Revue

Apprendre à débattre (Rencontres CRAP, août 2012)

On trouvera ci-dessous des éléments de distinction des différents débats pratiqués à l'école primaire : discussion à visée philosophique, débat cultivé, débat contradictoire, débat interprétatif, débat scientifique, débat mathématique.

Introduction

L'atelier "Apprendre à débattre", animé en août 2012 dans le cadre des Rencontres du CRAP (Cercle de Recherche et d'action Pédagogique), avait pour objectif de faire vivre, d'analyser et de comparer différents types de débats scolaires. Un premier état des lieux sur les représentations que les quinze participants se faisaient du débat montra que s'ils citaient spontanément le débat démocratique à visée citoyenne et le débat contradictoire à visée argumentative, ils ne pensaient pas forcément aux autres types de débat comme la discussion à visée philosophique, le débat littéraire interprétatif ou encore le débat scientifique. Selon eux, un débat mobilisait avant tout des capacités relationnelles (empathie, respect de l'autre, décentration), de communication (écoute, échanges, dialogues) et d'argumentation (argumenter, convaincre, persuader). Certains d'entre eux se posaient la question des enjeux du débat : débattre, oui mais pourquoi et pour quel(s) objectif(s) ? La pratique du débat en classe permettait-elle d'apprendre aux élèves la citoyenneté, la justice ou bien à mieux penser ?

Le choix de la thématique, la qualité de la question posée, la problématique leur semblaient aussi essentielles pour se lancer dans un débat. Les écueils leur paraissaient nombreux sur le chemin du débat, l'inquiétude majeure étant d'éviter le conflit. Le débat semblait donc risqué tant pour l'animateur (perte de maîtrise) que pour les discutants (mise en danger de leur image de soi et de leur place dans le groupe). Les participants se demandaient également comment élever le débat et ne pas en rester "au ras des pâquerettes", ce qui est souvent le cas lorsqu'il n'y a ni problématisation ni synthèse. Le problème de la temporalité fut aussi soulevé (débats interminables, impatience, temps perdu). Pour prévenir ces risques, un dispositif adapté (distribution de la parole, minutage des interventions) et un cadre solide faisant "médiation" leur apparaissaient nécessaires et essentiels. Au cours de la semaine qui suivit, six débats ont été successivement mis en oeuvre. Nous donnerons pour chacun d'eux l'objectif, le dispositif, la mise en oeuvre et des éléments d'analyse, avant de tenter un comparatif pour en tirer les points communs et différences.

I) La DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique)

A) Objectif et dispositif

L'objectif est d'apprendre à penser par soi-même, par la médiation d'un groupe de discutants et d'un animateur qui conduit l'échange.

Un certain nombre de fonctions sont réparties entre les membres du groupe : un Animateur sur le fond (l'enseignant ou le formateur) qui ne donne pas son avis, n'émet aucun jugement, fait progresser la pensée collective, "donne du souffle à l'esprit" ; un Président de séance qui ouvre et ferme la séance, qui gère le temps et qui distribue la parole selon des règles précises de prise de parole démocratique (lever la main, ordre d'inscription, priorité aux moins-disants, perche tendue aux muets, droit de se taire) ; un Reformulateur et un Synthétiseur qui ne disent pas leur opinion, qui écoutent et se décentrent, qui rendent compte fidèlement de la parole des discutants, qui sont sollicités par l'Animateur au cours du débat pour reformuler une intervention (Reformulateur) ou à la fin du débat pour une synthèse finale (Synthétiseur) ; des Observateurs qui n'interviennent pas dans le débat mais seulement au cours de la deuxième phase métacognitive (verbalisation de l'action et conscientisation), qui observent la circulation de la parole démocratique (qui parle ? nombre de fois ? temps ?), les fonctions qu'ils prendront par la suite (Animateur, Président, Reformulateur, Synthétiseur) et les processus intellectuels (Problématisation, Conceptualisation, Argumentation) et qui en rendent compte après coup. A cette organisation coopérative s'ajoute (pour une visée philosophique), la vigilance de l'animateur sur les trois processus de pensée réflexifs à mettre en oeuvre dans la discussion : problématiser et (s')interroger ; conceptualiser, définir, distinguer ; argumenter une thèse, une objection, la réponse à une objection.

B) Mise en oeuvre d'une DVDP sur le rapport à autrui

La thématique choisie (la juste distance dans le rapport à autrui) est introduite en lien avec la thématique générale des Rencontres CRAP 2012 ("Les apprentissages au coeur de la relation éducative"). Un court texte intitulé "Les Porcs-épics"1, fable racontée par le philosophe allemand Schopenhauer, est lu pour poser l'image d'un rapport à autrui oscillant entre distance et proximité, conflit et rencontre : les porcs épics cherchent la meilleure distance pour se tenir chaud sans se piquer. La question du débat est ainsi posée : "Quelle est la juste distance dans le rapport à autrui ?".

C) Analyse

La forme du débat questionne certains participants : le Président de séance peut-il avoir une action sur le temps de parole des discutants ? Faut-il dissocier le Président de séance du Maître du temps ? Quand doit-on donner la parole au Synthétiseur ? Comment présenter ou co-construire la question initiale pour que le groupe se l'approprie ? Comment formuler la question de départ pour qu'elle n'induise pas la nature du débat ?

Sur le fond, la juste distance à autrui est ce qui se cherche dans la discussion. On en parle tout en la cherchant en pratique dans l'échange : trop près dans l'accord cognitif, qui ne stimule plus intellectuellement puisqu'on est dans la fusion des idées, la mêmeté qui sclérose ; trop loin dans le désaccord de fond, qui ignore la part de vérité de l'autre, la nécessité de pénétrer dans sa vision du monde pour se laisser altérer par sa divergence, son "inquiétante étrangeté" (Freud), son "Altérité enseignante"2. Trop près dans l'affrontement, le corps à corps des idées, quand il dérive socio-affectivement, dans la confusion du contact au combat, car l'on oublie que c'est un débat d'idées, et non un conflit de personnes. Trop loin dans l'indifférence, le désintérêt pour la discussion, la démotivation à s'impliquer, s'engager sur le fond...

II) Le Débat "cultivé" ou Discussion à Visée Philosophique (DVP)

A) Objectif et Dispositif

L'objectif est maintenant d'élever le débat de "débroussaillage vers plus de "philosophicité" c'est-à-dire vers des "moments philosophiques", même si l' "on n'est jamais sûr qu'une discussion sera philosophique"3.

Un "débat cultivé" est une discussion s'appuyant sur des références théoriques, enrichissant sa propre pensée et permettant d'approfondir l'échange. La DVP privilégie des références philosophiques (la pensée des philosophes et leurs écrits, les doctrines et les controverses philosophiques). La discussion est donc ici précédée par un travail sur des auteurs. Le dispositif de base est mis en place avec deux variantes : pas de changement de rôle pendant toute la durée du débat et un Maître du Temps à qui le Président de séance délègue la gestion de la durée du débat.

B) Mise en oeuvre d'une DVP sur l'Altérité

Les grands questionnements liés au rapport à autrui sont repris, approfondis puis reformulés en faisant apparaître la notion éminemment philosophique d'Altérité. Des apports théoriques sur l'Altérité apparaissent alors nécessaires. Les positions de trois philosophes du XXème siècle (Lévinas, Sartre et Buber) sont rapidement explicitées et quelques documents-supports sont distribués. Fort de ces apports théoriques, le groupe reformule le questionnement de manière contradictoire en intégrant les termes philosophiques : "entre conflit et rencontre, quelle place pour l'altérité ?".

C) Analyse

Ce débat provoque un questionnement sur le dispositif : comment gérer l'espace ? Quelle est la place et le pouvoir des co-animateurs (Animateur / Président), leur impact sur la circulation de la parole et leurs effets sur le groupe ? Comment co-construire la question initiale pour une meilleure implication dans le débat (consensus ou vote) ? Combien de fois et quand faire intervenir le Reformulateur ? Comment gérer le temps (temps d'appropriation des apports théoriques, de lecture des documents distribués, d'intervention individuelle pendant le débat) ?

L'analyse de cette DVP soulève aussi des questions de fond : la discussion "philosophique" commence-t-elle seulement lorsque le débat est "cultivé" c'est-à-dire lorsqu'on s'appuie sur des référents culturels et l'histoire de la philosophie, ou bien la première discussion de "débroussaillage" était-elle déjà une réflexion philosophique puisque l'on y confrontait à d'autres, par et dans le langage, ses représentations, à partir de son expérience et de la raison ? A quelles conditions peut-on s'approprier et mobiliser un apport théorique ou un texte dans une discussion ? Comment se joue le rapport au "savoir philosophique", réputé difficile, dans sa double dimension cognitive et affective, quand on rencontre une difficulté de compréhension ou de mobilisation ?

III) Débat contradictoire argumentatif

A) Objectif et dispositif

L'objectif est ici l'apprentissage de l'argumentation. Il s'agit ici de travailler pour soi le fond d'une question difficile sans vouloir être le plus fort et d'organiser la confrontation rationnelle entre plusieurs thèses sur un même sujet.

Trois groupes sont constitués, chacun devant argumenter sa thèse, faire des objections aux deux autres et anticiper les objections à la sienne pour y répondre. Un nouveau dispositif est ainsi mis en place avec quelques variantes supplémentaires : trois représentants défendent la position du groupe avec rotation de celui qui argumente ; un maître du temps sonne les moments de rotation (toutes les 10 mn) et surveille la durée de prise de parole (maximum : 2 mn par intervention). Pendant le débat, l'animateur pointe en voix off les processus de pensée et les outils de l'argumentation utilisés.

B) Mise en oeuvre d'un débat contradictoire argumentatif sur la Justice

La justice, thématique importante dans la relation à autrui, a été retenue. Les définitions des trois conceptions concurrentes de la justice - Egalité4, Equité5 ou Mérite6 - sont rappelées préalablement, soit par apport magistral soit par un travail sur des textes. Les participants préparent en groupe une argumentation en vue de soutenir l'une des trois thèses et de répondre aux objections : "La justice doit-elle être fondée sur l'égalité, l'équité ou le mérite ?", soit trois points de vue contradictoires entre eux, mais prétendant chacun à une égale légitimité par des arguments solides.

C) Analyse

Ce dispositif, particulièrement ludique, est "jubilatoire" d'après certains participants. Cependant, les argumentateurs expriment aussi un sentiment de surcharge cognitive (entre ce qu'ils doivent dire pour argumenter et les conseils venant des conseillers placés derrière eux, qu'ils entendent ou qu'ils n'entendent pas toujours tellement leur concentration est grande !).

L'analyse de l'argumentation montre que le dispositif favorise des dynamiques de groupes (alliances temporaires, par exemple) ; qu'une thèse qui suscitait sans doute une adhésion inconsciente de la majorité des participants (thèse de l'équité) n'avait pas été réellement attaquée ; que les groupes se servaient des objections qui leur avaient été faites pour progresser dans la discussion, expliciter leurs présupposés théoriques et nuancer leurs propos ; que les connecteurs logiques (utiles à l'écrit comme à l'oral) ne viennent pas naturellement et qu'un travail en amont est peut-être nécessaire ; que tous les groupes ont formulé leur thèse sous la forme d'une affirmation catégorique plutôt que d'une hypothèse ; que tous les groupes se sont contredits au moins une fois.

Quelques questionnements émergent : le débat n'est-il pas un peu artificiel ? Que faire si le débat s'appauvrit dans les dernières minutes ? Comment éviter la dérive de la confrontation sociocognitive en conflit socioaffectif ? Comment maintenir l'enjeu cognitif, un rapport de sens et non de force, heuristique (on cherche avec) et non éristique (on lutte contre), de bonne foi, et non sophistique ? N'y a-t-il pas intérêt au bout d'un moment à pouvoir concéder, intégrer certains arguments d'une au moins des thèses, à nuancer sa thèse, à tenter d'articuler des points de vue, pour éviter de figer les positions, et de se faire un point de vue "éclairé" sur la question ?

IV) Le débat interprétatif

A) Objectif et dispositif

L'objectif est à présent d'apprendre à lire un texte, pas seulement pour en comprendre l'histoire ou le récit, en pouvant le raconter ou le restituer, mais pour interpréter son sens, entrer dans son épaisseur sémantique et son contenu anthropologique. Le texte demande la coopération du lecteur : on s'appuie sur le texte (termes employés, effets de style etc.), on reste dans le texte et on n'en sort pas. Des lectures alternatives, complémentaires ou contraires d'un même texte sont possibles. L'enseignant, qui ne détient pas de vérité sur le texte, fait accoucher les autres de leur interprétation. L'interprétation (sensibilité intellectuelle) est différente de l'expression d'un ressenti (émotions et sensibilité personnelles).

Le texte est lu. Après avoir déblayé quand et autant que cela est nécessaire sa compréhension littérale (problèmes lexicaux, syntaxiques...), on passe, sous la conduite de l'enseignant-animateur, à son interprétation. Pour ce faire, le dispositif de débat est proposé de manière allégée : pas de Président de séance, un seul Synthétiseur, deux Observateurs seulement.

B) Mise en oeuvre d'un Débat interprétatif sur le texte "Tous les savoirs du monde"

Sur la base du texte distribué "Tous les savoirs du monde"7, conte perse, une question lance le débat : "quels problèmes, quelles questions ce texte pose-t-il ?". Cette fable amène une multiplicité d'interprétations possibles, toutes légitimes tant que le "droit du texte" (Umberto Eco) est respecté (interprétation trouvant par retour au texte une justification raisonnée). Le rôle de l'Animateur est de permettre l'expression des interprétations, de leur multiplicité, et de garantir leur plausibilité par le retour au texte.

C) Analyse

La mise en oeuvre de ce débat montre à propos du texte qu'on peut le "prendre", l' "attraper" dans tous les sens. On a besoin des autres pour penser les multiples sens d'un texte ("pluralité des possibles"). Plus on le regarde, plus il fait "image". Les discutants ont utilisé des clés internes au texte (mots, personnages, thèmes...) ou externes (imaginaire, intertextualité, sens). Une question reste en suspens : est-ce que le vécu aide à faire sens ou bien est-ce que cela conduit à sortir du texte ?

A propos du dispositif, ce type de débat semble permettre l'implication des élèves. Il permet d'avancer dans sa compréhension du texte, son questionnement et de construire un rapport au sens. Il n'y a pas d'exigence de logique puisque les analogies et les ressentis sont admis. Le débat est une recherche commune des clés pour entrer dans le texte et en faire émerger les sens. Mais aussi quelques questions sont posées : quel est exactement le rôle du synthétiseur ? Comment bien étayer les propos des discutants ?

Les participants sont absolument stupéfaits par le nombre d'interprétations plausibles. Le texte a donc de multiples "entrées". Il apparaît impossible de réduire cette diversité et cette complexité. Il n'y a pas une seule réponse, la bonne, mais une multiplicité, qui peuvent aller jusqu'à la contradiction. S'il est parfois difficile de comprendre ou d'admettre les interprétations des autres, il y a cependant une co-construction des interprétations dans le dialogue. C'est une affaire de fidélité et de respect du texte, ainsi qu'une affaire de liberté et de jugement de conscience. Le lecteur exerce ici son droit de donner du sens au texte (il y a aussi un "droit du lecteur"), par certains côtés inachevé, puisque l'auteur mort, le texte continue à vivre dans ses lectures plurielles... Cet espace de liberté est "jouissif" : à chacun sa vérité. L'interprétation du texte rentre parfois en résonnance avec le vécu personnel. Il s'agit de remplir les "vides" laissés par l'auteur pour donner de l'épaisseur au texte. Les différents éclairages modifient la perception que l'on a de l'objet texte. C'est l'une des hypothèses de Paul Ricoeur qui rajoute qu'en retour l'objet interprété construit le soi du lecteur8.

Quelques dangers sont tout de même à éviter : l'animateur doit se garder d'interpréter les propos des discutants et de tirer le débat interprétatif (Didactique du français) vers la Discussion à Visée Philosophique (Didactique de la philosophie) en sortant du texte.

V) Le débat scientifique - Exemple des sciences de la nature

A) Objectif et dispositif

Dans ce type de débat, l'objectif est de mettre les élèves dans une démarche scientifique de recherche, d'argumentation, de confrontation (la science comme processus de recherche), plutôt que de présenter dogmatiquement les résultats de la science actuelle et les connaissances prévues dans le programme avant de les faire apprendre par coeur (la science comme produit).

Après une première étape de réflexion individuelle, les participants cherchent par petits groupes des arguments pour défendre une hypothèse. Une discussion en groupe classe permet ensuite de confronter les arguments, puis de trouver les conditions sine qua non et les points communs à toutes les hypothèses.

B) Mise en oeuvre d'un débat scientifique sur les volcans

Une question suivie d'une consigne "Comment fonctionne un volcan et d'où viennent les matériaux volcaniques ? Faire individuellement un texte ou un schéma rendant compte de l'éruption et de l'origine des roches" nourrissent une phase de réflexion individuelle. Ensuite, il s'agit en trois groupes, de donner des arguments justifiant une des trois modélisations proposées sous forme de schéma (un schéma présente seulement un cône à la surface de la terre incluant des roches, un autre une cheminée reliant la surface de la terre à son noyau central, le dernier reliant la cheminée à une tâche souterraine mais proche de la surface). Chaque groupe défendant une hypothèse doit remplir un tableau où pour chacune des hypothèses, il faut répondre à la question "Peut-elle fonctionner : oui / non" et "pourquoi ?". On confronte en plénière les arguments et on les discute. Puis, un débat argumentatif a lieu en deux temps : d'abord "argumenter son hypothèse et contrer celle des autres groupes", puis "Y a-t-il des points communs aux trois modélisations ? Qu'est-ce qui est essentiel pour que l'hypothèse fonctionne ?". Enfin, un texte est distribué explicitant l'état actuel de l'explication scientifique, qui contient ces points communs, tout en invalidant les trois modèles proposés.

B) Analyse

Le débat scientifique se différencie des débats précédents sur au moins deux points : le type de question posée et le travail d'administration de la preuve (modélisation, schématisation, expérimentation...).

VI) Le débat mathématique

A) Objectif et dispositif

Il s'agit ici enfin d'amener les élèves à la généralisation et à l'abstraction mathématique, de leur faire concevoir que le monde mathématique (ici, par exemple l'algèbre) est un outil conceptuel pour traduire et résoudre un problème.

Après une phase de recherche individuelle, la consigne est de travailler par petits groupes de 3trois et de préparer une affiche. Quelques observateurs observent le travail de résolution de problème dans chaque groupe. Ensuite, on observe les quatre affiches collées au tableau pour comparer les stratégies mises en place, confronter les affiches et discuter sur les solutions les plus intéressantes selon des critères à déterminer ensemble.

B) Mise en oeuvre d'un débat mathématique sur les carrés

L'"exercice des carrés de Pierre" est distribué : "Pierre joue avec des mosaïques de couleur. Il dispose ses mosaïques pour obtenir des "carrés". Il voudrait savoir à l'avance combien de mosaïques il lui faut pour fabriquer n'importe quel "carré". Comment l'aider ?". Il s'agit ici d'amener les élèves à la démarche mathématique de généralisation des cas, en passant des phrases de la langue à des lettres (x ou y) symbolisant des nombres. Si j'entends par x tout "côté d'un carré", ou "la mesure du côté", ou son "nombre de mosaïques" (autant de phrases), alors une des solutions du problème peut être : 4x - 4 ou encore 4 (x -1), sans phrase mais avec une formule abstraite, valable nécessairement dans tous les cas (généralisation).

C) Analyse

La consigne pose toujours le problème de l'autorité. Par ailleurs, elle donne des éléments didactiques utiles ou parfois inutiles (ici, l'indication que les mosaïques sont en couleur, par exemple, ou bien que l'enfant s'appelle Pierre). Dans cet exercice, la consigne permet de partir du concret avec des carrés, à partir desquels l'on pourra expérimenter si la solution abstraite marche ou non, ce qui est facilitant pour certains élèves. La consigne organise la tâche mais elle est toujours polysémique pour le élèves.

A propos du dispositif de débat, on peut considérer qu'il y a débat dès lors que le nombre de personnes est supérieur à un. Les enjeux du débat sont à la fois disciplinaires et cognitifs. S'agit-il de trouver la meilleure solution ou de "se mettre d'accord" ? Comment négocie-t-on dans le groupe (collaboration / compétition) ? Le travail de groupe s'apprend.

Le débat mathématique questionne le statut de la solution : il y a plusieurs solutions possibles, et non une seule ; plus ou moins abstraites, avec des degrés possibles dans l'abstraction. Mais, qu'est-ce qu'une bonne solution ? S'agit-il de trouver la solution mathématique (ici, une formule) ou bien de définir quelle est l'affiche la plus sobre, la plus courte, utilisant une formule etc. ? Comment se formule la solution mathématique : en français (formulation littéraire) ou à l'aide d'une formule (formulation conceptuelle) ?

L'épistémologie des mathématiques n'est pas loin : contrairement aux idées reçues, il n'y a pas qu'une seule façon de penser le problème mathématique et il y a même plusieurs chemins possibles (ici, plusieurs modélisations). Le débat mathématique pose aussi la question de la nature de la preuve.

VII) Points communs et différences entre les cinq débats

A) Points communs

Ces six différents types de débats présentent des similitudes d'ordre transdisciplinaire, notamment la gestion psychosociologique d'un groupe, l'animation d'un échange cognitif entre pairs sous la conduite d'un enseignant, la régulation socioaffective des interactions entre pairs et avec l'enseignant, la conception et la mise en oeuvre d'un dispositif structuré, la mise en place d'une situation formative en classe, avec des objectifs, un déroulement, une démarche, des outils et supports, un capital temps à gérer...

Tous ces débats se caractérisent par une volonté didactique d'apprentissage : (faire se) confronter son point de vue à d'autres, attendre un enrichissement de cette confrontation, modifier ou complexifier ses représentations ; élaborer une recherche commune en s'appuyant sur la dynamique du groupe-classe et la conduite de l'enseignant ; développer des compétences, en particulier la capacité à débattre, par exemple apprendre à écouter et comprendre l'autre ; mais aussi à administrer la preuve de ce que l'on avance, à développer une certaine rationalité, une façon organisée de penser...

Enfin le savoir (les réponses aux questions) n'est jamais présenté dogmatiquement, puisque dans tous les cas "ça se discute" : plusieurs thèses possibles en philosophie, données en débat contradictoire, plusieurs interprétations d'un texte, plusieurs modèles possibles en géologie, plusieurs solutions en mathématiques. L'appel didactique au débat ouvre à la pluralité, et donc à la confrontation. Ce choix pédagogique (motivant) et didactique (rapport au savoir) repose sur un choix épistémologique : le caractère à la fois relatif (pluralité) et non arbitraire (nécessité de confronter et de trouver, visée de vérité) du savoir et du rapport au savoir. La vérité n'est jamais présentée comme absolue, mais relative, évolutive ; et cependant l'exigence de savoir (le désir de savoir) est maintenue avec son ambition intellectuelle. On passe donc par la recherche individuelle, son tâtonnement, ses fourvoiements, ses bifurcations, ainsi que par une recherche collective, espérant du groupe un éclairage mutuel, une intelligence collective dans une "communauté de recherche" (Dewey), un "intellectuel collectif"...

B) Différences

Cependant, ces débats sont épistémologiquement finalisés par les différentes disciplines : une discussion à visée philosophique vise à apprendre à penser par soi-même sur une question importante pour la condition humaine, à philosopher ; un débat interprétatif à lire un texte de manière plurielle ; un débat scientifique à inaugurer une démarche scientifique de compréhension et d'explication du réel ; un débat mathématique à chercher une ou des solutions à un problème, en raisonnant en groupe, en formulant des hypothèses, en déduisant des conclusions... Le débat contradictoire, qui peut être utilisé dans différentes disciplines, peut être initié sans document en philosophie, mais pas en ECJS. Certaines disciplines comme l'histoire ne peuvent se passer de documents. Un récit est interprété en français par un travail sur et dans le texte (le texte, rien que le texte, retour au texte) alors que celui-ci peut n'être qu'un prétexte en philosophie pour faire émerger une question à traiter pour elle-même.

Ces débats ne développent pas aussi les mêmes compétences disciplinaires. On administre la preuve différemment selon les champs épistémologiques des disciplines : argumenter en philosophie n'est pas démontrer en mathématique ou modéliser en géologie. Argumenter en philosophie c'est (se) convaincre rationnellement et s'adresser à un auditoire universel, alors qu'en français ce peut être s'adresser à un auditoire particulier et tenter de persuader. Rendre plausible une des interprétations d'un texte, c'est trouver dans le texte un ou plusieurs indicateurs langagiers qui vont dans ce sens, alors qu'en philosophie on va s'appuyer sur son expérience, sur la logique ou sur des auteurs. Le même mot (raisonner, argumenter) peut donc renvoyer à des réalités ou des processus de pensée différents. Définir en français (par le ou les sens du mot dans un dictionnaire, ou par son emploi en contexte) n'est pas conceptualiser en philosophie (donner un contenu conceptuel précis à une notion générale et abstraite assez vague). La philosophie comme la science s'appuie essentiellement sur la raison, le français mobilise la sensibilité et l'imagination. Mais en philosophie avec les enfants on s'appuie sur des supports (littérature de jeunesse ou mythes) qui peuvent mobiliser celles-ci. La façon dont on utilise le concret et suscite le passage à l'abstraction diffère selon les disciplines : le concret d'un exemple vécu en philo n'est pas celui du schéma explicatif (concret-abstrait) d'un volcan en géologie ou d'un carré dessiné en mathématiques (figure géométrique visible d'un être mathématique totalement abstrait qui n'existe que par sa définition).

Enfin le rapport au savoir n'est pas le même dans les disciplines, parce que les contenus disciplinaires sont différents : on peut avec les enfants apprendre à philosopher sans référence explicite à l'histoire de la philosophie ; l'argumentation en français est l'un des champs de référence de sa didactique ; la géologie n'est pas la géométrie par son objet, ses démarches, sa façon de faire la preuve etc.

En guise de conclusion

Pour conclure, cette semaine d'atelier a été l'occasion d'expérimenter et de vivre intensément dans une communauté d'adultes six types différents de débats potentiellement transférables dans le cadre scolaire. Mais, au-delà de la réflexion sur leurs spécificités et leurs similitudes, la mise en oeuvre de ces débats dans le cadre très spécifique des Rencontres du CRAP a suscité d'innombrables questionnements concernant par exemple et pour n'en citer que trois : l'ambiguïté de la posture d'animateur d'atelier lorsqu'elle se superpose à celle d'animateur de débat ; l'intensité, le rôle et le statut des émotions provoquées par les débats et entretenues par le cadre de l'atelier ; le rapport aux altérités à la fois enjeux des débats, mis en jeu dans les débats et vécus-travaillés tout au long de l'atelier. La richesse et la complexité des situations vécues en débattant nous ont donc donné matière à penser et à chercher pour longtemps. Et comme l'interprétation des situations est toujours subjective, on pourrait largement... "en débattre" ! Mais, là encore, "ça se discute".


(1) Piquemal, M. (2003). Les Philo-fables. Paris : Albin Michel, p. 11.

(2) Briançon, M. (2012). L'Altérité enseignante. D'un penser sur l'autre à l'Autre de la pensée. Préface de Michel Fabre. Collection universitaire Sciences de l'Education. Paris : Publibook.

(3) Tozzi, M. (2012). Nouvelles pratiques philosophiques. Répondre à la demande sociale et scolaire de philosophie. Lyon : Chronique sociale, p. 262.

(4) Egalité de traitement : donner la même chose à tous.

(5) Un traitement inégal car plus équitable : donner plus à ceux qui ont le plus besoin.

(6) Un traitement en fonction des efforts, de la progression, des résultats : donner à chacun selon son mérite.

(7) Piquemal, M. (2003). Les Philo-fables. Paris : Albin Michel, p155-156.

(8) ( Ricoeur, P. (1990). Le conflit des Interprétations. Paris : Seuil. Dans le débat entre comprendre et interpréter, deux positions sont généralement possibles. La première est que l'interprétation est différente de la compréhension et qu'elle réside dans la recherche de l'implicite et dans l'interprétation de la polysémie des mots. La seconde est que comprendre et interpréter recouvrent la même chose mais qu'ensuite on peut discuter à propos du texte et s'en détacher.

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