Revue

Journées d'études de l'ACIREPH : réinventer l'enseignement de la philosophie en séries technologiques. 23-24 octobre 2010 - compte rendu

L'opportunité de ces journées vient du réexamen, que nous pensons nécessaire, bien qu'il ne soit pas apparemment prévu dans le cadre de l'actuelle réforme du lycée, du programme des séries technologiques (STI et STL). C'était l'occasion pour l'Acireph de remettre en chantier, depuis 2001, ses nouvelles propositions concernant l'enseignement de la philosophie dans les lycées techniques, et en particulier dans les séries industrielles. Car l'extension de cet enseignement a été un facteur de démocratisation de la matière, qu'il ne faudrait pas supprimer ou rendre facultative au prétexte des obstacles rencontrés.

Le premier jour, un état des lieux rappelait la concentration des difficultés auxquelles est confrontée cette discipline et ses enseignants : élèves peu motivés (faible horaire - deux heures - et faible coefficient), ou intéressés mais brouillons ; travaillant très peu en philosophie, peu capables de satisfaire aux critères exigeants de la dissertation classique, et plus généralement ayant des problèmes avec un usage réflexif de la langue ; heure de dédoublement des effectifs menacée etc. Hypocrisie d'un système qui proclame le droit à la philosophie (réclamé d'ailleurs par les élèves de lycée professionnel), mais n'assure pas les moyens de concrètement l'exercer...

Comment donc diversifier pour eux cet enseignement, en tenant compte de leur spécificité et de leur parcours (ex : majorité de garçons dans certaines sections, beaucoup de temps passé en atelier), alors que leur programme reproduit le modèle de l'enseignement littéraire, simplement quantitativement réduit en fonction d'un horaire beaucoup plus faible ? L'hypothèse à explorer était de s'y prendre autrement, tant dans le programme et le type d'épreuve que dans les pratiques de classe.

Des modèles pour réfléchir

Pour décentrer la réflexion, trois modèles étrangers furent présentés dans leur esprit, avec une adaptation aux conditions françaises actuelles :

- Le modèle américain de Matthew Lipman, qui constitue une méthode, avec ses supports (romans philosophiques selon l'âge des élèves, avec des problèmes philosophiques implicites dans les histoires racontées) ; et sa démarche : lecture d'un chapitre, cueillette des questions soulevées par les élèves, choix de l'une, discussion en communauté de recherche philosophique (CRP) conduite par le maître, plan de travail avec des exercices pour consolider des compétences réflexives (phase très peu développée en France à l'école primaire) ;

- Le modèle anglais : quatre à six unités dans les différents champs de la philosophie (ex : philosophie morale, politique, de la connaissance, métaphysique...), avec pour chacune une question (ex : "Qu'est-ce qui fait qu'une action est bonne ou mauvaise ?), avec un contenu précis (ex : "morale du devoir, morale des conséquences"), précisant ce qui doit être précisément connu (ex : dans la première "expliquer l'idée que la morale impose le dépassement de l'intérêt personnel"), avec des repères lexicaux/conceptuels (ex : "bien/mal, légal/moral, intérêt/vertu...), et des références précises (ex : Mill, l'utilitarisme, chap. 2). Le sujet d'évaluation comportant pour 20 points la connaissance de points précis du programme, et pour 30 points un essai argumenté relatif à un thème du programme.

- Le modèle québécois : trois unités successives ("Philosophie et rationalité", "l'être humain", éthique et politique") avec pour chacune l'énoncé de la compétence visée (ex : "traiter d'une question philosophique de façon rationnelle"), et ses éléments (ex : "Distinguer la philosophie des autres discours de la réalité", "argumenter et raisonner en philosophie"), eux-mêmes détaillés ; et des types d'exercices écrits progressifs (ex : "rédiger un texte argumenté", puis "un texte argumenté philosophique"...).

Un travail en groupes précisait alors ce qui paraissait ou non intéressant dans ces trois modèles pour renouveler l'enseignement philosophique des séries technologiques dans le contexte français.

Il apparut que la méthode Lipman manque de culture philosophique explicite ; elle fragmente beaucoup les exercices ; les discussions sont difficiles à mettre en place faute de formation pédagogique et didactique au débat des enseignants. Mais elle fait place à l'oral sous forme de discussions organisées, développe l'idée de la classe comme "communauté de recherche", travaille beaucoup des exercices contextualisés et progressifs qui font sens pour les élèves, entraîne à la logique et à la déontologie du débat rationnel (le critical thinking)...

Le modèle québécois est intéressant par son accessibilité pour les élèves, son approche par compétences et critères de performance, son articulation équilibrée entre capacités et connaissances philosophiques, sa progressivité au niveau des contenus et des exercices écrits proposés, son ancrage dans des problèmes contemporains.

Le modèle anglais est trop chargé en contenus académiques, et fait l'impasse sur les compétences ; mais il est assez déterminé pour que les élèves puissent être évalués sur des connaissances précises, ce qui discrimine des autres les élèves travailleurs...

Dans les propositions faites, il ressort la nécessité d'une démarche pédagogique puisqu'il s'agit d'apprentissage d'une discipline ; d'une culture philosophique (des diverses positions philosophiques plus d'ailleurs que des auteurs), pour élaborer son propre point de vue ; l'intérêt d'une approche par compétences à bien expliciter en philosophie, clarificatrice tant pour les élèves que pour les enseignants ; la nécessité de l'écrit pour poser sa pensée, mais aussi de l'oral, à revaloriser, notamment sous la forme de discussions, mais très structurées et avec des exigences intellectuelles, pour éviter le désordre et la superficialité ; des contenus assez précis, réinvestissables dans des positions personnelles et évaluables pour une partie dans la note globale, comportant par ailleurs une réflexion personnelle.

La question de l'expression et de la discussion

Sur la question de l'expression des élèves, le réel problème est moins celui d'une "mauvaise maîtrise de la langue", que du passage difficile d'une parole utilitaire et de communication immédiate (ce que Bakthine appelle le "discours premier"), à un rapport à la langue plus réflexif ("discours second"), un langage qui supporte une pensée conceptualisée et rationnellement argumentée, que ce soit à l'oral comme à l'écrit. Il a été noté que cet usage réflexif de la langue dépend beaucoup des situations proposées en classe, des types d'exercices, d'outils d'évaluation formatrice...

Deux positions se sont confrontées concernant la discussion en classe. Pour la première, il faut s'appuyer sur l'énergie de convaincre des élèves, qui les motive, et exploiter la dimension ludique de la confrontation d'idées. Il faut apprendre aux élèves à maîtriser l'art de la conviction, réhabiliter le sophiste, car le langage est socialement un pouvoir. Selon la seconde, dans la lignée de Lipman, Ricoeur ou Habermas, il faut instituer le groupe-classe en "communauté de recherche" : l'enjeu est moins d'emporter le morceau (rapport de force) que d'avancer sur la question elle-même, dans un rapport de sens au problème soulevé, en développant une "éthique communicationnelle" où l'autre est un partenaire (chercher avec) et non un adversaire (lutter contre, con-vaincre, dé-battre), et où les élèves font l'expérience intellectuelle et citoyenne du désaccord dans la paix civile.

L'avantage de l'oral est d'élaborer sa pensée dans et par l'interaction sociale verbale, avec l'ébranlement que constitue la confrontation sociocognitive à une altérité plurielle incarnée, qui appelle l'urgence d'une réponse fondée. L'écrit demeure cependant essentiel pour la structuration d'une pensée concentrée sur le dialogue intérieur devant la plage blanche, par la nécessité de la cohérence textuelle des processus rédactionnels, et conceptuelle par l'usage réflexif de la langue.

Place et rôle des textes

Sur la question des textes, plusieurs scenarii furent abordés à propos de l'examen. Faut-il maintenir une épreuve de (sur) texte ? On peut en effet penser qu'en soixante heures pour traiter le programme, faire des exercices, évaluer des productions, il ne reste que peu de temps pour préparer deux types d'épreuve. On pourrait s'en tenir à un essai argumenté à l'examen. Tout dépend de l'objectif poursuivi. Est-ce de permettre aux élèves de lire un texte philosophique ? Ou plutôt de comprendre un texte rationnellement argumenté, auquel cas un article bien construit pourrait servir de support. Faut-il des textes d'auteurs anciens, au français parfois difficile, ou des textes plus modernes, à la langue plus accessible et traitant de problèmes contemporains ? On pourrait partir de textes abordables de philosophes contemporains (ex : publiés dans Philosophie Magazine). Mais des textes antiques peuvent être accessibles, et des modernes ardus. Le critère d'accessibilité semble décisif.

Le choix peut partir d'un (ou plusieurs courts) textes de positions philosophiques, plus que d'auteurs. Ces textes pourraient soutenir des positions différentes sur une question. Si le texte philosophique proposé est décontextualisé, on pourrait dans l'intitulé du sujet brièvement résumer ce qui précède et ce qui suit. Si on gardait un texte philosophique, il faudrait alors un programme assez déterminé : on tomberait à l'examen sur des textes étudiés en classe (comme en français), pour que les élèves aient des repères. Ils pourraient aussi être directement articulés sur les questions du programme.

Il a été précisé qu'un texte prend d'autant plus de sens pour un élève qu'il s'ancre dans une question qu'il se pose, qu'il résonne par rapport à un enjeu existentiel ou un contexte contemporain, qu'il est linguistiquement accessible, qu'il ne présuppose pas trop d'éléments inconnus de lui, et qu'il a été précédé d'un travail sur la question dont il traite...

Au fond, cette question de la nature des épreuves ne se pose que parce qu'il y a le baccalauréat en fin d'année, et elle détermine pour une bonne part en aval le contenu du programme et les pratiques de classe, leur progressivité, les critères d'évaluation retenus.

Le type d'épreuve

Sur la question des épreuves, il semble que deux points sont importants, même s'ils ne font pas l'unanimité :

  • Faire le deuil de la dissertation et de l'explication de texte en quatre heures telles qu'elles se pratiquent aujourd'hui, et concevoir une épreuve plus courte (deux ou trois heures), qui comporterait plusieurs phases, avec par exemple une restitution de connaissances, un travail de réflexion argumentée pouvant lui-même être scindé en plusieurs moments.
  • Expliciter le plus possible les consignes de travail et les attendus, ce qui suppose un travail de clarification de ces attentes, d'abord entre les professeurs de philo, puis avec les élèves en classe ; donc savoir ce qu'on évalue et ce qu'on n'évalue pas, et n'évaluer que ce qu'on enseigne.

Le contenu du programme

Concernant le programme et son contenu, l'accord se fait sur la nécessité de déterminer davantage les contenus que ne le fait l'actuel programme de notions, et de préciser les compétences que l'enseignement de la philo doit former (et évaluer).

Le débat (non clos) porte sur la priorité à accorder à l'un ou à l'autre de ces deux éléments : programme de questions ou programme de compétences ? Et si les deux sont nécessaires, comment les articuler ? Les modèles anglais et québécois ont été rediscutés à cette occasion, avec l'idée qu'il y a peut-être à puiser dans les deux.

Un objectif est mis en avant : l'enseignement de la philo dans ces séries doit viser à permettre aux élèves de se situer dans les débats contemporains (débats de société, éthiques..). À partir de là, il faudrait formuler les problèmes du programme à la fois de manière générale et classique et de façon qu'ils permettent un accrochage sur des questions contemporaines.

Ce programme de problèmes devrait être limité à trois (ou cinq) problèmes, et pourrait être renouvelé périodiquement ; en revanche, le programme de compétences doit rester invariant - une sorte de charte fondamentale.

Le débat (non clos) a aussi porté sur la nécessité (ou pas) de déterminer dans le programme des extraits de textes que les élèves devraient avoir obligatoirement étudiés (sans préjuger des autres textes que chaque professeur y ajouterait), qui pourraient être donnés à l'examen, et dont la liste pourrait aussi être renouvelée périodiquement.

L'Acireph élaborera à partir de ces débats une synthèse des réflexions qui justifient à ses yeux l'idée d'un changement dans l'enseignement de la philosophie, et des propositions (plusieurs, différentes) de programme et d'épreuves ; le tout sera publié sur son site dans les prochaines semaines : www.acireph.org

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