Revue

Québec (Canada): la philosophie pour enfants est-elle de la "vraie" philosophie ?

Philosophie, pensée critique et philosophie pour enfants

Philosophie, pensée critique et philosophie pour enfants 1

Résumé
Pendant des siècles, la philosophie a été considérée comme une activité intellectuelle requérant des habiletés et des attitudes reliées à une pensée complexe (ou critique). L'approche de la Philosophie Pour Enfants (PPE) a pour objectif le développement d'une pensée critique chez les élèves au moyen du dialogue philosophique. Certains contestent l'introduction de la PPE dans la salle de classe, sous prétexte que les discussions qu'elle engendre ne sont pas d'essence philosophique. Dans ce texte, nous argumentons que la PPE est de la philosophie.

Introduction

Pendant des siècles, la philosophie a été considérée comme une activité intellectuelle nécessitant un apprentissage rigoureux, orienté vers le développement d'habiletés cognitives complexes (élucider, examiner, réviser, discriminer, distinguer, évaluer, critiquer, etc.) et de prédispositions (être curieux, être ouvert à l'autre, être rigoureux, accepter les critiques, etc.) 2, reliées à une pensée critique.

L'approche de Philosophie pour enfants (PPE), mise en avant par le philosophe américain Matthew Lipman au début des années 1970, a pour objectif le développement d'une pensée critique chez les enfants au moyen du dialogue philosophique, lequel s'inscrit dans une optique de coopération afin d'enrichir la perspective du groupe - versus l'argumentation compétitive où la victoire à tout prix constitue un objectif individuel. (Lipman et al., 1980; Lipman, 1995, 2003).

Bien que la PPE soit implantée dans cinquante pays et son matériel traduit en vingt langues, certains contestent l'approche lipmanienne sous prétexte que les discussions qu'elle engendre ne sont pas d'essence philosophique. Par exemple, s'inspirant de la théorie du développement cognitif de Piaget, certains soutiennent que les jeunes ne possèdent pas la capacité de penser de façon critique et réflexive. D'autres justifient leur opposition en maintenant que le philosopher requiert maturité intellectuelle et connaissances encyclopédiques, deux caractéristiques qu'on ne retrouve pas chez les enfants.

Un débat entre philosophes a eu lieu dans les années 1990 quant à savoir si la PPE était ou non de la "vraie" philosophie. Avec la nouvelle vague d'engouement pour la philosophie à l'école, notamment en Europe (Unesco, 2006, 2007), nous estimons qu'il convient d'alimenter à nouveau ce débat.

Dans ce texte, nous argumentons que la PPE est de la philosophie. Plus spécifiquement, nous arguons qu'il y a une différence de degré (non de nature), entre la philosophie (entendue au sens traditionnel du terme) et l'approche lipmanienne. Le principal trait d'union que nous établissons entre la PPE et la philosophie se situe dans la pensée critique. Pour présenter notre argumentation, nous proposons tout d'abord des définitions de la philosophie et de la pensée critique; ensuite nous développerons les modalités et les caractéristiques particulières de l'approche de la PPE; enfin nous discutons des arguments des opposants.

Philosophie

La philosophie est une activité ancienne dont la définition ne fait pas consensus.Nous sommes confrontés, selon l'époque et la culture, à différentes écoles de pensée, qui mettent l'accent, par exemple, sur la rationalité et l'universalité (qui supposent un langage abstrait, une réflexion, une argumentation), sur la recherche de sens (qui suppose une réflexion intuitive sur des expériences spécifiques), ou sur un champ de connaissances (qui suppose une étude des grands philosophes - voir Gazzard, 1996). La philosophie se définit aussi par différentes spécialisations telles que l'épistémologie, la philosophie morale, la philosophie politique, la philosophie de l'éducation. Cependant, de façon très générale, nous pourrions affirmer que la philosophie est une discipline qui étudie les concepts ainsi que les relations entre ces concepts en vue de mieux comprendre la nature humaine et le monde (que ce soit sur un plan physique, théorique, social, ou autre), et qui tend à fournir l'explication ultime (Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique). Cette définition générale sous-tend la dualité de la nature de la philosophie, qui est à la fois un art et une science, un processus et un produit : "L'art du philosopher ne se limite pas au fait de produire des idées, mais exige celui de disséquer, de vérifier, de mettre en valeur et de hiérarchiser les idées. Les idées, chacun peut en produire sur n'importe quoi, mais l'art de produire de belles idées et d'apprendre à les reconnaître est une autre affaire." (Brenifier, 2004, p. 2).

Si l'on jette un regard historique sur la tradition philosophique (Parain, 1969 ; Belaval, 1973, 1974), l'on s'aperçoit que le fondement de la philosophie se trouve dans le "bien-penser". C'est avec des philosophes tels Thalès, Anaximandre, Anaxagore, Héraclite et Parménide que la pensée est devenue plus spécifiquement humaine. Avec l'avènement des Présocratiques, elle a commencé à se regarder elle-même : elle est devenue ré-flexion. Puis, pour la première fois, elle s'est attardée à l'ensemble de l'organisation des événements quotidiens; elle est alors également devenue processus.

Avec la contribution de Socrate, l'esprit humain apprend à questionner méthodologiquement, et à analyser des thèmes universels (la vérité, la justice, la beauté, la bonté...). Par le biais du questionnement "ironique" de Socrate, la connaissance n'est pas transmise par l'adulte-qui-sait, mais plutôt découverte par l'apprenant lui-même. Pour utiliser une terminologie contemporaine issue du pragmatisme et du constructivisme, nous pourrions dire que la connaissance était considérée comme une prise de conscience jamais achevée, qu'elle était construite et reconstruite par le biais du questionnement. Car Socrate n'a pas enseigné la philosophie, il a enseigné à philosopher. Il a diffusé non pas une théorie unique, la sienne, mais une méthode pour apprendre à réfléchir. La philosophie est alors devenue une connaissance de soi, une quête spirituelle du sens de l'existence, rendue possible grâce à "l'autre" et à la rigueur intellectuelle générée par son questionnement (Hadot, 1995).

Un virage dans la conception de la philosophie s'est amorcé lorsque Platon a établi une association explicite entre la connaissance (episteme) et l'adulte et entre la croyance (doxa) et l'enfance. Ce virage s'est poursuivi alors qu'Aristote, afin d'établir des balises pour mieux encadrer la réflexion sur les concepts universels, a conçu les règles de la logique formelle. Ce faisant, il fait passer la relation "bien-penser - philosophie" à un degré d'abstraction supérieur.

C'est au Moyen-Âge (à partir de Thomas d'Aquin) que la philosophie est devenue une connaissance intellectuelle réservée à une élite. Hadot (1981, 1995), entre autres, précise que le passage de la philosophie-spirituelle-accessible-à-tous à la philosophie-formelle-accessible-à-une-élite s'est situé à l'époque chrétienne, alors que la religion judéo-chrétienne s'inventait elle aussi des exercices spirituels. Prenant de plus en plus d'autonomie, la religion finit par attester sa suprématie sur la philosophie et la vider de son contenu, de sorte qu'avec l'avènement de la scolastique, il n'est plus resté à la philosophie que la dimension théorique et abstraite. Si, quelques siècles auparavant, Platon avait tenté de restreindre l'accessibilité des jeunes à la philosophie en soutenant que la dialectique était une arme à double tranchant qui risquait d'être subversive si un individu l'utilisait sans la rationalité et la maturité nécessaires, c'est à l'époque chrétienne que s'est concrétisée cet interdit. Dès lors, l'instrument le plus raffiné pour développer la pensée humaine est devenu désormais l'apanage exclusif de ceux qui maîtrisent déjà l'art du bien-penser.

À l'époque moderne, certains philosophes sont revenus à la tradition antique pour la dépasser et créer des liens avec les sciences, notamment les mathématiques, la physique et la politique (Descartes, Spinoza, Hume, Hobbes...). Une dualité s'est fait sentir entre le rationalisme, selon lequel la connaissance est purement intellectuelle, et l'empirisme, selon lequel il n'existe pas de connaissance universelle mais plutôt des hypothèses qui doivent être soumises à l'épreuve de l'expérience. Puis au XXe, la logique, particulièrement la logique mathématique, a persisté alors que la philosophie analytique (Russell, Whitehead, Frege) et la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, Ricoeur, Levinas...) ont fait leur apparition.

Avec les pragmatistes, et plus particulièrement avec Peirce, la logique a perdu de sa formalité pour devenir de la logique appliquée. Avec Dewey, elle est devenue "pensée réflexive" et a acquis une visée de démocratisation des sociétés. La pensée logique revêtait désormais une utilité sociale et constituait un outil pour aider les individus à résoudre des problèmes scientifiques, sociaux ou personnels. Quant à Rorty (1979, 1989, 1999), un pragmatiste contemporain, il se range résolument du côté des philosophes de l'Antiquité. En tant que "philosophe-édifiant", il croit à une approche consensuelle ou à un concept intersubjectif de la vérité qui se construit par le biais d'un dialogue continu. Son interprétation constructiviste du pragmatisme présuppose que la philosophie n'est pas un instrument de conservation (comme le serait la philosophie traditionnelle ou "systématique"), mais plutôt une méthode pour structurer le monde en vue de créer un avenir meilleur - un outil de changement et de création. Selon sa perspective, la "vraie" philosophie exige à la fois raison logique, imagination et compassion (Weber, 2008).

Aujourd'hui, bien que certains continuent de croire que la philosophie rend les personnes et la société meilleures, qu'elle contribue au développement de citoyens libres, au maintien de la paix et au développement de jugements critiques et autonomes (Unesco, 2006, 2007), la philosophie est de moins en moins populaire auprès des étudiants universitaires. Et pour cause, puisqu'elle ne s'est pas adaptée aux besoins des nouvelles générations. Elle offre peu ou pas la possibilité de cultiver des habiletés et des attitudes philosophiques en dehors du contexte académique (Weber, 2008). En conséquence, "elle ne réussit pas à produire chez ses étudiants un désir de savoir vivre une vie plus significative" (Gazzard, 1996, p. 11). Trop souvent, l'apprentissage de la philosophie demeure un exercice de logique formelle dénué d'ancrages expérientiels. Cet apprentissage advient la plupart du temps par l'étude de "textes philosophiques" qui reflètent une pensée déjà développée par d'autres. Cet apprentissage consiste à prendre conscience des actes mentaux, tel qu'élaborés dans le passé, et de leur pertinence actuelle. Ainsi le développement de la pensée chez l'étudiant - qui tente de comprendre les relations dessinées par le texte philosophique et le style de pensée de l'auteur - advient parallèlement au développement de l'argumentation logique inhérente au (imposée par le) texte à l'étude (Morkuniene, 2005). Les conditions d'apprentissage de la philosophie se trouvent donc dans les connaissances et dans la maturité de l'apprenant, de même que dans sa motivation intrinsèque à comprendre le texte philosophique - cette dernière étant relativement absente chez les jeunes adultes (Murris, 2000).

En somme, si cette section a fait ressortir la diversité des traditions philosophiques, elle a également fait ressortir un dénominateur commun à tous les courants philosophiques, à savoir sa méthodologie particulière de questionnement, de conceptualisation et de pensée complexe (Parlement de la Communauté Française de Belgique, 2001). Le pont qui relie la philosophie à la PPE se trouve justement dans cette pensée complexe que d'aucuns appellent critique.

La pensée critique

La pensée critique, pas plus que la philosophie, ne se définit de manière consensuelle. Néanmoins, de façon générale, la pensée critique est reconnue comme un type de pensée qui "doute de façon méthodique" (Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique). C'est l'"examen d'un principe ou d'un fait en vue de porter un jugement d'appréciation sur ce principe ou ce fait." (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie) 3.

Malgré le manque de consensus, il existe cinq définitions de la pensée critique qui font office de référence dans la littérature philosophique et scientifique, à savoir celles de Robert Ennis, Matthew Lipman, Richard Paul, John McPeck et Harvey Siegel 4. En 1962, Ennis définit la pensée critique comme une pensée logique caractérisée par des habiletés cognitives complexes. Vers la fin des années 1980, il ajuste sa définition pour inclure l'influence de la pensée créative et des prédispositions (1991, 1993). La créativité présuppose des habiletés telles qu'inventer, associer, suggérer des options, faire des analogies, formuler des hypothèses... Par prédispositions, Ennis entend des attitudes intellectuelles telles que curiosité, stratégie, rigueur... Pour Ennis, penser de manière critique implique la capacité de juger de la crédibilité des sources, d'identifier des conclusions, des raisons et des hypothèses, d'apprécier la qualité d'un argument, de développer et de défendre un point de vue, de poser des questions de clarification pertinentes, de chercher des raisons, d'élaborer des conclusions qui sont crédibles et viables, etc. (1993, p. 180). En somme, la pensée critique est "une pensée réfléchie orientée vers ce qu'il faut croire ou faire" (1993, p. 180). Selon cette définition, le terme "pensée réfléchie" réfère à la recherche consciente et à l'utilisation de raisons valables ; le terme "orientée vers" présuppose une activité intellectuelle non-accidentelle, c'est-à-dire une activité consciemment orientée vers un but ; et la proposition "ce qu'il faut croire ou faire" indique que la pensée critique peut évaluer des énoncés et des croyances aussi bien que des actions (Norris & Ennis, 1989). Pour évaluer l'apprentissage de la pensée critique, Ennis a construit des tests centrés sur l'apprentissage de la logique formelle et informelle. Ces tests s'adressent uniquement aux étudiants des niveaux collégial et universitaire.

Ce que Richard Paul considère comme une "pensée critique forte" est "très proche" de ce qu'il appelait la "pensée philosophique" dans ses ouvrages précédents (1990, p. 473). La pensée critique au sens fort du terme se trouve dans l'idéal socratique du questionnement, et dans le développement d'attitudes critiques et réflexives envers des idées, des comportements et envers la vie (1990). La pensée critique au sens fort se manifeste lorsque les penseurs réfléchissent et intègrent des idées nouvelles, lorsque leurs croyances sont le résultat de leurs propres expériences plutôt que celui de l'absorption des préjugés sociaux, et lorsqu'ils prennent en considération, de manière objective, les intérêts de toutes les parties (1990, 1992). Paul ajoute que les penseurs critiques au sens fort du terme cultivent des traits moraux tels que l'humilité, le courage, l'empathie et l'intégrité. Selon Paul, une éducation qui tend vers la pensée critique exige des stratégies à la fois cognitives (pensée créative et logique) et affectives/morales (1993 a). La définition de la pensée critique selon Paul se rapproche davantage de la philosophie édifiante de Rorty. Et quand on considère l'accent qui est placé sur l'aspect moral, sa conception de la pensée critique se rapproche de celle des philosophes de l'Antiquité, pour lesquels la rigueur intellectuelle était arrimée à l'exercice spirituel. Dans cette optique, Paul ne s'adresse pas qu'aux adultes instruits, mais intègre implicitement les jeunes dans ses considérations.

Pour John McPeck, la pensée critique est "l'habileté et la propension à s'engager dans un scepticisme actif et réfléchi" (1991, 1994). L'usage approprié d'un scepticisme réfléchi permet d'établir les véritables raisons sur lesquelles se fondent diverses croyances. Ces raisons sont en lien avec l'épistémologie de chaque discipline. Il s'ensuit, pour McPeck, que la pensée critique ne peut être jugée que dans le cadre de chaque discipline. Selon lui, la pensée critique "en général" est une notion inconcevable, puisqu'une personne pense toujours à quelque chose et la qualité de sa pensée dépend de la manière dont cette personne a appris les critères de la discipline particulière. D'une part, son point de vue oublie la philosophie qui est une discipline normative visant à stimuler l'excellence de la pensée sans contexte particulier. D'autre part, l'optique de McPeck, de par son exigence d'expertise dans un domaine, renvoie à la conception platonicienne de la philosophie, qui en exclut radicalement les jeunes et les non instruits.

Harvey Siegel suggère un concept de pensée critique qui inclut, outre la raison, un "esprit" critique, ce qui indique que, pour lui, la pensée critique se manifeste par le biais des prédispositions, des inclinations de la personnalité, des habitudes de l'esprit, et des traits de caractère (Siegel, 1988, 2003). "Un penseur critique est une personne qui agit, prend position et élabore des jugements à partir de raisons et qui comprend et s'adapte aux principes qui gouvernent l'évaluation de ces raisons" (1988, p. 38). Pour Siegel, la pensée critique est directement reliée à la rationalité : le penseur critique doit être en mesure de fournir les raisons sur lesquelles il a fondé ses actions, ses jugements et ses évaluations (voir Cuypers et Ishtiyaque, 2006). Dans ce sens, bien que Siegel mette en valeur la notion d'esprit critique, il s'adresse essentiellement aux jeunes adultes.

Selon Matthew Lipman, les individus ont besoin de la pensée critique pour les aider à distinguer, parmi toutes les informations qu'ils reçoivent, la plus pertinente en fonction des objectifs qu'ils poursuivent. La pensée critique est un outil pour s'opposer aux pensées et aux actions irréfléchies (Lipman, 1988, 1995). Pour Lipman, la pensée critique présuppose des habiletés qui se développent selon quatre catégories: la conceptualisation, le raisonnement, la généralisation, et la recherche. Sa définition se centre autour de trois critères fondamentaux :

1) Utilisation de critères spécifiques (évaluer les termes des énoncés) ; 2) Autocorrection (s'impliquer activement dans la recherche de ses propres erreurs); 3) Sensibilité au contexte (reconnaître que différents contextes exigent différentes applications de règles et de principes) (Lipman, 1988, 1995). Finalement, pour Lipman, la pensée critique advient dans et grâce aux interactions dialogiques entre pairs. Influencé en cela par Vygotsky, il rejette une pensée critique orientée uniquement vers la logique et enseignée de manière technique (Lipman et al., 1980). Ainsi, la définition de la pensée critique suggérée par Lipman est pragmatique, en ce que, pour lui, la pensée critique est un processus complexe qui s'intègre à une conception utilitariste tournée vers l'amélioration de l'expérience personnelle et sociale. Quant au développement d'une telle pensée, c'est un processus (vs un produit) qui advient grâce aux interrelations entre pairs et plus précisément grâce au dialogue philosophique en communauté de recherche (nous y reviendrons dans la section suivante). Si les influences de Dewey et de Vygotsky sont notoires dans la conception de la pensée critique de Lipman, son approche pour stimuler la pensée critique chez les enfants et les jeunes est indubitablement influencée par celle de Socrate.

Pour résumer nos deux premières sections, disons que la philosophie se conçoit soit comme un champ d'études, soit comme un mode de pensée. En tant que champ d'étude, la philosophie tend vers la découverte de la vérité ; inspirée par Platon et la scolastique, elle se centre sur les connaissances et le raisonnement logique. En tant que mode de pensée, la philosophie tend à la construction de vérités par le biais du dia-logos; fondant ses racines dans le questionnement socratique et dans le pragmatisme, elle incorpore sagesse pratique, imagination, compassion et pensée critique. Au-delà de ces distinctions, les deux conceptions sont liées par un fondement commun, c'est-à-dire l'idéal d'échanger de manière réfléchie et critique.

Quant à la pensée critique, elle se comprend comme une pensée évaluative et réfléchie orientée vers que penser, que croire et que faire. Elle présuppose non seulement des habiletés complexes (reliées à la pensée logique, créative et à la sollicitude), mais aussi des attitudes intellectuelles, un esprit critique et des compétences sociales/morales. Tout comme la philosophie, la pensée critique vise le développement de penseurs autonomes qui désirent s'engager dans un scepticisme constructif - lequel constitue le meilleur moyen d'améliorer la qualité de l'expérience humaine. Si, à l'origine, la pensée critique relevait essentiellement de la philosophie, depuis le début des années 1960, elle a étendu son influence à divers champs, notamment celui de l'éducation.

Bien que l'objectif de cet article soit d'argumenter que la PPE est de la vraie philosophie, il était fondamental d'établir des parallèles entre la philosophie et la pensée critique, puisque nous avons placé cette dernière comme trait d'union entre les deux. À cet égard, nous avons noté plus de ressemblances que de différences entre la philosophie et la pensée critique. Toutes deux tendent vers le développement d'une pensée complexe et réfléchie (questionner, conceptualiser, évaluer, etc.) et, pour ce faire, autant la philosophie que la pensée critique suggèrent le raisonnement logique, le dialogue critique et le doute méthodique. Ajoutons que les manifestations de l'activité philosophique se trouvent dans la pensée et le discours critiques - ce qui ne sous-entend pas que la pensée critique, bien que nécessaire, soit une condition suffisante du philosopher. Parmi les différences qui ressortent, notons l'aspect pratique et appliqué de la pensée critique, qui n'apparaît pas dans la philosophie traditionnelle (mais qui est présent dans la philosophie comprise comme mode de pensée).

Dans les pages suivantes, nous définirons les principales composantes de l'approche de la Philosophie pour enfants, et commenterons les objections à cette approche, ce qui nous permettra ensuite d'analyser le lien qui existe entre la PPE et la philosophie traditionnelle.

L'approche de la Philosophie pour enfants (PPE)

Lipman, sans s'opposer à la philosophie traditionnelle, propose une approche basée sur la philosophie pour stimuler la pensée critique chez les enfants et les jeunes. En effet, cette dernière nécessite un apprentissage, en ce qu'elle n'est pas innée. Ce n'est pas parce que l'on devient adulte que l'on devient automatiquement un penseur critique 5. Ensuite, pour Lipman et ses collègues (Lipman et al, 1980; Lipman, 2003), l'apprentissage de la pensée critique ne relève pas de la technique, de la répétition ou de la mémorisation, mais plutôt d'une praxis.

À cet égard, mentionnons que ce ne sont pas toutes les approches de l'enseignement de la pensée critique qui prennent leurs racines dans la philosophie, c'est-à-dire dont les objectifs tendent vers le développement de citoyens réfléchis, autonomes et soucieux d'autrui.

1) Un premier objectif est basé sur la transmission des connaissances et des habiletés propres à la pensée critique et à leur évaluation. Cet objectif tend vers ce que Mayer (1933) appelle un comportement appris ou une pensée reproduite. En raison du paradigme behavioriste et techniciste dans lequel ces stratégies d'enseignement/apprentissage se situent (i.e. répétition d'exercices reliées à la logique formelle), nous sommes portées à estimer qu'il est peu probable qu'elles stimulent un esprit philosophique chez les étudiants (voir Lewis & Smith, 1993).

2) Un deuxième objectif de l'enseignement de la pensée critique met l'accent sur des états émotifs (i.e. empathie) et sur des valeurs humaines (i.e. respect, tolérance) en lien avec l'expérience subjective. Cet objectif permet aux étudiants a) de penser de façon critique afin d'enrichir leur expérience personnelle - ce qui les aide à se placer à l'intérieur des limites de leur culture et b) de réfléchir à propos des éléments de contenu qui sont inclus dans leur programme académique. Dans cette optique, la pensée critique est une pratique; son développement passe par une compréhension de l'environnement. Elle s'inscrit dans une perspective intra-subjective à l'intérieur de laquelle l'affectif l'emporte sur le cognitif, perspective qui peut faire en sorte que chaque justification, chaque sens, chaque interprétation soit accepté sans questionnement. Ce que l'on pourrait nommer une conception humaniste de la pensée critique risque ainsi de produire un "relativisme négatif" dans l'épistémologie des étudiants.

3) Un troisième objectif considère que le but éducatif de l'enseignement de la pensée critique ne consiste pas à simplement initier les élèves aux normes, aux règles, aux lois et aux traditions de leur culture, mais qu'il consiste à stimuler les étudiants à se les approprier de manière critique (voir Freire, 1970, 1985; Giroux, 1981, 1990). La conception reliée au troisième objectif est philosophique. En effet, ses stratégies d'enseignement/apprentissage sont centrées sur le doute, le questionnement et l'autocorrection dans une visée d'amélioration de l'expérience personnelle et sociale (Dewey, 1983; Vygotsky, 1985; Paul, 1990, 1992). Dans cette optique, la pensée critique s'inscrit dans une perspective intersubjective en ce qu'elle implique un dialogue ouvert au sein d'une communauté de pairs et une relation significative entre réflexion et action. La pensée critique est une praxis. Les objectifs visés par la PPE de Lipman s'insèrent dans ce dernier type.

Pour permettre cette praxis, au début des années 1970, Matthew Lipman et ses collègues de Montclair State University (NJ) ont proposé un curriculum scolaire qu'ils ont appelé Philosophie pour enfants (PPE), qui est maintenant implanté dans 50 pays et traduit en 20 langues. Le matériel pédagogique de Lipman inclut des guides pour les enseignants et des romans philosophiques à l'intention des jeunes de 6 à 15 ans, à l'intérieur desquels des concepts issus des divers champs de la philosophie ont été repris et adaptés. Ce matériel lipmanien vise à stimuler chez les jeunes générations des habiletés et des attitudes en lien avec la pensée critique et le dialogue en vue de solutionner des problèmes communs.

Trois étapes sont suggérées pour favoriser les séances de philosophie avec les élèves: a) La lecture d'un roman qui se fonde sur des situations et des concepts ambigus et des paradoxaux; b) La collecte des questions des élèves à propos des ambigüités ou des paradoxes qui les intriguent et dont ils aimeraient discuter avec leurs pairs; c) Le dialogue au sein de la communauté de recherche (CR) qui leur permet de construire ensemble des éléments de réponse à leurs questions.

La CR est une microsociété dans laquelle les élèves sont initiés à l'éthique d'une vie en société et dans laquelle, en différenciant les points de vue et en élaborant explicitement des alternatives de solution, des conflits sociocognitifs sont générés dans l'esprit des élèves (Vygotsky, 1985). Il s'agit d'un "processus de changement transformateur qui s'orchestre pratiquement par lui-même" (Kennedy, 1993). Les membres d'une CR tendent vers des objectifs communs, partagent des idées et des informations entre eux, et tentent d'être impartiaux et constructifs dans leurs critiques mutuelles. Ils sont encouragés à se soucier des autres et à respecter les différences de perspectives (voir Dewey, 1983). Lorsqu'une classe est transformée en CR, leur motivation intrinsèque passe par le dialogue (Daniel et al., 2000).

Le dialogue, compris dans le sens fort de dia-logos, est une méthode de communication active et critique. Il diffère de la conversation 6 en ce qu'il fait appel à des habiletés cognitives et sociales complexes, c'est-à-dire en exigeant une attention constante au discours des autres et un dépassement de soi dans la recherche de questions significatives, de justifications valables, d'arguments appropriés, de critiques constructives, etc. (Splitter & Sharp, 1995; Gregory, 2007) En fait, le dialogue présuppose une relation horizontale (versus hiérarchique), une communication intersubjective entre deux personnes ou plus qui sont réunies autour d'un même processus de recherche. Le dialogue, dans ce sens, est une expérience individuelle et sociale (Dewey, 1983; Vygotsky, 1985).

Toutefois tous les échanges de type dialogique ne sont pas, d'emblée, critiques. Un projet de recherche conduit auprès d'élèves de 10 à 12 ans dans trois contextes culturels 7 a révélé qu'un échange dialogique entre élèves pouvait être non-critique, quasi-critique ou critique : Un échange était considéré "dialogique non-critique" lorsque les élèves construisaient leurs interventions en se basant sur celles de leurs pairs, sans toutefois évaluer les points de vue ou les perspectives en jeu. Un échange était considéré "dialogique quasi-critique" lorsque des élèves étaient suffisamment critiques pour questionner les énoncés de leurs pairs, mais pas suffisamment critiques pour être eux-mêmes influencés par la critique exprimée, de sorte que cette dernière ne conduisait pas à une modification de point de vue ou de perspective. Un échange était considéré "dialogique critique" lorsque les élèves, en communauté de recherche, amélioraient leur point de vue, notamment à l'aide de relations divergentes, de critiques, de nuances et de précisions apportées dans le dialogue. Ce dernier type d'échange reflétait non seulement des habiletés de pensée complexes, mais aussi des attitudes complexes (voir Giancarlo & Facione, 2001; Facione, 2007), telles que l'interdépendance explicite entre les élèves; l'ouverture d'esprit quant à la possibilité d'exprimer un point de vue incomplet ou erroné; la prise de conscience du bien-fondé de la critique pour l'avancement de la perspective du groupe; la volonté de négocier un point de vue (au lieu de le débattre de manière compétitive); une préoccupation éthique explicite dans les interventions etc. Ci-dessous, l'illustration d'un échange critique dialogique entre élèves âgées de 10 à 12 ans, qui faisaient de la PPE depuis au moins deux années scolaires. L'extrait illustre leur capacité à philosopher, c'es-à-dire à échanger de manière réfléchie et critique (Daniel et al., 2005).

Enseignante: Hier, nous avons regardé l'ordre des animaux et l'ordre des mathématiques, lesquels pensiez-vous étaient les plus hauts ... É4 (élève 4), si tu te souviens ce que tu voulais nous dire pour nous permettre de repartir.

É4: Avec ce que É1 disait (hier), c'est à propos du pouvoir du cerveau. On n'a qu'à penser aux baleines. Leur cerveau est énorme. Elles ne sont, elles agissent presqu'instinctivement, elles utilisent cette portion de leur cerveau. (...) Pour ce qui est du cerveau, je ne me fierais pas à la grandeur du cerveau parce que n'importe quel animal pourrait avoir un énorme cerveau et n'utiliser qu'une minuscule partie ou quelqu'un pourrait avoir un minuscule cerveau mais l'utiliser au complet.

É1: Je pense que les humains sont les seuls qui peuvent faire des math, parce que c'est comme le français : les humains ont inventé le français. Et les math c'est simplement comme une autre langue qu'on a inventé. On s'en sert pour comprendre des choses, pour expliquer les raisons pour lesquelles les choses sont comme elles sont. Comme pourquoi le ciel est bleu et pourquoi on ne peut pas flotter ou voler. Alors on a inventé les maths pour expliquer ça ... Mais les animaux ils font juste penser ciel et ils n'y pensent pas vraiment, parce qu'ils ont un instinct principal, c'est manger et se reproduire...

É2: Je suis d'accord avec É1, d'une certaine façon. Si j'avais à donner un rang aux animaux, dans un ordre plus élevé ou peu importe, je crois que je placerais aussi les humains en haut parce que, eh bien, nous construisons des choses, pas les animaux, oui eux ne font que se fier à leur instinct. Les animaux ne savent pas ce qu'est le français, les animaux ne savent pas ce que c'est les math ou n'importe quoi. Ils font juste ce qu'ils sont supposés faire, vraiment... En général nous on fait ce qu'on veut parce qu'on a de meilleures ressources et parce qu'on a créé plus de choses. Notre intelligence est plus grande. Je ne sais pas si c'est vrai, mais je pense que notre intelligence est plus grande.

É3: Je suis complètement en désaccord. Je suis en désaccord avec É2 quand il dit qu'ils ne construisent pas de choses. Ils construisent des nids, ils construisent des terriers, il faut qu'ils parviennent à les construire, ce n'est pas vraiment facile. Et ils ne tuent que ce dont ils ont besoin, ... mais nous on achète des choses et on les jette. Une famille moyenne jette beaucoup de choses dans une semaine, en plus.

Enseignante: Alors est-ce que ça les rend plus intelligents que nous ou est-ce que nous sommes plus intelligents qu'eux ?

É3: Je ne suis pas encore rendu à ça. Parce que, comme le dit É1, ça dépend, parce qu'on a inventé les maths et on ne peut les blâmer de ... comme les animaux sont stupides parce qu'ils ne connaissent pas les maths. C'est nos math, ce n'est pas à eux et nous n'avons pas de classes assises pour les animaux, pour leur enseigner nos façons, ils ont leurs propres façons. Et les gens pensent juste qu'ils sont stupides parce qu'ils ne connaissent pas nos façons, mais probablement qu'ils nous pensent stupides, s'ils pensent. Alors je pense un peu, je ne sais pas... Et regardez-nous, on a des holocaustes gigantesques à propos de terres et nous tuons des milliers de personnes mais eux ils ont juste une grosse bataille et c'est fini. Je pense un peu que les animaux sont plus intelligents à leur manière et que nous on est plus intelligents qu'eux à notre manière.

É2: Je pense, j'ai comme changé d'idée, je suis un peu d'accord avec É3, mais je pense quand même qu'on est à un niveau plus haut que les animaux parce que... oui, ça dépend vraiment. Comme pendant la deuxième guerre mondiale, eh bien vous savez, Hitler, il tuait plein de... personnes juives et il a fallu l'arrêter. Même si plein de gens sont morts, il fallait vraiment qu'on l'arrête. Et même si on est égoïste et qu'on jette plein de choses que les hommes ont faites pour acheter quelque chose avec beaucoup de plastique à l'intérieur ou peu importe et qu'on utilise des arbres et tout, je pense qu'on est plus intelligent même si on fait ça. C'est bête mais on a une intelligence plus élevée.

Enseignante: Pourquoi? Sur quels critères te bases-tu ?

É2: Sur le fait (qu'on) est complexe. Et aussi sur le fait qu'on a d'autres sortes d'intelligence, comme on l'a dit la semaine dernière, l'empathie, la sympathie et des choses du genre.

É1: Eh bien, pour moi, ma théorie c'est que nous étions une couple de différentes espèces placées sur terre comme test, pour voir si nous pouvions évoluer.

Enseignante: Qui les a placés sur terre?

É1: L'univers. L'univers c'est comme... nous sommes des cellules à l'intérieur de millions de cellules. C'est comme une cellule gigantesque qui va toujours continuer à se multiplier. Et nous ne sommes qu'une cellule ordinaire. Comme une cellule à l'intérieur de notre corps qui est faite de cellules, faites de cellules. Et ça n'a rien à voir avec l'intelligence. Ça a à voir avec si les cellules évolueront ou non.

É3 : Alors il y aurait comme deux paradigmes différents.

É4 : Oui, il y a l'intelligence pour penser à comment faire les choses et il y a l'intelligence à propos de comment tu vas utiliser ces choses. Nous sommes à la fois les plus stupides et les plus intelligents.

Dans la section suivante, en vue de poursuivre notre argumentation concernant la différence de degré entre la philosophie et la PPE, nous analyserons quatre objections posées par des philosophes (entre autres Kitchener, 1990; White, 1992), selon lesquels la PPE n'est pas de la "vraie" philosophie, et les élèves de l'école primaire n'ont pas les capacités cognitives nécessaires pour philosopher.

Les objections contre la PPE

Les objections concernent le fait que la PPE n'est pas de la "vraie" philosophie - ce qui laisse entendre que les enfants ne sont pas capables de penser de manière complexe ou critique (philosophique). Les objections contre la PPE qui reviennent le plus régulièrement sont les suivantes :

  • après leurs séances de PPE, les jeunes ne connaissent pas les philosophes qui ont marqué cette discipline ;
  • ils n'ont pas la capacité de produire des raisonnements structurés ;
  • les thèmes sur lesquels ils réfléchissent ne sont pas des principes universels et ils ont besoin d'un support concret pour philosopher ;
  • leurs habiletés de pensée ne sont pas suffisamment complexes pour être appelées critiques.

Dans les paragraphes suivants, nous nuancerons chacun de ces points.

Premièrement, il est vrai que la praxis de la PPE ne fournit pas à l'élève un bagage théorique de connaissances explicites quant aux philosophes qui ont marqué l'histoire et aux textes philosophiques classiques. Mais il convient de relever une distinction entre apprendre la philosophie et faire de la philosophie. "L'objection laisse entendre que la philosophie est une matière que l'on apprend, et à ce titre, elle ne s'applique pas vraiment à la Philosophie pour enfants puisque cette dernière conçoit la philosophie comme quelque chose que l'on fait." (Gazzard, 1996, p. 13) Le but de la PPE consiste à initier les jeunes à la philosophie par la praxis du dialogue critique et non à leur transmettre un corps de connaissances relatives à la philosophie.

Deuxièmement, il est vrai que les échanges des élèves sont parfois moins structurés que ceux des adultes, mais encore, convient-il de nuancer : d'une part, la praxis philosophique vise justement à guider les élèves dans l'élaboration et le raffinement de leurs arguments et de leurs analyses (Lindop, 1993), de sorte que plusieurs d'entre eux génèrent des idées philosophiques très structurées et articulées (Gazzard, 1996). D'autre part, des études démontrent que les étudiants qui en sont à leur première année d'université font également preuve d'idiosyncratisme (King & Kitchener, 1994 ; Tremblay, 1999). Et pourtant, on dit de ces universitaires qu'ils philosophent et on convient de nommer "philosophie" la discipline qu'ils étudient.

Troisièmement, nous acquiesçons au fait que le vocabulaire des jeunes qui font de la philosophie à l'école primaire est simple et que leurs échanges ont des assises concrètes. Mais l'objection des néo-aristotéliciens ne réussit pas à discriminer la PPE car, comme l'écrit Wittgenstein, la tâche de la philosophie ne consiste pas uniquement à discuter des principes généraux désincarnés de la réalité, mais elle exige aussi de se concentrer sur les mots du langage courant et leur utilisation dans diverses situations de la vie courante (voir Murris, 2000). Durant les séances de PPE, les jeunes travaillent avec des concepts ambigus et problématiques qui peuvent être concrets ou abstraits, mais qui sont généralement incarnés dans des contextes de tous les jours (Splitter & Sharp, 1995). En outre, précisons que si les jeunes ne parviennent pas à des principes universels à partir d'exemples issus de leur quotidien, ils réussissent néanmoins à faire des transferts, des analogies etc., qui leur permettent d'atteindre une compréhension "générale" d'un phénomène complexe, comme l'illustrait le dialogue présenté précédemment. Ainsi, la distinction entre les échanges des jeunes et ceux de (certains) adultes n'est pas absolue, mais relative. Finalement, la distinction entre la philosophie "concrète" et "abstraite" ne peut pas déterminer une différence de nature entre la PPE et la philosophie, puisque cette dernière accepte comme siennes deux traditions dont les visées sont incarnées dans l'expérience quotidienne, et qui constituent les fondements théoriques de la PPE, à savoir le questionnement socratique et la philosophie pragmatiste.

La quatrième objection - concernant l'incapacité des élèves de penser de manière complexe - est celle qui revient le plus souvent et avec le plus d'insistance. Pourtant, une étude récente menée auprès d'élèves du primaire dans huit classes d'Australie, du Mexique et du Québec (voir la note n° 7) a fait ressortir des résultats différents - voire opposés (voir aussi McCall, 1990; Evans, 1995; Murris, 2000; Mitias, 2004; Weber, 2008). En effet, les résultats de l'analyse indiquaient que même des élèves qui découvraient la PPE pour la première fois manifestaient des attitudes et des habiletés reliées à une pensée critique à la fin de l'année scolaire. La pensée critique se manifestait par le biais de quatre composantes à savoir les modes de pensée logique, créatif, responsable et métacognitif, chacun de ces modes se complexifiant durant la praxis philosophique en une perspective égocentriste (au début de l'année), relativiste (à la mi-année) et intersubjective (à la fin de l'année) (voir Daniel, 2005; Daniel et al, 2005). A titre d'exemple, regardons comment un de ces modes de pensée (le mode logique) a évolué durant l'année scolaire.

Au début, la pensée logique se manifestait de manière concrète ou égocentrique par le biais d'énoncés basés sur des observations sensorielles d'un fait personnel et particulier. Les élèves (qui débutaient avec la PPE), étaient incapables de justifier leur point de vue :

- Enseignante : est-ce qu'un cube parfait ça existe ?

- É1: un dé pourrait être un cube parfait.

- Enseignante : É2, est-ce qu'un cube parfait ça existe ?

- É2 : je ne veux pas dire que ça n'existe pas, mais je n'en ai pas vraiment vu.

Au milieu de l'année, la pensée logique de ces élèves était un peu plus abstraite que dans l'extrait précédent ; elle s'ancrait dans une épistémologie relativiste en ce sens que les élèves n'évaluaient pas les énoncés des pairs, même s'ils questionnaient leurs propres actions et s'interpellaient sans que l'animateur n'ait à intervenir. Cet extrait révèle que, avec la praxis de la PPE, les élèves ont développé des attitudes critiques qui ont affecté leur mode de pensée :

- É1: lorsque tu dessines, tu fais des formes, alors est-ce que tu fais de la géométrie en même temps?

- É2 : avant la sixième année, avant qu'on commence à parler de ça (PPE), je dessinais comme ça. Mais depuis que nous avons commencé à en parler, quand je dessine, je me questionne toujours.

- É3: avant, je dessinais comme ça et je ne pensais pas que c'était de la géométrie, mais maintenant depuis qu'on a commencé à en parler, je me dis qu'il faut toujours que ce soit bien fait.

À la fin de l'année scolaire, les mêmes élèves avaient progressé dans le mode logique : ils complétaient les énoncés des pairs en justifiant spontanément leurs points de vue (sans stimulation de la part de l'enseignante), leur raisonnement était plus élaboré, en ce sens que leur argumentation se basait sur des concepts plus abstraits (s'estimer, prêter attention, faire preuve de logique, savoir penser), ce qui s'est reflété dans la complexification de leur épistémologie. Notamment, la pensée logique des élèves était ancrée dans l'intersubjectivité, en ce qu'ils évaluaient les points de vue des pairs et élaboraient ensemble une stratégie globale pour réussir au jeu d'échec.

É1 a mentionné la confiance en soi, et les autres ont ajouté, de manière divergente (critique) :

- É2 : (Parmi) les qualités pour jouer aux échecs, il y a la confiance en soi, oui, mais il faut aussi prêter attention. Si tu ne prêtes pas attention, si tu écoutes quelqu'un parler et tu ne prêtes pas attention à son déplacement, tu ne sauras pas ce qui se passe et alors...

- É3 : tu as aussi besoin de logique. Disons que si tu places ta reine sur une diagonale à ton fou, c'est pas logique parce que le fou va prendre la reine. Et ça c'est une des règles principales. Ça veut dire que tu as besoin de beaucoup de logique.

- É4 : tu dois savoir réfléchir, c'est bon pour la logique. Aussi être capable de rester tranquille pendant la partie pour te concentrer. Si juste comme tu es prêt, tu dois parler à quelqu'un qui te dis, "Tu n'es pas bon, tu n'es pas bon", tu ne verras pas ce qui se passe dans le jeu. C'est pour ça que c'est bon de ne pas parler pendant une partie d'échecs.

Les trois extraits que nous venons de présenter exemplifient des échanges entre élèves qui en sont à leur première année de praxis philosophique. On peut noter que lorsque des élèves participent à la PPE sur une base étendue (minimalement deux années scolaires), tel qu'illustré dans le premier exemple d'élèves de 10-12 ans, l'intersubjectivité se manifeste plus explicitement et les habiletés de pensée complexe des élèves sont plus diversifiées (inférences, déductions, questions évaluatives, analogies, comparaisons, nuances, justifications, clarification des idées, argumentation, autocorrection) et plus soutenues. De plus, les élèves font montre d'attitudes intellectuelles complexes (conscience de la complexité des concepts discutés, respect de la divergence des points de vue, acceptation de l'incertitude intellectuelle, doute constant, ouverture d'esprit en regard des nouvelles possibilités, compromis dans l'élaboration des points de vue, préoccupations sociales/morales, etc.) (Daniel et al, 2003, 2005). Ces attitudes dénotent une conscience philosophique, pour ne pas dire une "intention philosophique" (White, 1992, p. 75-76). Ce sont des engagements philosophiques - la sorte d'engagement envers des principes procéduraux qui rendent le discours philosophique possible (Evans, 1978 cité par Murris, 2000).

Nous ne sous-entendons pas que, dans nos résultats de recherche, les dialogues critiques entre élèves reflétaient le niveau de complexité et d'abstraction susceptible de caractériser un échange entre philosophes "professionnels" (i.e. des professeurs de philosophie). Notre étude a montré que les dialogues critiques des élèves se situaient dans une intersubjectivité que nous avons nommée "orientée vers la recherche du sens", c'est-à-dire que les jeunes recherchaient le sens des mots, le sens des concepts et des idées afin de donner une signification à leur existence et au monde qui les entoure8. Ce faisant, les élèves ne développaient pas tous leurs arguments à l'intérieur d'un "si... alors" explicite, ils ne s'engageaient pas non plus dans des perspectives théoriques, mais appuyaient leurs réflexions critiques sur des raisonnements élaborés à partir de leurs expériences. Nous pourrions affirmer que l'intersubjectivité "orientée vers la recherche du sens" est une étape préalable à l'intersubjectivité "orientée vers la production de connaissances" (Daniel et al., 2003), laquelle exige une plus grande capacité d'abstraction et de logique formelle, et qui pourrait "être vue comme une recherche du sens absolu, universel d'un concept spécifique, indépendamment de son usage dans des circonstances particulières." (Murris, 2000, p. 270). Néanmoins, l'intersubjectivité - qu'elle soit orientée vers le sens ou vers les connaissances - dénote une épistémologie complexe qui présuppose la décentration et l'ouverture à l'autre. Elle présuppose également des habiletés de pensée complexes et des attitudes intellectuelles et sociales complexes. Ainsi, appuyées sur des résultats de recherches empiriques, nous sommes en mesure de soutenir que les jeunes sont capables de penser et de réfléchir de façon critique.

Dans cette partie, nous avons montré que les élèves du primaire sont des "philosophants", et que la PPE est de la philosophie appliquée. D'abord, nous avons noté une nuance entre apprendre la philosophie et faire de la philosophie. Ensuite, nous avons relevé que l'idiosyncratisme n'est pas que l'apanage des jeunes, mais aussi de plusieurs adultes et d'étudiants universitaires. Puis nous avons montré que l'expérience concrète n'est pas l'apanage seulement de la PPE, mais qu'elle a marqué certaines traditions philosophiques au cours de l'histoire. Enfin, nous avons noté que la distinction entre une intersubjectivité orientée vers la recherche du sens et une intersubjectivité orientée vers la production des connaissances est simplement une différence de degré, toutes deux étant complexes.

Ces considérations nous conduisent à soutenir que le philosopher se situe sur un continuum. À une extrémité, se trouvent les élèves du primaire qui sont des philosophants (peut-être au centre, pourrions-nous situer les étudiants universitaires qui sont aussi des philosophants) et à l'autre extrémité du continuum se trouvent les philosophes professionnels.

Bien que nous militons en faveur d'une prise de position concernant une simple différence de degré entre la philosophie traditionnelle et la PPE, il n'en demeure pas moins que nous acquiesçons au fait que, dans la réalité de la classe, certaines séances dites de philosophie ne sont pas orientées vers l'apprentissage du dialogue critique ni d'une pensée critique dialogique.

Une différence de degré, mais à certaines conditions9

Certaines de nos observations de la PPE dans les salles de classe en Australie, en Europe, au Mexique, au Canada et ailleurs nous conduisent à croire qu'une tendance à laisser les élèves "converser" (voir note n° 6) s'est rapidement répandue. Si, comme le confirment les résultats de nos recherches, la mise en place du dialogue philosophique chez les jeunes n'est pas spontanée et l'utilisation d'une pensée critique n'est pas innée, alors nous soutenons que le rôle de l'enseignant est de poser des questions socratiques qui encouragent l'enfant à clarifier ses opinions, à articuler clairement ses points de vue, à rechercher la cohérence, à formuler des hypothèses, à s'appuyer sur des critères et à examiner des solutions de rechange : quelles sont les ressemblances et les différences entre les termes x et y ? Peux-tu définir les termes que tu viens d'utiliser? Comment justifies-tu ton énoncé? Sur quels critères te bases-tu pour dire que ...? Peux-tu fournir un contre-exemple? Que pourrais-tu ajouter pour améliorer ce point de vue? Pourrais-tu relier un tel comportement à des règles ou à des principes connus? Comment hiérarchiserais-tu les critères qui viennent d'être énoncés? Comment ta perspective ou celle du groupe a-t-elle évolué entre le début et la fin de l'échange? Etc. (Lipman et al., 1980)

Des observations dans des classes du primaire où les élèves s'exerçaient à philosopher ont mis en lumière des relations intrinsèques entre les maïeutiques de l'enseignante et l'apprentissage des élèves. Par exemple, nous avons noté que lorsque l'enseignante n'encadrait pas les élèves avec des questions appropriées, c'est-à-dire quand elle les laissait converser sur une thématique quelconque, les élèves discutaient de plusieurs idées à la fois de manière idiosyncratique (au lieu d'en approfondir quelques unes); ils ne se centraient pas sur un objectif commun, mais sur une panoplie d'objectifs particuliers en lien avec leurs intérêts propres; leur échange était linéaire puisqu'il était très peu ou pas du tout argumentatif; finalement la classe se résumait en une agglomération d'individus plutôt qu'en une communauté de recherche.

Nos observations nous ont également permis de constater que lorsque l'enseignante (à la différence de la situation précédente) posait toutes les questions ou, autrement dit, lorsqu'elle s'enfermait, malgré l'utilisation d'un support philosophique, dans un rôle traditionnel, alors les élèves se fixaient comme objectif de bien comprendre les consignes et de répondre correctement aux questions posées par l'enseignante, au lieu d'essayer de construire des significations avec leurs pairs. De plus, ils attendaient que l'enseignante les questionne pour énoncer leur point de vue, plutôt que de s'engager dans une recherche autonome.

Nous avons également observé que lorsque l'enseignante délaissait son rôle de transmetteur en faveur d'un rôle de "guide", et qu'elle soutenait les élèves dans leur réflexion sans, toutefois, stimuler leurs habiletés argumentatives et critiques, alors les élèves apprenaient à penser de manière autonome mais ils n'apprenaient pas à argumenter; ils montraient parfois de l'opposition mais davantage dans une perspective de confrontation que de négociation; ils parvenaient rarement à justifier leur point de vue de façon complète, utilisant surtout des exemples personnels pour démontrer ces points de vue.

Finalement, nous avons observé que lorsque l'enseignante encourageait les élèves à réfléchir, lorsqu'elle favorisait les interactions entre les élèves, demandait des justifications, encourageait la critique constructive, etc., les élèves apprenaient à respecter des points de vue divergents, à justifier leurs opinions, à devenir critiques envers les propos de leurs pairs et des leurs, à prendre conscience du bien-fondé de la critique pour l'enrichissement et la modification des perspectives; bref, ils apprenaient à philosopher.

En conséquence, un des défis que pose la PPE pour les enseignants qui s'en servent avec des élèves du préscolaire et du primaire consiste à devenir conscients des différences, d'une part entre la conversation et le dialogue, puis entre le dialogue non-critique et le dialogue critique et, d'autre part, entre pensée et pensée critique. Autrement dit, il convient que les enseignants qui visent à faire philosopher leurs élèves demeurent conscients de la "visée philosophique"10 de l'échange, à défaut de quoi l'apprentissage de la philosophie à l'école risque de stagner dans la simple conversation et, ce faisant, de s'inscrire dans le relativisme négatif, où toutes les perspectives sont acceptées et acceptables. Trop souvent, les jeunes générations qui sont influencées par les illusions et les valeurs néolibérales finissent par considérer le pouvoir, l'argent, le sexe, la surconsommation et ainsi de suite, comme les sources principales du bonheur; ils n'ont pas besoin qu'en plus l'école leur transmette l'illusion qu'ils sont engagés dans un dialogue critique, alors qu'ils ne font que parler, ou encore qu'ils philosophent, alors qu'ils réfléchissent de manière linéaire (simple).

Conclusion

Dans ce texte, nous soutenons que la PPE est de la philosophie. Nous avons constaté des différences de degré (pas de nature) entre la PPE et la philosophie traditionnelle, et de nombreuses ressemblances entre la PPE et la philosophie en tant que mode de pensée.

La philosophie, telle qu'elle est enseignée traditionnellement dans les collèges et les universités, a pour tâche de découvrir la Vérité, alors que la tâche de la PPE est de construire des vérités avec les pairs. En philosophie, la résolution de problèmes philosophiques se fait souvent par le biais de la pensée critique individuelle, alors qu'en PPE elle s'appuie sur l'apprentissage d'une pensée critique au sein d'une communauté de recherche. En philosophie, le moyen d'atteindre la compréhension d'un texte se trouve dans la lecture critique individuelle, alors qu'en PPE, la compréhension conceptuelle advient par le dialogue entre pairs. Les textes classiques qui représentent des pôles de contradiction sont le moyen traditionnel d'arriver à une compréhension, alors qu'en PPE ce sont les points de vue des pairs qui représentent ces pôles de contradiction. Les textes philosophiques destinés aux adultes proposent des arguments complexes, alors que les romans philosophiques pour les élèves questionnent des ambigüités et des paradoxes qui conduisent à une argumentation complexe. Les préalables pour un apprentissage de la philosophie traditionnelle sont la motivation intrinsèque à comprendre, plus l'autonomie de pensée, plus la connaissance philosophique, alors qu'il n'y a pas de préalable à la PPE, à l'exception de la motivation intrinsèque à participer aux échanges philosophiques. Le résultat des cours de philosophie est de maitriser la pensée argumentative et critique et de parvenir à une meilleure connaissance de la pensée des philosophes, alors que le résultat des sessions de PPE est la co-construction graduelle des attitudes et des habiletés reliées à une pensée critique. La philosophie est un résultat, alors que la PPE est un processus.

Quant au lien entre la philosophie, entendue au sens de mode de pensée, et la PPE, il est ressorti que la PPE trouve ses racines dans la philosophie antique, particulièrement la philosophie socratique, et dans le pragmatisme, en ce qu'elle se sert du questionnement socratique pour stimuler la pensée critique chez les enfants. La PPE est parfois vue comme une illustration de la philosophie édifiante de Rorty (Weber, 2008). En effet, cette dernière (de même que la PPE) sous-entend une passion pour la sagesse, une recherche pour la sagacité pratique et un dialogue continu. La philosophie édifiante est un mode de pensée qui implique logique, imagination et compassion, alors que la PPE fait référence à la pensée logique, créative et de la sollicitude. Néanmoins, le critère de l'âge est toujours présent, puisque la philosophie édifiante ne s'adresse pas aux enfants.

La pensée critique représente un lien fondamental entre la philosophie (traditionnelle ou édifiante) et la PPE, car les deux ont pour objectif le développement de penseurs critiques qui sont motivés à poser des questions, à conceptualiser, à évaluer, etc. Dans cette optique, la philosophie et la PPE sont deux composantes d'un même continuum.

Dans la mesure où l'on accepte que la pensée critique n'est pas innée ou qu'elle ne survient pas automatiquement à l'approche de l'âge adulte, alors on peut affirmer qu'elle exige un apprentissage dès le jeune âge, lequel peut être réussi par des enfants du primaire pour autant qu'ils bénéficient d'une praxis philosophique sur une base régulière et continue.


(1) La version anglaise de ce texte a été publiée électroniquement dans la revue Educational Philosophy and Theory (EPAT), en octobre 2009. La version papier est sous presse dans la même revue. Une autorisation écrite de reproduction a été fournie par l'éditeur de EPAT.

(2) Les prédispositions auxquelles nous faisons référence sont entendues dans le sens d'attitudes intellectuelles; elles possèdent un caractère réfléchi et auto correcteur (Splitter, 2007).

(3) C'est dans cette acception générale que de nombreux philosophes, chercheurs et ministères de l'éducation considèrent que l'enseignement de la pensée critique est un droit fondamental (Curley, 1993; Letwin, 1993; Daniel, sous presse). En effet, la pensée critique : 1) donne aux jeunes la liberté de douter, de poser des questions et de s'exprimer, et leur inculque une rigueur intellectuelle (Desbiens, 1999); 2) encourage la compréhension et la stabilité de l'apprentissage (Peters et al., 2002); 3) lorsqu'elle s'applique à soi-même, permet à chaque individu d'apprendre à se connaitre et d'exercer un contrôle métacognitif pour enrichir son expérience individuelle (Ministry of Education of British-Columbia, 2000; Ministère de l'éducation du Québec, 2001); 4) permet aux élèves de mieux s'intégrer socialement (Ministry of Education of Ontario, 2005), de prendre des décisions morales éclairées (Thomas, 2001; Darling, 2002, 2006; Fong, 2002) et d'alimenter les démocraties (Paul, 1993b; Boisvert, 1999; Giancarlo & Facione, 2001; Lipman, 2003).

(4) Bien que nous nous attardions exclusivement aux travaux des philosophes, il est important de souligner que de nombreux psychologues ont également écrit sur la pensée critique (voir entre autres Goodman, 2007). Alors qu'en général les philosophes lient la pensée critique au doute méthodique, bien souvent, les psychologues lient la pensée critique à la résolution de problème.

(5) Selon Piaget, de nombreux adultes perçoivent la réalité en fonction de leur propre perspective. Leur champ de perception est alors limité à un point de vue personnel. Dans la même ligne de pensée, Toch et Smith (cités dans Paul, 1987) soutiennent que, même si les adultes inventent des concepts, établissent des liens entre ces concepts et émettent des hypothèses, plusieurs n'en sont pas conscients, de sorte qu'il est rare qu'ils s'investissent dans l'amélioration de leurs jugements, même si ces derniers sont à la source de qui ils sont et de ce qu'ils font. Comme le soutenait Lipman (2003), la pensée critique doit être stimulée chez les élèves les plus jeunes pour déjouer cette recherche de la certitude, car elle tend à caractériser la pensée d'un trop grand nombre d'adultes.

(6) La conversation est un échange spontané (voir Flahault, 1999) qui exige peu ou pas d'effort intellectuel. Elle ne se base pas sur la clarification de concepts (Klir &Weierman, 1999), sur la résolution de problèmes ou sur la critique procédurale (Pask & de Zeeuw, 1992). Cela ne veut pas dire toutefois que la conversation est à négliger en éducation. Il s'agit d'un contrat social qui inclut un système implicite de règles et d'exigences (par ex. : écouter, ne pas monopoliser la conversation) qui suppose une "manière d'être ensemble" et qui permet à chaque individu d'exister.

(7) Grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, nous avons pu mener, avec six chercheurs de trois pays (L. Lafortune, R. Pallascio, P. Mongeau, C. Slade, L. Splitter, T. de la Garza), une étude dans huit groupes d'élèves du primaire (âgés de 10 à 12 ans) issus de classes d'Australie, du Mexique et du Québec. Nous avons enregistré un total de 24 échanges entre élèves, échelonnés sur huit mois, entre le début et la fin de l'année scolaire. L'analyse par théorisation ancrée a fait émerger deux processus d'apprentissage chez les élèves : celui du "dialogue critique" et celui d'une "pensée critique dialogique" (Daniel et al., 2002, 2003, 2005). Le processus d'apprentissage du dialogue critique a mis en lumière deux types d'échange non dialogiques (l'anecdotique et le monologique) et trois types d'échanges dialogiques (non-critique, quasi-critique, critique).

(8) "(...) ce que nous cherchons tous c'est un sens - les enfants autant (ou plus?) que les adultes. Raisonner correctement et penser avec habileté ne suffisent pas s'ils ne conduisent pas à la découverte d'un sens." (Evans, 1995, p. 9).

(9) Cette critique faisait partie de la conférence d'ouverture prononcée par l'une des auteures à la Conférence de l'UNESCO pour la journée internationale de la philosophie (Paris, Novembre 2006). Le texte complet de la conférence se trouve sur le site web de l'UNESCO. Une traduction anglaise est publiée dans Thinking, 18:4, 2008, pp. 36-48.

(10) L'expression DVP (Discussion à visée philosophique) a été mise en avant par Jean-Charles Pettier.

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