, et il avança les lèvres comme pour un baiser et parla directement dans l'oreille du surveillant pour que rien ne se perdît, "parce que je n'ai pu trouver l'aliment à mon goût. Si je l'avais trouvé, je n'aurai pas fait d'histoires, crois-moi, et je me serai rempli la panse, comme toi et tous les autres" (Kafka, Un artiste du jeûne, Folio, Paris, 1990, p. 45).

Laisser la pensée se déployer, s'étendre, assister ensemble à cette sorte de mélange de nos chaos intimes, de nos doutes, en un mot de nos interrogations communes sur le monde, donc sur nous-mêmes, n'est pas chose évidente : l'autre n'est pas une simple chose que l'on peut prendre et poser là où ça fait mal, c'est une altérité irréductible que l'on ne peut apprivoiser, plier, utiliser à notre guise : alter sans ego, l'anorexique incarne au plus près ce retrait hors la vie sans pour autant que mort s'ensuive (même si elle s'ensuit dans 10% des cas).

Les anorexiques confondent pouvoir et puissance, contrôle et maitrise de soi. La question de la maladie volontaire est omniprésente : on est malade parce qu'on le veut, le symptôme est mon pouvoir ; la volonté n'est pas un pouvoir, ça n'est pas une ontologie, mais une potentialité : il ne s'agit pas de faire ou d'être, de ne pouvoir être sans s'agiter, sans perte d'énergie, mais de ne pas assimiler pouvoir et puissance ; la puissance consubstantielle au désir en est la structure même : la manifestation de la vie est la manifestation du désir, ce que Freud nomme libido et qui rappelons-le signifie appétit .

Traversant l'épreuve de l'anorexie, les patients l'ont, à un degré ou à un autre, perdu sur la route de leur propre biographie. Il s'agit donc, en atelier comme ailleurs, de se réconcilier avec l'augmentation de puissance d'exister, du conatus dont parle Spinoza, autrement dit de la persévérance dans son être. C'est toute la complexité du désir humain : aspiration, attraction, envie, faim, goût. Derrière chaque pensée se cache une émotion : ça n'est pas à la pensée envisagée comme seule rationalité à laquelle les anorexiques résistent, mais à l'affectivité qu'elle recèle et qui résiste à tout contrôle. Au risque de l'altérité, pourtant vital et parce qu'il est vital. Etre prêt à tout pour être irréprochable, être à la hauteur des espoirs placés en vous, ne pas décevoir. Pour y parvenir, un impératif catégorique : se plier au désir de l'autre, tout en restant autonome ; le paradoxe ne peut qu'être explosif.

L'anorexie, c'est la contrainte par corps : on peut se représenter l'anorexie mentale comme une conduite extrême pour des conséquences qui ne le sont pas moins. La logique de la conduite anorexique est une logique d'affrontement : c'est d'un savoir dont se réclament les anorexiques pour justifier leurs conduites de famine.

Que peut la philosophie ? Que peut la médecine ? Que peuvent les prises en charge hospitalières qui fonctionnent toutes peu ou prou, depuis sa médicalisation par Lasègue et Charcot à la fin du 19ème siècle, sur le mode de l'isolement, du regroupement, du contrat de poids etc., face à tant d'énergie dépensée à disparaître, à "devenir rien" ? Face au corps sans organe dont parle si bien Deleuze ?

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