"Quoi qu'il en soit, n'oublions pas que notre premier choix tombait sur des vieillards, et qu'ici un pareil choix ne serait pas de raison ; car il n'en faut pas croire Solon, lorsqu'il dit qu'un homme qui vieillit peut apprendre beaucoup de choses. (...) non, c'est à la jeunesse que tous les grands travaux appartiennent. C'est (...) dès l'enfance qu'il faut appliquer nos élèves à l'étude de l'arithmétique, de la géométrie, et des autres sciences qui servent de préparation à la dialectique. Mais il ne doit y avoir dans les formes de l'enseignement rien qui les contraigne à apprendre. (...). Parce que l'homme libre ne doit rien apprendre en esclave.",
Platon, La République, 536c sq.
"Si tu veux m'en croire (...), tu prendras soin de former sans retard ton jeune enfant à l'étude des belles lettres, tant que son esprit demeure encore libre de soucis et de vices (...). Car il n'est rien dont notre vieillesse ne garde mieux le souvenir que des impressions ressenties dans nos années d'apprentissage". .
Érasme, La nécessité de donner aux enfants une éducation libérale
"On doit apprendre à faire chaque jour un compte avec soi-même afin de pouvoir faire, à la fin de sa vie, une estimation de la valeur réelle de son existence...".
E. Kant, Réflexions pédagogique
Afin de protéger ce qui est neuf et révolutionnaire en chaque enfant, l'éducation doit être conservatrice". H. Arendt, "La crise de l'éducation. Sa portée sociale et politique".
H. Arendt, "La crise de l'éducation. Sa portée sociale et politique", dans La crise de la culture
Introduction
Je n'ai pas l'ambition d'un programme exhaustif, voire d'un article concernant un cursus (ou curriculum) philosophique qui aborderait tel ou tel aspect 1 se rapportant aux questions particulièrement fécondes soulevées par Michel Tozzi dans son premier document de décembre 2009 2 destiné à une action collective en faveur de la philosophie.
Je n'ai pas non plus la prétention de me substituer aux spécialistes de la pédagogie, à peine pédagogue moi-même. Aussi ne revendiquerai-je pas la place du spécialiste des âges de la vie, du médecin et encore moins d'un psychologue, tous susceptibles de contribuer à une meilleure compréhension des différents stades de développement chez l'enfant. Toutes ces qualités et compétences, une femme comme Maria Montessori 3 les avait sans doute, et c'est pour cela qu'elle reste une exception dans le domaine de l'éducation enfantine. Du reste, comme le dit la philosophe Hannah Arendt, l'éducation étant une question politique primordiale, elle ne saurait être du seul ressort des experts et des professionnels du milieu. Elle touche au fondement même de l'existence, à ce pourquoi une vie vaut la peine d'être vécue.
Je parlerai en tant que modeste historien de la philosophie (moderne), et aussi en tant que professeur d'université chargé d'enseigner les fondements de l'éducation à de futurs enseignants des écoles au Canada, pays où la philosophie n'est enseignée qu'à l'université, à l'exception du Québec où elle est enseignée au CÉGEP qui est l'équivalent due la classe terminale en France. L'université n'étant pas l'école, j'userai davantage de modestie dans mes suggestions.
Mon objectif est seulement, dans un premier temps, de partager avec vous quelques réflexions personnelles à la lecture du texte d'orientation Tozzi 4 relativement à la promotion de la philosophie à l'échelle mondiale - projet partagé et appuyé par l'UNESCO. Bien évidemment, je ne peux que me réjouir à l'idée d'une collaboration ultérieure et plus soutenue, que ce soit sous la forme de textes, d'ouvrages collectifs ou de colloques prévus à cette fin. J'ose même espérer que des assises sur la question puissent avoir lieu un jour en sol canadien, cette fois avec le support de la section canadienne de l'UNESCO 5.
Tout d'abord, la richesse du document proposé par Michel Tozzi visant la question d'un cursus de pratiques philosophiques d'envergure internationale, mais respectueux des différences (i.e. un relativisme culturel bien intentionné), c'est, à mon sens, de montrer que l'enseignement de la philosophie, y compris la philosophie pour enfant, se doit de combiner objectifs, contenus et méthodes 6. Pus généralement, je dis comme lui qu'on ne peut séparer la dimension didactique et le savoir lui-même (de portée philosophique il va sans dire...), lequel participe, selon moi, de la quête du sens ; un sens commun de références partagées, un véritable espace public citoyen réactualisé et éthiquement fondé.
D'autre part, le texte d'orientation Tozzi me semble préfigurer un autre aspect de la philosophie pour enfants et moins jeunes, tout aussi important celui-là, à savoir : qu'est-ce qu'apprendre et comment motiver ou développer, chez l'enfant, l'apprentissage du philosopher ? Autant dire tout de suite que, par cette question, j'acquiesce à l'idée que l'histoire, et surtout l'histoire récente, celle des deux derniers siècles dont John Dewey, dans la lignée d'Érasme et de Rousseau, est, à mes yeux, le point de départ, confirme la thèse selon laquelle les enfants tout comme les adolescents peuvent pratiquer le philosopher. Bien qu'il ne suffise pas encore une fois de savoir s'ils peuvent ou non s'exercer à la philosophie, encore faut-il savoir comment la leur faire pratiquer et au nom de quel idéal (social, culturel, politique, autonomie, liberté, conscience de soi, des autres et du monde)... Comme de raison, ici intervient de nouveau la question des objectifs.
Un autre aspect du texte Tozzi susmentionné - certains peut-être le regretteront, d'autres y verront là une manière d'innover, un terrain libre à des interprétations -, c'est qu'il laisse la porte ouverte à des nombreuses pratiques philosophiques qui ne sont pas clairement prises en compte dans l'apprentissage du philosopher. Parmi celles-là, je note le recours au support informatique qui, quoi qu'on en dise ou pense, est une source de découverte extrêmement motivante pour les enfants. Pour tout dire, j'ai ici en tête l'idée que, comme chez Platon, Dewey ou Alain, la philosophie peut s'apprendre par le jeu 7, qui est en fait une forme de ruse pédagogique, pour parler comme Rousseau. Or, à cet égard, la technique informatique peut suppléer au jeu dans le cadre d'un dialogue et d'expériences avec l'élève.
Le texte laisse aussi en suspens - délibérément ou non - la formation des enseignants-philosophes eux-mêmes, dans le cadre d'un cursus philosophique axé sur la progressivité. Inutile de dire, en tant que philosophe et formateur, que j'estime capitale cette formation. Il me semble que cette question, celle concernant la formation des enseignants, qui ne doit pas être traitée séparément ou en marge de la réflexion sur la philosophie pour enfants. Elle est indissociable de l'apprentissage du philosopher chez les enfants et adolescents.
Tels sont les aspects qui me paraissent essentiels et que j'aimerais développer. Pour le besoin de la cause, je ferai mienne la sentence d'Aristote, qui, s'adressant à Platon de manière à peine voilée, dit ceci dans son Éthique à Nicomaque : "La morale exige de préférer la vérité à ses amis" 8. Après tout, la contradiction n'est-elle pas la mère de toute chose, comme diraient Héraclite et Hegel ?
Didactique et savoir : éternel retour sur un couple en constante tension depuis Platon mais combien indivisible du point de vue de la philosophie
La problématique didactique/savoir à laquelle je fais allusion dans ce texte ne date pas d'hier. On la trouve déjà dans La République de Platon, ouvrage dans lequel le philosophe nous montre, au moyen d'une analogie, celle de la ligne segmentée 9, et d'un mythe qui lui succède aussitôt, celui de la caverne 10, en quel sens le vrai philosophe, le philosophe idéal, le meilleur qui soit (gardons à l'esprit que c'est Socrate, à la fois homme public-citoyen et sage), doit combiner dans sa démarche savoir (i.e. la connaissance des Idées symbolisées par le Soleil) et pédagogie (soit la responsabilité morale qui incombe au philosophe, au sage, de retourner dans le monde des phénomènes, même au péril de sa vie, afin de combattre l'ignorance en éduquant ses semblables et en partageant ses connaissances : celui qui sait, c'est celui qui a vu le Soleil, source du Bien et du Beau).
Inutile de dire ici que tout le cours ultérieur de la pensée occidentale, à commencer par Aristote, élève et disciple de Platon, ne fera que reprendre et reformuler au besoin cette problématique dont la portée est toujours aussi riche de sens. Preuve, s'il en faut une, que les mythes et les bonnes vieilles légendes nous parlent encore... L'emprunt au platonisme dans la philosophie de l'éducation moderne à partir de la Renaissance, avec des hommes comme Érasme, Montaigne, Rousseau, Dewey, est à ce point évident qu'il passe à peine comme un détail...
Certains, ceux qui connaissent moindrement les dialogues de Platon et l'importance que revêt pour lui le creuset de la paideia (en particulier l'enseignement des mathématiques) en tant que tekhnê destinée à affranchir l'esprit du sensible 11, objecteront peut-être qu'y recourir pour la circonstance est pour le moins obscur. Et pour cause.
On a beau dire que l'éducation platonicienne se donne pour objectif la préparation de l'individu au monde, mais qu'elle n'est pas, comme chez les sophistes, qu'un simple instrument destiné à verser une foule de connaissances dans l'âme, il n'en reste pas moins que, étrangement, pour Platon, et pour certains de ses disciples - songeons par exemple à Alain -, elle doit, pour y parvenir, tourner le dos au sensible. Inutile d'exposer les passages célèbres de La République et des Lois - dont l'argumentaire est toutefois plus nuancé - où Platon fait état de son tournant espistémologico-pédagogique, lequel procède par gradation ontologique en vue d'ériger l'Idée en réalité à rebours de la doxa. Certes, on dira qu'il se propose un savoir dont la finalité est de nature éthique et politique. Seulement reste-t-il vrai qu'une telle finalité est tributaire d'un idéal autoritaire et dogmatique de la vérité, qui plus est sectaire et aristocratique, rebelle à toute utilité immédiate. Nous sommes les héritiers de Platon - qui procède systématiquement d'un renversement de la poésie homérique et de la pédagogie sophistique, ainsi que d'une transposition pseudonymique, sinon hagiographique, des enseignements de son maître, Socrate. C'est de lui que nous vient la tension entre éducation et savoir 12, tension que l'auteur de l'Émile, Rousseau, a de même très bien saisi, lui qui fonde son entreprise sur une "éducation négative" destinée moins à gagner du temps qu'à en perdre. Bien évidemment, si l'on estime, comme les sophistes, que les jeunes doivent obtenir une formation ouverte sur la vie, leur culture risque effectivement d'être superficielle et de vaine apparence. Mais si l'on juge, comme Platon, grand réaliste de l'intelligible et policier des âmes, qu'ils doivent se consacrer comme des ouvriers au progrès de la Science qui, elle, mère de tout intellectualisme moral, tire les ficelles de leur existence, n'est-ce pas leur humanité qui risque d'en souffrir ? La question mérite très certainement d'être posée.
Comme on peut s'en rendre compte, la tension entre pédagogie (ou didactique) et savoir était déjà présente chez Platon. Or, c'est justement pour cette raison qu'il faut, en dépit des critiques et des doutes à son égard, saluer son génie. Tous ceux qui réfléchissent à une philosophie pour l'école alliant pédagogie et savoir trouveront chez Platon quelques pistes de réflexions décapantes et encore utiles, et admettront que, tout bien pesé, ce dernier reste d'une agréable compagnie - indépendamment de la difficulté de savoir si la cure d'idéalisme qu'offre son sanctuaire est encore d'utilité pour l'école publique d'aujourd'hui. Ne serait-ce que parce que Platon a su reconnaître que l'exigence métahistorique et universelle du sens ne se laisse jamais facilement écarter de quelque considération que ce soit sur l'éducation. Car si éduquer, transmettre nécessite parfois des réformes politiques et des métamorphoses pédagogiques, ces changements et mutations, quant à eux, doivent reposer sur des principes qui transcendent les objectifs immédiats de la société. C'est cette même prise en compte du sens, de la destination de l'homme et de son autonomie qui, à peu de choses près, taraude et imprègne les plus grands penseurs modernes de l'éducation : outre Rousseau, Dewey, Alain, Montaigne, citons également Rabelais, Comenius, puis Descartes, Locke, Kant, Lessing, Fichte, Hegel et surtout, et non le moindre d'entre eux, Whitehead qui affirmait que toute l'histoire de la philosophie occidentale peut se résumer à quelques notes de bas page ajoutées à l'oeuvre de Platon.
N'exagérons rien. Mais n'est-il pas juste de se demander si, pour échapper au suivisme quotidien et se donner les moyens de préparer les enfants à la responsabilité pour le monde, la formation de ces derniers ne devrait pas être fondamentalement philosophique.
Autrement dit, ce que je veux dire c'est que si pédagogie et savoir, bien qu'en perpétuelle tension comme le prouve Platon, sont indivisibles, c'est justement parce que, à la différence d'autres disciplines, l'acte de philosopher consiste en une interrogation sur le sens 13, qui est la finalité des finalités. En clair, je dis donc qu'il ne s'agit pas pour le philosophe de savoir si la pédagogie, la didactique ou la gestion du savoir doivent précéder, dans l'acte d'éduquer, la quête du savoir lui-même, un savoir réflexif ; ou inversement, si le savoir doit l'emporter sur la pédagogie. Cette précision est importante, car elle permet d'éviter aussi bien les confusions et les complaisances d'une vulgarisation parfois excessive, laquelle nuit souvent à l'esprit critique. De plus, prendre de la hauteur sur le sujet facilite une prise de position plus claire et rigoureuse en ce qui a trait à la manière et aux moyens capables de préparer l'enfant pour l'âge adulte. En outre, étant admis que toute pédagogie rigoureuse du sens doit se donner pour objet le goût de l'avenir dans le cadre d'un projet commun de société (un horizon de sens), cette approche permet de mieux mesurer les conséquences liées aux méthodes, aux stratégies et aux techniques éducatives qui se proposent d'optimiser les connaissances didactiques (y compris dans le cadre du processus de formation des maîtres) et d'améliorer ainsi la fonction de l'école.
La théorie des âges de la vie en éducation ou le besoin d'une philosophie adaptée à l'apprenant. Deux ancêtres modernes dont la récupération par la pédagogie moderne est douteuse : Érasme et Rousseau (sur la question d'apprendre à devenir citoyen avant toute chose)
Dans L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien régime, l'historien Philipe Ariès nous conduit vers la compréhension de "l'enfant roi" 14. Dans nos sociétés, l'enfant est devenu progressivement le sujet de nombreuses attentions et privilèges. Si, pour beaucoup d'entre nous, cela est évident, Phillipe Ariès montre au contraire que, dans l'histoire, l'enfant n'a pas toujours été l'objet de toutes les précautions que nous lui prodiguons aujourd'hui 15. Cette vision très protectrice que nous connaissons maintenant est le fruit d'une progression commencée au dix-septième siècle.
Y aurait-il dans cette évolution de l'enfance et des moeurs familiales retracée par Ariès les germes d'un nouveau mode de vie moderne prenant pour seul axe l'individualité ?
On peut effectivement considérer que la relation entre adultes et enfants a été l'objet, dans le cours du développement de la modernité, d'un véritable travail de laïcisation comparable à celui de la morale et de la vie politique. En ce sens, ce serait une erreur que d'essayer de comprendre les paradoxes et les contradictions dans l'éducation par la nostalgie de situations passées ou par l'affirmation de solutions miracles susceptibles de résoudre ce qui s'exprime le plus souvent en termes de "crise" (Arendt). Car si la crise de l'éducation peut s'expliquer, entre autres, par la disparition de la famille et de l'école traditionnelles, elle est aussi un phénomène intrinsèque au choix irréversible de nos valeurs, c'est-à-dire aux modalités de notre être-ensemble. Toujours est-il que l'affirmation contemporaine des droits de l'enfant, résultat d'un processus plus poussé de la dynamique d'égalisation des conditions, traduit la difficulté à saisir dans le même mouvement la similitude de l'enfant, à la fois comme un être humain à part entière, soit d'égale dignité, et comme différent, même si cette différence n'existe que sur fond d'une identité partagée.
Révélatrices de cette nouvelle revendication égalitaire à travers laquelle s'affirme la représentation de l'enfant comme un être porteur de droits, sont les déclarations successives de la Convention internationale sur les droits de l'enfant16, et surtout celle de novembre 1989. Aux dire d'Alain Renaut, si les deux premières déclarations, celles de septembre 1924 et de novembre 1959, avaient formulé des droits en termes d'éthique, de devoir et de protection de l'enfant, celle de 1989 opère un vrai basculement, voire un bouleversement décisif. Certes, tout comme les précédentes, énonce-t-elle, en termes juridiques contraignants pour les pays signataires, un certain nombre d'obligations de la part des adultes à l'égard des enfants. Mais, poursuit Renaut, elle enchaîne aussitôt avec une série de droits qui correspondent à des libertés telles que : "liberté d'opinion, d'expression, de pensée, de conscience, de religion, d'association, de réunion pacifique, et même (...) droit au respect de la vie privée". À vrai dire, la "coupure éducative", pour parler comme A. Renaut, se serait produite au-delà des années 1950 et passerait "entre la génération qui a exprimé ou reconnu sa perception de l'enfance dans un texte comme celui de 1959, et la génération qui exprime ou reconnaît son rapport à l'enfant (...) dans un document comme celui de 1989". L'essentiel à retenir, c'est qu'avec le texte de 1989, qui, par ailleurs, révèle ses incohérences au regard des interprétations contradictoires qui en ressortent, nous ne disposons plus "de repères normatifs clairs pour dire jusqu'où va la liberté de l'enfant, puisque (...) l'enfant [y est] reconnu, au moins tendanciellement, comme un semblable et donc comme porteur des mêmes droits-libertés" 17.
Du reste, s'il n'est guère utile d'essayer de trancher entre libération et protection, en revanche la question des limites du traitement juridique de l'enfant (ou de la contractualisation du rapport des adultes avec lui) doit tout particulièrement retenir l'attention. En effet, toujours selon Renaut, le remède au dilemme doit porter sur un dépassement du juridique vers l'éthique ; autrement dit sur un "complément éthique" basé sur des devoirs et des obligations individuelles et collectives de la part des adultes envers l'enfant, y compris lorsque ces obligations ne correspondent à aucun droit du côté des enfants : comme par exemple de l'empathie, de l'affection, un sourire, une disponibilité, une conscience chaleureuse, de l'amour. Ce que vise ici A. Renaut, c'est une "éthique de la sollicitude", laquelle lui paraît totalement absente du texte de la Convention internationale relative aux droits de l'enfant. En somme, pour le philosophe, la reconnaissance contemporaine de l'enfant comme un sujet doté de droits n'élimine pas pour autant les obligations morales que les adultes et la société ont envers lui 18.
Ce que suggère A. Renaut, c'est l'idée d'une modernité se construisant sur la base d'un humanisme démocratique. Qu'est-ce à dire exactement ? En fait, selon lui, notre modernité fait l'objet d'une confusion dommageable entre autonomie et individualisme. En effet, si, à l'instar de Heidegger par exemple, l'on fait de l'individualisme la valeur absolue de notre modernité, pour autant on ne saurait consentir à un tel jugement qu'au prix d'une confusion dommageable sur le plan de la pensée éthique occidentale depuis Socrate et les Sophistes : la confusion de la subjectivité et de l'individualité. Concevoir la modernité sous le seul angle de l'individualisme, fait alors courir le risque, comme dans les analyses heideggeriennes et néo-tocquevilliennes, de réduire tout le trajet des Modernes au culte de l'indépendance, de la liberté sans règles et de l'égoïsme - avec les pires risques que cela comporte - et, ce faisant, d'invoquer, au nom de prétendus sentiments humanistes, un retour au collectivisme et au droit naturel, sacré et inviolable ; à ce que Louis Dumont appelle pour sa part l'idéologie holiste des sociétés traditionnelles. Non seulement une telle analyse de la modernité remet-elle en cause les droits de l'individu si chèrement conquis au travers de luttes et de conflits, mais elle oblitère une autre question, encore plus cruciale celle-là : celle de l'autonomie et de la dépendance à la loi qui fonde l'idéal humaniste à partir de la Renaissance et des Lumières et par rapport à laquelle l'individualisme s'est progressivement inscrit en concurrence avec un penseur comme Leibniz, notamment. Telles sont, à vrai dire, les deux figures de la modernité qui s'affrontent : l'une - l'individualisme - qui refuse toute règle ou soumission à un ordre au nom du principe d'indépendance, l'autre - l'autonomie - qui, intégrant en elle l'idée de loi, admet le principe d'une limitation du Moi dans la mesure où l'humain reste le fondement ou la source ultime de cette loi ; deux figures qui ne sauraient être amalgamées sans conduire à une lecture unilatérale et globalement péjorative de notre modernité 19.
Ici se pose par le fait même la question des objectifs que j'avais plus ou moins laissée en suspens jusqu'à maintenant. Quels sont les objectifs visés par l'acquisition du philosopher, sinon la citoyenneté, thème si cher au paradoxal Rousseau comme à Érasme 20. Oui, de cet angle de vue de la modernité, la question des objectifs devient cruciale.
L'éducation (educere) consiste bel et bien à conduire un enfant hors de lui-même, à le décentrer. Elle doit donc apprendre à l'enfant à dire autre chose que je. Dans le sillage de Platon, on peut dire que l'éducation possède deux finalités essentielles : l'éducation à la civilité (apprendre à vivre dans la Caverne) et l'éducation à la vérité (apprendre à sortir de la Caverne). Tâches d'autant plus urgentes de nos jours qu'avec la démocratisation de la société, l'école s'est vue attribuée, mis à part ses fonctions traditionnelles, un certain nombre de rôles qui relevaient jadis de la famille et du domaine privé, notamment la civilité. C'est d'ailleurs un constat bien développé par Hannah Arendt. Cette transformation correspond au passage d'une religion d'autorité à une religion d'identité, avec au bout du compte pour conséquence une crise de la transmission, et un refus de toute forme d'identité dictée par une tradition quelconque. À vrai dire, le danger ne vient pas tant du refus d'une autorité extérieure à soi (fondement même de l'humanisme moderne), que d'un relativisme voulant s'imposer comme culture dominante : soit un mode de vie identitaire d'après lequel il n'existe aucun idéal suprême, aucune norme ultime de société, tout individu étant libre désormais de rechercher sa propre interprétation du bonheur en fonction de son histoire, de sa culture, de sa religion et de ses expériences personnelles, et cela sans avoir besoin de justifier ce choix. L'individu devient propriétaire de son humanité. La valeur n'étant jamais que ce que chacun pense et sent, personne, encore moins l'école, ne peut imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. En somme, le danger d'un tel idéal du libre choix consiste à déclarer telle ou telle orientation valable a priori en partant du principe que tout est justifiable. Du point de vue de la logique, on appelle cela un sophisme naturalisme, c'est-à-dire un argument spécieux qui cache un non-dit, à savoir : la prétention d'instaurer une nouvelle hiérarchie de valeurs en lieu et place de celles dévoyées. Pour le dire autrement, c'est la tendance à transformer ce qui est commun, l'humanité, le monde, en une affaire privée (idiosyncrasies).
D'aucuns admettront que la tâche de l'éducation est d'aider l'éduqué à aller vers le monde comme nature commune à tous, et non à s'identifier à sa culture particulière, opaque et close. Non pas encore une fois que l'identité personnelle ne soit pas un moment constitutif clé de ce que j'ai appelé l'humanisme par opposition à l'individualisme. Seulement, comme le montrent bien Lévinas et Arendt, l'identité basée sur le je n'est qu'en somme le premier moment d'une identité qui se décline à vrai dire sous plusieurs formes (sexuelle, historique, biographique, culturelle, psychologique, métaphysique) et à différents niveaux (soi-même, autrui, la société, le monde). J'entends bien ici le danger d'un anthropomorphisme (cf. Protagoras) de cette conception abusive de l'homme en tant qu'être historique. Comme le dit Ernst Cassirer, seule une véritable dépossession de soi permet d'accéder à la vérité qui est la fin dernière de toute existence. Ainsi, comme on peut s'en rendre compte, il s'agit bien, pour tout projet éducatif, d'inscrire la subjectivité sur fond d'une intersubjectivité, mais à la manière des criticistes, c'est-à-dire en éduquant la multitude des je - par-delà leurs singularités respectives - à la raison, imparfaite en chacun, mais convergente dans ses effets. Certes, le travail de la pensée et la recherche de la vérité sont-ils d'abord le fruit d'un effort personnel. Cependant, ce n'est jamais à partir de moi-même seulement que je pense par moi-même. L'activité de penser suppose toujours la médiation, la rencontre des autres, ces autres dont la compagnie n'est pas périphérique mais intrinsèque à mes pensées. Là réside, selon moi, l'étincelle libératrice d'une philosophie de l'éducation centrée sur un monde commun.
Certes, vivre ensemble nécessite toujours une part d'aliénation ou d'abnégation, et il serait bien risqué celui qui voudrait aujourd'hui prêcher pour un retour à une école sanctuaire. On voit bien ici, une fois de plus, les contradictions que suppose une philosophie éducative à la vie commune. Elles étaient déjà présentes dans la philosophie de l'éducation de Platon. En effet, loin que l'on puisse jouer une figure du platonisme contre une autre (les Idées versus la Caverne), le problème que soulève une telle vision de l'éducation comme nature commune ne vient-il pas au fond de ce que l'idéal de liberté qu'elle véhicule peut facilement se construire dans une méfiance à son égard ? Cet idéal, Rousseau, grand admirateur de Platon 21, le conçoit parfaitement lorsqu'il envisage dans l'Émile une éducation conforme à la nature de l'enfant, mais aussitôt doublée de l'assujettissement de ce dernier à la magie du maître ; un maître qui, tout en se tenant à l'écart du jeu, n'en tire pas moins les ficelles selon un plan bien ordonné. Or, ce qui n'est, chez Rousseau, qu'affirmation incidente, deviendra central par la suite avec des hommes tels que Condorcet et Auguste Comte, tous deux soucieux d'éclairer l'individu par le moyen d'une éducation commune, mais non moins tiraillés par l'exigence de former à la raison d'État 22. En d'autres mots, l'exigence morale d'échapper à la contrainte que constitue le désir de se réaliser soi-même ; ou, si l'on préfère, l'idée d'un droit assorti du devoir d'être différent de sa différence, cela ne comporte-t-il pas le danger de dévier tôt ou tard en une tyrannie de la raison exercée par certains hommes (les meilleurs) sur d'autres en vue de leur faire atteindre un niveau soit disant plus élevé de liberté ; une liberté qui vise non seulement la conscience, la vie intérieure de l'homme, mais ses relations avec ses semblables au sein de la société.
Comme l'écrit Cornelius Castoriadis, "tout symbolisme s'édifie sur les ruines des édifices symboliques précédents, et utilise leurs matériaux - même si ce n'est que pour remplir des nouveaux temples (...). Par ses connexions naturelles et historiques virtuellement illimitées, le signifiant dépasse toujours l'attachement rigide à un signifié précis et peut conduire à des lieux totalement inattendus" 23. Chose certaine, les conséquences d'une telle option (l'obscurantisme, l'ignorance, l'apathie, le conformisme, la technocratie, l'élitisme, les idéologies, etc.) restent d'une importance si redoutable, notamment en raison des liens qui existent historiquement entre éducation et politique, que l'on ne peut que songer à s'en défier. Certains n'hésiteront pas à me rétorquer que Platon n'était pas démocrate. Je me rangerai ici volontiers du côté de ceux qui, tels que Moses I.Finley (Démocratie antique et démocratie moderne) et Karl Popper (La société ouverte et ses ennemis. L'ascendant de Platon), mettent en garde contre une certaine idéalisation de la culture classique comme jardin d'une rhétorique et soutien d'un conservatisme académique et social farouchement opposé à la recherche d'espaces de reconnaissance pouvant permettre aux jeunes d'aujourd'hui, de quelque origine et milieu qu'ils soient, de trouver la place qu'ils souhaitent au sein de l'école.
J'ai tenté de montrer que si la question des objectifs, notamment celui de former à la citoyenneté, est primordial, cette question reste cependant captive d'erreurs d'interprétation et traversée par de nombreuses contradictions, ceci tant pour ce qui est de la conception de la liberté individuelle que pour ce qui relève de la vie au sein d'une communauté. Or il me semble que c'est aussi au philosophe que revient la charge de démystifier le réel et d'élever au-dessus des contradictions et clivages (individu-société, individualisme-humanisme, tradition-modernité, autorité-liberté). D'où son actualité pour le sujet qui nous retient : un cursus philosophique.
Mieux encore : si l'on admet que toute éducation rigoureuse du sens doit se donner pour objectif le goût de l'avenir dans le cadre d'un projet commun de société (un horizon de sens), il faut donc mesurer les conséquences liées aux méthodes, aux stratégies et aux techniques éducatives qui se proposent d'optimiser les connaissances didactiques (notamment dans le cadre du processus de formation des maîtres), et d'améliorer la fonction de l'école citoyenne. D'où par le fait même le lien intime qui unit la question des objectifs et celles des contenus et des méthodes. Du reste, cette double démarche nécessite, à mon sens, de prendre appui sur l'histoire de la pensée éducative : des Grecs jusqu'à nous, en passant par le Moyen-Âge, la Renaissance, les Lumières, sans oublier bien sûr la révolution pédagogique du dix-neuvième siècle, qu'on nomme plus généralement "pédagogie nouvelle", et qu'on peut faire remonter aussi loin qu'aux premiers humanistes modernes, et surtout à Rousseau dont on dit souvent qu'il en serait le père spirituel. Cependant, l'interrogation poursuivie doit aller bien au-delà d'une simple répartition chronologique, systématique et inventoriée de l'histoire de la pensée éducative en Occident. Plus que descriptive, elle se doit d'être authentiquement critique, au sens où il s'agit d'en actualiser le contenu au regard des enjeux et des défis qui sont les nôtres.
Technique, progressivité et formation des maîtres
J'ai choisi à ce stade de mon exposé de lier les deux derniers éléments de ma réflexion inspirée par le texte de Michel Tozzi, à savoir : les nouvelles pratiques éducatives susceptibles d'intérêt dans le cadre d'un cursus philosophique ainsi que la formation des maîtres.
J'en viens tout d'abord à l'idée que la technique participe de la progressivité dans le cadre d'une formation citoyenne digne de ce nom, c'est-à-dire une citoyenneté capable de concilier la liberté (centrement) et l'autorité de la loi (décentrement). Est interrogée ici, par le biais de la technique informatique en tant que support philosophique, la vaste interface que constitue cet espace de vie qu'est ce temps de l'apprendre. Sont interrogés par le fait même les savoirs transmis par les enseignants et conçus trop souvent comme des produits-finis, alors qu'ils doivent en temps normal leur raison d'être à une conquête sur le doute, sur le flou, sur les interdits, sur l'impossible et souvent même sur les contre-évidences des sens et du bon sens. Inutile de dire qu'avec le support informatique, l'information fournie aux étudiants devient visible : elle devient claire, précise, limpide, explicative, justifiable, concise ; ceci de manière à faciliter l'apprentissage et nourrir la réflexion critique. La philosophie devient ainsi un savoir qui se sait et se justifie.
La technique comme instrument de formation philosophique à la citoyenneté. Oui, c'est ce dont je veux parler. Car la technique (informatique) permet d'aller jusqu'à poser autrement la question des savoirs qui sont enseignés. Afin que si résultat il y a, le savoir trouve sa justification moins dans une légitimation hypothético-déductive (de type logique ou dans des certitudes forgées a priori), que dans l'émergence de ce qui est événement de pensée, dans un rendez-vous où sont sollicités les potentiels d'intelligence et d'invention dont chaque élève est porteur. Investigation de nature épistémologique, enquête, recherche acharnée, questionnement quant à l'utilité, tout ceci non point sous la forme d'un cours magistral (ou du moins pas toujours) mais intégré à la mise en oeuvre de processus effectifs de construction des savoirs (socioconstructiviste) chez l'apprenant. Tel est le fondement et la raison d'être de la technique en tant que support philosophique innovateur pour des néophytes.
Présenter la technique comme expression de l'individualisme et de l'égoïsme, voire comme simple instrument d'oppression à l'égard de l'homme, et de l'homme par l'homme - comme c'est le cas d'Oswald Spengler, d'Ernst Jünger, de Heidegger, de Jacques Ellul ou encore de George Grant -, c'est faire preuve d'irresponsabilité, à tout le moins d'arguments basés sur la peur. Il ne suffit pas de se mettre à jouer aux veilleurs de nuit, encore moins de se laisser distraire par les sirènes de l'antimodernisme. Il ne suffit pas, pour tenter de revenir à un ordre ancien, de récuser celui dont l'orientation peut sembler troublante; l'utopie peut difficilement changer le monde par la nostalgie du passé ou par la crainte du lendemain. J'en veux pour preuve que notre modernité, loin de se réduire à sa dimension instrumentale et techniciste - laquelle, par ailleurs, ne mérite pas d'être critiquée aussi unilatéralement -, inclut une bonne part de liberté, d'autonomie et d'indépendance, que ses détracteurs eux-mêmes cherchent à préserver.
À titre de professeur au Campus Saint-Jean de l'Université de l'Alberta, j'ai recours à la technique informatique pour mes cours de philosophie et d'éducation. Les résultats obtenus et les progrès de mes étudiants sont excellents. Il faut garder à l'esprit que les étudiants dont j'ai la responsabilité n'ont jamais fait de philosophie auparavant et ne connaissent pratiquement rien des philosophes et penseurs proposés, encore moins leurs concepts (dont ils disent parfois que c'est du "chinois" pour eux). Cela suppose donc, en tant qu'enseignant, des mécanismes et des situations suffisamment initiatrices, permettant à l'apprenant d'affronter pour de bon ses propres doutes ou pseudo-certitudes, de mobiliser ses propres représentations, d'essayer des hypothèses, de conscientiser ses avancées... afin que ne puisse être acceptée comme obligée quelque évidence que ce soit qui ne puisse être passée librement au crible d'un questionnement venu de lui.
Ce faisant, pour l'enseignant-philosophe que je suis, le nombre considérable de cours à enseigner en une année (6 au total), l'obligation de résultats en recherche et surtout la lourdeur des programmes à respecter, dans un temps toujours réduit 24 peuvent, à défaut d'être esquivés ou surmontés complètement, être facilités par le choix résolu de s'en tenir à un support qui, loin par ailleurs de pervertir la méthode choisie, le contenu et les objectifs, ne fait que rendre plus attrayant l'apprentissage (concepts centraux, noyaux fondateurs d'une pensée, etc.). C'est ce que j'ai envie d'appeler retrouver le sens du savoir (allusion aux charmants petits Phèdre et Ménon, ainsi qu'au Phédon de Platon).
Cet exercice de réminiscence par la technique auquel je viens de faire allusion à l'instant est aussi vrai pour les élèves que pour l'enseignant, pour qui la formation se devrait de n'être pas moins exigeante. Avec la maîtrise du support informatique comme instrument de transmission, toute la question pour l'enseignant devient la suivante : comment savoir enseigner la philosophie sans en trahir la teneur, sans en édulcorer le potentiel et la puissance inventive ? Comment transmettre le savoir philosophique, afin que la pratique de cette transmission n'en démente pas la clé de son pourquoi aux yeux de l'apprenant ? Bref, comment transmettre ce en quoi il y a, pour l'apprenant, en philosophie, du nouveau à comprendre, à s'étonner, à construire, à se construire tant du point de vue individuel que sur un mode citoyen.
Tout le défi est là pour l'enseignant-philosophe d'aujourd'hui, qui se doit de prendre conscience qu'il n'existe de démocratie et d'accès au savoir que dans des pratiques nouvelles et innovantes qui les construisent. Chose d'autant plus vraie que le métier de transmettre est toujours en représentation, confronté à toutes sortes de demandes et d'attentes : celles de l'institution d'abord ("Soyez créatifs, mais respectez les programmes"), puis celles des parents ("Ayez de l'autorité, mais soyez tolérants") et, enfin, celles des élèves eux-mêmes ("Faites-vous respecter, mais aimez-nous !" et "Formez-nous bien"). Sans parler de la gageure de les faire tous réussir. Responsabilité écrasante, tant l'identification à la fonction est énorme. Reconnaître ces enjeux, c'est non seulement admettre l'exigence de ressources personnelles profondes (une identité à soi); c'est aussi disposer de moyens et de matériels suffisants capables d'imprégner l'acte de transmettre.
En tant qu'individus responsables et bien formés, les éducateurs sont censés connaître le monde et le transmettre le mieux possible aux enfants. C'est aussi le point de vue d'Hanna Arendt. Or, pour Arendt, de l'enseignant (magister) qu'il était, le professeur est devenu un technicien, et un mauvais technicien, forcé de se complaire dans un scientisme ambiant. Triste conséquence : c'est toute la fonction d'enseigner et de transmettre le savoir et la culture qui est détournée. D'où, selon elle, l'aspect désertique de certains lieux du savoir. À l'exception de quelques oasis de culture, ce sont maintenant les spécialistes de la pédagogie et la technique, l'informatique qui, au nom du processus de reconnaissance sociale, ont pris d'assaut les salles de classe avec pour tâche de conseiller et d'assister les professeurs dans leur enseignement et d'inciter les étudiants à apprendre par eux-mêmes. À l'ethos de la démocratie, c'est-à-dire au souci d'égalité, d'intégration et de justice sociale, a succédé l'ethos de la techno-pédagogie avec son cortège de spécialistes entêtés et bornés. C'est tout juste si le professeur, qui n'a plus l'obligation de maîtriser sa discipline, étant donné qu'on ne lui demande plus de transmettre un savoir en particulier pour être un bon enseignant, en sait à peine plus que ses élèves, qui, pour leur part, peuvent se permettre de contester publiquement son autorité et ses compétences. Tout se passe comme si quelques notions de pédagogie et de technique informatique suffisaient désormais pour être un enseignant hors pair. En clair, pour Arendt, le professeur, dont le métier exige constamment de sa part un respect du passé, est devenu incapable dans le contexte d'aujourd'hui de transmettre et de passer le témoin 25.
Soyons clairs : il ne s'agit pas de nier ce danger évoqué par H. Arendt. Seulement, pour ma part, je conçois le recours à la technique informatique dans l'apprentissage (du philosopher) comme une aptitude à anticiper, ou plutôt comme cette qualité que les Grecs admiraient, soit la perspicacité ou sagacité, qui, chez Aristote notamment, est à rapprocher de la prudence et du jugement moral (la vertu) face au contingent : c'est-à-dire, plus précisément, la finesse, la vivacité d'esprit qui fait découvrir et comprendre les choses les plus difficiles. Ainsi, l'homme prudent sait appliquer, après délibération, les principes qui conviennent aux situations particulières. On est donc bien loin d'un outil de contrôle et de domination qu'on évoque souvent injustement.
Conclusion provisoire
J'ai pensé, pour conclure cet artcle, indiquer quelques pistes pour la philosophie en tant que technique au service de l'individu et de la communauté. Bien évidemment, cette liste n'est pas exhaustive. Mais il est à noter malgré tout un certain nombre d'éléments auxquels la philosophie peut contribuer. Je m'en voudrais d'omettre que ces éléments sont inspirés du groupe de réflexion formé au Campus Saint-Jean de l'université de l'Alberta chargé de définir les grands axes de formation et d'apprentissage. Au lecteur d'apprécier.
- Habileté à communiquer efficacement sa pensée ;
- Capacité d'analyse et de compréhension ;
- Résoudre des problèmes et rechercher des solutions ;
- Interaction avec autrui (individu et groupe) ;
- Formuler des jugements de valeur et prendre des décisions autonomes ;
- Comprendre les relations entre l'individu et son environnement ;
- Comprendre le monde contemporain et les défis qu'il pose aux personnes et aux collectivités ;
- Capacité de réagir aux arts;
- Capacité de gérer son temps et le stress (la conscience de soi / aptitudes d'organisation et de planification) ;
- Développer les habiletés nécessaires au leadership et à la prise de décision (éthique de la responsabilité) ;
- Capacité de rechercher de l'information (attitude critique et éthique) ;
- Aptitude aux nouvelles technologies (pour être autonome).
(1) J'ai à l'esprit notamment la formation des enseignants, la progressivité et surtout, dans le cadre d'une formation philosophique digne de ce nom, la dialectique centrement-décentrement qui est au coeur de toute philosophie de l'éducation. Cette dialectique - que je nomme aussi autorité-liberté - sert de fil d'Ariane à mes recherches sur l'histoire et les fondements de l'éducation en Occident en vue d'extraire un projet éducatif humaniste.
(2) Cf. Diotime n° 44 "Problématique sur un cursus de pratiques philosophiques de la maternelle à la fin du secondaire".
(3) Cf. par exemple son tout petit texte, Les étapes de l'éducation, Desclée de Brouwer, 2007 (1936).
(4) Pour être franc sur toute la ligne, j'ajoute que je n'ai pas souhaité prendre connaissance des autres contributions transmises par M. Tozzi depuis décembre 2009. J'ai plutôt préféré faire comme Érasme, Montaigne, Montesquieu, Descartes, Kant et beaucoup d'autres précurseurs de la modernité : entreprendre de réfléchir sur un sujet comme si jamais personne ne l'avait fait auparavant. C'est aussi cela l'idéal éducatif moderne d'autonomie. Mais là s'arrête la comparaison. Du reste, je ne doute pas un instant que les contributions issues du groupe de contact initié par monsieur Tozzi lors des Journées mondiales de la philosophie, les 18 et 19 novembre 2009, au siège de l'UNESCO, à Paris, soient plus pertinentes que celle que je propose aujourd'hui.
(5) Notons cette personne contact à la section canadienne de l'UNESCO : Cynthia Lacasse, Chargée de programme, Sciences sociales et humaines, Commission canadienne pour l'UNESCO : http://www.unesco.ca,cynthia.lacasse@unesco.ca.
(6) Mais j'isolerai pour le moment la question des objectifs qui est aussi liée pour une bonne part à la citoyenneté.
(7) au sens de travail et d'effort, comme l'ont bien montré Dewey et Montessori, et non pas comme simple amusement...
(8) 196a.
(9) Livre 6, 509-511e.
(10) Livre 7, 514a-517a.
(11) Cf. à ce sujet, outre le classique de W. Jaeger, Paideia, Volume 3, Oxford, 1986, H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Vol.1, Paris, Seuil, 1948, p.81,109-126 et 153.
(12) Voir H.-I. Marrou, op.cit., p.117, et E. Garin, L'éducation de l'homme moderne, Paris, Fayard, 1968 (1957), p.35.
(13) Bien évidemment, il est difficile de définir ce qu'est le sens : Qu'est-ce que le sens ? Comment produire du sens ? Comment jaillit-il chez l'enfant par exemple ? On sait qu'un penseur comme Gadamer parle du sens comme le résultat d'un éclectisme (du grec eklegein : choisir). Mais qu'est-ce que l'éclectisme, sinon une attitude qui consiste à choisir dans plusieurs philosophies des éléments afin de faire, de créer un tout, un système complet. Mais ne pourrait-on pas dire que le sens échappe justement à toute systématisation ? C'est du moins l'avis de penseurs comme Lévinas, Arendt et Jonas. Question complexe que celle du sens, puis que jamais résolue une fois pour toute..., à la manière d'un Socrate.
(14) J'utilise ici l'expression non sans savoir qu'elle est galvaudée. Chez Dewey et chez Montessori par exemple, cette expression ne renvoie nullement à une liberté sans règles.
(15) Je ferai remarquer par contre qu'un autre ouvrage, celui d'Egle Becchi, Histoire de l'enfance en Occident, vient corriger la méconnaissance d'Ariès sur le statut de l'enfant au Moyen Âge.
(16) La Convention internationale sur les droits de l'enfant. Formulée pour la première fois en septembre 1924, puis redéfinie en novembre 1959, pour finalement être adoptée trente ans plus tard, soit le 20 novembre 1989, par l'Assemblée générale des Nations Unies, cette convention, constituée de 54 articles, est le fruit d'une longue histoire que l'on peut certes inscrire dans la filiation de Montaigne et de Rousseau. Mais à vrai dire, elle remonte au début des années 1920, à l'initiative d'un certain Janusz Kroczak qui réclama pour la première fois à la Société des Nations une Charte pour la protection des enfants. "Ami des enfants, médecin-pédiatre et écrivain, Korczak est aussi connu pour s'être laissé déporter au camp d'extermination de Treblinka avec les enfants du ghetto de Varsovie qu'il n'avait pas voulu abandonner. N'est-ce pas bouleversant ?
(17) Tous ne partagent pas cependant cette analyse. Il suffit de lire Philippe Meirieu, Le pédagogue et les droits de l'enfant : histoire d'un malentendu ? Comparant des articles clés de la Convention (Art.5, 6, 12, 28 et 29), Meirieu en déduit que ses auteurs ne se positionnent ni du côté des partisans de l'autorité ni du côté des promoteurs du libre arbitre. Non seulement la Convention s'inscrit-elle à rebours de tout unilatéralisme, mais elle ne fait nullement référence à un formalisme juridique ou à des droits positifs. D'après Meirieu, elle insiste tout simplement sur la nécessité d'articuler autant que faire se peut autorité et liberté, intelligence et geste, savoir et faire, d'une manière qui soit digne et des exigences du monde et de la personnalité de l'enfant. En clair, pour Meirieu, le texte de la Convention en appellerait davantage au devoir moral des adultes de former les enfants à leurs droits par
l'exercice même de ces droits. Ce qui revient selon lui, à prendre clairement parti pour le pédagogue contre le philosophe.
(18) Les trois paragraphes qui précèdent ainsi que les citations non référencées qu'ils contiennent sont tirés d'Alain Renaut, Une éducation sans autorité ni sanction, Paris, Grasset, coll. Nouveau Collège de philosophie, 2003. Je renvoie aussi à son ouvrage, La fin de l'autorité, Paris, Flammarion, 2006.
(19) Pour ce paragraphe, je me suis inspiré d'une autre lecture d'Alain Renaut, très féconde, L'ère de l'individu, Paris, Gallimard, 1989, en particulier les Chapitres 1 et 2.
(20) Je n'ignore pas cependant qu'une différence existe entre la conception de l'éducation à la Renaissance, qu'on trouve développée chez Érasme, Rabelais et Montaigne, et celle qui se met progressivement en place à l'époque des Lumières avec des penseurs comme Rousseau et Kant. La Renaissance, par la référence aux Anciens, s'attache de manière générale à définir un homme cultivé, un penseur, un esprit critique, un homme de Lettres, un philosophe ; tandis que le projet éducatif des Lumières vise la formation du citoyen. Je préfère pour ma part le moyen-terme, sans doute trop réducteur pour certains, "homme responsable", afin de montrer la concordance entre les deux époques sur le plan de l'éducation.
(21) de Platon, voir les Lois, 644e et 803b.
(22) Cf. à ce sujet Pierre Bouretz, La République et l'universel, Paris, Gallimard, 2002.
(23) L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, coll.: Points/Essais, no.383, p.181.
(24) Dois-je préciser qu'au Canada, un cours universitaire de philosophie dure en moyenne 3 mois, soit de septembre à décembre, par exemple ?
(25) Hannah Arendt, "La crise de l'éducation", dans la Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.