Revue

Suisse : perspectives pour l'enseignement de la philosophie à l'école enfantine et primaire en Suisse romande

La Haute Ecole Pédagogique de Fribourg forme les futurs enseignants de l'école enfantine et primaire à la pratique de la philosophie avec les enfants. Elle propose également des modules dans le cadre de la formation continue pour l'ensemble de l'école obligatoire. L'option retenue par la HEP de Fribourg en matière de philosophie pour enfants et adolescents (PPEA) consiste en l'immersion de la philosophie comme outil d'apprentissage dans les domaines de l'expression - compréhension orale et écrite, ainsi que de l'éducation citoyenne élargie, c'est-à-dire en connexion avec l'étude de l'environnement et de l'histoire. Ce choix influence en profondeur l'approche de la philosophie, et corrélativement les paramètres déterminant le cursus.

I) La question des objectifs

La pratique de l'outil philosophique dans le cadre de l'école enfantine et primaire, s'il est envisagé, comme ici, dans une dynamique d'imprégnation, va répondre, dans une posture transversale, à tout un ensemble d'objectifs d'apprentissage constituant le cursus scolaire général. En premier lieu, la philosophie va contribuer à la construction des compétences langagières de l'enfant dès le début de sa scolarité. Elle va l'amener à la découverte progressive des notions abstraites véhiculées par le langage, et à l'articulation de leurs concepts dans un propos cohérent. La philosophie va ainsi enrichir le vocabulaire et améliorer la gestion de la complexité d'un enchaînement notionnel. Mais la pratique même de cet exercice d'expression orale en groupe va également accroître les compétences d'écoute et de compréhension, autant de la pensée des autres que de la sienne propre. Ce processus de développement de l'expression et de la compréhension qui émerge dans une pratique originellement orale va se retrouver par la suite dans le développement de la lecture et de l'écriture, où à nouveau la nécessité de comprendre et de communiquer la pensée abstraite, est l'une des priorités fondatrices de la scolarité obligatoire. En second lieu, la pratique du débat philosophique va contribuer au développement de tout un panel de compétences chez l'enfant visant la gestion de son environnement. Au plan de sa socialisation immédiate avec ses camarades, comme de celui de son intégration progressive dans la société citoyenne, le débat philosophique va permettre à l'enfant d'entraîner des compétences rationnelles qui entrent dans la composante des compétences relationnelles, par exemple en favorisant, par la distanciation réflexive, la différenciation du self (Murray Bowen). Cette réflexivité se retrouvera également dans les rapports avec l'environnement large, et permettra le développement d'une pensée critique nécessaire à la compréhension de l'histoire et de l'écologie, ce qui disposera la conscience de l'enfant, puis de l'adolescent, à l'enjeu de ses responsabilités citoyennes grandissantes.

Ainsi, comme l'a démontré l'imposant groupe d'études (New Jersey Test of Reasoning Skills, Ioro, Weinstein, Shipmann, Jenkins,Schleiter, Lebuis & Caron, Jackson & Deutsch 1981,82,84,85,87)) sur les compétences générales du raisonnement, la PPEA satisfait à la réalisation de nombreux objectifs généraux d'apprentissage, où, en quelque sorte à parité avec les mathématiques, elle contribue à la construction du raisonnement.

Cette approche de la philosophie comme outil peut cependant interpeller l'enseignant sur l'instrumentalisation de la pratique de la philosophie, qui finalement occulte, du moins temporairement, le patrimoine culturel des grandes traditions philosophiques, et néglige aussi une certaine autonomie de la discipline. Il n'y a en effet pas d'heure de philosophie à introduire au programme de l'école enfantine et primaire, mais bien des heures de français et d'environnement où s'insère la philosophie.

Si ce choix est idéalement discutable, il répond par contre à une nécessité pratique. Il part du principe qu'il vaut mieux commencer à faire de la philosophie pour développer le raisonnement de l'enfant, plutôt que d'attendre que l'individu ou les circonstances le permettent. D'ailleurs, ce serait aller à rebours de l'idée originelle de M. Lipman. De plus, cet exercice du raisonnement, dans le contexte de la langue et de l'environnement, est assurément une excellente disposition pour la découverte progressive, dans le cadre de l'école secondaire, du patrimoine philosophique, d'une manière qui soit bien philosophique. Il est en effet dans l'enseignement même de la philosophie un objectif fondateur qui est celui, non pas de se contenter d'assimiler (d'ailleurs est-ce vraiment possible ?) la pensée d'un auteur, mais bien de l'étudier au travers d'un dialogue argumenté, comme, somme toute, le font généralement et ce depuis l'antiquité tous les philosophes qui sont un jour devenus des auteurs.

Il est donc en ce sens pertinent d'implanter également la PPEA à l'école secondaire obligatoire (cycle d'orientation), dans le cadre notamment des cours dits "d'éthique", où l'outil philosophique (soit le discours conceptuel argumenté) s'appliquera de manière privilégiée au développement d'une éducation citoyenne, dans laquelle une réflexion sur les valeurs n'a de sens véritablement démocratique qu'à la condition de contribuer à l'autonomie de penser de l'être social.

II) La question du contenu

La philosophie n'est que rarement son propre objet. Si la très classique question : "Qu'est-ce que la philosophie ?" reste un "must" du cursus du collégien, il est assez rare qu'elle suscite, à elle seule, une émeute noétique dans l'esprit du jeune adulte. La philosophie est, en quelque sorte par essence, la discipline de l'interdisciplinarité, puisqu'en général il s'agit de philosopher sur un domaine autre (le monde, l'humain, la connaissance, l'action, la beauté, etc.). En ce sens, lorsqu'il s'agit de statuer sur le ou les contenus philosophiques dans ce qui devient officiellement "le cours de philosophie", il devient fondateur d'y enseigner une pratique du raisonnement qui, dans la mesure du possible, aurait été déjà bien entraîné durant l'école obligatoire. Ainsi, dès que le cours de philosophie se définit comme un lieu de la pratique philosophique, les modalités de cette pratique et ses applications (auteurs, histoires des idées, questions), seront de toute façon assurées de leurs caractéristiques philosophiques en tant qu'exploration des possibilités de pensée, cadre dans lequel l'autonomie de penser peut se déployer. Corrélativement, la pratique du débat argumenté constitue la garantie que le cours de philosophie ne se transforme pas en cours d'histoire, de culture générale, ou bien même devienne un lieu prétexte aux endoctrinements de tout bord.

III) La question des processus de pensée

Si, fondamentalement, la philosophie dans le cadre de l'éducation est une pratique de pensée et indissociablement un moyen d'apprendre, la capacité d'opérer le processus de pensée est constitutive des possibilités d'enseignement de la philosophie sur la toute la durée de la scolarisation. Or, à la suite de N. Muller Mirza et A.-N. Perret-Clermont (Argumentation in Education, 2009), il apparaît globalement que l'argumentation est un processus constitutif de l'apprentissage scolaire en général. Le terme argumentation englobe ici tout ensemble de pensées logiquement articulées et qui dépasse largement la philosophie, mais qui aussi l'englobe. En ce sens, il est possible de soutenir que la pratique de la philosophie, en tant notamment qu'exercice privilégié d'argumentation, a une place non seulement légitime, mais nécessaire dans le processus du développement de l'intelligence de l'enfant et de l'adolescent. En l'état actuel de nos connaissances sur le fonctionnement de l'apprentissage, il est donc entendu que les critiques sur l'inadéquation quant à la précocité de la philosophie pour enfants n'ont plus de validité scientifique. La question du processus se retrouve donc dans les mains des enseignants de philosophie, et dans la ligne de mire de leur représentation de cette discipline. Ainsi, pour admettre la philosophie à l'école dès le plus jeune âge, il est nécessaire de reconnaître que le processus débute par l'apprentissage de la pratique de la philosophie, ce dernier étant prioritaire sur l'apprentissage des doctrines philosophiques. En effet, si la philosophie est l'un des outils de prédilection du développement de l'intelligence conceptuelle et analytique, il est de l'ordre de la nécessité procédurale que le moyen d'apprendre la conceptualisation précède la conceptualisation acquise, nécessaire à la compréhension des doctrines philosophiques. Ceci n'exclut pas l'accès progressif à une découverte des auteurs philosophiques par les jeunes apprenants, mais en aucun cas n'assure que le simple accès à la culture philosophique ne constitue la garantie ne serait-ce que de sa compréhension. Ce constat, tout professeur de philosophie pour le baccalauréat a d'ailleurs pu amèrement le faire, au moins une fois dans sa carrière. Partant donc du principe qu'il n'est pas logique d'étudier la philosophie sans philosopher, le processus d'apprentissage va donc se centrer sur ses étapes de construction. Quel est donc son point de départ ?

IV) Un cursus dans la progression : vers une conception systémique

À sa remière leçon de philosophie en classe enfantine, l'apprenant âgé de cinq ans semble de prime abord fort démuni. Sa maîtrise de la langue est en effet loin d'être acquise. Pourtant, même à cet âge, un enfant sait déjà, dans une certaine mesure, manipuler un concept et se positionner face à un problème. Le champ socio-relationnel occupe déjà largement ses préoccupations, de même qu'il est spontanément bien disposé aux questions existentielles. Néanmoins, cet heureux potentiel nécessite un encadrement structurant. La première consigne d'entrée en philosophie dans une classe enfantine se structure autour de l'appropriation de la pensée personnelle par le recours obligé au pronom "je", qui est également un objectif général d'expression orale. Mais cet usage du "je" sera accompagné en philosophie par une expression d'opinion (à caractère généralement idéologique ou moral), et dès que possible par le souci de la justification. Le "je pense... parce que..." constitue la matrice de fond par laquelle une pensée autonome communicable est possible.

Non sans étonnement, cette expression primordiale d'une pensée mienne et de la légitimité qui l'accompagne, celle profondément citoyenne du droit à la liberté d'expression, ne sont pas un acquis de l'ordre de l'évidence. Il n'est en effet pas rare d'observer, même chez de très grands commençants, une vive autocensure lors de la formulation d'opinions dans le cadre scolaire, comme si très paradoxalement l'école, lieu privilégié de l'éducation citoyenne, était également celui où la parole libre est la moins envisageable. Le tamis de la bonne et de la mauvaise réponse semble réduire entre les murs des salles de classe l'ensemble de la pensée produite aux seules options du "vrai" ou du "faux". En ce sens, et dans la logique d'une méthode de philosophie implantée dans la scolarité, il appartient à la PPEA de catalyser et de stimuler une culture pédagogique centrée sur la légitimation de l'argument comme noyau des apprentissages noétiques et formels, afin de consolider la cohérence entre efficience pédagogique et réalité citoyenne. Si l'appropriation de la pensée personnelle se présente, en quelque sorte ontologiquement, en amont du processus, il n'est pas pour autant envisageable de concevoir une progression linéaire. Certes, la pratique du questionnement et des problèmes précède l'étude des auteurs, mais à condition d'envisager, comme dans la perspective ci-dessus, une philosophie dès les plus jeunes années de la scolarité obligatoire. Il conviendrait plutôt d'envisager le processus dans une lecture de développement systémique, en considérant la différence entre petits et grands commençants sous le critère d'une plus grand déploiement temporel, fondé sur le principe que plus l'apprenant est jeune, plus la mise en place prendra du temps, mais plus elle sera ancrée dans les origines constitutives de la genèse de la pensée. Autrement dit, s'il est mieux de commencer tôt, tout n'est pas perdu si l'on commence plus tard, ce sera seulement beaucoup plus laborieux.

V) Quelles sont alors les composantes de ce système ?

A) Comme soutenu ci-dessus, le "je", notamment en communication dans une communauté de recherche, constitue un pôle du système. Sans nécessairement postuler une existence "dure" du sujet et encore moins une quelconque anthropologie pré-requise, le "je" en tant qu'usage langagier atteste raisonnablement d'une forme de conscience, apte à l'autonomie de penser et à la capacité de communiquer. Sans cela, à quoi bon dire "je" devant qui que ce soit ? Cela n'aurait pas grand intérêt et surtout ne justifierait aucun effort ne répondant à aucun besoin. Ce premier pôle d'une conscience autonome communicante résonne donc pédagogiquement parlant dans le cadre global du développement de l'enfant. La philosophie comme opportunité de pratique du "je" relationnel vient donc naturellement imprégner toute démarche visant le développement global d'un apprenant.

B) A ce premier pôle vient se connecter un second : les composantes de la pensée argumentée, à savoir la définition, la justification et l'implication. La capacité que le "je" a de se positionner face à une idée exprimable et compréhensible s'appuie sur un ensemble de raisons de validité qui sont construites, en communauté de recherche, dans une perspective de connexions et de conséquences. L'ensemble de ce processus de construction d'une pensée argumentée se comprend dans le cadre global du développement du discours tant oral qu'écrit. La philosophie comme outil d'apprentissage des compétences transversales de la pensée prend ici toute sa légitimité. C) Cependant, même si un "je" est formé à la pensée argumentée, il a besoin pour se développer d'une motivation. Un troisième pôle, celui de la stimulation de la réflexion est donc nécessaire. La question et le problème vont en constituer les moteurs, dans la mesure où la mobilisation des compétences et donc aussi leur développement sont appelés par une motivation qui soit à la mesure de l'effort à fournir.

À ces trois pôles que sont les "je" communicants, les composantes de pensée et la situation de stimulation, se combinent deux dimensions qui vont réguler le développement systémique : la temporalité et la zone de transfert des compétences.

D) Le "je" ne peut exister sans temporalité, sans durée. C'est dans la durée que les deux autres pôles de système vont s'organiser. L'impact de la durée sur le système va s'ordonner sur deux axes : le self et l'abstraction.

- Le self regroupe ici l'ensemble des habitudes comportementales du sujet lui permettant de gérer son rapport au monde au plan émotif autant qu'intellectif. Lors de son parcours scolaire, le self de l'apprenant va progressivement se développer en se différenciant, ce qui notamment permettra de passer des réactions comportementales enfantines aux réactions comportementales adultes. Mais cette différenciation du self dans le cadre de la scolarité va également s'accompagner de la construction d'un pseudo self de l'apprenant, auquel tout enseignant est inévitablement confronté. Ce pseudo self recouvre toutes les réactions comportementales convenues et non assumées qui amènent l'apprenant, et par voie d'appel l'enseignant, à entretenir un contrat didactique qui consume lentement mais surement la relation pédagogique réelle. Cet obstacle majeur nécessite des stratégies de rupture du contrat didactique, qui vont se matérialiser au plan de l'usage des composantes de pensée et de mise en situation de questionnement-problème. Ce n'est qu'une fois ces conditions particulières admises que les méthodologies de PPEA pourront pleinement s'implanter avec efficience.

- Parallèlement, le rapport à l'abstraction sera également marqué par la temporalité. En fait, il est admis aujourd'hui que l'enfant, même très jeune, atteint une forme d'abstraction, puisqu'il gère du langage. Cependant cette abstraction, dont la communication par le langage noétique caractérise en terme de plus petit dénominateur commun la philosophie, sera davantage et plus fréquemment connectée au concret existentiel en fonction de la précocité de l'exercice philosophique. Néanmoins, comme déjà souligné plus haut, cette difficulté à rester dans l'abstrait, si elle est incontournable en bas âge, se retrouvera chez de jeunes adultes néophytes en philosophie, même si "techniquement" ils devraient en avoir la capacité. Ce constat renforce à la fois la validité d'une lecture systémique, tout en insistant sur l'importance d'une philosophie dès la scolarité obligatoire.

E) La zone de transfert des compétences va ainsi également s'implanter sur deux axes : le citoyen et le langage

- L'apparition du pseudo self va en effet imposer le redoutable écueil d'un échec au niveau des transferts dans la vie quotidienne des apprentissages supposés acquis en milieu scolaire. Les remises en question de l'éducation citoyenne, les leçons de l'histoire, comme celle de la culture scientifique, sont trop souvent amenées vers l'amer constat de leur stérilité. Le citoyen que l'école a mission d'éduquer pour la viabilité de la démocratie est en effet aspiré par la vacuité du pseudo self, amenant ainsi à infirmer dans la rue ce qui fut l'instant d'avant proclamé en classe. En ce sens, la pratique philosophique, par sa capacité de déstabiliser le pseudo self, devient dans le cadre scolaire, comme peut-être aussi dans celui de la cité, une véritable zone de transfert des compétences, où l'apprenant réflexif, pris au corps à corps avec sa pensée en débat, rompt le tabou du convenu pour assumer l'intégrité de sa pensée et donc de ses implications morales et existentielles. Or, la cohérence entre la pensée et l'action n'est-elle pas la substantifique moelle de la citoyenneté ?

- Enfin, pour revenir au langage, l'ensemble des processus mobilisés par la pratique philosophique et qui ont nécessairement amené une construction évolutive du langage, comme l'incarnation d'une pensée en action, transforme également le "je" communicant en véritable être de culture, qui ne se contente plus de n'être qu'un simple organisme apte à l'échange d'information.

Conclusion : une méthode pour des objectifs standards ?

En ce sens, toute méthode qui concrétise le processus proposé trouve, à notre sens, sa légitimité. Il apparaît que, dans l'implantation de la philosophie par imprégnation, il importe de proposer un appareillage méthodologique qui se focalise sur les dénominateurs communs de la pratique philosophique, et permette ensuite un approfondissement qui sera nécessairement conditionné par l'ensemble massif des déterminations de chaque situation, tant au plan régional qu'international. Ainsi, si une standardisation prend tout son sens, ce sera en se matérialisant avant tout dans la formulation d'objectifs, en priorité focalisés sur les plus petits dénominateurs communs, de manière à assurer une unité de principes dans une diversité de pratiques.

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