Revue

J'ai bien aimé vos enfants - The last but not least

Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de P. Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.

Septembre 2006, je fais ma rentrée au lycée de Saint Orens. Mon lecteur qui m'a suivi jusqu'ici sait qu'il manque une année. C'est que, comme je l'avais annoncé, mon dossier de réorientation ayant été validé, j'ai, l'année dernière, bénéficié d'une année de "congé de formation".

4 mois à La Rochelle, 2 mois et demie à Sète, je suis retourné à l'école. Ce fut un moment un peu étrange, lorsque je suis rentré dans une salle de classe du lycée maritime de La Rochelle et que, pour la première fois depuis 20 ans, je ne me suis pas assis derrière le bureau. J'y ai fait ma rentrée scolaire, comme élève, vers la mi-août (déstabilisant pour un prof).

Pas d'appréhension, aucun stress, je suis tout simplement ravi d'être là et mon statut d'élève m'apparaît immédiatement reposant : je n'ai rien d'autre à faire qu'à écouter et apprendre. Je sors mes petits crayons et c'est parti.

Je découvre le milieu de la marine professionnelle. Mes petits camarades (je suis le plus âgé) sont pour certains des jeunes issus du milieu de la voile, pour d'autres des pêcheurs, plus quelques cas inclassables.

Tout cela me change assez des ambiances de salle des profs. Les vrais marins qui sont dans cette formation me font assez vite penser à "l'albatros" de Baudelaire.

A l'instar du "Prince des nués" qu'ils martyrisent dans le poème, mes copains pêcheurs me semblent traîner des "ailes de géant" dès qu'ils sont à terre. C'est la vengeance de l'Albatros...

Ces forçats de la mer, habitués à une vie dangereuse, mais simple, manquent de repère dès qu'ils ont posé leur sac à terre et ont les pires ennuis avec des règles compliquées et faites par et pour des terriens1.

Je déboule dans cet univers avec une culture politique qui surprend mes petits camarades autant qu'ils me surprennent. Il faut dire que le milieu des marins professionnels (à la pêche, au commerce ou à la voile) est sans doute un des moins politisés qui soit ; trop de temps en mer, sans doute, pour s'intéresser à une terre qui n'est jamais qu'une escale ! Et puis, une psychologie de fiers à bras participe également de leur propre exploitation. Le métier est dur, mais, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, ils se font une fierté d'endurer ce que peu de terriens encaisseraient. Du coup, celui qui rechigne, se plaint ou dénonce est immanquablement catalogué parmi ceux qui "ne font pas la maille", c'est-à-dire, ne font pas l'affaire. Pas assez durs au mal ! Allez faire respecter le code du travail après ça !

Je découvre à travers mes cours de droit maritime que la France, pour lutter contre les pavillons de complaisance (à la législation très complaisante, voire approximative) a décidé d'en créer un bien à elle. Cela s'appelle le R.I.F. (registre international français). Bien sûr, le gouvernement ne dit pas que c'est un pavillon de complaisance, le mot sent trop la république bananière, mais la réalité, c'est qu'il permet à un navire de commerce (la pêche n'est pas encore concernée) de battre pavillon français, sans respecter les règles de protection sociale et les normes salariales françaises, mais celles du pays du marin embauché !

Que l'on se souvienne, pendant le débat sur le projet de constitution européenne, de la lutte qui fut menée contre la directive Bolkestein. Nous avons été nombreux à dénoncer un système qui permettrait à un salarié étranger travaillant en France, d'être soumis au droit social de son pays d'origine. Cette brillante idée du commissaire européen hollandais a été dénoncée pour ce qu'elle était : du dumping social. Elle fut rejetée.

Hélas, les marins sont souvent en mer lorsqu'on vote les lois ou promulgue les décrets qui les concernent. Peu syndiqués, peu au courant, ils se sont pris, sans le savoir, un "Bolkestein maritime", avec ce nouveau pavillon qui fait que le marin français au commerce devient une espèce en voie de disparition.

Bref, j'ai découvert un milieu, c'est-à-dire des hommes très différents de mes anciens collègues et un système de codes et de valeurs qui ne l'est pas moins. Un peu comme la lecture de Lao Tseu m'a fait comprendre en quoi j'étais un indécrottable occidental, mes nouveaux collègues me permettent de mieux cerner le milieu enseignant qui était le mien jusqu'à l'année dernière. C'est toujours la comparaison chère à P. Feyerabend qui fonctionne...

Bref, après mon diplôme obtenu à La Rochelle, je suis parti faire une spécialisation de skipper Marine Marchande, à Sète. Ce dernier diplôme en poche, j'aurai dû partir naviguer, mais ma femme nomadisant, elle aussi, j'ai décalé mon projet et retrouvé les chemins de l'école. Son travail en Pologne ne permettant pas à ma femme de rentrer plus d'un week-end sur deux, je ne vais pas aller m'occuper de gamins en difficulté pour y plonger les miennes !

J'ai donc, au début de l'été, pris contact comme il se doit, avec mon lycée où j'avais été nommé avant de partir voir du côté des marins (ne pas oublier que j'ai conservé le bénéfice de mon poste pendant mon congé de formation).

C'est ainsi que j'arrive, vers le début du mois de juillet, au lycée de Saint Orens, dans la banlieue chic toulousaine, et suis reçu par le proviseur qui est en partance pour un autre lycée et ne fera donc pas la rentrée, mais la prépare.

Il me reçoit et là, il se passe quelque chose d'inhabituel (gitan pour le compte de l'Education Nationale, j'ai déjà vécu cette situation un bon nombre de fois). Ce fonctionnaire, tenu à une certaine réserve, se lâche et me tient un discours peu diplomatique sur le lycée, les collègues, les élèves et leurs parents.

Habituellement, ce genre de prise de contact se limite à des considérations techniques (combien de classes, de collègues de la même matière, le nom et le téléphone du collègue qui coordonne la discipline), plus quelques propos généraux sur l'établissement.

Là, le proviseur m'explique que j'arrive dans un lycée bourgeois où les parents d'élèves votent à gauche pour s'excuser de leur réussite sociale ! Le lycée est un bon lycée, les résultats sont au-dessus de la moyenne académique, mais c'est plutôt le profil sociologique de nos élèves qui l'explique que les efforts des enseignants ! Enfin, j'arrive dans une équipe de collègues de philosophie (je serai le quatrième) qui comporte M. Redeker, me dit-il. Comme je lui dit que je ne le connais pas ni même entendu parlé de lui, il me répond que j'apprendrai à le connaître !!!

Je n'en saurai pas plus, le proviseur restant sibyllin...

L'affaire Redeker

Je fais donc ma rentrée dans un lycée tranquille où, semble-t-il, les élèves obtiennent de bons résultats au baccalauréat sans que les enseignants aient besoin de suer sang et eau. A voir...

Il m'échoit cinq terminales scientifiques ! Je suis un peu surpris que mon service ne soit pas davantage "pastiché" (c'est la première fois) et puis, surtout, je me dis que mes cours risquent d'être un peu répétitifs. Je comprends assez vite la raison de la chose. Le lycée a 8 classes de terminales scientifiques pour seulement deux classes de littéraires (l'année suivante, il n'y en aura qu'une) ! Il y a toujours un décalage entre ces sections, mais là il est beaucoup plus important qu'ailleurs.

J'arrive donc dans un lycée scientifique. Je découvre dès le moment où l'on me donne mon emploi du temps que j'ai des T.S avec 3 heures de philosophie et d'autres avec 4 heures. Je demande immédiatement la raison de cette bizarrerie et le proviseur me répond que c'est tout à fait normal, puisque certaines de mes classes sont à effectif réduit (en dessous de 24 élèves). Je réponds que, quel que soit l'effectif, le programme est le même et que certains de mes élèves auront donc moins d'heures pour préparer le même examen (1/4 du volume horaire annuel, en définitive) !

Mais l'époque est à l'économie d'heures et les proviseurs cherchent par tous les moyens à gérer au mieux la maigre dotation qui leur est allouée par le Rectorat. Je vérifie tout de même la légalité de la chose et, aussi incroyable que cela puisse paraître, cette injustice est légale. Il y a un flou dans une circulaire qui permet à un proviseur pauvre en heures de l'interpréter dans le sens de cette injuste économie.

Mais après tout, je suis payé pour enseigner aux élèves que la justice n'est pas la même chose que la légalité. Reste que le proviseur n'est pas un élève et que mes arguments glissent sur les touches de sa calculette. Il économise ainsi quelques heures qui lui permettront de boucher un trou ailleurs. Le responsable n'est pas celui qui gère la pénurie, mais celui qui crée celle-ci, même si parfois j'ai rêvé d'un proviseur qui refuse, se dresse et dénonce le mauvais sort qui lui est fait.

D'un autre coté je sais qu'ils sont recrutés sur leur absolue fidélité au système et tenus, de ce fait, à un total devoir de réserve. Je récupère donc mon emploi du temps en maugréant et en me disant que je n'ai pas les qualités qu'il faut pour être proviseur ; ce qui tombe bien, puisque je n'en ai pas le désir...

Je découvre mes collègues de philosophie au cours de la journée de prérentrée. On se salue, puis on se réunit, comme c'est l'habitude en début d'année, dans une sorte de "conseil d'enseignement". Comme nous sommes peu nombreux en philosophie (nous ne sommes que trois, notre collègue Redeker ne venant pas), notre réunion se fera à table en déjeunant au restaurant chinois d'en face (pas de cantine le jour de la prérentrée). Nous discutons, comme les autres, de tout ce qui peut concerner notre discipline pour l'année à venir. Je demande à mes deux collègues ce qu'elles pensent de mon horaire à géométrie variable en section scientifique. Elles me répondent que c'est la première fois que cela arrive et la coordonnatrice se propose d'alerter notre inspecteur ; ce qu'elle fera sans succès. Dans le catalogue des injustices faites aux élèves, celle-ci ne devait pas être en tête de liste et l'inspecteur réservera sa capacité d'indignation pour des causes sans doute plus éclatantes. En ces temps d'économie budgétaire, l'indignation aussi s'économise...

Ce genre de réunion est aussi le moment de se mettre d'accord sur les projets à mener concernant notre discipline. Je ressors mon projet d'initiation à la philosophie en seconde. L'idée sera proposée au proviseur.

Dans un lycée où les sections scientifiques et littéraires sont aussi déséquilibrées, ce projet peut être un outil de correction. On verra bien...

Je commence donc mes cours dans des classes tranquilles où le respect du professeur est un acquis, ce qui n'empêche pas qu'il peut le perdre (très vite parfois), mais qu'il n'a pas à le gagner, comme je l'ai vu ailleurs.

Bien sûr, il y a toujours des collègues qui se plaignent, mais, objectivement, c'est la Suisse allemande, ici !

Deux semaines se passent, les choses se mettent doucement en place, je prends mes marques, mes élèves aussi. Tout est calme.

C'est alors qu'arrivant un beau matin au lycée, des collègues m'annoncent une nouvelle qui claque comme "un coup d'éclair dans un ciel serein", dixit Victor Hugo : notre collègue de philosophie, Robert Redeker, a publié la veille (le 19 septembre) un article dans le Figaro, suite à quoi il aurait reçu des menaces de mort. Il est, de ce fait absent. Je vais voir le proviseur qui me confirme la chose et m'explique que devant ces menaces dont il a été averti par le collègue, il lui a demandé de rester au calme chez lui.

Je demande à mes collègues de philosophie si elles ont lu le texte en question. Elles me répondent que non. Manifestement, aucun de nous ne lit le Figaro...

Pour l'instant, nous n'en savons pas plus et le proviseur nous dit qu'il nous tiendra informé. Rapidement, je m'aperçois que les élèves ont le texte en question et qu'il circule à toute allure. Je finis par en récupérer un. Je le lis, le relis une deuxième fois et suis atterré par ce que je découvre2.

Le texte, islamophobe au premier degré, est un tissu d'approximations, d'erreurs sur une religion qu'il ne connaît manifestement pas, de citations de deuxième main, tronquées et dénaturées, d'erreurs logiques etc.

Je suis consterné par le manichéisme qui se dégage d'un texte qui sue la haine et l'ignorance. Je vérifie la signature. Pas de doute, il est signé par un professeur de philosophie qui, de surcroît, se présente comme philosophe !

Je vais voir une de mes collègues de philosophie qui se trouve faire cours pas loin de ma salle de classe et lui amène le texte qu'elle n'avait pas encore lu. Elle en prend connaissance et sa réaction est la même que la mienne. Nous avons peine à admettre que ces lignes ont pu être écrites par un professeur de philosophie.

Les raccourcis sont flagrants, les généralisations indignes de quelqu'un sensé préparer de jeunes esprits à la réflexion rigoureuse. Il en ressort que les musulmans (pas les islamistes) flirtent avec "la barbarie", et que, dans le droit fil du grand philosophe qu'est Georges Bush, le monde est divisé en deux : d'un côté, le monde libre et occidental et, de l'autre côté, le monde musulman !

Il arrive cependant, dit le texte, que les habitants du dernier infiltre le premier et "pullulent en son sein" ! Le verbe utilisé rabaisse les musulmans au rang d'insectes et je me demande comment un professeur de l'école républicaine peut oublier à ce point les valeurs humanistes qu'il est censé incarner et parler d'individus comme un entomologiste !

Bien sûr, cela n'autorise pas les menaces de mort. Bien sûr, nous sommes dans un pays libre où l'on peut écrire ce que l'on veut (dans les limites de la loi, Gayssot par exemple), y compris des âneries. Mais j'ai beaucoup de mal à me sentir solidaire avec un texte, sous prétexte qu'il est écrit par quelqu'un qui exerce le même métier que moi ! Nos élèves lisent les propos de Redeker et se demandent si c'est bien cela la philosophie qu'ils commencent à apprendre.

Les choses commencent alors à s'emballer. La presse locale parle de "Fatwa"3.

L'utilisation du terme de "Fatwa" est gravissime, parce qu'elle tente de donner raison au texte de Redeker. En effet, s'il s'agit bien d'une fatwa, celle-ci est, par définition, une réponse de l'Islam officiel et ce serait donc tous les musulmans, et non simplement quelques intégristes, qui menaceraient de mort un homme ; ce qui irait dans le sens des propos de Redeker.

L'utilisation du terme n'est donc pas neutre, mais atteste que notre presse régionale a déjà tranché et partage, sur le fond, les fines analyses de notre collègue sur la religion musulmane !

Les chaînes de télévision font le siège de notre lycée : Canal +, FR 3 et toutes les autres, sans parler de la presse écrite. Les camions avec antennes satellitaires sur le toit transforment notre parking en grand barnum. Des micros se tendent et quelques élèves se laissent aller. A ma connaissance aucun enseignant ne tombera dans le panneau qui consiste à alimenter le traitement sensationnaliste de l'évènement. La consigne du proviseur est "silence radio". Les élèves ont besoin de calme.

Je croise mon autre collègue de philosophie et, elle aussi, est catastrophée par l'islamophobie du texte de Redeker. Je propose un texte où nous pourrions témoigner notre condamnation des menaces et aussi dénoncer le fond d'un texte qui nous semble bien peu philosophique. Il me semble important que nos élèves sachent que ce qu'on leur a donné à lire n'est pas de la philosophie, mais un pamphlet haineux et peu rigoureux. Mes collègues réfléchissent à ma proposition.

Pendant ce temps, le collègue est protégé par la gendarmerie et les choses s'enveniment. La Fédération des Œuvres laïques (F.O.L.) somme dans la presse locale toutes les associations musulmanes de condamner les menaces. Personne ne songe à condamner le texte qui faisant une apologie peu documentée de la religion chrétienne est, somme toute, bien peu laïc ! J'ai l'impression que la presse perd toute mesure et je me demande si le texte de Robert Redeker a été bien lu.

Mais je vais bien vite m'apercevoir que non (comme je l'ai dit, la direction du Figaro, ménageant sans doute ses ventes dans le Maghreb, retirera l'article de son site internet deux jours plus tard).

Tout d'abord, mes collègues déclinent ma proposition d'un texte disant ce que nous pensons sur le fond. Je découvre que ce collègue que je ne connais pas (je viens d'arriver dans ce lycée) a une réputation de procédurier et un carnet d'adresses qui, me dit-on, en fait quelqu'un qui a le bras long. Bon !

Nos élèves continuent de se demander ce qu'il faut penser d'un tel texte. Je le sais parce qu'il leur arrive de nous le demander à mes autres collègues de philosophie ainsi qu'à moi-même. Je ne dis rien, mais vais voir le proviseur et lui propose d'organiser un débat contradictoire sur les rapports entre la philosophie et l'Islam. Mon idée est qu'il ne faut pas faire rentrer la polémique dans l'enceinte du lycée, mais permettre aux élèves de se faire une idée en en restant à un niveau général et véritablement philosophique.

Je ne suis pas un spécialiste de l'Islam, mais j'ai lu, comme d'autres, Averroès, le philosophe arabe du 12ème siècle remis au goût du jour en 97 par le film de Youssef Chahine, Le destin (qu'il aurait été urgent de faire visionner aux élèves). Il me semble que, tout comme la chrétienté, l'Islam a eu à se poser la question des rapports entre la foi et la raison.

Ainsi, lorsqu'au 5ème siècle Saint Augustin écrit : "credo quia absurdum"4, Saint Anselme lui répond, six siècles plus tard : "fides quarens intellectum"5 ! On le voit, chez nous aussi, les relations de la foi et de la raison ne sont pas simples et il arrive même qu'elles soient contradictoires...

Le monde chrétien est traversé par plusieurs écoles de pensée qui se retrouvent incarnées par différents philosophes. Descartes fait le pari de la raison (jusqu'à penser pouvoir démontrer l'existence de Dieu), tandis que Pascal veut mortifier cette prétentieuse raison et arriver à Dieu directement par intuition, l'idée d'une démonstration de l'existence de Dieu lui étant insupportable ("si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux et de surnaturel...", Les Pensées, 273, édit. Brunschvicg, ce qui ne signifie pas qu'elle puisse s'affranchir d'un contrôle de la raison ("..., mais si elle choque les principes de la raison, alors elle devient absurde et ridicule", toujours la pensée 273).

Il y a la même chose dans la pensée arabe. Al-Ghazâlî, théologien sunnite du 11ème siècle brocarde la philosophie dans son livre Tahâfut al-falâsifa (Incohérence des philosophes), pendant qu'Ibn Rushd (Averroès) tentera de concilier philosophie et foi dans sa réponse à Al-Ghazalî, à travers son livre : Tahâfut al-tahâfut (Incohérence de l'incohérence).

Les points communs entre Averroes et le Révérend père Malebranche sont d'ailleurs intéressants, si l'on songe que ce dernier croit en un Dieu qui a beau être créateur du monde, n'en est pas moins soumis aux lois de la logique (et donc ne peut pas faire n'importe quoi).

Bref, la religion musulmane, comme la chrétienne, a fait plus ou moins bon accueil à la raison en général et à la philosophie en particulier.

Voilà tout ce que je voulais expliquer et aussi le fait qu'un texte, fut-il sacré, est toujours interprétable, même si certains (quelle que soit la religion) considèrent qu'il n'y a en a qu'une, la leur, bien sûr...

On peut retenir certaines sourates du Coran plutôt que d'autres (en oubliant que certaines ont été prononcées par Mahomet à l'époque où il vivait, tranquille, parmi les siens à La Mecque, sous la protection de son clan et d'autres, à une époque où, chassé de La Mecque, il s'était réfugié à Médine parmi des tribus plus menaçantes et qu'il s'agissait pour lui de reconquérir cette ville dont il avait été chassé). On aura alors un Islam plus ou moins guerrier.

Mais on peut faire la même chose avec l'ancien testament. Que dire, qu'extrapoler de cette phrase christique : "certains pensent que je suis venu apporter la paix, mais je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive" (Saint Mathieu, X, 34) ?

Les paysans boers hollandais du 17ème et 18ème siècle, n'ont-ils pas colonisé l'Afrique du sud, la Bible à la main ? Comment ont-ils réussi à lui faire justifier l'Apartheid ?

En extrapolant à partir de l'interdiction faite aux fils de Josué de se marier avec les cananéens (Josué, XXIII, 12)6!

Je pense que tout cela aurait permis aux élèves de se faire une idée sur les rapports difficiles entre la religion et la raison. De là, ils auraient pu redescendre, tout seuls, jusqu'à la polémique qui agitait leur lycée. Le principe du débat contradictoire aurait permis à un partisan du texte de Redeker de développer l'idée que les musulmans sont des gens qui flirtent avec la barbarie.

Malheureusement, ma proposition, jugée intéressante au début, fut finalement rejetée au motif que ce n'était pas le moment. Plus tard, peut-être... Pour le moment, il fallait apaiser les esprits et laisser le temps faire son travail de "lissage".

L'institution se protège et le proviseur tente de ramener une certaine paix. Pas facile, car la polémique gagne la salle des profs. Mais mon souci reste les élèves (pas seulement les miens). Que fait-on pour eux ?

Pas grand-chose. Et pourtant, ils sont demandeurs.

Ne pouvant m'exprimer à l'intérieur du lycée, je fais le choix de rédiger, seul, un texte. Je téléphone à la Dépêche du Midi et demande à parler au journaliste traitant l'affaire, Commode 1er, alias Jean Jacques Rouche.

Je lui explique que je suis professeur de philosophie dans le même établissement que Robert Redeker et que je ne suis pas d'accord avec lui. J'ai un texte et lui demande s'il est preneur. Sa réponse est on ne peut plus claire :

"Les articles traitant du fond ne nous intéressent pas. Il y a un homme qui est menacé de mort. On n'en est plus là. Il s'agit de savoir si on le soutient ou pas".

J'ai l'impression de me retrouver dans ma cours d'école primaire, là où les bandes de mioches fonctionnaient de façon binaire : "t'es avec nous ou contre nous !".

Tout cela est fin comme un discours de Georges Bush. Il me dit de lui envoyer tout de même mon texte. Il ne le publiera pas.

Je me retrouve donc empêché de parole à l'intérieur de mon lycée et incapable de faire valoir une analyse moins manichéenne dans la presse. Ite misa est ! J'ai effectivement l'impression que la messe est dite et je balance mon texte sur internet dans un forum, en me disant qu'au moins certains pourront lire que tous les professeurs de philosophie ne cautionnent pas le texte du Figaro.

C'est là qu'un rédacteur de L'Humanité le lira. Il me contactera via ce forum et me demandera si son journal peut publier mon texte. Je lui dis oui7.

Mon souci est nos élèves. Bien sûr, je n'enseigne plus en Seine-Saint-Denis, mais nous avons des élèves musulmans. J'en ai dans mes classes. Comment peuvent-ils recevoir un texte qui fait d'eux des barbares et qui est signé par un de leur professeur8 ?

Nous avons aussi des élèves chrétiens qui peuvent, à juste titre, être choqués de l'utilisation, digne d'un croisé, qui est faite de leur religion ! Enfin, bon nombre de nos élèves sont, sans doute, athées et peuvent être choqués, eux aussi, par ce qu'on essaye de leur faire prendre pour de la philosophie.

L'institution se protège par le "silence radio", Robert Redeker est protégé des dangereux imbéciles qui l'ont menacé. Et nos élèves ?

La salle des profs commence à ressembler à une foire d'empoigne...verbale (on est entre enseignants, tout de même). Je découvre une pétition en faveur de notre collègue "quoi qu'il ait écrit". Elle est affichée sur un panneau en salle des profs. Je mets mon texte à coté !

Tout cela me vaudra quelques discussions assez serrées avec certains collègues (la majorité sera d'accord avec moi, mais je découvre que, pour beaucoup, le contentieux qu'ils avaient avec un collègue que je ne connais pas, pèse plus qu'il ne devrait).

On me reproche de polémiquer avec un homme qui se cache et ne peut se défendre. Je fais observer qu'il peut s'exprimer dans la presse locale et qu'il le fait (il adressera d'ailleurs, par ce biais, un message à nos élèves). Je souligne, en outre, qu'une bonne demi-douzaine d'intellectuels et philosophes parisiens lui servent d'avocat (Bernard Henri Lévy, Lanzman, Finkelkraut, Pierre André Taguieff...) et qu'ils ont une autre couverture médiatique que mon modeste article...

Aucun ne parle du texte de Redeker. Tous en restent à une position de principe : il faut soutenir la liberté d'expression et être solidaire de celui qui est menacé, quoi qu'il ait écrit. La presse est à peu près unanime, il est vrai que l'affaire de Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet n'est pas loin !

Là encore, j'étais de ceux qui ne confondaient pas les deux affaires. J'ai soutenu Charlie Hebdo. Comment se fait-il alors que je n'ai pas été solidaire de Redeker ? D'abord, parce que, immédiatement, j'ai pensé à nos élèves. Ensuite, je crois tout simplement qu'il y a une différence entre des caricatures et un texte philosophique. Les premières sont une expression artistique qui, par définition, ne vise pas à dire la vérité, mais, au contraire, à exagérer. Leurs reprocher de faire passer le prophète pour un terroriste enturbanné (une bombe dans le turban), c'est ne pas comprendre ce qu'est une caricature en tant qu'oeuvre d'art.

En revanche, un texte de philosophie (ou qui se présente comme tel) vise à dire la vérité et, s'il la manque grossièrement, il est critiquable. Bien sûr, les deux ne doivent pas être censurés, mais dire que l'Islam est une religion de haine et le christianisme une religion d'amour est une bêtise qu'il faut bien dénoncer pour ce qu'elle est.

Je n'ai pas renvoyé dos à dos l'auteur de ce texte islamophobe et ceux qui l'ont menacé, car ce n'est pas du même niveau. J'ai condamné ces menaces de mort et considéré que Redeker avait le droit d'écrire ce qui lui passait par la tête. Je me suis simplement donné le droit de dire ce que j'en pensais.

J'ai répondu sur le fond. C'est tout ce qui m'intéressait et je suis passé à autre chose. Il y avait d'ailleurs urgence, certains de mes élèves n'allaient pas bien du tout...

Hôpital psychiatrique et réussite scolaire

Au bout de quelques semaines dans mon lycée, j'avais progressivement remarqué quelque chose d'anormal. Après 20 années d'errance (mais celui qui erre n'est pas toujours perdu), j'en étais à mon 13ème établissement et j'avais donc quelques éléments de comparaison.

J'avais déjà enseigné dans des lycées sociologiquement comparables, mais là, il me semblait que nos élèves étaient globalement plus fragiles qu'ailleurs ! Oh, pas tous, bien sûr, mais je voyais, un peu plus souvent que d'habitude, des élèves abattus dans les couloirs par des copies qu'ils commentaient à haute voix avec leurs camarades et qui disaient assez leur désarroi. Certaines même étaient en pleurs. Il m'était déjà arrivé de rendre des copies avec des notes assez basses, mais il me semblait que dans ce lycée, mes élèves réagissaient plus mal qu'ailleurs à la chose et chez certains, les larmes n'étaient jamais loin !

Cette impression cessa d'être diffuse lorsqu'un de mes élèves, Jacques, fit une tentative de suicide. Une de mes collègues de philosophie qui l'avait eu l'année précédente (il redoublait) me l'avait signalé en me disant sa fragilité qui l'avait empêché de se présenter à l'épreuve du baccalauréat, l'année précédente.

Je l'avais donc observé en début d'année et avait constaté qu'il allait bien, avait des copains, plaisantait à l'occasion et n'était pas le dernier à s'engouffrer dans les brèches qu'il pouvait y avoir dans le déroulement de mon cours. Bref, je n'avais rien vu.

Très bon élève dans les matières scientifiques, il pouvait facilement obtenir des 18/20 en mathématiques sans se fatiguer. Mais, cette note qui aurait comblé n'importe lequel de ses camarades, lui laissait un goût amer dans la bouche, car, immédiatement, Jacques ne voyait que les deux points qu'il avait loupés ! Et s'il obtenait un 20/20, sa réaction était de se dire que le sujet était trop facile et que cette note ne valait rien, ne signifiait rien !

Il est arrivé un moment où tout cela devenait trop difficile à supporter et mon Jacques s'est dit qu'il était temps que cela cesse et il a avalé des cachets comme on appelle au secours...

Ses copains s'en voulaient un peu de n'avoir rien vu. Moi aussi. Nous en avons parlé et l'adjointe du proviseur a fait ce qu'il fallait pour qu'ils ne se chargent pas d'une responsabilité trop lourde et, surtout, injuste à porter. Ils me donnaient de ses nouvelles et j'ai fait passer le message que j'irais bien lui rendre visite s'il était d'accord. Ses copains, vraiment à la hauteur du début à la fin de cette histoire, me ramenèrent une réponse positive et encourageante.

Je me suis donc rendu au pavillon psychiatrique de l'hôpital de Purpan à Toulouse.

Là, j'ai vu mon Jacques dans une espèce de pyjama bleu, les yeux mi-clos de celui qui a les paupières lourdes de calmants, pas rasé et un faible sourire lorsque j'ai poussé sa porte.

Déjà, en arrivant, j'avais trouvé l'ambiance un peu glauque. Les murs étaient sombres, la peinture écaillée et le tout donnait une impression de délabrement, sans doute raccord avec l'esprit des pyjamas bleus qui y déambulaient !

J'ai tout de suite eu le sentiment que ce lieu dépressif n'était pas la place de mon Jacques.

Nous avons discuté, longtemps. J'y suis allé franchement, encouragé, sans doute par ses paupières un peu trop lourdes à mon goût. Je m'étais un peu renseigné sur son cas, auprès de l'infirmière et de collègues qui le connaissaient pour l'avoir eu l'année précédente.

Jacques était, m'avait-on dit, le fils de parents tous deux polytechniciens. Ses deux frères aînés étaient polytechniciens et le petit frère, au collège voisin, commençait à gagner tous les concours régionaux de maths et était donc bien parti pour devenir, lui aussi, polytechnicien !

Mon Jacques n'était qu'un très bon élève. Peut-être pas excellent et cela le minait. Bref, la comparaison constante, dans laquelle il s'était enfermé, était sa prison et la pression qu'il se mettait était devenue une torture. Il fallait que ça cesse. Il a appelé au secours comme il a pu...

Je lui ai dit qu'il n'était pas à sa place, ici (mais je crois que j'avais tout faux, parce que je découvris, plus tard, qu'il fallait bien prendre la mesure de ses peurs avant de le remettre dehors). Je lui ai dit surtout qu'il s'était aligné depuis tout petit dans une course qui n'était pas la sienne, que les critères sur lesquels il se jugeait, n'étaient pas les bons et qu'il n'était pas né pour être réduit à une compétence mathématique.

Je l'ai touché, je l'ai vu. Cela faisait trois semaines qu'il était là et il me dit que c'était la première vraie discussion qu'il avait, les psychologues qui le suivaient "tournant autour du pot", selon sa propre expression.

J'eus un retour sur ma visite par le biais de ses copains qui vinrent me dire qu'il avait été "vachement content" que je vienne. Le contact était maintenu avec le lycée et je savais que ce serait capital au moment où se poserait la question de son retour.

J'ai continué de prendre de ses nouvelles et y suis retourné une deuxième fois. Physiquement, il allait mieux. Il avait l'oeil plus vif, mais semblait peu pressé de sortir. En fait, il avait une énorme trouille de sortir. Ses problèmes l'attendaient à l'extérieur et la perspective de s'y confronter à nouveau lui faisait trouver sa chambre et sa situation présente presque agréable (enfin, c'était son discours).

J'en suis reparti en me disant que si rien ne se passait, il allait végéter un bon bout de temps dans ce lieu qui, décidément, n'était pas fait pour lui (et encore moins, depuis qu'il m'avait dit qu'il s'y sentait pas si mal que ça) !

Je suis revenu au lycée et ai commencé à préparer avec l'adjointe du proviseur, les conditions du retour de Jacques. J'ai dit que sans une adaptation de notre part, son retour serait impossible et qu'il fallait réfléchir à un accompagnement particulier de type tutorat. J'ai laissé l'idée faire son chemin...

Quelques semaines plus tard, l'infirmière qui est en contact avec l'équipe médicale de Purpan me dit qu'il est question que Jacques sorte et revienne au lycée. Je lui téléphone. Il a une voix claire, mais n'est pas ravi à l'idée de sortir. Je ne lui arrache que des "Bof !".

Une réunion est prévue avec deux médecins qui le suivent, au lycée. De notre côté, les choses avancent. J'ai reparlé du tutorat, expliqué que j'avais déjà testé l'outil dans deux lycées auparavant et que j'étais volontaire. Le proviseur est preneur tout de suite. Pas si fréquent !

La réunion avec les deux médecins a lieu. Y assistent le proviseur, son adjointe, l'infirmière, la C.P.E, les parents de Jacques que je découvre et moi-même. Les toubibs nous disent où en est Jacques et nous leur expliquons ce que nous allons mettre en place. Personne n'a d'expérience dans ce genre de cas et il va falloir y aller en tâtonnant. Le principe que je ferai l'interface entre toutes les parties prenantes est acté. J'explique qu'il faut que dorénavant tout ce qui concerne Jacques passe par moi : une absence, une altercation en classe avec un camarade ou un collègue, une dispute à la maison etc.

Il va falloir travailler en équipe et, il faut bien avouer que nous n'y sommes pas habitués. On va parasiter certaines habitudes, shunter certaines procédures, mais dans la transparence et pour le bien d'un gamin qui va revenir dans un lieu structurant (bon pour lui disent les toubibs), mais anxiogène aussi, à cause des notes qui pourraient le renvoyer rapidement là d'où il vient...

Le proviseur annoncera à toute l'équipe (je n'ai pas eu souvent l'occasion d'utiliser ce terme en 20 ans de carrière) le retour de Jacques pour le 26 janvier, par une note écrite : "... En l'état actuel des choses, la questions des résultats (scolaires) reste secondaire".

A saluer comme quelque chose de rare...

Ayant pas mal discuté avec Jacques, il m'a semblé (aucune certitude) qu'il vaudrait mieux dans un premier temps éviter de le noter. Après deux mois et demi à l'hôpital, la priorité est de l'aider à se restructurer, à renouer contact avec les autres, avoir une hygiène de vie compatible avec une scolarité (fini les nuits sur l'ordinateur à jouer en ligne à des jeux dont j'ignore tout, si ce n'est qu'ils fonctionnaient comme une bulle).

Pour les notes, je suis chargé par l'équipe de dire à quel moment Jacques pourra les supporter. Inutile de dire que je vais avoir le sentiment permanent, pendant les mois qui vont suivre, de travailler sans filets, au jugé !

Nous nous retrouvons tous les deux, une fois par semaine, régulièrement, pour faire le point. Plus à l'aise (parce que plus habitué) avec les rebelles, les écorchés, je patauge un peu avec mon Jacques qui est un "taiseux". On tâtonne, se renifle, c'est lent, mais c'est comme ça.

Le contrat passé entre Jacques, ses parents et le lycée (et dont je suis le garant) est qu'il s'engage à suivre les cours et à prendre des notes. Pour les devoirs, on verra plus tard...

J'aurai à gérer la réaction de certains collègues qui ont été prévenus, mais ne me connaissent pas bien (je ne suis pas professeur principal de la classe de Jacques) et qui trouvent que l'absence de notation et de remise de devoir est un précédent dangereux, un tarif de faveur, bref, quelques chose qui ne cadre pas avec l'égalité républicaine.

Je garde mon calme. J'explique que l'égalité n'est pas l'égalitarisme, que la justice, c'est, parfois, de faire des différences (j'ai la sagesse de ne pas dégainer Aristote ; je ne suis pas en cours), qu'il s'agit tout simplement de sauver la peau à un gamin. Cela passe ! Les collègues, passé le premier moment de surprise, comprennent la nécessité de faire du sur mesure. Le système grince un peu, il a mal aux jointures, mais nous le dérouillons et cela fait du bien à tout le monde.

Le premier conseil de classe donnera tout de même lieu à une passe d'armes avec un collègue (à un an de la retraite) nous disant que nous jouons avec le feu, que nous ne sommes pas compétents et que le lycée n'est pas le lieu pour cet élève à qui nous ne rendons pas service.

Sa tirade a duré assez longtemps, je m'en souviens, pour que j'aie le temps de monter en température, mais je n'ai pas le temps de réagir que l'adjointe du proviseur et d'autres collègues font mieux et plus calmement ce que je m'apprêtais à faire. Je savais qu'une équipe était née (sans laquelle rien n'eut été possible), le premier conseil de classe en fut l'acte de baptême (laïc, bien sûr).

Reste que ce collègue avait raison sur un point : nous jouions avec le feu. La moindre absence de Jacques me faisait l'effet d'une vague de froid sur le lycée et, surtout, j'avais à régler le délicat problème de savoir quand je pouvais demander, exiger, des efforts à Jacques et quand ça n'était pas le moment.

Je me suis souvenu d'une de mes lectures, A. S. Neill : Libres enfants de Summerhill, grand classique de la pédagogie alternative des années 70. Neill y racontait comment il s'y prenait avec les gamins qui lui arrivaient écorchés par le système scolaire anglais. C'était difficile, sans garantie, mais je me souviens surtout d'un passage où ce grand pédagogue, spécialiste des cas difficiles, disait qu'il viendrait un âge où il ne pourrait plus tenir bon face à un gamin le menaçant de se jeter par la fenêtre.

Comment savoir quand bousculer, et jusqu'où, un jeune qui a déjà sauté par la fenêtre ou, plus exactement, qui a avalé des saloperies pour ouvrir une fenêtre ? J'ai navigué à vue, à l'estime comme on dit chez les marins.

J'ai été aidé par les élèves de la classe et par une déléguée, Manon, comme j'en souhaite à tous les Jacques du monde. Ils n'hésitaient pas à me dire les plus petites choses qui pouvaient m'aider, les remarques, la somnolence de Jacques pendant les cours. Chacun faisait ce qu'il pouvait, en fonction de ce qu'il croyait bien pour leur copain.

J'ai testé notre système, un jour. Je savais que Jacques avait un rendez-vous dans la journée et qu'il allait manquer. Il me l'avait dit. J'ai gardé l'info, assuré mes cours et attendu de voir comment notre système allait fonctionner et avec quelle réactivité. Cinq minutes après le cours manqué par mon Jacques, un surveillant a déboulé dans ma salle de classe pour m'informer de son absence. Nous formions une équipe !

Il y eut des hauts, des bas, des moments où Jacques testait les limites du contrat, des discussions avec ses parents, avec l'infirmière (quand je pense que le ministère ne permet pas à chaque lycée d'avoir tous une infirmière à temps plein !), avec l'adjointe du proviseur, avec des collègues faisant ce qu'ils pouvaient. J'ai écouté, centralisé tous les doutes, rajouté les miens et rassuré parfois plus que je ne l'étais.

Une classe de cracks

Fort heureusement, il y avait aussi des choses moins difficiles cette année-là.

J'avais ma T.S.2. Une classe de cracks, comme je n'en avais jamais eu. Discutant avec des collègues plus anciens que moi dans l'établissement (pas difficile), ils me confirmèrent qu'il y avait une classe comme celle-ci, tous les dix ans. N'étant jamais resté dix ans dans un seul de mes lycées, j'avais dû passer au travers...

A quoi ressemble une telle classe ?

Tout d'abord, on y rentre avec un plaisir particulier. C'est dingue, et même un peu étrange à écrire, mais j'avais l'impression d'être attendu ! Une attention particulière, des regards qui disaient assez que ce qui allaient suivre n'était pas un cours de plus, des retours de pauses (j'ai toujours fait une pause entre deux heures de cours consécutives) en toute autonomie, sans que l'enseignant ne soit obligé d'expliquer qu'une pause n'est pas une récréation, des questions qui fusent et nous emmènent parfois sur des chemins imprévus que l'on a le temps d'explorer, puisque ça percute vite etc.

Bien sûr, le premier rang était, comme d'habitude, composé par "la tête de classe". Mais là, ça débordait. Le rang du fond, traditionnellement dévolu aux endormis était, certes, composé d'élèves moins performants, mais manifestait une belle vitalité. C'est là que se regroupaient mes humoristes qui, pour le plaisir d'une intervention, parfois drôle, devaient bien suivre le cours pour la placer à bon escient. Du coup, il arrivait aussi et, de plus en plus, que des remarques pertinentes fusent aussi du dernier rang. Un régal !

C'est une chose que j'ai apprise au long de mes années d'errance philosophique : l'humour est un puissant levier pédagogique. Je suis persuadé que j'aurai loupé des centaines d'élèves, ceux des derniers rangs, si je n'avais pas fait une place à cette forme d'intelligence qui fut souvent dans mes classes la première marche vers d'autres plus conceptuelles.

Bien sûr, Ali, Renaud, Eloïse, Leslie, les deux Emilie, Alexandre, Marion, Arnaud, n'en avaient pas besoin. De plain-pied dans l'abstraction conceptuelle, ils étaient la tête de classe rêvée pour n'importe quel prof, mais Antoine, les deux Julien, Benjamin, David et Jean surtout, m'auraient lâché, sans doute, si je n'avais pas laissé ouverte une brèche par laquelle ils s'engouffraient toujours avec délice et... intelligence.

J'allais faire cours dans cette classe avec un vrai sourire intérieur et la conviction que nous allions passer un bon moment, un moment de réflexion philosophique, un moment où chacun faisait ce qu'il pouvait pour enrichir, avec ses moyens, le travail collectif. Bien sûr, certains avaient des résultats faibles, mais, cette année-là, dans cette classe, j'ai eu la certitude de ne laisser personne au bord du chemin. Je suis content d'avoir vécu cela et je le leur dois !

Pendant ce temps, mon travail avec Jacques m'avait positionné aux yeux de certains élèves mal en point comme un tuteur possible. J'ai vu venir le coup et donc le moment où j'allais me retrouver avec d'autres élèves à porter à bout de bras.

Mais ça n'était pas possible. Mon travail avec Jacques me pompait déjà tellement d'énergie que je ne pouvais pas faire avec d'autres ce que je faisais avec lui. Je n'ai pas donné suite à certains appels du pied. J'ai orienté vers l'infirmière qui a fait, cette année-là, un travail qui devrait faire rougir de honte les hommes à la calculette du ministère qui économisent sur ce genre de poste.

Le problème de ce lycée était, je l'ai dit, que les élèves semblaient y subir une pression qui n'avait pas d'équivalent dans ma mémoire de routier de l'enseignement philosophique. Pourquoi là ?

Mon hypothèse était que ce lycée bourgeois était un bon lycée, mais pas aussi prestigieux que les deux lycées d'excellence du centre-ville. J'avais, on s'en souviendra, enseigné dans l'un d'eux et je n'avais pas observé alors les mêmes symptômes, fait de stress, de larmes, d'attitudes dépressives.

Qu'on ne se méprenne pas ! Le lycée n'était pas triste et l'ambiance globale était la même que partout ailleurs. Je trouvais simplement que le nombre d'élèves n'allant pas bien était plus élevé qu'ailleurs.

Alors pourquoi ?

Je pense que dans les lycées d'excellence du centre-ville, les élèves ressentaient moins de pression (tout est relatif), parce qu'ils avaient, ainsi que leurs parents, l'impression d'avoir intégré le saint du saint.

Tandis qu'à Saint Orens, ce bon lycée était vraisemblablement perçu par les parents comme un sas avant les prestigieuses études supérieures. Certains de nos élèves avaient donc l'impression d'être dans la seringue, leurs parents poussant de toutes leurs forces sur le piston. Comme souvent, me direz-vous ! Certes, mais la sociologie du lycée accentuait cet état de fait. Cette banlieue toulousaine était proche d'entreprises du domaine de l'aéronautique et nous avions donc, en conséquence, plus d'ingénieurs parmi nos parents d'élèves qu'ailleurs. D'où le grand déséquilibre dans notre lycée entre nos sections scientifiques et littéraires. Du coup, plus d'élèves qu'ailleurs se retrouvaient en section scientifique sans en avoir le désir ou les compétences. Prenez-vous un mur de face tous les jours et vous verrez combien de temps vous tiendrez !

Pour certains, le fantasme parental de la terminale S, sas incontournable de la réussite sociale, était un fardeau difficile à porter. Et comme ils étaient plus nombreux qu'ailleurs, sur la masse, certains déprimaient fort !

Du coup, ma proposition d'initiation à la philosophie en seconde fut accueillie comme une possibilité de jouer sur le déséquilibre de nos sections. Il s'agissait, entre autres, de donner le goût des études littéraires. Travail de longue haleine, il aurait fallu continuer les années suivantes...

Cette année fut aussi pour moi l'occasion de découvrir grâce à quelques "Greamlins" que je fonctionnais sur une habitude, presque un principe, tout aussi discutable qu'inconsciente.

J'avais une classe de scientifiques à effectifs réduits et pourtant je m'épuisais plus qu'ailleurs avec ces 23 élèves ! La raison en était qu'il y avait dans cette classe de terminale un petit noyau de collégiens attardés que je devais recadrer sans cesse.

Cela dura presque un trimestre, jusqu'à ce que j'en colle un ! Plus fatigué que d'habitude, sans doute, j'avais viré Pierre de mon cours, avec la promesse de quelques heures de colle ! Je me souviens très bien que je ne savais plus à quand remontait la dernière fois. Je crois bien que j'avais dû coller un ou deux élèves pendant mes années de Seine Saint Denis, mais je n'en étais pas sûr...

En fait, j'avais pris l'habitude, insensiblement sans doute, depuis des années, de m'adresser à mes élèves comme à des adultes qu'ils n'étaient pas (tous), pariant inconsciemment sur le fait que la maturité, c'est un peu comme la liberté : on n'y arrive qu'après qu'on vous en ait offert des échantillons.

On n'est pas prof sans être humaniste. Il faut croire que chaque individu est une mine et que sa richesse est sans fond. Je dis bien "croire", parce qu'il y a là comme un principe qui se pose. Je ne l'ai jamais démontré ni même tenté de le faire. J'ai simplement eu l'intuition, comme des milliers d'autres, qu'il fallait le poser comme un point de départ pour pouvoir faire ce métier.

Grâce à ces "greamlins" qui malheureusement n'attendaient pas, comme dans le film éponyme, qu'on leur donne à manger passé minuit pour devenir infernaux, j'ai pu revisiter cette conviction.

J'avais beau faire appel à leur maturité, ça ne venait pas. J'ai alors, les principes pédagogiques ne valant que tant qu'ils fonctionnent, changé de stratégie et coller le "greamlins" en chef ce jour-là.

Etonnement ! De sa part, mais aussi de la mienne. Et là, miracle ! Mes collégiens prirent conscience, grâce à cette mesure pour collégien, qu'ils en étaient... Je me permis même quelques remarques mesurées, mais claires, sur leurs bulletins scolaires et je me souviens d'Olivier venant me voir après le conseil de classe, son bulletin à la main, sincèrement étonné que j'ai pu le traiter de collégien, lui !

Ce fut un succès. Le reste de l'année, sans les transformer en philosophes, en fit des élèves de terminale tentant de philosopher ; ce qui me suffisait amplement.

Comme quoi, il ne faut pas s'enfermer dans des pratiques, aussi bien intentionnées soient-elles...

Pierre, vexé lui aussi par ses deux heures de colle fera ce qu'il faut, par la suite, pour me convaincre que j'avais eu tort, puisqu'il n'était pas (plus) ce collégien que j'avais sermonné.

Nous avons bu un verre, avec deux de ses camarades, il y a quelques jours et si son orientation ne lui convenait pas (encore un scientifique qui ne sait pas quoi faire de son bac dont on lui a pourtant dit qu'il ouvrait toute les portes, sans lui développer assez son imagination pour les envisager), il ne m'en voulait pas. Au contraire, je crois...

L'année s'est terminée. Jacques a eu son bac, mécontent de ses résultats. L'institution scolaire pouvait être satisfaite, elle avait fait son maximum, mais ça ne réglait rien, malheureusement.

Nous avons fêté les résultats avec les élèves. Je finis, avec deux collègues, à l'eau lors d'une soirée très sympa. Je me dis que c'est un signe, la mer m'attend. Mais comme j'ai lu (et relu avec mes terminales, cette année) L'existentialisme est un humanisme de Jean Paul Sartre, je sais qu'il n'y a pas de signe, mais seulement quelqu'un qui interprète qu'il y a un signe.

De quoi ?

A toi de choisir, disait Sartre.

J'ai choisi...

Annexes : les textes publiés par Robert Redeker et Michel Sparagano

I) Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ?

[Texte de Robert Redeker, paru le 19 septembre 2006 dans Le Figaro.]

Les réactions suscitées par l'analyse de Benoît XVI sur l'islam et la violence s'inscrivent dans la tentative menée par cet islam d'étouffer ce que l'occident a de plus précieux qui n'existe dans aucun pays musulman : la liberté de penser et de s'exprimer.

L'islam essaie d'imposer à l'Europe ses règles : ouverture des piscines à certaines heures exclusivement aux femmes, interdiction de caricaturer cette religion, exigence d'un traitement diététique particulier des enfants musulmans dans les cantines, combat pour le port du voile à l'école, accusation d'islamophobie contre les esprits libres.

Comment expliquer l'interdiction du string à Paris-plages, cet été ? Etrange fut l'argument avancé : risque de "troubles à l'ordre public". Cela signifiait-il que des bandes de jeunes frustrés risquaient de devenir violents à l'affichage de la beauté ? Ou bien craignait-on des manifestations islamistes, via des brigades de la vertu, aux abords de Paris-plages ?

Pourtant, la non interdiction du port du voile dans la rue est, du fait que la réprobation que ce soutien à l'oppression contre les femmes suscite, plus propre à "troubler l'ordre public" que le string. Il n'est pas déplacé de penser que cette interdiction traduit une islamisation des esprits en France, une soumission plus ou moins consciente aux diktats de l'islam. Ou, à tout le moins, qu'elle résulte de l'insidieuse pression musulmane sur les esprits. Islamisation des esprits : ceux-là même qui s'élevaient contre l'inauguration d'un parvis Jean-Paul II à Paris ne s'opposent pas à la construction de mosquées. L'islam tente d'obliger l'Europe à se plier à sa vision de l'homme.

Comme jadis avec le communisme, l'Occident se retrouve sous surveillance idéologique. L'islam se présente, à l'image du défunt communisme, comme une alternative au monde occidental. A l'instar du communisme d'autrefois, l'islam, pour conquérir les esprits, joue sur une corde sensible. Il se targue d'une légitimité qui trouble la conscience occidentale, attentive à autrui : être la voix des pauvres de la planète. Hier, la voix des pauvres prétendait venir de Moscou, aujourd'hui, elle viendrait de la Mecque ! Aujourd'hui à nouveau, des intellectuels incarnent cet oeil du Coran, comme ils incarnaient l'oeil de Moscou hier. Ils excommunient pour islamophobie, comme hier pour anticommunisme.

Dans l'ouverture à autrui, propre à l'Occident, se manifeste une sécularisation du christianisme, dont la fond se résume ainsi : l'autre doit toujours passer avant moi. L'Occidental, héritier du christianisme, est l'être qui met son âme à découvert. Il prend le risque de passer pour faible. A l'identique de feu le communisme, l'islam tient la générosité, l'ouverture d'esprit, la tolérance, la douceur, la liberté de la femme et des moeurs, les valeurs démocratiques pour des masques de décadence.

Ce sont des faiblesses qu'il veut exploiter au moyen "d'idiots utiles", les bonnes consciences imbues de bons sentiments, afin d'imposer l'ordre coranique au monde occidental lui-même.

Le Coran est un livre d'inouïe violence. Maxime Rodinson énonce, dans l' Encyclopédia Universalis, quelques vérités aussi importantes que taboues en France. D'une part, "Muhammad révéla à Médine des qualités insoupçonnées de dirigeant politique et de chef militaire (...) Il recourut à la guerre privée, institution courante en Arabie (...) Muhammad envoya bientôt des petits groupes de ses partisans attaquer les caravanes mekkoises, punissant ainsi ses incrédules compatriotes et du même coup acquérant un riche butin".

D'autre part, "Muhammad profita de ce succès pour éliminer de Médine, en la faisant massacrer, la dernière tribu juive qui y restait, les Qurayza, qu'il accusait d'un comportement suspect". Enfin, " après la mort de Khadidja, il épousa une veuve, bonne ménagère, Sawda, et aussi la petite Aisha, qui avait à peine une dizaine d'années. Ses penchants érotiques, longtemps contenus, devaient lui faire contracter concurremment une dizaine de mariages".

Exaltation de la violence : chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame, tel se révèle Mahomet à travers le Coran.

De fait, l'église catholique n'est pas exempte de reproches. Son histoire est jonchée de pages noires, sur lesquelles elle a fait repentance. L'inquisition, la chasse aux sorcières, l'exécution des philosophes Bruno et Vanini, ces mal-pensants épicuriens, celle, en plein 18ème siècle du chevalier de La Barre pour impiété, ne plaident pas en sa faveur. Mais ce qui différencie le christianisme de l'islam apparaît : il est toujours possible de retourner les valeurs évangéliques, la douce personne de Jésus contre les dérives de l'Eglise.

Aucune faute de l'Eglise ne plonge ses racines dans l'Evangile. Jésus est non-violent. Le retour à Jésus est un recours contre les excès de l'institution ecclésiale. Le recours à Mahomet, au contraire, renforce la haine et la violence. Jésus est une maître d'amour, Mahomet un maître de haine.

La lapidation de Satan, chaque année à la Mecque, n'est pas qu'un phénomène superstitieux. Elle ne met pas seulement en scène une foule hystérisée flirtant avec la barbarie. Sa portée est anthropologique. Voilà en effet un rite, auquel chaque musulman est invité à se soumettre, inscrivant la violence comme un devoir sacré au coeur du croyant. Cette lapidation, s'accompagnant annuellement de la mort par piétinement de quelques fidèles, parfois de plusieurs centaines, est un rituel qui couve la violence archaïque.

Au lieu d'éliminer cette violence archaïque, à l'imitation du judaïsme et du christianisme en la neutralisant (le judaïsme commence par le refus du sacrifice humain, c'est-à-dire l'entrée dans la civilisation, le christianisme transforme le sacrifice en eucharistie), l'islam lui confectionne un nid, où elle croîtra au chaud. Quand le judaïsme et le christianisme sont des religions qui conjurent la violence, la délégitiment, l'islam est une religion qui, dans son texte sacré même, autant que dans certains de ses rites banals, exalte violence et haine.

Haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est éduqué, le Coran. Comme au temps de la guerre froide, violence et intimidations sont les voies utilisées par une idéologie à vocation hégémonique, l'islam, pour poser sa chape de plomb sur le monde. Benoît XVI en souffre la cruelle expérience. Comme en ces temps-là, il faut appeler l'Occident "le monde libre" par rapport au monde musulman, et comme en ces temps-là, les adversaires de ce "monde libre", fonctionnaires zélés de l'oeil du Coran, pullulent en son sein.

2) Je prends le risque d'un désaccord...

[Texte de Michel Sparagano, philosophe, professeur de philosophie au lycée Pierre-Paul-Riquet à Saint-Orens de Gameville, paru dans L'Humanité du 21 octobre 2006.]

Enseignant de philosophie et, qui plus est, dans le même établissement que lui, beaucoup s'attendaient à ce que je manifeste ma solidarité avec Monsieur Redeker. Je n'ai pas voulu faire le jeu de la polémique en disant tout le mal que je pensais de ces pauvres lignes. Je me suis tu pensant que les pyromanes en seraient pour leurs frais.

Reste qu'aujourd'hui, les appels se multiplient, les pressions se font plus fortes, des pétitions nationales circulent, des éditorialistes s'enflamment, les associations laïques de notre région interpellent les associations musulmanes sommées de choisir leur camp... etc., et cet article qui ne méritait qu'un ricanement est en passe de devenir le symbole de la liberté d'expression ! Je prends donc le risque du désaccord public, car le risque de l'accord tacite me semble, aujourd'hui, plus dangereux.

Tout d'abord, il est important de condamner les menaces à l'encontre de ce collègue. Personne ne doit être menacé pour ce qu'il écrit, même si ce qu'il écrit est, comme nous allons le voir, lamentable.

Il faut bien tout de même, à un moment donné, s'occuper un peu du fond de cet article (je sais bien qu'immédiatement certains se diront qu'il faut être solidaire au nom du principe de la liberté d'expression, quel que soit le fond, mais je répondrai à cela après avoir discuté du contenu).

R. Redeker procède par amalgame (nombre de ses défenseurs en conviennent, d'ailleurs) et confond l'Islam et les intégristes islamiques. Notre liberté serait menacée par les revendications musulmanes (string, voile, repas dans les cantines..), oubliant ainsi que les revendications en question font débat dans la communauté musulmane et qu'il existe, faut-il le rappeler, des associations de musulmans laïcs ! C'est d'ailleurs cet amalgame qui permet à M. Redeker de retrouver un des thèmes de campagne de Philippe de Villiers : "l'islamisation des esprits" ; lequel n'a d'ailleurs pas manqué de voler au secours de son allié, involontaire, sans doute...

Passons sur le parallèle avec le communisme qui fait de celui-ci une "alternative au monde occidental". Comme si cette théorie était apparue à Oulan-Bator. Comme si, finalement, l'Occident était, par essence, capitaliste !

Soutenir que l'Islam "tient la générosité, l'ouverture d'esprit...pour des marques de décadence", c'est tout simplement ignorer qu'un des cinq piliers de l'Islam est la charité !

Expliquer que les musulmans sont des barbares parce qu'un de leur rite "s'accompagne annuellement de la mort par piétinement", c'est commettre une erreur logique d'importance. En effet, il n'est évidemment dit nulle part que ce rite doit s'accompagner de piétinements mortels pour être valable ! Il s'agit donc d'une conséquence et non pas d'un but. Comment une distinction aussi triviale a-t-elle pu échapper à un professeur de philosophie ?

Je passe, mais pas trop vite tout de même, sur le verbe "pulluler" qui, à la fin de l'article, est censé désigner les défenseurs du Coran et qui conviendrait mieux à un botaniste décrivant des insectes qu'à un professeur de l'enseignement public et laïc animé des valeurs humanistes propres à sa fonction...

Tout aussi surprenant de la part d'un enseignant formé à l'étude des textes, ce passage où M. Redeker se contente de recopier quelques lignes de l'Encyclopédia Universalis censées juger le prophète Mahomet et, par ricochet, tout le Coran, lors même que ces extraits ne parlent que du Mahomet de Médine et pas de celui du temps de son séjour à la Mecque ! Bref, l'auteur de l'article se place résolument et uniquement du point de vue du "verset de l'épée" en ignorant celui de la "tolérance" !

Je résume donc. Nous avons dans cet article une thèse qui nous renvoie à des discussions moyenâgeuses que l'on croyait disparues : la religion chrétienne est meilleure que la religion musulmane. Cette thèse est appuyée par des amalgames, des citations partielles et partiales, des erreurs logiques, des présupposés politiques surprenants pour qui sait que Marx n'était pas chinois... etc.

Comment un professeur de philosophie peut-il commettre autant d'erreurs ?

L'hypothèse la plus plausible est qu'il s'agissait tout simplement d'une provocation tactiquement habile, car l'auteur se doutait bien que ses propos allaient déclencher l'ire de beaucoup de musulmans amalgamés avec les plus violents, haineux et intolérants d'entre eux. La violence des réactions devait lui donner raison (il n'a d'ailleurs pas manquer d'en tirer cette conséquence illogique dans La Dépêche du Midi). Las ! Le boomerang est revenu plus fort que prévu. Ces lignes d'une faiblesse philosophique rare ont été prises au sérieux et il s'est trouvé une poignée d'individus, non pas pour lui donner raison, mais pour le conforter (ce qui n'est pas la même chose) dans sa position.

Il faut donc condamner les menaces reçues par ce pamphlétaire sans être instrumentalisés par ce qui ne peut qu'être une habile provocation (pas si habile) ayant mal tourné.

Ainsi, l'homme en fuite à droit à notre aide, mais nous n'avons pas à être solidaires d'un pyromane.


(1) Il faut savoir que ce sont les pêcheurs qui ont le triste record des accidents du travail. Le poisson est devenu rare. Il faut donc aujourd'hui pêcher dans des conditions de mer qui, autrefois, auraient laissé les bateaux au port. Ajouter à cela le système de paye à la part (pas de fixe, mais un intéressement à ce qui est pêché, déduction faite des frais fixes) qui fait du marin pêcheur quelqu'un qui a un intérêt personnel à dépasser certaines limites (les siennes, celles du code du travail...) et vous avez un cocktail bien souvent dramatique qui fait la une de nos journaux télévisés.

(2) J'ai choisi de mettre le texte dans son intégralité en annexe, parce qu'il me semble qu'en la matière il est bon que chacun sache précisément de quoi il retourne et que la chose est d'autant moins facile que le Figaro a courageusement supprimé, deux jours plus tard, de son site internet, ce texte qu'il avait pourtant publié. De ce fait, beaucoup de gens se sont déterminés sans avoir lu de quoi il retourne !

(3) Plus tard, lorsque Benoît Duquesne, animateur de l'émission "compléments d'enquête" fera son travail de journaliste et interviewera son collègue de la Dépêche du Midi ayant suivi l'affaire et lui demandera pourquoi avoir utilisé le mot de "Fatwa" alors que cela n'en était pas une (comme le visionnage des bandes vidéo où s'exprimait le check Youssef al-Qaradawi sur la chaîne Al-Jezira le montrera), celui-ci répondra : "parce que j'ai trouvé le mot commode" ! Depuis, Jean-Jacques Rouch, journaliste à la Dépêche du Midi est connu, par chez nous, sous le nom de Commode 1er.

(4) "Je crois parce que c'est absurde".

(5) "La foi en cherchant l'intelligence".

(6) A ce sujet, on lira avec profit le travail de Louis Sala-Molins dans son Code noir ou le calvaire de Canaan, Puf. On y lira comment l'église se servit de la malédiction de Canaan (le fils de Cham, maudit par le père de ce dernier, Noé) pour légitimer l'esclavage.
On complètera ce travail philosophique par l'excellente fresque historique sur l'Afrique du sud de James.A.Michener, L'alliance, Point, le tome 2 surtout, pour ce qui nous occupe, ici.

(7) Le texte sera publié le 26 octobre. J'y tente une analyse de celui de mon collègue et en souligne les amalgames. J'ai pris le parti de le mettre, in extenso, en annexe. De sorte que le lecteur jugera sur pièce...

(8) Dans une émission dont j'ai oublié le nom (il y en eut tant sur le sujet), Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à Paris X-Nanterre, auteur des Contre-prêches (au Seuil), grand promoteur d'un Islam humaniste et soutien de Robert Redeker, dira à ce dernier, qui se trouvait face à lui sur le plateau, qu'il le soutient à 100%, mais que, en tant que musulman, il trouve ce texte "ignoble" !

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