Université Critique et Citoyenne de Nîmes (janvier-mars 2012)
Nous publions le compte rendu d'un nouvel atelier animé à l'université populaire de Nîmes par Philippe Corcuff
L'atelier a tourné principalement autour de deux livres (lus avant le début de l'atelier par l'ensemble des participant-e-s) :
- Sylvia d'Howard Fast (éditions Rivage-Noir ; 1ère édition américaine : 1960).
- Le dernier baiser de James Crumley (éditions Gallimard, collection "Folio policier" ; 1ère édition américaine : 1978 : The Last Good Kiss).
Nombre de personnes inscrites au départ : 20.
I) Compte-rendu de la première séance (26 janvier 2012)
(Par Christine Bergeron et Alice Ernoult, et revu par Ph. Corcuff)
Philippe Corcuff est universitaire, maître de conférences à l'Institut des Etudes Politiques de Lyon. Il a participé à la création de l'Université Populaire de Lyon puis à celle de Nîmes (qui est devenue en septembre 2011 l'Université Critique et Citoyenne de Nîmes).
Il a déjà dirigé des ateliers de ce type, plutôt orienté vers l'apprentissage de la philosophie, c'est ainsi la première fois qu'il propose un atelier qui concerne le polar.
En plus de Philippe nous sommes vingt participants présents. Chacun se présente rapidement et explique les raisons de son intérêt pour l'atelier.
Il est remarquable que pour la quasi-totalité, nous sommes de grands lecteurs. Cependant, nous n'avons pas tous le même rapport au polar (certains en sont de grands amateurs, pour d'autres leur découverte fut plus tardive...). Plusieurs d'entre nous soulignent le fait que les polars et les romans noirs donnent un reflet particulier des sociétés dans lesquelles ils s'inscrivent. Parmi les références citées, nous trouvons Manchette, Stieg Larsson pour Millenium, le film Dans ses yeux, les polars scandinaves...
Les principales motivations données pour l'inscription à l'atelier sont l'envie de partager, la curiosité (en particulier pour les aspects philosophiques)...
A) Présentation de l'atelier
Cet atelier s'inscrit dans la lignée de ceux imaginés par Michel Tozzi (Professeur des Universités à Montpellier et animateur d'ateliers d'apprentissage du philosopher pour les adultes et les enfants, voir http://www.philotozzi.com).
Il s'agit d'un fonctionnement coopératif et non d'un cours magistral. Philippe nourrira nos discussions en apportant de courts textes de philosophie ou de sociologie, qui permettront de mettre en perspective les éléments relevés dans les deux oeuvres et relancera la parole quand ce sera nécessaire.
A chaque séance, deux personnes seront désignées pour préparer le compte-rendu de la séance et une personne pour distribuer la parole.
On ne distinguera pas "polar" et "roman noir".
Nous entendrons philosophie dans un sens large, en tant que questionnement du sens de l'existence humaine et des valeurs qui y sont engagées. L'angle sociologique quant à lui, correspond à la contextualisation de ce questionnement : contexte politique et social en particulier.
Ces deux angles de lecture seront associés aux dimensions littéraires.
B) Présentation des auteurs
1) Howard Fast (1914-2003)
Howard Melvin Fast est né dans une famille très pauvre. Ses parents juifs russes ont fui leur pays pour échapper aux pogroms, les massacres de juifs en Russie. Pour aider sa famille, Howard est obligé de travailler dès l'âge de douze ans, mais s'adonne malgré tout à la lecture et s'engagera très tôt dans la voie de l'écriture. Il publie sa première nouvelle en 1932.
Très engagé à gauche, il entre au parti communiste en 1943 et subira le Maccarthysme jusqu'à être emprisonné quelques mois en 1950. En 1951, il publie à compte d'auteur Spartacus. Il commence à publier des livres pour en vivre en 1952. En 1956, il quitte le parti communiste après la diffusion du rapport Khrouchtchev.
Sylvia : première édition en 1960.
2) James Crumley (1939-2008)
James Crumley grandit au Texas. Son père est contremaître dans l'industrie pétrolière et sa mère est serveuse. De 1958 à 1961, il sert l'armée des Etats-Unis aux Philippines. A son retour, il devient professeur de composition littéraire. Attiré par le poète Richard Hugo, comme d'autres écrivains de sa génération (Jim Welch, Bob Reid, Neil Mac Mahon, John A. Jackson), il débarque à Missoula-Montana au milieu des années 60. En 1968 il s'engage contre la guerre du Vietnam. En 1969 il publie son premier roman.
Le dernier baiser : première édition en 1978.
C) Le choix des deux oeuvres
Les deux oeuvres ont été choisies pour la proximité de leurs intrigues. Elles se situent dans la même société, mais à deux périodes différentes. Par ailleurs, les deux auteurs ont des styles différents. Nous avons donc une similarité qui nous autorise la comparaison, tout en ayant des points de distinction pour nous guider.
D) Eléments provisoires de problématique
Le rapprochement de la philosophie, de la sociologie et du polar mérite d'être quelque peu justifié. Le cadre épistémologique dans lequel nous travailleront est celui de la notion de "jeu de langage", au sens de Ludwig Wittgenstein.
1) La notion de "jeu de langage"
"L'expression jeu de langage doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie" (L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, manuscrit inachevé écrit en 1936-1949)
Cela signifie que le sens est donné par l'usage et le contexte d'usage. Nous nous mettons donc, dans l'atelier, en présence de trois "jeux de langage" : celui de la philosophie, celui de la sociologie et celui de la fiction et particulièrement du polar. Chacun de ces registres culturels a une certaine autonomie en ce qu'il dit quelque chose de la réalité, sa vérité. Ces trois "jeux de langage" traitent de problèmes analogues, mais non identiques.
Si ces différents jeux de langage ont une certaine autonomie les uns vis-à-vis des autres, nous nous poserons la question des liens qu'ils ont entre eux.
2) Que nous apporte cette notion : les passages entre les différents jeux de langage ?
Quand nous voulons faire le lien entre les différents jeux de langage, c'est en termes de traductionque nous devrons penser. Chacun dit quelque chose de la réalité, mais c'est en comparant les différents jeux de langage, en passant de l'un à l'autre, que nous aurons un éclairage nouveau sur la réalité dont ils parlent.
E) Organisation des cinq séances
1) 26 janvier - Introduction-lectures d'extraits
2) 2 février - Sens et valeurs de l'existence
Mise en parallèle de pensées philosophiques d'une part et des deux romans d'autre part.
3) 9 février - Conditions sociales et historiques de la question du sens de l'existence
La sociologie comme éclairage des questionnements de la philosophie et de la fiction.
4) 1 mars - Passage à l'écriture
A partir de deux extraits de David Goodis (romancier américain, 1917-1967), avec une variante fataliste et une variante optimiste, nous écrirons un texte qui prolongera le roman (avant/après) ou un commentaire des passages.
5) 8 mars - Ouverture à d'autres polars
Chacun apportera un court extrait d'un autre auteur en rapport avec le thème de l'atelier.
F) Extraits relevés dans "Le Dernier Baiser"
La pagination utilisée est celle de la collection Folio : traduction par P. Garnier, Ed. Gallimard, 2006.
"L'établissement était en planches délabrées et situé quarante mètres en retrait de la route principale qui allait à Petumala." (Chap. 1, p. 22)
Représentatif de la place des cafés/bistrot dans le roman.
"Je savais bien que ces hommes-là étaient probablement des salauds qui sifflaient après les jolies filles, traitaient leurs femmes comme des bonniches et votaient Nixon chaque fois qu'on leur en donnait l'occasion. Mais pour ce qui était de travailler dur et de rigoler fort, pour moi ils enfonçaient quand même une flopée de libéraux en Volvo, à tous les coups." (fin Chap. 2, p.61).
Il est question dans ce passage de rapports de classes, de genres, de valeurs politiques... autant de questions qui intéressent les sociologues.
Description d'une certaine société dans laquelle les ouvriers sont plutôt conservateurs (Nixon), par opposition aux "libéraux" (à gauche dans le sens américain).
Si, dans un premier temps, Crumley semble être très critique sur l'attitude de ces conservateurs, il nuance son point de vue dans la dernière phrase : le positif et le négatif ne sont pas toujours du même côté.
"C'est pareil avec tous les arts : plus la technologie progresse, plus l'humour décline. Les limites et les définitions de l'art en question s'estompent, puis disparaissent complètement et l'art doit alors se moquer un peu trop de lui-même, se satiriser. Les arts visuels deviennent littéraires, et ça, mes bons amis, c'est le premier signe de la dégénérescence culturelle." (Chap. 7, p. 136)
Extrait choisi pour la réflexion sur l'art et les rapports entre art et société (culture).
"Avant, il y a des années de ça, je croyais qu'après la mort on accédait à une sorte de conscience universelle, une vie bien meilleure que ce monde imparfait dans lequel il faut bien se résigner à vivre quand même, mais maintenant je sais, j'ai cette terrible certitude que les morts ne se relèvent pas pour revenir sur terre, et cette certitude ne me donne aucune fausse joie. Je la supporte, seulement." (Chap. 10, p. 236)
Réflexion sur la vie et la mort... question philosophique s'il en est !
"- Dommage. Remercie le bon Dieu que t'aies pas amoché mon pote et remercie le ciel que je sois de bonne composition.
-J'apprécie.
Sur ce, ses acolytes m'ont bâillonné avec une chaussette. J'appréciais aussi que la chaussette soit propre, et aussi qu'après leur départ j'aie pu réussir à fermer le robinet avec mon pied. Et quand la femme de ménage est arrivée le lendemain matin et qu'elle m'a retiré la chaussette du bec au lieu de hurler au secours, j'ai apprécié aussi. Je me suis souvent demandé comment j'aurais bien pu expliquer tout ça à la police. J'ai donné un gros pourboire à la femme de chambre et lui ai dit de prévenir la réception que je resterai un jour de plus. J'avais besoin de repos" (fin Chap. 10, p. 241) .
La répétition du verbe "apprécier" produit un effet d'humour.
Ce passage n'est pas sans rappeler les personnages de C. Bukowski (écrivain américain, 1920-1994).
La valorisation des femmes qui travaillent dans les hôtels et les bars nous rappelle que la mère de Crumley était serveuse.
"Chez moi ? [...] Chez moi c'est l'appartement que j'ai sur la berge de Hell Roaring Creek. Un trois-pièces où je me sens tellement chez moi qu'à chaque fois que j'y retourne il faut que j'ouvre placards et tiroirs pour m'assurer que j'ai bien le bon appartement. [...] D'autres fois, chez moi ce sont les cinq arpents que j'ai sur la North Folk, à cinquante bornes de Columbia Falls, passé Polebridge ; rien que du chemin de terre. ça et le bar le plus proche, qui est à dix milles de la frontière canadienne. J'ai une baraque là-bas, pas terminée, juste les fondations, un plancher d'apprêt et une cheminée en gros blocs de pierre, et j'ignore toujours ci c'est ça que je peux appeler mon chez moi [...]." (Chap. 11, p. 245).
Question du sens de l'orientation : l'automatique de la pratique donne une réponse évidente.
Mais quand on se pose la question "C'est où chez moi ?", la réflexion nous plonge dans l'incertitude.
"On a finalement trouvé de la neige sur la face nord d'un massif et on s'est arrêtés. Et sous le quartier de lune on s'est déshabillés pour se rouler dans la neige. Je suppose qu'il voulait donner un caractère mystique à l'aventure, mais comme il était comme moi, il avait grandi sur la plaine sans savoir ce qu'était la neige, et il ne nous a pas fallu plus de deux minutes pour qu'on se retrouve en pleine bagarre de boules de neige." (fin Chap. 11, p. 256).
Rapport père/fils, point de vue sociologique
Humour : cf. Le traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, R. Pirsig, 1974.
"-[...] Les étoiles donnaient juste assez de lumière pour voir qu'il était vivant. Assez aussi pour qu'il puisse me voir. Je me suis penché et je lui ai tiré une balle entre les yeux avec ce 45.
Pas besoin de te dire ce que cela donne, vu de près. Je suppose que tu sais. Mais je me suis forcé à regarder. Je me suis forcé à ne pas flancher. Et après ça j'ai su ce que c'était, la guerre. ça n'avait rien à voir avec la politique ni avec la survie ni rien de ces conneries-là. C'était juste tuer sans flancher, vivre sans flancher.[...] C'est comme ça que j'ai vécu depuis cette nuit-là. Et c'est bien ça le drame. Quand on n'est plus capable de flancher, autant être mort.
-Y'a longtemps de ça, j'ai dit. Serait peut-être temps d'arrêter de vous reprocher ça." (Chap. 16, p. 387).
Extrait qui rappelle les paroles des anciens combattants des guerres de la seconde moitié du XXème siècle (Algérie, Vietnam....).
Fait penser à Valse avec Bachir
G) Extraits relevés dans "Sylvia"
"S'il n'arrivait jamais rien, l'existence serait absurde. Mais, j'ai eu de la chance, au moins une fois dans ma vie - et c'est beaucoup- il m'est arrivé quelque chose : Sylvia West est entrée dans ma vie et je suis entrée dans la sienne" (Chap.1 p.7).
Cet extrait pose dès le départ le sens de l'existence, mais en fait l'existence n'a pas toujours de sens, et doit plutôt être considérée comme un non-sens, sauf si le surgissement inédit d'un évènement vient donner du sens. L'auteur l'annonce dans la phrase précédente "... je rêve que l'impossible va se produire".
"Il avait tout de suite défini nos rapports, déterminé nos situations respectives. J'étais Macklin ; il était M. Summers." (Chap. 1, p. 10)
En deux phrases, l'auteur pose les rapports de classe. On retrouve là le lien entre littérature et jeu sociologique.
"La plupart des gens se contentent de faire ce qu'ils ont toujours fait : aujourd'hui sera comme hier, et demain ça continuera. C'est comme ça pour moi. Je gagne un salaire de misère dans un sale boulot. Dès que j'ai mis un sou en poche, je peux refuser les tâches vraiment répugnantes et accepter celles qui le sont moins, et alors j'en conçois une certaine estime pour moi-même, aussi vaine et dépourvue de sens que tous les autres sentiments que j'éprouve." (chap. 1, p. 7).
Cette introduction plante le décor, une évidence, ce que peut être notre vie si nous ne nous posons pas la question du sens. Cette partie de texte a été relevée par plusieurs participants à l'atelier.
"Les années passent. Et l'on oublie que chaque âme humaine est prisonnière d'elle-même. Notre vision du monde est fonction du rayon de lumière qui joue sur nos pupilles et quand nos yeux se referment tout est fini, révolu en ce qui me concerne. Un homme peut être flic, millionnaire, métallurgiste ou clochard : il est quand même prisonnier de ce qu'il a fait de sa vie."
Nous avons là une interrogation philosophique sur le sens de la vie avec un rappel à l'échelle sociologique, on retrouve le même fatalisme que dans la phrase d'introduction citée plus haut.
"les premiers hommes sur terre chantèrent, car la poésie est aussi naturelle à l'homme que la parole" (Chap. 1 p 42).
Dans la préface qui n'est pas reprise dans l'édition Rivage noir, mais qui est bien de Fast : "Je vivais dans un monde où tout était normal, ordinaire, stable. Mais quelqu'un a présenté devant ce monde un genre particulier de miroir, l'image n'était plus ordinaire, normale, stable"
Cet extrait fait penser à Alice au pays des merveilles.
"jusqu'à quel point peut-on comprendre, fit Mullen, songeur
- Je ne sais pas. Peut-être que si je montrai une rose à votre petite fille - celle que je tenais dans mes bras, tout à l'heure - la connaîtrait-elle et tendrait-elle la main pour la saisir. Et je ne me suis jamais posé de questions sur les roses, parce qu'elles me sont familières. Ce dont je parle dans mon livre ce sont des choses que j'ignore et que je veux approfondir." (Chap. 11 p 281).
La question du savoir, est-ce que le savoir fait partie de la philosophie ?
"Puis j'inventoriai les récents ouvrages de ceux qui explorent l'antiquité, m'étonnant que soudain tant de gens s'intéressent à leurs origines. Notre fin était-elle proche ou menaçante ? Ou, trop souvent et trop brutalement déracinés, n'éprouvions nous pas, de nos jours, le besoin de nous recréer des attaches ?" (Chap. 10 p 251).
"Parce que, si pourrie, vicieuse et superstitieuse qu'elle soit, notre espèce est l'unique espoir du monde, et au fond pas si mauvaise que cela." (Dernière page)
Un roman qui finit bien pour une fois, notre espèce n'est pas si mauvaise que cela et cette affirmation catégorique qui est dite par quelqu'un qui s'est posé des questions existentielles, qui avait une très mauvaise image de lui. En somme, il se réhabilite puisqu'il appartient à cette société. Une fin optimiste.
"alors je l'ai prise dans mes bras, je l'ai embrassée. Elle pleurait. Etait-ce sur elle, ou sur moi ? Qui peut savoir ?" (Dernière phrase).
Cette dernière phrase peut être interprétée de telle sorte qu'elle vient contredire l'impression de la phrase précédente. La fin pour certains des participants n'est pas optimiste que le lecteur précédent la percevait, le simple fait que la question soit posée ...
"une grande chambre confortable à l'hôtel William Penn me coutait 15 dollars par jour. Inutile de me bercer d'illusion : je n'avais pas l'habitude de pouvoir choisir l'hôtel qui me plaisait, ni de diner selon ma fantaisie. De toute manière, le poids de ma solitude équilibrait singulièrement le luxe de ces frais de déplacement : elle était immuable" (chap. 2 p.47).
Macklin est conscient de sa solitude et de son caractère immuable, il y a un parallèle avec le premier paragraphe du livre ou tout semble écrit.
"Dans un des stands s'étalait un assortiment de mauvaise pornographie bon marché, pour adolescents : cartes à jouer où se prélassaient dans des baignoires des beautés à demi nues ; cravates grossièrement peintes à la main, montant des corps dévêtus dans leur ébats ; périscopes miniatures qui permettaient d'épier chez son voisin sans avoir à se tordre le cou : poèmes suggestifs sur des cartes ; petits pieds nus de caoutchouc qui gesticulaient quand on pressait sur une poire ; exquis petits WC miniature qui, une fois leurs couvercles soulevés, révélaient des vues suggestives. Enfin, toutes ces petites babioles affreuses que la civilisation produit en série et a substitué au culte ancien, souvent plein de grandeur de la déesse fertilité." (chap. 6 p 159).
Approche très particulière de la pornographie.
" Le poète est étiqueté come un original, un pauvre - ce qui en Amérique est un péché mortel ; il n'a plus qu'une ressource : gazouiller sur son pipeau, essayer avec ses frêles notes de dépeindre ce monde immense et déroutant qui autrefois le saluait comme son chantre et son héraut." (chap. 1 p 41).
Très ironique, cela renvoi au côté très pragmatique et matérialiste des USA. Perte d'âme.
"en ce qui concerne Franck Paterno, c'est parce qu'il lui a rendu service, qu'elle a voulu s'acquitter de sa dette envers lui bien qu'elle l'ait détesté." (chap.4 p. 130).
Sylvie qui est issue d'une famille glauque, s'en est sortie parce qu'elle a toujours eu la tête dans les bouquins, elle s'est faite toute seule. Le prêtre lui aussi a vécu des choses sordides, voir un prêtre parler ainsi et qui s'en sort. Ce qui m'a intéressé, c'est la résistance dont ils ont fait preuve.
"Martres et gloutons pris au pièges s'arrachaient leur membre. Chez Sylvia invisibles étaient ces cicatrices. En témoignait sa maison, ainsi que le jardin. Son aisance, sa tranquille assurance étaient le fruit d'un choix étudié, qu'il faut, de l'avis unanime des années pour acquérir. Rien de ce qu'elle avait arraché, rejeté, tordu ou brisé, n'était, en ce jour ensoleillé, visible.
Mensonge, elle n'était que mensonge - mais tellement intelligent, réfléchi, calculé avec tant de soin, que j'aurais voulu m'asseoir là et pleurer, pour la première fois depuis mon enfance. Ce que je ressens pour elle m'appartient et je ne saurais l'exprimer par des mots. Chacun de nous a sa façon d'aimer et sa propre expérience ; ses capacités et ses rêves refoulés sur ce qui doit être ou ne pas être entre un homme et une femme.
Non, pourtant, elle n'était pas toute duplicité..." (chap. 10 p 265).
Pendant tout le bouquin, il se construit une idée de Sylvia et il s'aperçoit qu'elle correspond à ce qu'il a découvert. On peut s'extraire de son terreau et s'en sortir.
H) Conclusion de cette lecture
1) Le style
Certains d'entre nous ont été très critiques quant au style d'H. Fast qui serait plus "traditionnel", moins "vivant", que celui de J. Crumley. Par ailleurs, il a semblé à beaucoup, plus facile d'extraire des passages de Sylvia avec la consigne donnée.
On peut remarquer que le style d'H. Fast est plus tragique alors que J. Crumley utilise plutôt la dérision et l'autodérision. Ces deux procédés sont des outils philosophiques, mais on préjuge souvent (à tort) que le tragique convient mieux à l'exercice de la pensée philosophique.
Le vrai problème est de se demander si, dans son uvre, l'auteur pose une question... d'ordre philosophique et/ou sociologique.
2) Rapports aux valeurs et à la morale
H. Fast a pu sembler à certains plus "moraliste" que J. Crumley. Cependant, il ne faut sûrement pas, là encore, nous laisser duper par le style des deux auteurs, Crumley révèle lui aussi des composantes morales.
3) Contextes
Chez H. Fast, on ressent le désenchantement par rapport au communisme, mais il n'a pas encore les ressources des années 60 et 70 pour le mettre à distance de manière ironique et auto-ironique.
4) Optimisme et pessimisme
Dans plusieurs extraits de Sylvia, on a relevé un fatalisme prégnant. Est-ce à dire qu'H. Fast est pessimiste ?
La philosophie nous donne un outil pour discuter cette question, entre le pessimisme (associé au fatalisme) et l'optimisme on trouve le "peut être". Il faut en fait envisager "peut être" (l'être défini par la possibilité) et "peut-être" (la composante d'incertitude). Si nous revenons à la première page du livre, Macklin dit "je rêve que l'impossible va se produire. S'il n'arrivait jamais rien, l'existence serait absurde". On peut donc penser qu'H. Fast se situe précisément dans ce "peut-être" qui "peut être" sans quoi l'existence est absurde. Les questions posées à la fin du roman, sont donc de vraies questions. Même s'il est improbable que la relation d'amour dure, l'existence serait absurde si on pouvait répondre, de manière certaine, que cet amour n'en est pas un ou prendra fin.
Il serait alors intéressant de questionner l'uvre de J. Crumley sur cette question de l'optimisme et du pessimisme afin de la comparer à celle d'H. Fast.
II) Compte-rendu de la deuxième séance (2 février 2012)
Par Véronique Brasquet et Danielle Costa (revu par Ph. C.)
Thème de la séance : "Sens et valeur de l'existence" (Philosophie).
Objectif : mise en parallèle de réflexions philosophiques et d'éléments de la trame narrative
Il y a deux dimensions de la philosophie comme tradition intellectuelle :
- s'interroger sur le sens et le non-sens de l'existence ;
- questionner la validité des concepts fabriqués pour rendre compte du sens de l'existence (méthodologie philosophique)
Jeux de langage : passage entre philosophie, sociologie et polar.
Quelles sont les formes de langage associées à des types de vie ou d'activité ?
Quelle est la spécificité du jeu de langage du polar ?
Quels problèmes analogues dans les romans ? Quelles différences ?
Texte 1 : Le tragique inspiré de Nietzsche : La philosophie tragique de Clément Rosset (1960).
Voir les textes en annexe de cette séance.
Le roman noir est très souvent associé au tragique.
- 1. Qu'est-ce que le tragique ? Les événements qui nous échappent et qui s'imposent à nous ? L'hésitation entre fatalité et hasard ?
- 2. Comment fait-on face à l'inéluctable ? Joie vs Morale.
La joie fait avec le tragique et la morale le masque.
Le roman noir développe souvent une lucidité vis-à-vis du tragique.
Sughrue a quelque chose de la joie dans le tragique / Macklin est davantage dans le mélancolique.
Les morales, religions et utopies progressistes seraient inventées pour cacher à l'homme le caractère tragique de l'existence :
- admettre le tragique et admettre de la joie dans le tragique : dimension de "surhomme" (par exemple, être capable d'éclater d'un rire sardonique après la mort d'un être aimé, plutôt que de s'enfoncer dans le ressentiment).
- pour Rosset et Nietzsche, le tragique serait au cur de l'existence humaine.
Le bonheur comme la morale ont-ils pour fonction de masquer le tragique / La joie : façon de se confronter au tragique.
Texte 2 : Les voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie de Stanley Cavell (1979)
"L'effet Wittgenstein", ce qu'il apporterait à cette question :
- "s'ouvrir au sceptique que l'on a en soi". Le scepticisme serait--il autoréflexif ? Faut-il l'accepter ou le combattre ?
- Mise en doute de soi et de ses propres motivations, mais en contenant ce scepticisme (au double sens de contenir : intégrer et empêcher que cela ne déborde)
Cf. Le dernier baiser, Crumley, p. 144 [version Gallimard/«Folio-Policier» de 2006]
"... j'arrive plus à savoir si c'est moi qui débloque ou si c'est le monde qu'est devenu une fosse septique.
- Les deux. Mais votre plus gros problème c'est que vous êtes un moraliste."
Les héros sont en permanence dans le questionnement.
Cf. Le dernier baiser, p. 140.
"J'avais beau m'évertuer à la colère indignée, tout ce que je ressentais c'était de la tristesse, un peu, et une érection écurante."
On peut tirer de Cavell l'idée d'un "vaccin du scepticisme" : s'injecter du scepticisme pour résister au scepticisme ; moments d'hésitation et d'ambiguïté ; absence de masque moral (mais cela ne veut pas dire sans morale) : le pessimiste est de plain-pied dans la vraie vie.
Texte 3 : Contingence, pessimisme et optimisme dans la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908- 1961) et dans la poésie de Résistance de René Char (1907- 1988).
Renvoi à l'ambivalence de la vie.
Il n'y a pas seulement le scepticisme et le tragique dans le rapport au monde.
Il y a de la "contingence" (à chaque moment cela pourrait être autrement) vs "nécessaire" (ce qui se passe ne pourrait être autrement).
Les choses peuvent basculer à chaque moment dans le tragique ou dans l'utopique pour la même raison : la contingence de l'histoire humaine.
Texte 4 : Sens et mélancolie dans la philosophie à partir de la littérature de Claudio Magris
L'Anneau de Clarisse : Clarisse en référence à un personnage nietzschéen de L'Homme sans qualités de Robert Musil.
Réflexion philosophique à partir des grands romans fin 19ème siècle et début 20ème siècle
Sylvia, p. 52 [version Rivages/noir, 1994].
"... creusé d'espoir et d'amertume".
Spécificités du style de Sylvia : fusion du narrateur et du personnage principal ; introspection dialoguée. Mais également des moments où c'est l'action qui dit le sens.
Cf. Le dernier baiser, p. 273 :
"Personne ne vit éternellement, personne ne reste jeune assez longtemps. Mon passé m'apparaissait comme autant d'excédent de bagages, mon avenir comme une longue série d'adieux et mon présent comme une flasque vide, la dernière bonne lampée déjà amère sur la langue."
Dans Le dernier baiser, avec un style plus inscrit dans l'action (où c'est l'action qui dit le sens davantage que le narrateur), il y a donc aussi de l'introspection.
S'il y a des différences de styles entre les deux romans (importance du narrateur et de l'introspection dans Sylvia et importance de la logique de l'action pour Le dernier baiser), il y a donc aussi des intersections entre leurs styles.
Le roman noir met souvent en tension utopie et désenchantement : ce peut être une façon originale de comprendre la politique.
Utopie amoureuse - cf. Sughrue, pas de relation physique avec Betty Sue parce qu'il est amoureux.
Utopie morale au sens des valeurs du personnage.
La déception fait partie de la réponse à la double question utopique et éthique. De ce point de vue qu'est-ce qui compte ? L'histoire ou la fin de l'histoire ?
Texte 5 : Responsabilités : moi, les causes extérieures et les relations sociales dans Signes (1960) de Merleau-Ponty
Peut-on attribuer les responsabilités à soi ou aux événements ? Place des relations entre les protagonistes par rapport aux causes extérieures ou aux responsabilités individuelles.
Le mal comme élément important du polar.
Critique du mal - Créé ni par nous ni par les autres, mais par l'interdépendance entre les personnages. Ex : Catherine Trahearne.
Annexe de la séance 2 : textes (choisis par Ph. C.), sur les facettes du questionnement philosophique du sens de la vie
- Le tragique inspiré de Friedrich Nietzsche (1844-1900) : La philosophie tragique de Clément Rosset (1960)
"Nous sommes irréconciliables, parce que nous refusons, au sein de nos joies, de consentir à cet oubli du tragique qu'elles nous proposent insidieusement : nous acceptons d'être joyeux, mais nous refusons d'être consolés dans notre dimension tragique.
Nous pouvons récapituler maintenant les trois étapes que nous avons établies : l'insurmontable signifie l'impossibilité de surmonter un obstacle particulier, - découverte de la mort [accidentelle] de l'ouvrier ; l'irrémédiable, l'impossibilité radicale de surmonter jamais aucun des milliers d'obstacles analogues dont nous nous découvrons soudain environnés, - découverte de la mort ; l'irréconciliable, l'impossibilité de laver tout autre joie de l'échec que nous avons subi dans ce domaine, - l'impossibilité d'oublier la mort dans quelque joie que ce soit.
Cette progression vraie est pour toutes les sphères du tragique : qui a découvert la solitude, la faiblesse, se la représente d'abord comme insurmontable,
ensuite comme irrémédiables, enfin comme irréconciliable : et c'est alors seulement qu'il prend conscience réellement de ces données tragiques, lorsqu'il en a une connaissance suffisamment profonde pour que l'idée même d'une joie absente à la solitude ou à la faiblesse lui paraisse non seulement illusoire, mais encore non souhaitable, parce qu'il sait que cette sorte de joie n'est qu'un masque. (...)
C'est la grande gloire de Nietzsche que d'avoir été le premier à mettre l'accent sur ce trait fondamental de l'histoire de la vie de l'homme, trait que toutes les psychologies ignoraient ou voulaient ignorer... que la joie doit être recherchée, non dans l'harmonie, mais dans la dissonance ! Que l'optimisme était recul devant la vie, le pessimisme, enthousiasme à la vie ! (...) la source de désenchantement et de la tristesse, du dégoût de vivre, est l'optimisme, la source de la joie est le pessimisme. (...)
Le fait que cet absurde anti-humain me fasse rire, ne
signifie-t-il pas l'affirmation de ma propre finalité : je suis capable de rire, ou d'apprécier dans le sublime, le spectacle convaincant et définitif de l'horreur de l'absurde, insurmontable, je le sais ; j'en suis et pour toujours. (...)
L'homme moral invente le bonheur et le malheur pour pouvoir contester le tragique existant réellement (...)."
- Contenir la menace du scepticisme pour Ludwig Wittgenstein (1889-1951) : Les voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie de Stanley Cavell (1979)
"On manque ce qu'on pourrait appeler l'"effet Wittgenstein", si (...) on ne s'ouvre pas à la menace du scepticisme ( i.e., au sceptique que l'on a en soi) (....)"
- Contingence, pessimisme et optimisme dans la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et dans la poésie de Résistance de René Char (1907-1988)
"Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d'en désespérer (...)." (M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste , 1947).
"Homme de la pluie et enfant du beau temps, vos mains de défaite et de progrès me sont également nécessaires."
- Sens et mélancolie dans la philosophie à partir de la littérature de Claudio Magris
"Le héros du roman moderne - et l'individu lui-même, qui en lui se reflète et raconte sa propre histoire - est avant tout le protagoniste d'une scission, qui le sépare de la totalité de la vie et le divise aussi de l'intérieur de lui-même. (...) Plongé dans un conflit entre différentes valeurs et sphères de valeurs irréductibles les unes aux autres, le sujet sent qu'il ne peut pas opérer ses choix selon des critères universellement valides, mais il sent aussi qu'il ne peut s'exempter de la recherche des valeurs, et il comprend que la situation de fait, l'éclipse des certitudes universelles, ne lui fournit aucun alibi. (...) la crise du sens doit être constatée sans illusions, mais aussi sans l'illusion que cette crise aurait éliminé pour toujours le problème du sens (...)"
( L'Anneau de Clarisse. Grand style et nihilisme dans la littérature moderne, 1984"Utopie et désenchantement, plutôt que de s'opposer, doivent se soutenir et se corriger mutuellement. La fin d'utopies totalitaires n'est libératrice que si elle s'accompagne de la conscience que le salut, promis et non réalisé par ces utopies, doit être, non pas tourné en dérision, mais cherché avec plus de patience et de modestie, en sachant bien qu'on ne possède aucune recette définitive. Trop de déçus des utopies totalitaires défuntes, enragés plutôt que mûris par le désenchantement, élèvent une voix arrogante pour railler bien haut les idéaux de solidarité et de justice dans lesquels ils avaient cru aveuglément. (...)
Le désenchantement est une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l'espérance ; il en modère le pathos prophétique et généreusement optimiste, qui sous-estime volontiers les terrifiantes possibilités de régression, de discontinuité, de tragique barbarie latentes dans l'Histoire."
- Responsabilités : moi, les causes extérieures et les relations sociales dans Signes(1960) de Maurice Merleau-Ponty
"Il y a une égale faiblesse à ne s'en prendre qu'à soi-même et à ne croire qu'aux causes extérieures. D'une façon ou de l'autre, c'est toujours tomber à côté. Le mal n'est pas créé par nous ou par d'autres, il naît dans ce tissu que nous avons filé entre nous et qui nous étouffe."
III) Compte-rendu de la troisième séance (9 février 2012)
Par Claude Queyrel et Georges Calmettes (revu par Ph. C.)
Thème de la séance : "Éclairages sociologiques"
Texte 1 - Aliénation et exploitation (Textes en annexe de cette séance)
Ces deux notions sont utilisées ensemble ou séparément dans la critique du capitalisme. L'aliénation consiste à être étranger(e) à soi-même (prostitué(e) qui vend son corps par exemple). L'exploitation, c'est être utilisé par quelqu'un pour son profit, le proxénète est un exploiteur. C'est aussi le cas du détective privé quand l'argent l'oblige à faire un métier qu'il méprise.
En même temps on peut aussi dire que Sylvia sort de son aliénation grâce à l'argent autant que grâce à la culture (ses lectures).
L'aliénation plus largement s'applique à l'absence de choix : les personnages n'ont pas choisi leur vie, leur métier etc.
On revient sur la structure du roman d'Howard Fast en rapprochant les 14 étapes du chemin de croix et les 14 rencontres de Macklin. On peut y voir une acceptation commune à Sylvia et Macklin sur ce qu'ils sont : être conscients de l'aliénation pour s'en sortir (ce qui repose la question de la fin du roman : Happy or not happy ?)
Plus généralement Boltanski distingue historiquement deux modalités de critiques du capitalisme depuis le 19ème siècle : une critique "sociale" (l'analyse des exploitations et des inégalités du système) et une critique "artiste" (contre le caractère aliénant et inauthentique des relations dominées par l'argent).
Suivant les périodes ces deux critiques vont être associées. Aujourd'hui le capitalisme a intégré et récupéré une partie de ces deux critiques pour se régénérer et répondre aux crises qu'il engendre.
On peut dire que souvent le polar ou le roman noir se situent d'abord dans la seconde catégorie (la critique artiste), en intégrant plus ou moins, sur un mode secondaire, des éléments de la première (la critique sociale).
Texte 2 - Récupération par le système capitaliste des critiques qui se sont opposées à lui.
La critique "soixante-huitarde" a été utilisée et intégrée dans des méthodes dites de "néo-management". Il y a discussion pour savoir si le personnage de Selma dans Crumley constitue un contre-exemple à cette intégration (si l'on considère qu'elle incarne des valeurs de solidarité en recueillant des "paumés"), ou si ce n'est qu'un enfermement de plus (règles contraignantes, sectarisme...).
Les échanges, intenses, passionnés et émouvants, se recentrent sur les processus de gestion des Ressources Humaines et en particulier le "bourrage de crâne" qui consiste à faire croire à l'employé que l'exploitation est son projet de vie, à partir d'exemples vécus. On signale aussi les effets destructeurs (suicides France Télécom) de ces pratiques.
Est-ce complètement nouveau ? Sans doute si l'on compare au capitalisme fordiste qui était lui-même une réponse à des crises. La souffrance au travail a pris de nouvelles formes, en particulier parce que le rapport individu/collectif n'est plus le même.
Une des questions soulevées : comment fabriquer une force collective de résistance et d'émancipation qui n'écrase pas les individus qui participent à cette force collective ?
Texte 3 - Le corps et la domination
On peut dire que Fast est plutôt dans la honte (ce qui se traduit par des passages nombreux d'introspection), tandis que Crumley serait plutôt dans la culpabilité. Le héros de Fast s'en tire par une forme d'ascension morale, celui de Crumley ne s'en tire pas mais grappille ça et là de petits bonheurs quotidiens vécus sur le moment.
Sur la régression, les avis sont partagés, certains estiment qu'elle est réelle ("comme un fils obéissant") chez Fast ; d'autres pensent que les émotions ne débouchent pas nécessairement sur une infantilisation.
Texte 4 - Misérabilisme et populisme
Le terme de "populaire" peut faire question surtout dans l'expression "cultures populaires". Le sociologue Pierre Bourdieu parle plutôt de "capital culturel" dans lequel il y a une partie qui vient de la position sociale de l'individu et une autre de ce que Bourdieu appelle disposition (ou habitus) et qui est l'interprétation personnelle de la partition sociale.
Irma laisse la petite Sylvia complètement libre de ses lectures et elle ne cherche pas à la guider, ce qui aurait sans doute l'effet inverse...
Questions sur la place de l'art, de la poésie...
Peut-on imaginer une "troisième voie" qui ne soit ni populiste, ni misérabiliste, selon les catégories des sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ?
On peut voir que dans des quartiers par ailleurs dévalorisés (plutôt que défavorisés) se développe une culture extrêmement riche, mais elle n'est pas reconnue (ou très peu) dans la culture «officielle». Question de l'enfermement de l'art dans des espaces dédiés, par opposition à la rue.
Peut-il y avoir une avant-garde politique sans avant-garde artistique ?
Texte 5 - Classes sociales chez Bourdieu
Le texte 3 est tiré de La distinction dont le sous-titre est "critique sociale du jugement". On peut y trouver (entre autres) une réflexion sur "être et paraître" : le vrai dominant est celui qui n'a pas besoin de paraître et qui peut même avoir une certaine liberté avec les règles vestimentaires et autres ; tandis que celui qui tente d'atteindre un statut plus élevé n'a aucune marge par rapport à ces règles.
Le personnage de l'ex-petit copain de Betty Sue est d'autant plus déplaisant qu'il cherche à monter dans l'échelle sociale en étant amnésique et infidèle à ses origines.
Le lien entre apparence physique et appartenance de classe parait évident dans le domaine alimentaire, cependant il faut relativiser puisque le rapport gros/maigre n'est pas toujours interprété de la même façon ni dans le temps ni dans l'espace. Il ne faut pas faire l'impasse non plus sur les contraintes de budget qui déterminent aussi les choix de consommation.
On peut retrouver l'opposition "populisme/misérabilisme". Macklin serait plutôt dans le misérabilisme avec un horizon de rédemption ; tandis que Sughrue serait dans le populisme, ne pas chercher l'ascension sociale et profiter des petits plaisirs au quotidien.
Texte 6 - La question du genre
Echange sur "identité(s) statutaire et/ou assignée" et "authenticité".
Le propre des valeurs de l'identité moderne dans les sociétés occidentales traditionnelles, notamment à partir des Lumières, est marqué par l'idée que chaque personne doit chercher une forme d'authenticité. Cela la conduit à s'efforcer de s'émanciper des identités sociales (professionnelles, etc.) qu'on lui assigne, mais en étant toutefois plus ou moins contrainte de faire avec.
Contrairement au sexe qui est une donnée biologique, le genre est une construction correspondant ou non au sexe biologique.
Les nouveaux dispositifs intégrés au capitalisme s'appliquent à tout le monde mais pas de la même manière. La récupération capitaliste s'appuie sur la valeur d'authenticité et sa critique s'appuie aussi un idéal d'authenticité dévoyé par le capitalisme.
L'authenticité n'est/ne serait pas possible, mais sa quête demeure en prenant acte de son impossibilité.
Cf. le texte de Claudio Magris de la séance 2 sur "la nouvelle innocence" du roman "post-moderne".
Texte 7 - Structures sociales, identités et interactions.
Non discuté : le sexe, l'ethnicité et la classe sociale sont produits dans et par un processus de communication, alors que nous les considérons comme des paramètres donnés et donc des limites qui circonscrivent la production de nos identités sociales (paraphrase de l'extrait de John Gumperz par Claude).
Annexe : textes de la séance 3 (choisis par Ph. C.) : éclairages sociologiques
1) Aliénation et exploitation
"Dans l'aliénation, ce qui est dénoncé est en premier lieu l'oppression mais aussi la façon dont la société capitaliste empêche les hommes de vivre une "vraie" vie, une vie vraiment humaine, et les rend étrangers en quelque sorte à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur humanité la plus profonde ; la critique de l'aliénation est donc aussi une critique de l'absence d'authenticité du nouveau monde. L'exploitation quant à elle fait un lien entre la pauvreté des pauvres et la richesse des riches puisque les riches ne sont riches que parce qu'ils ont appauvris les pauvres."
Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999
2) Néocapitalisme et récupération
""Drogue, Sexe et Rock'n'Roll" n'est plus le cri de la liberté, mais un slogan commercial de plus." (James Crumley, "Le Canard siffleur mexicain (roman en cours)", dans Putes (1988)
[sur le "nouvel esprit du capitalisme" dans la littérature du néo-management des années 1990] : "Il n'est pas difficile de reconnaître là un écho des dénonciations antihiérarchiques et des aspirations à l'autonomie qui se sont exprimées avec force à la fin des années 60 et dans les années 70. Cette filiation est d'ailleurs revendiquée par certains des consultants qui, dans les années 80, ont contribué à la mise en place des dispositifs du néo-management et qui, venus du gauchisme et surtout du mouvement autogestionnaire, soulignent la continuité entre leurs engagements de jeunesse et les activités qu'ils ont menées dans les entreprises, après le tournant de la rigueur de 1983, en vue de rendre les conditions de travail plus attrayantes, d'améliorer la productivité, de développer la qualité et d'augmenter les profits. Ainsi, par exemple, les qualités qui, dans ce nouvel esprit, sont des gages de réussite - l'autonomie, la spontanéité, la mobilité, la capacité rhizomatique, la pluri-compétence (par opposition à la spécialisation bornée), la convivialité, l'ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l'intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l'écoute par rapport au vécu et l'accueil des expériences multiples, l'attrait pour l'informel et la recherche de contacts interpersonnels - sont directement empruntés au répertoire de Mai 68. Mais ces thèmes, associés dans les textes du mouvement de mai à une critique radicale du capitalisme (notamment à la critique de l'exploitation), et à l'annonce de sa fin imminente, se trouvent, dans la littérature du néo-management, en quelque sorte autonomisés, constitués en objectifs valant pour eux-mêmes et mis au service des forces dont ils entendaient hâter la destruction."
3) Le corps et la domination
"Ainsi, étant le résultat de l'inscription dans le corps d'un rapport de domination, les dispositions sont le véritable principe des actes de connaissance et de reconnaissance pratiques de la frontière magique entre les dominants et les dominés (...). La reconnaissance pratique par laquelle les dominés contribuent, souvent à leur insu, parfois contre leur gré, à leur propre domination en acceptant tacitement, par anticipation, les limites imposées prend souvent la forme de l'émotion corporelle (honte, timidité, anxiété, culpabilité), souvent associée à l'impression d'une régression vers des relations archaïques, celles de l'enfance et de l'univers familial. Elle se trahit dans des manifestations visibles, comme le rougissement, l'embarras verbal, la maladresse, le tremblement, autant de manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement dominant, autant de façons d'éprouver dans le conflit intérieur et le "clivage du moi", la complicité souterraine qu'un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec la violence des censures inhérentes aux structures sociales."
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, 1997
4)Misérabilisme et populisme dans le traitement des classes populaires
"Jean-Claude Passeron et Claude Grignon ont collaboré avec Pierre Bourdieu. Dans Le Savant et populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature (1989), ils ont posé un certain nombre de questions aux sociologies (dont celle de Bourdieu) mal-traitant les cultures populaires.
Grignon et Passeron mettent en évidence que les approches des cultures populaires tendent à osciller entre deux dérives : 1) le populisme qui, sacralisant les cultures populaires comme des entités dotées d'une autosuffisance symbolique (de sens), oublie les caractéristiques qu'elles doivent aux rapports de domination entre classes dans lesquels elles sont insérées, et 2) le légitimisme (ou dominocentrisme)qui n'envisage les pratiques populaires que hiérarchisées par rapport aux formes dominantes, socialement les plus légitimes, comme si les activités des dominés étaient sans arrêt sous leregard des dominants. (...)
C'est donc sur l'ambivalence des pratiques populaires par rapport aux structures de domination que Grignon et Passeron mettent l'accent."
5) Classes sociales chez Pierre Bourdieu (1930-2002) : La distinction (1979)
"les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d'horreur ou d'intolérance viscérale ("c'est à vomir") pour les autres goûts, les goûts des autres."
"Les prises de position objectivement et subjectivement esthétiques que sont par exemple la cosmétique corporelle, le vêtement ou la décoration domestique constituent autant d'occasions d'éprouver ou d'affirmer la position occupée dans l'espace social comme rang à tenir ou distance à maintenir."
"La distinction bourgeoise se définit toujours, tant dans la manière de parler que dans la manière de tenir le corps, par la détente dans la tension, l'aisance dans la tenue et la retenue"
"Les nouveaux dirigeants de l'économie puisent dans la nouvelle culture dont ils sont dotés, rationalisation de leur vision du monde qui tend à s'imposer de plus en plus largement avec le développement d'un secteur de la science économique appliqué à la gestion des entreprises, le sentiment de détenir une autorité de droit intellectuel sur la conduite de la société."
[dans la nouvelle bourgeoisie économique] :
"la division du travail entre les sexes qui enferme les femmes dans le privilège du jugement de goût et dans les fonctions d'entretien du capital culturel en sa forme traditionnelle, réservant aux hommes la nouvelle culture, tournée vers l'action, l'économie et le pouvoir."
"Le petit-bourgeois est un prolétaire qui se fait petit pour devenir bourgeois."
[dans les classes populaires] :
"La nécessité impose un goût de nécessité, qui implique une forme d'adaptation à la nécessité et, par là, d'acceptation du nécessaire, de résignation à l'inévitable"
"Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l'idée que chaque classe se fait du corps et des effets de la nourriture sur le corps (...) c'est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du corps (masculin) qu'à sa forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et nourrissants, les professions libérales donneront leur préférence à des produits savoureux, bons pour la santé, légers et ne faisant pas grossir. Culture devenue nature, c'est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de classe".
6) La question du genre
"Construit social, à la différence d'une nature masculine ou féminine, le genre constitue donc à la fois un processus lié à des rapports de sexe et une identité évolutive, caractérisant chacun des sexes l'un par rapport à l'autre.".
Christine Guionnet et Erik Neveu, Féminins/Masculins. Sociologie du genre, 2004
"Traiter la question des rapports entre les genres du point de vue théorique de l'identité peut conduire à deux impasses, soit surestimer la logique de la domination masculine, soit la sous-estimer." (François de Singly, "La tension entre le populisme et le misérabilisme dans les recherches sur les genres", dans Ephesia, La place des femmes. Les enjeux de l'identité et de l'égalité au regard des sciences sociales, 1995).
"Même si tout individu a une dimension sexuée, cela n'implique pas qu'il la vit avec la même intensité qu'une autre personne du même genre que lui. (...) L'identité moderne repose sur la revendication de l'authenticité qui mène à la critique de l'identité statutaire, des identités assignées. Mais dans le même temps comme il est impossible de se dégager définitivement de ces dernières (...)"
7) Structures sociales, identités et interactions
"Nous avons l'habitude de considérer le sexe, l'ethnicité et la classe sociale comme des paramètres donnés et comme des limites à l'intérieur desquelles nous produisons nos identités sociales. L'étude du langage comme discours interactionnel montre que ces paramètres ne sont pas des constantes allant de soi, mais sont produits dans un processus de communication."
John Gumperz, Engager la conversation. Introduction à la sociolinguistique interactionnelle, 1989
IV) Compte-rendu de la quatrième séance (1er Mars 2012)
Par Jean Louis Chevreuil (revu par Ph. C.)
Thème de la séance : "Passage à l'écriture"
Après une présentation succincte de Goodis ...
"Né en 1917 à Philadelphie, David Goodis semble s'être forgé un destin aussi sombre, aussi désespérant que celui de ses héros. Timide, solitaire, refermé sur soi, il a fait d'assez brillantes études universitaires et a obtenu un diplôme de journaliste en 1938. Encouragé par un premier essai romanesque, il se rend à New York et écrit des histoires de guerre aérienne. Son roman Cauchemar, paru en 1946, ayant suscité l'intérêt de la Warner Bros ( Les passagers de la nuit avec Humphrey Bogart et Laureen Bacall), le voici à Hollywood où il participe à l'élaboration de divers scénarios. Et puis c'est le retour, probablement définitif à Philadelphie et le début d'une légende basée sur des faits réels : l'alcoolisme, la solitude, les errances dans les lieux maudits, les vagabondages, les arrestations et, en même temps, la poursuite fiévreuse de l'écriture, dans une sorte d'identification avec les ratés de la vie, les victimes de la malchance, les témoins malheureux de la déchéance humaine. Il est mort à l'hôpital en 1967 et, actuellement, reste oublié des bibliothèques américaines."
(Cf. http://www.polarnoir.fr/auteur.php?auteur=g5 Présentation de l'éditeur).
...la première partie de la séance est consacrée à la lecture commentée de trois extraits de ses romans à partir des grilles d'analyses abordées au cours des trois premières séances.
Le premier extrait est tiré de La lune dans le caniveau (1953) (Voir en annexe de cette séance).
Selon Philippe c'est sans doute le roman le plus "sociologique" de Goodis, avec une forte dimension de déterminisme et de fatalisme, une idée de destin social inéluctable : ainsi, dans une autre partie du roman, il est question d'une relation amoureuse impossible compte tenu des différences sociales. On évoque la qualité poétique de l'écriture et les images qui transparaissent. Ce côté esthétisant est mis en relation avec le cinéma japonais de l'époque.
Georges considère cet auteur comme le plus "français" des écrivains de romans noirs américains, ce qui expliquerait, selon lui, que nombre de ses romans aient été adaptés par des cinéastes français :
- Tirez sur le pianiste (F. Truffaut, 1960)
- Le Casse (H. Verneuil, 1971)
- La course du lièvre à travers Champ (R. Clément, 1972)
- La Lune dans le Caniveau (J.J. Beneix, 1983)
- Rue Barbare (G. Béhat, 1984)
- Descente aux enfers (F. Girod, 1986)
Pour lui, le côté esthétique du texte "bouffe" la dimension sociologique : cette scène pourrait se passer n'importe où. On s'interroge quant à la nécessité de resituer une réflexion sociologique dans un contexte, un environnement précis, ce texte ne devrait-il pas plutôt susciter une réflexion philosophique ? Ou alors faudrait-il parler de philosophie sociale ?
Sinon, la participation à ce type d'ateliers amène le lecteur, à aborder les oeuvres avec un regard différent, ainsi l'image totalement pessimiste de Goodis est en partie battue en brèche à la lecture des dernières pages d'une vingtaine de ses romans, dans la mesure où les trois quarts s'achèvent sur une (infime) note d'espoir, sans, pour autant, remettre en cause son sentiment de l'existence d'un déterminisme social. Si la situation n'est pas désespérée c'est malgré tout la solution médiocre qui gagne : Philippe cite la formule de Bourdieu " faire de nécessité vertu ".
Le second extrait est tiré de L'allumette facile (1957). (Voir en annexe de cette séance).
Celui-ci, tiré de son contexte, évoque pour certain(e) la collection Harlequin, on parle de bluette. Philippe resitue le personnage principal : alcoolique, SDF, suspect d'atrocités, en partie amnésique (état que l'on retrouve d'ailleurs à plusieurs reprises chez les héros d'autres romans de David Goodis), et fait remarquer que, dans celui-ci, l'amour sera rédempteur et lui permettra de sortie de sa déchéance.
Il est évoqué le fait qu'à la différence de la France, où le roman noir est souvent considéré comme de la sous-littérature, aux Etats-Unis, il y aurait beaucoup plus de porosité entre ce genre littéraire et la "grande" littérature. D'autre part, l'auteur d'un "vrai" roman noir se devrait d'évacuer tout aspect psychologique et ne jamais "être dans la tête" des personnages ("de l'action encore de l'action et pas de littérature", comme le disait en substance Marcel Duhamel à ses auteurs de la Série Noire - et à ses traducteurs -, ce qui l'amena d'ailleurs à pratiquer des coupes franches - parfois conséquentes - dans, notamment, les romans de Chandler ou de Thompson).
Philippe évoque des études sociologiques qui ont mis en évidence une caractéristique des sociétés contemporaines quant au développement de l'individualisation depuis la Renaissance, avec la stabilisation d'un for intérieur. Cela se retrouve naturellement dans la littérature (évocation d'états d'âme, voix intérieure, écriture à la première personne etc...), mais nempêche pas, pour autant, une coexistence harmonieuse avec une narration "béhavioriste" dans laquelle l'action "dit" l'histoire, " Sylvia" en est un bon exemple (évocation également de bouquins de James Lee Burke, ou, au cinéma, de " Taxi Driver " de Scorsese...).
Le troisième extrait est tiré de La blonde au coin de la rue (1954).
On évoque le déterminisme social, l'individualisme de la réussite, voire le "mépris pour l'ordinaire et ceux qui bossent".
Des formules comme"leur numéro sortirait peut-être un jour (...) les dès n'avaient pas cessé de rouler" évoquent le caractère aléatoire de la réussite, à mettre en parallèle avec le mot " destin " (et à son caractère inéluctable), présent dans le 1er extrait.
La succession de "peut-être" est-elle une antiphrase sarcastique, tentative dérisoire pour masquer un fatalisme sous-jacent ?
Esthétique de l'échec ?
Evocation par l'une d'entre nous d'un proverbe "Visez la lune, vous atterrirez dans les étoiles".
Considérations diverses sur le métier d'artiste et/ou d'écrivain en France aujourd'hui, quel nombre d'exemplaires à vendre pour vivre de sa plume ? Nécessité de contraintes pour écrire et plus généralement pour créer : "La liberté entrave, la contrainte libère...".
Après une demi-heure d'écriture Philippe propose à lecture des textes composés. On commence cependant par ceux écrits préalablement à la séance.
Jean Louis a souhaité travailler sur l'extrait N°3. Il s'est fixé une contrainte annexe : celle d'écrire deux suites, l'une optimiste, l'autre pessimiste, mais, explique-t-il, ayant trouvé dans un autre roman de Goodis, un passage pouvant convenir à l'exercice, il a choisi de le retenir tout en conservant l'un de ses pastiches.
Il est donc proposé au groupe de retrouver le faussaire :
Suite "optimiste" :
"Et puis, il entendit un son, un son chaud et doux, le son d'un piano "c'est pas mal, çà, se dit-il. Qui joue ?"
Suite "Pessimiste"
"Soudain la mélodie disparut. Malgré tous ses efforts ses lèvres ne lui obéissaient plus, étourdi il fit une petite grimace inquiète. Il pensait "Mais qu'est ce qui t'arrive ?" Il secoua la tête pour s'éclaircir les idées, retrouver les notes oubliées, sans succès".
L'ensemble du groupe semble s'accorder pour reconnaître dans le second texte, l'écriture de Goodis, le faussaire s'en réjouit : ce sont, en fait, les dernières lignes de Tirez sur le Pianiste qui constituaient le premier texte.
Georges explique d'emblée qu'il a retrouvé la véritable fin de L'allumette facile (extrait N°2), Il nous en fait la lecture :
"Andrew retira ses mains comme si elles brûlaient, il hurla "je veux être ton ami mais j'aime Mike et il m'aime aussi" Leila, blême, se redressa d'un coup de rein, saisit son sac à main et tourna les talons sans un mot" (Rires).
On passe alors aux textes écrits "sur le tas" (tout le monde regrette le peu de temps octroyé à l'exercice).
Claude a retenu l'extrait N°1, qu'il prolonge :
"Proies dévorées, cadavres engloutis, victimes massacrées.
Ce sacrifice consenti accordera-t-il aux disparus
Le caractère sacré de la victime ?
Viol, violence criminelle, non sacrificielle ?
Sacrifice OU meurtre, sacrifice ET meurtre ?
Symbole Ou signe ? De quoi ?
Assurément violence, meurtre et PEUT-ÊTRE sacrifice.
Alors survivre, fuir, refaire sa vie...
Mais alors quel paradis ?".
Suzanne a choisi d'écrire quelques lignes précédant l'extrait N°1 :
"Noire. La nuit était noire, épaisse, poisseuse, pesante. Et la lune blafarde accrochée là-haut n'y changeait rien. Au contraire, sa pâleur lugubre allongeait et plombait démesurément les Ombres".
Yvan donne une suite à l'extrait N° 1 :
"Il resta pensif. La lune, par son reflet dans les eaux glauque du caniveau ne pouvait que faire accroire qu'elle était là ; elle n'était qu'une illusion. Le destin, qu'une illusion si on ne se croit pas capable de la changer.
Lui savait aussi ça. La lueur de la lune est pareille pour tous. La lutte serait loyale et, dans ce cas, il lui restait l'option, plus tard et mutilé que tôt et écrasé".
Jocelyne imagine un prologue à l'extrait N° 2 :
"Voilà plusieurs jours qu'ils n'avaient pu se retrouver en toute intimité.
Il avait dû partir pour des raisons professionnelles (aux quatre coins du département) et seuls leurs entretiens téléphoniques deux fois par jour - au petit déjeuner puis après le dîner - permettaient cet échange qui même s'il n'était que verbal à défaut d'être visuel, laissaient voir à travers le son de leur voix, leur sourire et l'amour dans le regard".
Alice propose un commentaire de l'extrait N°3 :
"Contrairement à l'extrait de La lune dans le caniveau qui assimile le destin à un piège, à quelque chose d'immuable, dans cet extrait il y a des possibles : le hasard en est au cur ("pari", "numéro", "dé",...), alors que l'imparfait utilisé dans le premier texte revoie à la fatalité .
Cependant, l'utilisation des "peut-être" presque à outrance, ainsi que des mots "jamais", "impossible", laisse penser que ces possibles n'ont de valeurs qu'en ce qu'ils sont un objectif, un idéal à atteindre, mais que la probabilité d'y parvenir est nulle".
Claudine prolonge la narration de l'extrait N°3 :
"Tout en sifflotant, Ralph pensait que, peut-être un jour, dans une autre vie, il atteindrait l'inatteignable, l'infini du ciel, peut-être si près, peut-être si loin".
Danielle prolonge l'extrait N°3 :
"Il se servit un verre de whisky qu'il alla poser sur le piano. Debout, il effleura les touches tout en continuant à siffloter. Sa mémoire trébucha sur une mélodie que Kent et lui avaient créée un jour. Une nuit plutôt. Il s'assit devant le piano et retrouva cette musique. Les paroles lui échappaient. Peu importe ! D'autres viendraient. Il irait voir Kent demain et peut-être...peut-être. Cela peut être. Il avala une grande gorgée de whisky".
Josiane choisit de conclure l'extrait N° 3 :
"Ralph se mit à siffloter la chanson de Ken tout en marchant dans la nuit. L'odeur fade du caniveau le gêna. Il leva la tête et regarda le ciel. Peut-être une étoile filante".
Véronique donne, pour sa part, une suite à l'extrait N°3 :
"...et se transporta vers la lumière chaude, éclatante. Il entendait des murmures, devinait des silhouettes, percevait leur bienveillance. Peut-être le pari était enfin gagné. Ralph cessa de siffloter. Peut-être pas".
Christophe propose un commentaire de l'extrait N° 2 :
"Il y a une fusion et une compréhension sensorielle entre les 2 personnages.
On parle de tiédeur, de chaleur, de douceur et de "télépathie", d'osmose entre eux deux et ce, par l'intermédiaire d'un contact physique et d'un regard ainsi que la gestuelle (les seins)".
C'est un commentaire de l'extrait N° 3 que propose Fabrice:
"La théorie du possible mais tout à fait improbable anime cet extrait. On sent chez ces personnages tout le déterminisme et le fatalisme dans leur continuité à toujours aller de l'avant malgré leur vie médiocre et leur quasi improbable chance de réussite artistique.
Cependant je dirai que justement, cette passion artistique leur permet de vivre cette vie médiocre".
Annexe : textes de la séance 4 (choisis par Ph. C.) - 1er mars 2012
Écritures à partir de David Goodis (1917-1967)
- Extrait pessimiste
"Et quel que soit l'endroit où les plus faibles se cachaient, ils ne parvenaient jamais à échapper à la lune de Vernon. Elle les tenait pris au piège. Elle les tenait pris dans leur destin. Tôt ou tard, ils seraient mutilés, démolis, écrasés. Ils apprendraient à la dure que Vernon Street n'était pas un lieu pour les corps délicats et les âmes timides. Ils étaient des proies, c'est tout, ils étaient voués à la panse de ce mangeur toujours affamé, le caniveau de Vernon."
La lune dans le caniveau ( The Moon in the Gutter, 1953 ; trad. franç. de D. Bondil, 10-18, 1981).- Extrait optimiste
"Il leva la tête et regarda Leila. Il sentait toujours la tiédeur des doigts de la jeune fille sur les siens. Cette chaleur se mêlait à son parfum, à l'éclat de ses yeux qui semblaient verser sur lui, faire pénétrer en lui une douceur inconnue.
"C'est pour toi, dit-il en lui-même. Tout ce que je ferai désormais, tout ce que j'aurai à offrir, ce sera pour toi."
Avec un soupir, elle se pencha vers lui comme si elle l'avait entendu. Et brusquement, pour lui faire un présent, à son tour, pour bien lui montrer qu'elle lui appartenait et qu'elle lui appartiendrait à jamais, elle souleva les deux mains d'Andrew et les posa sur ses seins."
- Philosophie du "peut-être"
"C'était la même chose, par exemple, pour Ken et lui, et leurs chansons. Pendant des années et des années, ils avaient travaillé, sans gagner un sou, assis à un piano à marteler les touches, à écrire des chansons les unes après les autres. Tout ce temps passé, c'était un pari sur l'avenir. Leur numéro sortirait peut-être un jour, ou il ne sortirait jamais. Mais, tant que les dés n'avaient pas cessé de rouler, il y avait toujours un certain éclat dans ce qu'ils faisaient. Le simple fait de se dire que leur numéro sortirait peut-être, ou qu'il pouvait ne jamais sortir... Peut-être et encore peut-être ou peut-être pas. Mais tant qu'il y avait un " peut-être ", il leur restait l'éclat. Et ça, c'est impossible pour quelqu'un qui travaillait dans un sous-sol, à emballer des colis, ou qui grattait du papier dans le bureau d'un comptable. Des types comme ce poids léger de Wikes Barre, des types comme Ken...au moins, ils essayaient d'atteindre ce qui brillait là-haut. Ils n'y arriveraient peut-être jamais. Mais au moins, ils le voyaient, là, suspendu dans le vide. Et c'était quelque chose.
Ralph se mit à siffloter la chanson de Ken."
V) Compte-rendu de la cinquième séance (8 Mars 2012)
Par Josiane Clarenc (revu par Ph. C.)
Thème de la séance - Ouverture à d'autres polars
Chacun a présenté un extrait d'un polar et a expliqué son choix.
Au cours de la première séance, nous avons constaté que notre rapport au polar était diversifié et notre atelier a permis des échanges intéressants entre les grands amateurs (pour ne pas dire les spécialistes !) et les autres lecteurs.
Dans le choix des textes, nous retrouvons un certain éclectisme qui a été source d'échanges entre autres sur la notion de roman noir (voir la définition de Marcel Duhamel proposée par Jean-Louis) et sur la complexité du personnage principal des romans (le détective où le policier). Le personnage principal, souvent attachant, peut se situer entre le policier et le voyou (comme chez Izzo).
Les polars sont ancrés dans la réalité et ont aussi une dimension universelle (Georges).
Proposé par Jean-Louis :
"Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la "Série noire" ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte. L'optimiste systématique non plus. L'immoralité admise en général dans ce genre d'ouvrages uniquement pour servir de repoussoir à la moralité conventionnelle, y est chez elle tout autant que les beaux sentiments, voire de l'amoralité tout court. L'esprit en est rarement conformiste. On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois il n'y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ?... Alors il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence sous toutes ses formes et particulièrement les plus honnies du tabassage et du massacre. Comme dans les bons films, les états d'âmes se traduisent par des gestes, et les lecteurs friands de littérature introspective devront se livrer à la gymnastique inverse. Il y a aussi de l'amour sous toutes ses formes de la passion, de la haine, tous les sentiments qui, dans une société policée, ne sont censés avoir cours que tout à fait exceptionnellement, mais qui sont ici monnaie courante et sont parfois exprimés dans une langue fort peu académique, mais où domine toujours l'humour. En bref, notre but est fort simple : vous empêcher de dormir. À cet effet, nous avons fait appel aux grands spécialistes du roman policier mouvementé : James Cain, James Hadley Chase, Peter Cheyney, Horace Mac Coy, Dashiell Hammett, Don Tracy, Raoul Whitfield, etc., et tous nous ont donné le meilleur de leurs oeuvres pour cette louable entreprise. Il paraît deux titres par mois. A l'amateur de sensations fortes, je conseille donc vivement la réconfortante lecture de ces ouvrages. En choisissant au hasard, il tombera vraisemblablement sur une nuit blanche».
(texte de 1948 de Marcel Duhamel).Pour conclure
"Il n'y a pas de vérité
Il n'y a que des histoires"
Jim Harrisson
Proposé par Claudine
Total Khéops
Jean-Claude IZZO (Folio policier)
P. 157 "Tout se déglinguait. J'avais vécu ces dernières années avec tranquillité et indifférence. Comme absent au monde. Rien ne me touchait vraiment. Les vieux copains qui m'appelaient plus. Les femmes qui me quittaient. Mes rêves, mes colères, je les avais mis en berne. Je vieillissais sans plus aucun désir. Sans passion. Je baisais des putes. Et le bonheur était au bout d'une canne à pêche.
La mort de Manu était venue secouer tout cela. Sans doute trop faiblement sur mon échelle de Richter. La mort d'Ugo, c'était la claque. En pleine gueule. Qui me tirait d'un vieux sommeil pas propre. Je me réveillais en vie, et con. Ce que j'avais pu penser de Manu et d'Ugo ne changeait rien à mon histoire. Eux, ils avaient vécu. J'aurais aimé parler avec Ugo, lui faire raconter ses voyages. Assis sur les rochers, la nuit, aux Goudes, nous ne rêvions que de cela, partir à l'aventure."
Proposé par Suzanne
Chourno
Jean-Claude IZZO (Folio policier)
"Educateur dans las quartiers nord pendant plusieurs années, il s'était fait virer, un peu à cause de moi. Quand je ramassais des mômes qui avaient fait une connerie, c'est lui que j'appelais au commissariat, avant même les parents. Il me tuyautait sur les familles, me donnait des conseils. Les gamins, c'était sa vie. Il avait choisi ce boulot, pour ça. Marre de voir des adolescents finir au trou. Il leur faisait confience, d'abord. Avec cette sorte de foi dans l'homme qu'ont certains curés. Curé, d'ailleurs, il l'était un peu trop à mon goût. Nous avions sympathisé, sans devenir amis. A cause de ça, ce côté cureton. Je n'ai jamais cru que les hommes sont bons. Seulement qu'ils méritent d'être égaux."
Proposé par Georges
Lailaw
William Mc ILVANNEY (Rivages/noir 1987) traduit par Jan Dusay.
Chapitre 24 page 133.
"C'était la première librairie de Lennie. En allant au Poppies et en revenant, il l'avait déjà vue par le passé mais il n'y était jamais entré. Une fois à l'intérieur, il ressentit une impression d'étrangeté. L'odeur de moisi l'oppressait. Que des gens puissent venir ici acheter tout ce fatras, cela lui paraissait incroyable. Il éprouva cette gêne qui naît lorsqu'on est entouré de ce que l'on ne comprend pas. Sa vie consistait à assumer un rôle donné, celui d'un dur de Glasgow. Lorsque le décor lui était étranger, il oubliait son texte."
Proposé par Josiane
La danseuse de Mao
QIU Xiaolong _(traduit de l'anglais (EU) par Fanchita Gonzalez Batle)2007 : The Mao Case by QIU Xiaolong - 2008 : Ed Liana Levi, pour la traduction française.
(p.7) "En dépit de la propagande du Parti, le matérialisme envahissait la Chine. On plaisantait désormais sur le fait que l'ancien slogan politique «regarder vers l'avenir» était devenu la maxime populaire «regarder vers l'argent», parce qu'en chinois «avenir» et «argent» se disent pareil: qian."
P.1 "- La révolution est une garce. [...]Et une garce est comme la révolution, elle vous embrouille la tête et le cur.
C'et comme ça que vous avez fini ici ? A cause des femmes et de la révolution ?
Il ne me reste plus rien, rien que la bouteille. Elle ne vous lâche jamais. Quand vous êtes bourré, vous dansez avec votre ombre, si loyale, si douce, si patiente, et qui ne vous marche jamais sur les pieds. La vie est courte comme une goutte de rosée au petit matin. Les corbeaux noirs tournoient déjà au-dessus de votre tête, de plus en plus près. Alors à la vôtre. Je lève mon verre."
Dernière phrase (p.316) "-Laissez Mao où il est, dit le policier retraité en frissonnant comme s'il avait avalé une mouche. Au ciel ou en enfer."
Proposé par Fabrice
Un château en bohème
Didier DAEMINCKX (éditions Denoël, 1994).
"Ils se dirigent vers le centre commercial décoré en rue parisienne. Réverbères en plastique, arbre de même matière, faux bancs... Ne manquaient que les sans-domicile fixe effondrés sur leur matelas de cartons. Nathalie engagea une pièce de dix francs dans de caddy et ils partirent à l'assaut de l'Euro-Market. Deux vigiles taillés sur le modèle de Schwarzenegger, en uniforme de paras commandos, surveillaient l'entrée des cohortes de ménagères et de retraitées . Un autre faisait les cent pas devant les caisses, tiré par un molosse à la gueule verrouillée par une muselière. Ils franchirent le barrage humain puis le tourniquet électronique. Novacek commença à jeter dans le chariot des marchandises prises au hasard dans les rayonnages. Pâtes alimentaires, sucre, eau minérale, riz rescapé de Somalie, plaquettes de chocolat. En levant la tête il repéra une caméra planquée dans le gril, entre une gaine d'aération et un collecteur de fils électriques. Il amena le caddy dan s le champ , et prit un air de conspirateur pour faire glisser la vitre du présentoir à laide d'une clef de voiture et se saisir d'une cassette de jeu vidéo "Super Mario land IV".
Proposé par Danielle
Un dernier verre avant la guerre
Dennis LEHANE (Rivages/Noir. 2001. Edition de poche), p. 138.
"Elle déblatérait. Rage blanche réactionnaire. J'entends ça de plus en plus souvent ces derniers temps. Bien plus souvent qu'avant. J'ai dit moi-même des choses pareilles à l'occasion. On l'entend parmi les pauvres et les travailleurs. On l'entend quand des sociologues qui n'ont rien dans le crâne qualifient des incidents tels que l'agression en bande de Central Park de fruits d'impulsions "incontrôlables", et défendent les actes d'un groupe d'animaux en arguant qu'ils ne faisaient que réagir à des années d'oppression blanche. Et si vous faites remarquer que ces gentils animaux bien élevés - qui se trouvent être noirs - auraient sans doute parfaitement contrôlé leurs actes s'ils avaient pensé que la joggeuse avait sa propre armée pour la protéger, vous recevez l'étiquette de raciste. On l'entend quand les médias font de la race une question en soi. On l'entend quand une bande de Blancs, peut-être bien intentionnés, se réunissent pour tirer tout ça au clair, et finissent par dire : "je ne suis pas raciste, mais ..." On l'entend quand des juges qui imposent de force la déségrégation des écoles publiques par le bussingenvoient leurs propres enfantsdans desécoles privées, ou quand, récemment, un juge itinérant dit qu'il n'a jamais eu de preuves donnant à penser que les bandes de rue soient le moins du monde plus dangereuses que les syndicats."
Proposé par Alice
Automne
Mons KALLENTOFT (2009, traduction du suédois en français par Max Stadler et Lucile Clauss, Ed Les Serpents à Plumes, 2011)
p.19 :
"Qu'est-ce que cette ville, en réalité, sinon une machine à rêves ? Les uns à côté des autres, les habitants de la cinquième ville du pays mènent une lutte constante pour pouvoir avancer dans leur vie. Ils se regardent, se jugent, essaient de s'apprécier au-delà de leurs préjugés. Les gens de Linköping ne manquent pas de bonne volonté, pense Malin. Mais lorsque l'existence de la plupart se résume à la peur perpétuelle de perdre son travail et de ne pas réussir à boucler ses fins de mois tandis que d'autres vivent dans l'abondance, la solidarité n'existe plus toujours. Les habitants de la ville vivent les uns à côté des autres. On peut toujours pester contre les programmes d'investissement municipaux depuis une charmante villa, mais on peut être sûr que la réponse fusera du balcon vétuste d'en face.
L'automne, c'est la saison de la décomposition, pense Malin. Le monde entier est pourri, et attend sa fin qui viendra par le froid de l'hiver. La beauté de l'automne,
les flammes de ses feuilles ne sont que la promesse que tout va empirer."
Proposé par Claude
Le visiteur solitaire
André GARDIES (2008, Editions de Paris Max Chaleil), chapitre 12, p.114 :
"Et je suppose qu'on a invoqué devant vous l'isolement géographique et économique du pays pour justifier cet état d'arriération ? Classique ! Toujours on nous rebat les oreilles avec cet abandon. Nous serions délibérément oubliés par l'Etat et le gouvernement, condamnés à rester dans notre coin. Mais il a bon dos l'isolement ! C'est l'intérêt, oui monsieur, l'intérêt de quelques-uns, toujours les mêmes, qui les pousse à maintenir le couvercle hermétiquement fermé. Quand, depuis des générations, on possède les meilleures terres, quand on tient toutes les rênes, quand on a sous sa coupe les plus pauvres, c'est-à-dire les plus nombreux, qu'on les étrangle pour qu'ils soient obéissants, qu'ils soient obligés de vous dire merci quand ils reçoivent un coup de pied au cul, quand vous avez à vos côtés, depuis toujours, la puissance de l'Eglise, quand vous pouvez soudoyer les petits potentats locaux et quelques politiques, pourquoi voudriez-vous que ça change ? Qui est fou ? Faut pas s'étonner, dans ces conditions, qu'on soit encore au Moyen Âge."
La véhémence à part, et dans son langage direct, Jean venait de dresser un état assez exact du sous-développement de son pays et, au-delà, de la région des Mille Sources elle-même. L'ingénieur agricole ne pouvait que souscrire à cette analyse puisque c'est ce que j'avais constaté. En revanche, l'explication qu'il en fournissait jetait un éclairage assez nouveau. Si j'étais déjà prévenu, et pour cause, de l'existence de "petits maîtres", je n'imaginais pas qu'on fût en face, comme il le prétendait, d'un véritable système.
Proposé par Jean-Louis
1275 âmes
Jim THOMPSON (N° 1000 de la série Noire (1966) Traduction de Marcel Duhamel
"Est-ce qu'on excuse un poteau de remplir un trou ? Il se peut qu'il y ait un terrier de lapins au fond du trou, et que le poteau les écrase. Mais est-ce la faute du poteau, s'il s'ajuste à un trou qu'était fait pour lui ?
- mais ce n'est pas comparable, Nick. Vous parlez d'objets inanimés !
Et alors, est-ce qu'on n'est pas tous plus ou moins inanimés, Georges ? Combien y en a-t-il parmi nous qui exercent leur libre arbitre ? On est tous conditionnés dès le départ : physiquement aussi bien que psychiquement, par notre milieu, nos antécédents. Tout ça nous modèle, nous moule d'une certaine façon, en vue de notre foutu rôle dans l'existence, et, moi, je vous le dis, George, ce rôle, il vaut mieux s'y adapter et remplir le trou ou tout ce que vous voudrez, sacré bon sang, ou sinon c'est tout le foutu système qui vous dégringole sur le crâne. Si vous ne faites pas ce que vous êtes destiné à faire, chargé de faire, un beau jour c'est à vous qu'on le fait."
Proposé par Véronique
La souris bleue
Kate ATKINSON ( Editions de Fallois, Paris, 2004).
«Quand il était revenu à la maison avec l'Alfa Roméo, sa femme l'avait regardée d'un air méprisant et dit : "Tu as acheté une voiture de flic". Quatre ans plus tôt, Josie conduisait sa propre Polo et était encore mariée avec Jackson ; aujourd'hui, elle vivait avec un prof d'anglais barbu et conduisait la Volvo V70 de ce dernier avec un panneau "Enfant à bord !» sur la lunette arrière, attestant à la fois de la permanence de leur relation et du besoin qu'éprouvait ce connard suffisant de montrer au reste du monde qu'il protégeait l'enfant d'un autre. Jackson avait ces panneaux en horreur.
Fumeur ressuscité, il ne s'était remis à fumer que depuis six mois. Il n'avait pas touché à une cigarette pendant quinze ans et, aujourd'hui, c'était comme s'il n'avait jamais arrêté. Sans aucune raison. "Comme ça", dit-il en faisant une grimace navrée à son reflet dans le rétroviseur. Bien sûr, ce n'était pas "comme ça", rien ne l'était.»