Revue

Apologie du café philo

Permettez-moi de commencer par un souvenir personnel. En juin 1996, Marc Sautet, initiateur des cafés philosophiques, confronté à une agitation violente, pour cause de grosse maladresse de sa part, relayée par les medias sur un sujet tabou, ne voulant pas que cela tourne au règlement de comptes, me demandait d'animer à sa place. Il affirma que j'étais capable de calmer les esprits et surtout de réussir à faire de la philosophie dans ces conditions aussi peu sereines. C'est ce qui est arrivé, en effet. Je lui suis redevable de m'avoir fait confiance. Par la suite il me demanda de rester comme animateur habituel. Il n'aurait pas imaginé que cela donnerait 15 ans (!) d'animation régulière au sein du collectif qui se constitua peu à peu. Il n'avait pas non plus prévu que son histoire personnelle s'arrêterait moins de deux ans plus tard1.

C'est une assez longue période. Je m'étais promis de réfléchir à la continuation de cette aventure arrivé au cap de quinze ans. Rien n'est permanent ni assuré, surtout lorsqu'il faut se demander s'il y a encore lieu de s'améliorer, d'innover, de cultiver un sens de l'autocritique et d'évaluer, dans le dialogue avec autrui, une activité à laquelle nous tenons particulièrement.

Ces quelques réflexions aideront, je l'espère, à comprendre certaines choses ; en tout cas à moi cela me sert de les partager.

Qu'est-ce donc qu'un café-philo ?

Souvent on le définit comme "un lieu de parole et de réflexion partagée", un "lieu de philosophie dans la cité" ; l'encyclopédie participative de référence nous donne cette définition : "une discussion philosophique ouverte à tous, organisée dans un café ou dans un autre lieu public"2. Je n'ai rien à ajouter à cette définition, que le mouvement s'est donnée lui-même. Une chose que je corrigerais néanmoins : le café-philo n'est pas un lieu ; il a lieu. Le café-philo est un moment. Il a lieu quelque part, mais ce quelque part n'est pas le café-philo. C'est un moment éphémère où se constitue une "communauté de recherche"3 informelle, bien que programmée dans le calendrier et dans sa durée aussi bien que dans le lieu.

Ceci peut paraître une question de mots. Mais cela n'est pas le cas (généralement une question de mots est aussi une question de compréhension). Car aucun lieu n'est un café-philo : le bistrot qui nous accueille, la médiathèque qui l'organise, la MJC ou l'hôpital, l'association, le collège ou même la prison où il se tient, ne sont un café-philo que les deux heures où cela a lieu, une fois par semaine, par quinzaine ou par mois. C'est pourquoi le café-philo, moment de liberté de parole et d'ouverture d'esprit, est intimement, essentiellement lié à l'idée d'une totale indépendance par rapport à l'espace qui l'accueille.

Bien entendu, les responsables du lieu, quel qu'il soit, ont entière liberté de ne pas vouloir un café-philo dans leurs parages ou d'imposer des horaires et autres contraintes matérielles, usage des locaux, consommation si c'est un commerce, etc. Mais du moment où ils acceptent un café-philo, ils acceptent de ce fait son autonomie radicale et même un esprit de farouche indépendance.

Cette dernière expression n'est pas exagérée, avec toutes les proximités que cela implique avec l'individualisme, bien que cela mérite nuance ; il y a eu aussi un certain esprit libertaire et contestataire dans cette mouvance spontanée et novatrice. Un certain amour de la démocratie aussi, qu'on peut trouver très proche des circonstances qui ont donné lieu à la naissance même de la démocratie, comme aimait à le rappeler Marc Sautet. Liberté de conscience et d'expression sont des conditions indispensables, aucune idéologie officielle ne serait compatible avec l'idée d'un café-philo4.

Et cela n'a pas été vain, car cet esprit a permis de décourager des tentatives de récupération qui n'ont pas manqué de surgir ici ou là, de la part de partis politiques, ou même de sectes. Elles se sont avérées infructueuses, se heurtant à cet esprit d'indépendance farouche. Il est ainsi maintenant parfaitement établi qu'accuser les cafés-philo d'être la vitrine de ceci ou de cela est une contre-vérité monumentale. Même une certaine tendance à gauche, qui pourrait être détectée, n'est en rien une norme, des personnes de droite s'expriment régulièrement. Nous sommes, aux Phares, bien placés pour le savoir. Les tendances ne reflètent que celles que la société présente, avec peut-être une déformation normale : on risque de rencontrer un peu plus des gens de culture et de dialogue que dans une brasserie à la sortie des stades.

Animer un café philo

Que cherche-t-on dans un café-philo ? Les réponses sont très variées. Moi je donnerai la mienne. On cherche à penser. La position de l'admirable statue de Rodin n'est pas la meilleure pour exercer l'activité philosophique, la pensée s'exerce plus dans l'échange langagier, dans la confrontation avec autrui, dans la dialectique. Surtout lorsqu'il ne s'agit pas de chercheurs professionnels, mais de simples citoyens, les possibilités de soumettre à l'examen des questions fondamentales ne sont pas légion. Partager des idées, écouter des arguments, questionner et se laisser surprendre par les énigmes de la vie et du monde contemporain, aiguiser sa pensée critique et approfondir sa lucidité, ce sont des biens de première nécessité.

C'est pourquoi le café-philo se doit d'être animé par une personne aux compétences multiples, mais qui sait aussi s'astreindre à une éthique exigeante5. Il n'est pas question d'utiliser le café-philo ni de se servir de la position d'animateur pour la diffusion de ses idées ou convictions, bien qu'elles ne puissent pas être totalement exclues d'une discussion.

L'animateur est au service du café-philo. Il met à la disposition des gens ses compétences philosophiques, dialogiques, et relationnelles (écoute et respect), cognitives (il faut tout écouter et retenir un maximum de contenus), capacité de synthèse et vision d'un parcours de pensée. Son outil par excellence, pour moi, est le questionnement d'inspiration socratique.

Personnellement, je définis le café-philo comme une improvisation philosophique orale et collective. J'utilise ce mot emprunté au langage musical : l'improvisation est la pratique qui a le plus besoin d'une (ou des) méthode(s). Il s'agit des variations sur un thème (pour nous, c'est le sujet du débat). Tout jazzman sait que, plus sa maîtrise des modes, des rythmes, des figures de contrepoint et de l'art instrumental est grande, plus il sera créatif. C'est la question des contraintes et de la liberté de création. Les musiciens savent aussi que leurs qualités doivent être partageables, le meilleur est celui qui donne une place la plus grande aux qualités des autres, qui sait les mettre en valeur et tirer encore plus de leurs apports qu'ils ne l'avaient songé eux-mêmes, les titiller parfois avec des défis, mais non pas les critiquer, les brider, refaire leur éducation ou essayer de les réfuter. Ce serait l'échec assuré d'un concert.

L'animation d'un café-philo tient ainsi plus de l'art que de la science, de la vertu (disposition acquise en vue de fins, d'après Aristote) que de la volonté. Et dans ce sens, elle se doit d'être exercée, pratiquée d'une façon soutenue et approfondie pour s'améliorer. C'est un savoir-faire plus qu'un savoir, qui se nourrit du savoir plus que du faire. Le tourisme, le papillonnage, (l'improvisation dans le mauvais sens), ne peuvent que banaliser ce moment unique.

Il est vrai qu'il existe l'idée que l'animateur ne doit être qu'un distributeur de parole. Le mot "modérateur" est plus adéquat à cette idée ; c'est un choix qui a sa place, sans doute dans des rencontres moins nombreuses. C'est, pour ainsi dire la version minimaliste. Une version maximaliste lui donnerait le rôle d'un chef d'orchestre. Mais comme la partition n'est pas écrite, cette version maximaliste n'est pas non plus la plus pertinente. En réalité ce que nous faisons au café des Phares se trouve quelque part entre les deux.

Cependant rien de plus éloigné des conditions nécessaires pour animer un café-philo que la passion du pouvoir, le désir de se montrer ou le besoin d'avoir une audience. A chacun de travailler avec soi-même pour dépasser ces tendances assez répandues, et de s'autoriser à animer, là où les gens acceptent qu'il joue ce rôle et prouvent qu'ils y tiennent parce qu'ils y reviennent. C'est pour cela que rien n'est plus contradictoire que d'être mis à cette place par une instance extérieure au café-philo lui-même, qu'elle soit politique, religieuse ou économique. Cela, heureusement, ne s'est jamais vu.

Les "publics", comme tout groupe, sont des entités éphémères et polymorphes mais actives et réactives. Beaucoup d'initiatives disparaissent faute de combattants. La régulation naturelle de ces actions informelles, bien qu'elle précarise l'ensemble, concourt à la légitimité du fonctionnement. Il n'y a pas de "public captif" comme dans les institutions éducatives, par exemple, ni de contrat autre que la reconnaissance tacite d'une communauté de recherche ponctuelle. Quelqu'un qui prend la responsabilité de sa régularité n'est légitime que grâce à son engagement, ses compétences et à l'acceptation de ceux qui y trouvent leur compte. Lorsque c'est fait en groupe c'est pareil. Un collectif d'animateurs, un groupe informel de participants, chacun prend part à un agir commun, qui ne dure que lorsqu'il y a le désir partagé de continuer6. Toute intervention d'un pouvoir quelconque autre que ceux-là et toute mise sous tutelle dénaturerait le café-philo dans son essence même.

L'innovation, l'invention et la créativité sont aussi des qualités de certains membres de tout groupe, mais ne se décrètent ni ne se commandent. Elles ne peuvent non plus, sans contradiction être prétexte à des emprises ni à des contraintes. Elles se prouvent dans la pratique, lorsque le reste est assuré (légitimité, reconnaissance, responsabilité) ; la culture actuelle regorge des slogans d'innovation, du renouveau et de la diversité du choix, souvent pour vendre du superflu ou de l'invendable.

Ce que n'est pas un café-philo

Une conférence, même rebaptisée "conférence-débat"7, n'est pas un café-philo. De nombreuses activités "à invité", de mise en valeur de figures connues (écrivains, philosophes, chercheurs), en sorte qu'ils rencontrent un public, sont utiles, louables, riches, mais elles ne sont pas un café-philo. Lorsqu'elles ont tendance à devenir envahissantes, et à récupérer le public des cafés-philo, elles deviennent moins louables. Les gens s'habituent facilement à aller écouter un expert, un savant... Cela est bien, mais, malheureusement, très vite accompagné d'une attitude bien plus passive (même si être "réceptif", c'est déjà positif), voire infantilisée quand il s'agit d'une personne célèbre. J'ai l'habitude de dire qu'au café-philo, l'invité c'est vous, c'est nous.

Le café philosophique a acquis une spécificité assez grande et est devenu une réalité suffisamment connue mondialement, pour qu'il ne soit pas nécessaire de le mélanger avec ceci ou cela ou de lui injecter quelques vitamines de synthèse ou des hormones de marchandisation.

Bien sûr, les méthodes d'animation peuvent varier et évoluer (elles l'ont déjà fait) ; l'idée de départ pour un débat peut être un sujet décidé sur le coup ou annoncé, voté ou tiré au sort, cela n'est pas essentiel, elle peut être aussi un support hétérogène (un film, un texte, une image, une scène de théâtre, une danse ou autre) ; mais on se doit de respecter la dynamique groupale participative et la visée philosophique interrogative et rigoureuse.

Aucun divertissement ne peut suppléer à la profondeur des idées (qui ne sont jamais gagnées d'avance), ni à la construction collective de la pensée. Je souscris à la phrase assez pascalienne de Pasolini : "La culture est une résistance contre la distraction"8. Beaucoup de choses voudraient nous distraire de l'essentiel dans l'actuelle société du spectacle, remplacer la création par la variété, et in fine, éviter la pensée. Des espaces de réflexion si rares méritent et demandent souci et protection contre des idéologies managériales, tentatives de récupération, marchandisation et instrumentalisation, qui sont toujours à l'oeuvre et qui sans vigilance et résistance banaliseraient ce qui nous est le plus précieux, et jusqu'à la philosophie elle-même.

Personne n'est le gardien du café-philo, mais seuls ses protagonistes et ses publics fidèles en ont assuré la survivance et le développement. Toute mise sous curatelle, administration, parrainage ou prise en charge extérieure, fusse en échange d'une subvention, irait à l'encontre de la nature même du café-philo. Si de telles tendances venaient à s'imposer, l'élan et le besoin vital qui ont inspiré son éclosion chercheraient alors tôt ou tard ailleurs leur accomplissement.


(1) Marc Sautet est mort en mars 1998.

(2) Wikipédia, article "Café philosophique".

(3) J'emprunte cette expression à Matthew Lipman, théoricien américain qui l'a forgée pour les ateliers de philosophie pour les enfants.

(4) Des exceptions sont concevables, pourtant. Un café-philo a été organisé à Cuba.

(5) Je me suis expliqué sur ce point dans un article "Pour une éthique de l'animation du café-philo" (Voir dans Diotime n° 52). Je renvoie à cet article, bien que j'aie moi-même évolué dans certains des éléments soumis à la discussion à ce moment, en partie grâce aux observations et critiques des participants.

(6) Pour paraphraser Renan, le café-philo, plus que la nation, est "un plébiscite de tous les jours".

(7) "Conférence-débat" n'est d'ailleurs qu'un pléonasme, une "conférence" c'est une instance ou des conférenciers s'entretiennent, comme dans la "conférence de Postdam" ou dans le titre "La conférence des oiseaux" ( Mantiq at-Tayr) de Farid Oud-din Attar.

(8) Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public, Sorbier, Paris, 1980.

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