Revue

Didactique de la randonnée philosophique

En 1995, j'étais animateur du café-philosophique de la brasserie La Samaritaine sur le Vieux Port de Marseille. Nos débats se tenaient le dimanche matin. Mais ce jour là, dans le passé, je faisais ma promenade dominicale comme randonneur et alpiniste du Club Alpin Français de Marseille. Ma nouvelle fonction d'animateur de cafés philosophiques frustrait ma passion péripatéticienne. C'est alors que j'eus l'idée de faire philosopher un groupe en marchant et j'inventai le concept de randonnée philosophique. Pour ce faire je créai une association loi 1901.

J'hésitai quant au nom à lui donner. Je songeai à l'appeler "Les nouveaux péripatéticiens", en référence au Lycée d'Aristote et de ses élèves qu'on appelait les Péripatéticiens, car ils philosophaient en marchant. Péripatéticien venant du mot grec : "péripatein" signifiant "se promener". Mais cette appellation ne me convenait pas car je ne suis pas aristotélicien : je ne reconnais pas entre autre la loi du tiers exclu, car étant de formation psychanalytique, l'inconscient pour moi réconcilie toutes les antinomies, tous les opposés, tous les contraires dans des médiations symboliques ; mon aphorisme est " Le diabole divise mais le symbole unifie !". J'appelai alors mon association " Himéros, arts et philosophie" car Himéros était le dieu du Désir avec un grand D, chez les grecs antiques. Or le Désir est à la fois somatique et psychique, il unit le corps et l'âme. Cette appellation satisfaisait mon aspiration à la devise "Mens sana in corpore sano" : un esprit sain dans un corps sain.

Mes randonnées philosophiques conciliaent les deux grandes disciplines grecques de l'athlétisme et de la philosophie. Ainsi je faisais aller de pair "Physis et Logos", la Nature et la Raison. La tradition de marcher et de philosopher remonte à très longtemps, l'homme est déambulateur et ses réflexions ne sont pas que sédentaires. Dans les dialogues de Platon, Socrate philosophe toujours en marchant, comme par exemple dans le Phèdre où lors d'une promenade, il dialogue avec son ami Phèdre de l'amour, de la beauté, de la dialectique et de la rhétorique.

Je l'ai déjà dit, les aristotéliciens étaient des péripatéticiens. Emmanuel Kant à Königsberg faisait chaque jour sa sempiternelle promenade sur le cours, toujours à la même heure. Jean-Jacques Rousseau, grand amateur de la Nature, faisait de longues promenades durant lesquelles il philosophait. C'est au cours de la longue randonnée qui l'amenait au fort de Vincennes où il venait voir son ami Diderot emprisonné pour avoir publié sa Lettre sur les aveugles que lui vint toute l'argumentation de son Essai sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Frédéric Nietzsche se soumettait chaque jour à la discipline de la marche dans la nature durant laquelle il organisait ses idées philosophiques. Par exemple, lors de son séjour à Nice, période sombre pour Nietzsche qui s'était brouillé avec Wagner et qui venait d'être éconduit par Lou Andréa Salomé, il faisait chaque jour la randonnée qui va du village de Eze à 400 mètres d'altitude jusqu'à la mer en dessous. C'est lors de ses marches sur ce sentier qu'il écrivit mentalement sa troisième partie de Ainsi parlait Zarathoustra.Nietzsche évoque la conjonction entre son effort musculaire et sa créativité littéraire.

La randonnée pédestre allie le sensible et l'intelligible. Cette distinction spécifique à Platon qui condamne le sensible, facteur d'illusion imaginaire et qui privilégie l'intelligible permettant via la dialectique d'accéder aux idées célestes, je lui ai substitué la devise suivante : "" Certes avoir la tête dans les étoiles, mais toujours garder les pieds sur terre !" Mes pieds sont les vecteurs de l'errance géographique qui est le substratum de mon errance sur la structure de l'ordre symbolique. Au cours d'une randonnée pédestre, les cinq sens en prennent plein les mirettes, le corps exulte, il devient asymptote à l'être, il se réalise, il jubile, il vit son existence en marge des censeurs de l'esthésie. Il sort de la sédentarité, il nomadise, il véhicule aussi son mental qui se gorge d'idées que lui inspire la contemplation de la nature. L'esprit associe sous l'affect de la perception sensorielle, il est pris d'un automatisme mental proche de l'écriture automatique des surréalistes, ses idées se bousculent et sécrètent des métaphores, des jugements, des concepts, des théories.

C'est l'automne, le sentier est empanaché des couleurs mordorées des feuilles caduques, le ton safran se délite sur les ramures, le cuivré rutile comme des trombones d'un orchestre philarmonique, le jaune dégouline sur le vert qui s'amenuise, le grenat ensanglante les arbres sacrifiés sur l'autel de Déméter qui stérilise la flore, car à cette époque sa fille Perséphone est redescendue aux Enfers chez Hadès. Le torrent coule en bas des gorges, en roulant ses galets dans un vacarme assourdissant. Le flot impétueux sert de piscine aux alevins et autre truites saumonées qui frétillent dans le courant. L'on franchit un pont de rondins de bois, lorsque se précise enfin une vieille chapelle romane en ruine qui hante la marche de son spectre hiératique. Un arbre foudroyé par l'éclair d'un orage passé donne l'air d'un écorché vif désarticulé par la foudre de Zeus. Mais voilà une grotte qui offre sa vacuité obscure qui nous fait songer à la fameuse Caverne de Platon, aux hommes de la Préhistoire et leurs fresques rupestres des sanctuaires primitifs. La randonnée dans la nature inspire aux participants une poésophie, c'est-à-dire une philosophie poétique chère aux philosophes présocratiques comme Thalès, Parménide et Héraclite ainsi qu'Empédocle. La perception sensorielle du décor bucolique suscite une stimulation de l'imaginaire qui nous fait produire des métaphores qui animent le débat et souvent nous permettent de sortir des apories.

Freud a théorisé le développement de la sexualité infantile qui structure les représentations mentales, il a isolé les pulsions orales, urétrales, anales, scopiques et génitales. Mais il a oublié deux pulsions qui sont la pulsion locomotrice spécifique de la vie de relation dans l'espace et le temps, et aussi la fameuse pulsion épistémophilique, le désir de Savoir d'après Gaston Bachelard, qui l'a isolée dans son non fameux complexe de Prométhée évoqué dans La psychanalyse du feu.

Pour en savoir plus sur les rapports entre la locomotion et le cours de la pensée, rien ne vaut la théorie d'épistémologie génétique de Piaget, le psychologue genevois. Piaget explique le développement intellectuel de l'enfant selon quatre stades :

Le stade sensorimoteur qui caractérise les deux premières années de la vie. Durant cette période précoce, l'enfant se familiarise avec le monde qui l'entoure et entretient avec lui une relation qui s'étaye sur ses propres mouvements et ses sensations. A ce stade il y a établissement de schèmes sensorimoteurs qui sont les précurseurs des représentations mentales, ces schèmes sont les prototypes de la pensée. Ils s'élaborent dans le cadre des expériences de l'enfant avec les objets et obéissent à une dialectique d'assimilation et d'accommodation.

Puis ce sera le stade préopératoire entre 2 et 6 ans, avec l'acquisition du langage et de la signification des symboles. Puis le stade des opérations concrètes de 7 à 11 ans. Enfin le stade des opérations formelles dans lequel le raisonnement abstrait et hypothético-déductif sera acquis.

Mais quel que soit le stade de développement intellectuel où l'on est arrivé, inconsciemment les stades primitifs sont encore actifs. Dans la randonnée philosophique des adultes, les schèmes sensorimoteurs sont mobilisés au cours de la marche, et contribuent à un meilleur fonctionnement du cerveau, ils stimulent les associations d'idées.

Je dois dire qu'en randonnée philosophique, dans les raides montées, c'est le silence, chacun est concentré sur son effort musculaire et c'est un temps de méditation, où mentalement l'on élabore l'argumentation que l'on va proposer lorsque le sentier redeviendra plat. Ces moments de suspension du discours collectif, sont des points d'orgue où dans nos têtes la musique du débat continue, mais bientôt le refrain va reprendre, le temps de souffler et de méditer au sujet du débat.

Le corps et l'esprit ne sont jamais aussi en harmonie que dans les randonnées philosophiques. Le corps du discours est résonnant avec le corps somatique, ils vibrent à l'unisson. Hermès Trismégiste écrivait que la matière et l'esprit vibrent, que ces vibrations sont fonction de trois états hiérarchiques, le plan physique, le plan mental et enfin le plan spirituel. A chacun des ces états correspond une vibration spécifique, le plan physique vibre à basses fréquences, le plan mental à fréquences moyennes et le plan spirituel à hautes fréquences. Il est selon lui possible de pratiquer des transmutations d'un état à un autre. Il écrivait : "Pour changer vos états mentaux ou votre état d'esprit, modifiez vos vibrations !". La randonnée philosophique, qui allie la matière corporelle et l'esprit, est une discipline somatopsychique occidentale que l'on peut rapprocher des disciplines analogiques extrêmes orientales comme les arts martiaux, le yoga ou le zen.

Personnellement, je suis romancier historique et aussi dramaturge de pièces philosophiques, je dois dire qu'habituellement, avant de passer au traitement de texte sur mon ordinateur, j'écris au préalable mentalement mes romans et mes pièces de théâtre en randonnées pédestres.

Ceci n'est qu'une courte introduction à la didactique de la randonnée philosophique, qui fait partie désormais des nouvelles pratiques philosophiques. Le site de notre association "Himéros, arts et philosophie", s'intitule : "Philosophacte", car pour moi la randonnée pédestre est une philosophie en acte, une philosophie pratique ; elle associe théorie et praxis. Les grecs antiques avaient des pratiques spirituelles philosophiques, je propose comme nouvelle pratique spirituelle philosophique la rando-philo. Et je dois dire que j'ai recruté de plus en plus d'adeptes. Le culte du corps de notre civilisation désenchantée méritait de lui associer le culte de l'esprit, et la rando-philo tout en stimulant le corps est aussi une discipline de l'esprit.

Pour tous ceux que cela tente, m'écrire simplement via internet à :
fernand.reymond@wanadoo.fr

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