Thèse de Marie Agostini, soutenue en sciences de l'éducation à l'Université d'Aix-Marseille 1 en décembre 2010
Le travail de Marie Agostini se situe dans le champ nouveau de la recherche française en didactique de la philosophie concernant l'école primaire, après celles de Gérard Auguet (2003), Sylvain Connac (2004), Yvette Pilon (2006), Sylvie Especier (2006), Nicolas Go (2006), Pierre Usclat (2008), Edwige Chirouter (2008), Jean-Charles Pettier (2000 et 2008), sans oublier la HDR de Emmanuelle Auriac (2007). C'est un travail consistant de 429 pages de développement (dont 15 de bibliographie), et de 514 pages d'annexes, comprenant les scripts des ateliers de philosophie, les entretiens d'élèves et de l'enseignant, des tableaux d'analyses, des statistiques, schémas etc.
Soutenue en sciences de l'éducation, elle est à l'intersection :
- de la philosophie, puisqu'elle approfondit la pensée de Montaigne ;
- de la didactique, puisqu'il y ait question d'apprentissage dans la perspective d'une discipline, et plus particulièrement de la didactique de la philosophie, puisqu'elle traite de "l'apprentissage du philosopher" ;
- et à un niveau, l'école primaire, où la philosophie n'est pas institutionnellement au programme, mais s'y inscrit sous forme d'innovation, d'expérimentation, ce qui intéresse particulièrement les sciences de l'éducation, qui tentent d'accompagner l'innovation dans le système scolaire par la recherche.
L'introduction de la philosophie à l'école primaire, qui postule "l'éducabilité philosophique de l'enfance", est philosophiquement controversée en France, contrairement à d'autres pays. Cette polémique porte sur la question de sa légitimité, déjà abordée dans les thèses de N. Go et J.-C. Pettier, professeurs de philosophie en IUFM. P. Usclat pour sa part, a convoqué J. Habermas pour la fonder philosophiquement, à partir de son éthique communicationnelle. L'originalité de la thèse de Marie Agostini, qui a une formation philosophique, et son apport spécifique au champ de la recherche en didactique de l'apprentissage du philosopher, est, pour contribuer à combler "la lacune théorique quant au fondement de l'apprentissage du philosopher aux enfants" (p. 16), de s'appuyer sur la pensée de Montaigne. Pourquoi Montaigne ? Parce qu'il préconise "d'apprendre à philosopher aux enfants dès le plus jeune âge (et qu'il lui donne) une telle importance, lui accordant la priorité sur tout autre enseignement" (p. 215).
L'objectif de son travail est de "montrer que l'apprentissage du philosopher concourt à une éducation à la citoyenneté dans le sens où il constitue une éducation à la tolérance" (p. 8), concept puisé chez Montaigne ; à une éducation "démocratique" (p. 16) pour "mieux vivre ensemble" (p. 21), qui déplace "le concept de citoyenneté de la sphère politique pour lui attribuer une dimension éthique" (p. 17). Et le ressort de l'argumentation vise à établir que cet aspect démocratisant de la discussion à visée philosophique (DVP) ne tire pas dans son principe son fondement d'un dispositif démocratique, tel celui mis en place par Alain Delsol et bien explicité dans la thèse de Sylvain Connac, très inspiré des pédagogies coopérative et institutionnelle. Il peut y avoir là un "formatage comportemental", remarque la doctorante, alors que ce qui compte dans la DVP, c'est l'élaboration par chacun d'une pensée, d'habitudes intellectuelles (transférables, et non liées à la situation d'apprentissage).
Il s'agit dans la thèse de "situer ce fondement démocratique dans la philosophicité de cette pratique" elle-même (p. 17), en tant que démarche réflexive promouvant l'exercice d'un jugement et d'une tolérance critiques. La thèse s'inscrit ainsi, mais d'une façon tout à fait originale, dans le courant porté notamment par Matthew Lipman et Michel Tozzi, selon lequel certaines des "nouvelles pratiques philosophiques" (NPP), à l'école comme dans la cité (café philo etc.), tentent d'articuler dans une pratique scolaire et sociale inédite (la philosophie n'ayant pas souvent dans l'histoire fait bon ménage avec la philosophie) la philosophie et la démocratie.
D'où la logique du plan de la thèse, en deux parties :
A) Une première partie théorique (p. 19 à 218), à dominante strictement philosophique, où la doctorante va développer en trois points l'expression du coeur de l'objectif poursuivi dans des ateliers de philosophie pour enfants, à la lumière de la pensée de Montaigne: "Réfléchir / pour apprendre à se connaître /et à mieux vivre ensemble" (p. 21), avec pour fil conducteur la pensée de cet auteur (actuellement au programme de terminale en philosophie), et le recours à des prédécesseurs comme Platon, Socrate et la maïeutique, Aristote et l'hexis comme disposition morale acquise par entraînement, les sceptiques, les stoïciens (avec la lecture de P. Hadot de la sagesse antique), mais aussi de philosophes ou/et pédagogues postérieurs comme J. Dewey, P. Freire ou C. Freinet et l'éducation nouvelle...
La thèse déploie la pensée de Montaigne : pour développer une liberté de penser philosophique, il faut développer le jugement à l'aune de la raison, maîtriser la logique du raisonnement, et s'impliquer existentiellement dans la réflexion. Ce type de réflexion apprend à se connaître soi-même, notamment en se confrontant à l'altérité, à faire l'expérience d'un soi insaisissable qui éclaire sur l'humaine condition, et permet de tendre vers une sagesse heureuse. Cette démarche est enfin, par son mouvement même, éducation à la citoyenneté, pris dans un sens plus éthique que politique, par le développement non de la visée d'un accord universel comme horizon d'attente, mais d'une tolérance critique qui admet, par l'option philosophique d'un relativisme "problématologique" (p. 209), une pluralité de points de vue, du moment qu'ils sont le produit d'un jugement rationnellement construit, dépassant l'opinion. La tolérance étant définie comme "être capable de vivre dans le désaccord" (p. 156).
B) La deuxième partie (p. 219 à 404), est complémentairement méthodologique, mettant à l'épreuve de la réalité les intentions inspirées par Montaigne : "Que nous révèle les ateliers de philosophie organisés dans la classe ?" (p. 218) : il s'agit, concernant les élèves, de savoir si "leur apprendre à philosopher leur apprend à devenir plus tolérant" (p. 221), c'est-à-dire développe comme intermédiaires "l'esprit critique, la connaissance de soi et des autres".
Il est d'abord explicité le protocole expérimental mis en place avec le dispositif utilisé, et son évolution dans l'année (il s'agissait d'une "classe bolide" - au sens de F. Imbert je suppose - d'une ZEP de Marseille), dans l'objectif de comparer les élèves qui faisaient de la philosophie à ceux d'un groupe témoin. Puis l'utilisation d'une triangulation plus qualitative, à base d'entretiens semi-directifs avec chaque élève (par un interviewer extérieur), puis avec l'enseignant de la classe, ainsi que les grilles d'entretien qui ont été construites pour eux. Enfin la mise en place d'enregistrements, avec leurs conventions linguistiques de transcription pour obtenir un recueil de données : un corpus de verbatims.
Il ressort de l'analyse sur les interventions des élèves des groupes expérimentaux dans les scripts des discussions, quantitative puis qualitative, que les élèves ont positivement évolué sur "la capacité à philosopher ; la considération positive d'autrui ; et enfin la considération philosophique d'autrui" (p. 290). Résultats obtenus grâce au traitement d'une catégorisation d'interventions établie par la doctorante avec le logiciel textstat. La même méthode permet d'établir, sur l'analyse des entretiens d'élèves, que 4/5 d'entre eux ont reconnu que les ateliers les rendaient plus tolérants, et un nombre significatif qu'ils étaient utiles. Point de vue confirmé par l'enseignant, qui affirme que philosopher permet à l'élève d'advenir à lui-même, de se motiver, de construire un rapport positif à autrui, de modifier son rapport à l'école, et d'éduquer à la citoyenneté.
Il y a dans cette thèse un plan équilibré entre théorie et pratique, clair, structuré, progressif ; une écriture lisible ; une acuité philosophique dans la lecture de Montaigne ; un souci d'explicitation méthodologique dans la deuxième partie, et de vigilance épistémologique sur les résultats obtenus (p. 393 à 400) ; une exigence de rigueur conceptuelle et une capacité argumentative avérée ; une grande cohérence entre les aspects retenus de la pensée de Montaigne et les outils construits pour l'analyse des scripts ; une bibliographie pertinente, nourrie d'une quinzaine de pages doublement référencée en philosophie et sciences de l'éducation, effectivement utilisée dans la thèse, et avec des citations intégrées dans le mouvement de pensée de la doctorante.
Le choix de Montaigne pour fonder philosophiquement la légitimité de la philosophie avec les enfants est très cohérent, puisqu'il dit lui-même au Chapitre 26 des Essais qu'il faut commencer la philosophie dès la nourrice. Sa pensée est travaillée dans la thèse à la fois en elle-même et dans cette perspective pratique. Au fond, le travail de Marie Agostini montre comment une pratique de classe peut aujourd'hui tenter de réaliser ce que Montaigne désirait.
On pourrait discuter l'option du refus de toute hiérarchisation des méthodes ("Toutes les méthodes se valent" p. 235), à partir du moment où s'exerce la bienveillance de l'intervenant à l'égard des enfants, et le respect de l'élaboration de leur propre pensée (p. 70). Car la doctorante affirme elle-même que "la liberté pédagogique de l'intervenant joue un rôle essentiel dans l'efficacité de la pratique philosophique" (p. 395).
Il n'est pas pour nous évident en tout cas que toutes les méthodes se valent quant à leur finalité démocratique, qui est le souci de la doctorante. Car l'intention poursuivie, comme elle le signale elle-même plusieurs fois dans son travail, est déterminante pour l'orientation d'une activité.
Certains praticiens, comme A. Lalanne par exemple, pensent que cette finalité doit être poursuivie dans le système éducatif, mais en d'autres temps et lieux que l'atelier philo (dans les cours d'éducation civique par exemple), parce qu'une visée philosophique est d'un autre ordre que la visée démocratique, et qu'il ne faut pas mélanger les deux objectifs.
La réflexion et la pratique philosophiques ne sont pas en elles-mêmes démocratisantes. Peu de philosophes ont de fait, dans l'histoire de la philosophie occidentale, développé une vision démocratique de la philosophie et de la politique. Et peu ont eu un engagement de ce type dans la cité. C'est plutôt dans certaines pratiques de la philosophie que l'on va trouver cette finalité, tout particulièrement la discussion à visée philosophique en classe, parce qu'elle est précisément une discussion. Certes, si une discussion démocratique donne la parole à chacun et respecte les minorités, elle peut rester doxologique, sans exigences intellectuelles : on peut réclamer le droit de s'exprimer sans tenir pour nécessaire le devoir d'argumenter. Une discussion démocratique n'est donc pas ipso facto philosophique, et même rarement, parce que la parole y reste un moyen de pouvoir par la conviction. La preuve en est aussi que la "vérité démocratique" qui en sort est la loi du nombre par le vote majoritaire, alors qu'en philosophie, on peut être seul à avoir raison contre tous si on a le "meilleur argument" (Habermas).
On trouve cependant dans la pratique de la discussion à visée philosophique en classe, au-delà de tel ou tel dispositif coopératif, à finalité explicitement démocratique, certaines conditions de possibilité qui relèvent de normes démocratiques : la suspension de toute violence physique ou verbale, qui rend impossible toute discussion véritable ; le droit de chacun de s'exprimer, considéré en droit comme interlocuteur légitime ; y compris et surtout celui qui déroge au point de vue d'une opinion majoritaire, car apportant le désaccord, il permet de creuser, déplace, oblige à préciser, argumenter, nuancer ; le devoir d'écouter celui qui parle, de comprendre son point de vue ; le respect de sa personne à travers la prise en considération de ses idées ; l'intérêt même pour ce qu'il dit, car on enrichit sa pensée en l'élargissant du point de vue d'autrui (on tend vers "la pensée élargie" de Kant), de ses expériences etc.
Il y a là, à travers la pratique d'une DVP, "l'éthique communicationnelle" (Habermas) d'une discussion démocratique. Il s'agit bien ici, parce que la discussion est normée en partie démocratiquement, d'une éducation à la citoyenneté; avec cette particularité de la discussion à visée philosophique qu'elle contribue à un certain type de citoyenneté, que je qualifie de "citoyenneté réflexive dans un espace public scolaire", qui accroît les exigences du débat par la réflexivité (savoir de quoi on parle vraiment et si ce que l'on dit est vrai), qui en élève la qualité démocratique par la vigilance vis-à-vis des dérives toujours possibles de la démocratie : la doxologie, la sophistique et la démagogie. C'est pourquoi nous pensons que le caractère effectivement "démocratisant" de la discussion à visée philosophique vient surtout, d'un point de vue didactique, du nouveau "genre scolaire" (G. Auguet) de la "discussion à visée philosophique", et pas simplement de la simple réflexion philosophique elle-même. Marie Agostini tente de défendre avec une conviction très argumentée que la finalité démocratique, selon la pensée de Montaigne, est intrinsèque au philosopher lui-même, et non au dispositif utilisé (ici une discussion). Les deux positions sont-elles contradictoires ?
Par ailleurs, il y a plusieurs façons de fonder la légitimité d'une pratique à visée philosophique avec les enfants : soutenir qu'elle étaye la maîtrise orale de la langue, et des capacités argumentatives (E. Auriac, C. Calistri...) ; qu'elle contribue à une éducation démocratique (M. Lipman, S. Connac) ; qu'elle accompagne la construction identitaire de l'enfant (J. Lévine et l'AGSAS) ; qu'elle développe ou restaure l'estime de soi (beaucoup de recherches internationales l'attestent, voir la synthèse de F. Mortier, chercheur à l'Université de Gand, en Belgique).
Mais il reste nécessaire d'adopter un point de vue philosophique pour justifier une telle orientation, puisqu'il s'agit d'une didactique précisément de l'apprentissage du philosopher (voir la thèse de N. Go).
J.-C. Pettier a comme angle d'attaque, dans le champ de la philosophie politique, les droits de l'homme et de l'enfant (2000, et surtout 2008) : si le droit à l'éducation de l'enfant comporte le droit de réfléchir sur sa condition d'homme, il faut en tirer, comme l'Unesco, les conséquences dans les systèmes éducatifs, en institutionnalisant partout dans le monde la philosophie à l'école primaire.
Une autre voie est de s'appuyer et de s'inspirer des théories et pratiques de grands philosophes : la maïeutique socratique des dialogues aporétiques de Platon pour O. Brenifier, la communauté de recherche de J. Dewey pour M. Lipman, l'éthique communicationnelle de J. Habermas pour P. Usclat...
Marie Agostini a choisi Montaigne. Epicure ne mettait pas non plus comme lui de condition d'âge au philosopher (Cf. la Lettre à Ménécée). On trouverait aussi l'idée de tolérance chez Locke, que la doctorante évoque d'ailleurs. Ces tentatives - plurielles - de nouer des pratiques didactiques philosophiques nouvelles à de grands principes ou des philosophes sont heuristiques, et représentent une tentative prometteuse en philosophie de l'éducation.
Il pourrait être difficile en revanche de fonder la légitimité de la philosophie avec les enfants sur la vision philosophique de Kant ou de Hegel, qui réservaient cette discipline à un certain niveau d'étude. Le cas est plus difficile avec Platon, qui affirme dans la République que l'on ne peut vraiment philosopher qu'à l'âge mûr, mais qui, comme le remarque S. Queval, fait philosopher Socrate dans le Lachès à la palestre avec un adolescent...
On pourrait se demander, vu la pluralité des positions philosophiques sur la question, lesquelles sont justifiées ou non, ou quelle est la plus vraie.
Montaigne répondrait peut-être qu'aucune de ces tentatives n'est plus vraie - ou plus fausse - qu'une autre (relativisme), mais qu'elles doivent être toutes respectées dès lors qu'elles émanent d'un jugement rationnellement élaboré, ce qui est le cas des philosophes.
Une thèse, comme son nom ne l'indique pas, défend une hypothèse, et tente de la valider. Celle de Marie Agostini est, dans la perspective de Montaigne, la sienne, individuelle. Elle doit être, même si l'on n'est pas d'accord en tous points avec elle, et même parce qu'elle ne vise pas à l'accord, mais tient à maintenir le désaccord pour qu'il alimente le débat, être jugée à la pertinence et à la cohérence de son argumentation, qui sont avérées...