Revue

Le débat et la discussion scientifiques : à la fois méthode d'enseignement et objectif d'apprentissage

Pour bien saisir la spécificité de la discussion à visée philosophique, mais aussi ses points communs avec une modalité de discussion scientifique en classe, voilà un exemple de discussion scientifique : il aborde la question très actuelle des téléphones mobiles, dans la perspective d'une Education au Développement Durable (EDD).

Introduction

L'intervention traite de quatre pistes :

  • Une articulation autour de quatre "réflexions structurées" sur des questions de formation à l'EDD (Education au développement durable.
  • Il s'agit essentiellement d'un témoignage de pratiques, et au-delà du cas des téléphones portables, de la présentation d'un dispositif que j'ai élaboré pour la formation à l'EDD.
  • J'ai élaboré le dispositif en question à partir de plusieurs recherches académiques effectuées, et les recherches convoquées sont issues de domaines de recherche différents.
  • J'envisage de débuter une recherche sur cette question de la pratique de la discussion scientifique comme méthode privilégiée pour l'EDD.

I - Quatre réflexions structurées

1/ Quelles recherches ?

Il existe quelques recherches spécifiques sur l'EDD sur lesquelles s'appuyer, entre autres celles de type curriculaire (J-M. Lange, 2008). L'EDD est adisciplinaire, mais aussi transdisciplinaire et pluridisciplinaire. Fort de ce constat, peut-on également faire appel à des recherches disciplinaires pour guider les interventions en EDD ?

2/ Au-delà des "bonnes pratiques" ?

Un des effets escomptés de l'EDD, ce sont les gestes éco-citoyens, les "bonnes pratiques". Dans les faits, très majoritairement, les pratiques observées dans les classes collent à ces gestes éco-citoyens (tri des déchets, travail sur l'eau, protection d'une espèce locale du point de vue environnemental). Mais peut-on réduire l'EDD à un simple conditionnement aux "bonnes pratiques" ? Et si la réponse est non, que faire en formation pour qu'il en soit autrement sur le terrain ?

3/ Le débat comme mode didactique privilégié pour l'EDD ?

Une modalité didactique fréquente, dès lors que l'on ne se limite pas aux gestes éco-citoyens, est la pratique de débats ou de jeux de rôle. Cette pratique du débat semble être un point commun à toutes les "éducations à" et ne se limite pas au développement durable. Les témoignages sont alors très concordants : on constate une grande pauvreté des pratiques argumentatives, qu'il s'agisse d'élèves ou de stagiaires en formation. La problématique de mon intervention est centrée sur cette question didactique : comment apprendre à débattre, pour se saisir d'arguments scientifiques quant on le les maîtrise pas (soit parque l'on n'est pas expert en la matière, soit parce qu'il y a controverse au niveau scientifique) ?

4/ Liens entre les actions d'EDD en classe et les actions de formation à l'EDD.

Il m'apparaît un incontournable en formation : travailler le débat (ou plutôt la discussion comme nous le verrons plus loin), non seulement comme méthode d'appropriation des arguments, mais aussi comme objet d'apprentissage en soi. Apprendre à débattre. En effet, peut-on penser que débattre scientifiquement -ou discuter scientifiquement- puisse s'acquérir sans travail, au gré du seul développement biologique et social de l'individu, et que par conséquent les stagiaires que nous avons en formation à l'Iufm soient exempts de cet apprentissage ? Or les "faire débattre" après distribution de documents présentant les arguments nécessaires revient manifestement à cela. Et surtout, peut-on penser que les contenus que nous leur "donnons" le plus souvent "tout élaborés" comme arguments pour débattre, pourraient ainsi être transférés sans difficulté et passer directement de la parole (ou des documents) du formateur à la cognition des formés (Question didactique déjà ancienne !) ? En quoi, comment, à quelles conditions, le débat peut-il constituer une réelle élaboration-appropriation d'arguments ? Différentes didactiques disciplinaires peuvent nous apporter des réponses sur ces questions.

Débattre ne relevant pas de la science infuse, il semble incontournable que les stagiaires aient à vivre le même type de situations que celles qu'ils auront à faire vivre à leurs élèves : un discours ne suffit pas. La compréhension de ce qui se joue lorsque le débat est moyen d'appropriation ou d'élaboration d'arguments, l'articulation entre le fond et la forme, la façon dont la parole participe de l'élaboration de la pensée, nécessite que le débat soit donné à vivre en formation, puis ce vécu soumis à analyse réflexive.

C'est donc comme éléments partiels de réponses, à discuter ensuite, que je propose de présenter le dispositif suivant.

II - Recherches à l'origine du dispositif

À quelles recherches ai-je fait appel pour l'élaboration de ce dispositif ?

1/ Les recherches sur les QSSV (Questions Scientifiques Socialement Vives)

À l'origine j'ai repris le dispositif de Virginie Albe et Laurence Simoneaux (Albe, Simoneaux, 2003). Leur travail portait sur la qssv de la dangerosité des téléphones cellulaires, dans le cadre de l'enseignement des questions où les expertises scientifiques sont controversées1. Il s'agit de questions triplement vives : vives dans la production des savoirs savants de référence, vives dans la société avec des débats prégnants dans l'environnement social et médiatique, et vives en classe... en laissant les enseignants démunis pour les aborder. Le travail se fait sur la perception de l'évaluation du risque. Elles reprennent elles-mêmes le dispositif de Hind, Leach et Rider (2001), où le but est de développer la compréhension et l'évaluation de données scientifiques, et où la méthode consiste en une lecture de huit extraits de résultats de recherche sur des postures épistémologiques différentes, suivie de la simulation d'un procès.

La simulation d'un débat-procès à l'aide des seuls huit extraits de résultats de recherche utilisés par Hind et al (2001) s'est avérée décevante, parce que les stagiaires n'arrivaient ni à bien débattre, ni à s'approprier les arguments donnés. J'ai alors modifié considérablement le dispositif, à tel point que le dispositif final n'a plus grand-chose à voir avec le protocole initial, que je tiens toutefois à garder comme référence du travail.

2/ Les recherches en linguistique et en didactique du français

De nombreuses recherches ont été effectuées sur les fonctions heuristiques du langage (ce que le langage permet d'élaborer du point de vue de la conceptualisation), et sur les activités langagières argumentatives et explicatives (discours argumentatif destiné à convaincre et discours explicatif destiné à faire comprendre). Les didacticiens des sciences se sont déjà amplement appuyés sur de telles recherches. Ces recherches ont également largement servi de support aux propositions faites dans le cadre de l'enseignement d'ECJS (Education Civique, Juridique et Sociale). C'est ainsi que j'utilise les travaux de Bronckart, Nonnon, Charmeux, Bucheton, Bernié, Rebière, Plantin, Astolfi, Peterfalvi et Verin (entre autres). Ces recherches montrent que débattre ne se décrète pas, que débattre s'apprend. Débattre participe au fait de devenir auteur de sa parole, et donc de sa pensée, puisque la pensée s'élabore au fur et à mesure de la parole. Débattre c'est mettre en mouvement sa propre parole, débattre est un travail intellectuel et langagier, débattre participe à la construction identitaire du sujet. "La présence à l'autre et au débat renforce le sentiment de sa propre singularité." (D. Bucheton, 2000).

3/ Les recherches en didactique des sciences

Les références sont maintenant nombreuses je reprendrais ici les deux plus connues.

S. Johsua et J-J. Dupin introduisent dès 1989 le débat scientifique dans la classe. Ce débat fait référence au débat dans la communauté savante, mais ce n'est qu'une référence et le débat proposé n'est en rien naturel. L'hypothèse est que cet(te) air(aire) de liberté permette une interaction sociale qui favorise l'apprentissage.

C. Orange (1999, 2000) reprend l'idée de débat scientifique, toujours en référence épistémologique à la communauté de chercheur. Il met en avant, grâce au débat, l'élaboration de raisons, raisons qui sont les arguments du débat, et qui donnent au savoir son caractère apodictique, permettant de sortir du savoir assertorique. Le questionnement joue le rôle le plus important : la construction des problèmes scientifiques relève de l'argumentation dans le cadre de débats, bien autant que la recherche de leur solution. C'est la construction du problème scientifique qui est fondamentale chez C. Orange (reprenant Michel Fabre lui-même suivant Bachelard). Pour Christian Orange, le débat permet la construction d'un espace problème, vu comme dialectique des contraintes et des possibles.

Ce que je reprends essentiellement c'est : le fait de considérer la classe comme une communauté de recherche ; la volonté de faire de la problématisation le moteur du débat scientifique et éviter la centration sur les solutions et leur véracité ; le fait d'élaborer collectivement les arguments grâce aux échanges langagiers.

4/ Les recherches en didactique du philosopher

Je me suis toutefois essentiellement appuyée sur les travaux de Michel Tozzi, qui développe les pratiques philosophiques à l'école primaire. Son but est l'éveil de la pensée réflexive chez les élèves dès l'école primaire, l'éducation à la civilité, l'usage réflexif de la langue, grâce aux interactions sociales développées dans les discussions à visée philosophique. Celles-ci sont proches du débat, et Michel Tozzi avait initialement travaillé sur le débat en classe, le pourquoi débattre en classe et le comment débattre en classe.

Sur le pourquoi je ne reprendrai ici que deux points : débattre est civilisateur, et débattre permet un rapport non dogmatique au savoir.

Débattre est civilisateur : historiquement le débat est lié, sur l'agora grecque, à l'avènement de la démocratie. Savoir débattre est une compétence clef de l'éducation civique, car c'est une façon d'accéder à une parole publique et responsable. Savoir débattre sous-tend une éthique communicationnelle sans laquelle on bascule dans l'injure, voire la violence physique, et par-là même un moyen de l'éviter.

Débattre permet un rapport non dogmatique au savoir : historiquement, c'est encore en Grèce qu'il y a co-naissance de la démocratie et de la raison au travers de la naissance de la Science et de la Philosophie. Le débat est une forme élaborée du savoir : l'autorité seule ne fait plus loi, c'est l'argument qui fait rationnellement autorité.

Sur le comment, je reprendrai la méthodologie de la discussion. En effet Michel Tozzi différencie débat et discussion, car dans "débattre" il y a "battre", et la discussion vise à faire progresser une réflexion commune plutôt qu'à se battre. Il tire de la pédagogie institutionnelle une structure pour sa "discussion à visée philosophique" (DVP), structure que je reprends dans ce que j'appelle par analogie une "discussion scientifique". Je calque les deux phases finales de mon dispositif sur le sien : les questions travaillées par Michel Tozzi sont de nature philosophique (celles qui ont de tout temps suscité le questionnement humain, par exemple l'amitié) et les questions travaillées dans les "discussions scientifiques" de nature plutôt scientifique (l'un n'empêchant pas l'autre), mais les objectifs intellectuels visés sont très proches. Dans la discussion à visée philosophique, il s'agit de problématiser, de conceptualiser et d'argumenter, dans la discussion scientifique il s'agit de problématiser, conceptualiser et modéliser [très succinctement pour la discussion scientifique - voir Ledrapier, 2003-2007) : problématiser, c'est la construction du questionnement. Conceptualiser, c'est l'élaboration de concepts ; d'abord concepts en acte, puis par des coactions praxiques et langagières, série d'affinements intellectuels successifs. Modéliser, c'est à l'aide des concepts élaborés et grâce à la problématisation, articuler trois processus : élaboration d'explications, prévisions d'effets en conséquence, modification du système explicatif si nécessaire.

III - Le dispositif

Il consiste à faire vivre une série de situations, série qui constitue une suite d'étapes permettant de travailler ponctuellement plus précisément tel et tel point délicat, repéré comme "n'allant pas de soi" dans les débats menés en formation. Ce dispositif est le fruit de nombreux essais et rectifications, il est maintenant à peu près "stabilisé", mais ne demande qu'à être modifié pour s'améliorer encore.

1/ Situation 1

Deux objectifs : définir un protocole de débat ; et mettre en cohérence le pourquoi débattre et le comment débattre.

Deux formes possibles à choisir selon le public (mais cumuler les deux est intéressant si cela est possible en temps) :

- Soit je montre de petits films (3 ou 4, de 2 à 3 minutes chacun en moyenne), illustrant parfaitement (plus ou moins caricaturalement selon les publics), avec d'abord échanges d'opinions type discussion de comptoir ; puis conversation où le contexte (par exemple présence intimidante d'une autorité) fait dire des choses insensées ("n'importe quoi") à un intervenant, sans que l'intéressé s'en aperçoive ; troisièmement discussion qui tourne à la moquerie et l'humiliation ; enfin discussion qui tourne à la violence verbale, voire physique.

Suite à l'analyse de ces situations, un protocole de débat est élaboré, chaque point étant justifié en faisant primer le respect des personnes.

- Soit je lance un "débat", par exemple sur le thème "pourquoi débattre ?" sans protocole imposé a priori. Le but est justement de définir un protocole. Pour débuter, un cadre basique est choisi collectivement (en général un président qui fixe les lignes du débat et donne la parole aux participants, qui lèvent le doigt pour demander la parole, et un secrétaire qui prend des notes). On pratique 10 minutes de débat montre en main, puis on fait l'analyse de ce qu'y s'est passé, du point de vue de la circulation de la parole, et du point de vue relationnel. On propose des modifications du cadre initial en justifiant les règles choisies par rapport à des positions déontologiques qui sont explicitées.

2/ Situation 2

Mêmes objectifs : préciser encore le protocole de débat déjà élaboré ; et poursuivre la mise en cohérence du pourquoi débattre et du comment débattre, en analysant toujours les règles de respect communicationnel établies, mais en étudiant cette fois l'efficacité dans la progression du discours.

Forme : visionnement et analyse de petits films rendant compte d'un débat médiatique télévisé, puis d'un discours médiatique. Le plus souvent je prends pour le premier cas le sketch des inconnus "Débats sur la 5", qui caricature très bien ces situations, et pour le second un discours d'un homme politique dont seule la forme rhétorique sera analysée en excluant d'entrée tout commentaire et prise de positions sur le fond : par exemple : "Sarkozy dit n'importe quoi n'importe comment", document issu du petit journal de Yann Barthès.

À l'issue de l'analyse de ces deux premières situations deux mises au point sont explicitées sur le comment et sur le pourquoi des débats : c'est un travail sur la parole.

Sur le comment débattre. Ce dont nous ne voulons pas et qu'il faut exclure de nos débats : moqueries, humiliations, mais aussi les différentes manières diverses de "noyer le poisson", de mettre le sujet de débat "sous la table" pour éluder les questions qui fâchent ou qui gênent en entraînant l'attention ailleurs, tout ce qui relève de la manipulation, de la "rhétorique noire" dont parle M. Fabre, tout ce qui a pour but de rester sur un registre de facilité intellectuelle. Toute personne participant au débat est légitimée pour intervenir quant un problème dans ce registre apparaît, mais cela relève a priori de la responsabilité du président de séance (et en dernier recours du formateur ou du maître si le débat se déroule en classe). Sont donc posées comme primordiales et clairement explicitées les règles de respect de la personne et de la pensée (et qui en est garant).

Quant au pourquoi débattre. L'ensemble du groupe le définit, mais il y a des incontournables rappelés par le formateur/ maître le cas échéant : ce n'est pas à l'école de former des "marchands de tapis" ; ni rhétorique sociale ni habiletés de tribun, l'école n'est pas un lieu pour apprendre à vendre et à se vendre, encore moins un lieu pour apprendre à "parler pour ne rien dire" (comme le rappelle D. Bucheton). Autrement dit : quel débat est-il question de mener ? Un débat dans une école républicaine, avec des valeurs républicaines (égalité, liberté, fraternité), et non des valeurs marchandes. Un débat pour penser, pour problématiser ensemble, pour chercher ensemble, pour avancer ensemble en élaborant des arguments, un débat pour agir et vivre ensemble. Est donc ainsi posé le problème de l'action, de l'efficacité propre à l'EDD en terme de "bonnes pratiques".

Voici donc élaborées quelques règles de fonctionnement qui vont permettre de vivre des débats différents du "débat standard" que l'on voit parfois en classe, et qui n'est souvent qu'un "débat-dialogué" (en tout point parallèle au cours dialogué), où l'enseignant tient les rênes de tout, en s'adressant aux élèves "à la cantonade" et en reproduisant pour tous, tel un haut-parleur, les propos tenus par tel ou tel élève, propos tirés du lot des réponses parce que l'enseignant les a jugés intéressants, de son point de vue, selon ses critères, implicites la plupart du temps. Que l'on ne s'y trompe pas : quand on interroge les stagiaires d'Iufm (les PE2 et plus encore les PLC2) qui disent "pratiquer le débat" dans leur classe, s'il n'y a pas eu de formation au préalable, on obtient typiquement la description du débat-dialogué évoqué ci-dessus ; et les jeunes collègues sont bien persuadés qu'ils ont fait débattre leurs élèves ...en toute bonne foi.

Il peut paraître étonnant, à plusieurs titres, de commencer par un travail "en négatif", un travail explicitant, ciblant clairement en le déclinant, "ce dont nous ne voulons pas", plutôt que de poser un modèle "en positif". Ce choix délibéré vient du fait que les différentes conceptions du débat qu'ont les stagiaires (et les élèves), plus ou moins consciemment, ont fort à voir avec les six cas analysés à l'aide des petits films. Si l'on ne travaille pas ces aspects spécifiquement, si l'on se cantonne à les formuler en positif comme "objectifs déclarés", très vite, dès que le travail est centré sur des objectifs autres et un peu difficiles (objectifs langagiers ou contenus scientifiques), ces types de débats refont surface, permettant un évitement à la difficulté intellectuelle. Ils apparaissent d'abord de manière larvée, souvent "pour faire rire", mais finissent par dominer, et dans le meilleur des cas, bloquent le cheminement de la pensée. Le fait que l'analyse de tels débats soit faite par les stagiaires (élèves), que cela constitue un travail en soi, débouchant sur des prises de décisions (établissement des règles du protocole), semble bien plus efficace pour les éradiquer que l'option d'un traitement "en positif" limité souvent à une seule déclaration d'intention.

Les deux premières situations du dispositif consistent à travailler en premier lieu l'éthique communicationnelle.

3/ Situation 3

Il s'agit d'un débat issu de pratiques de pédagogie institutionnelle, situation que permet un travail sur l'analyse langagière.

Dispositif "observateurs" :

La moitié des participants sont des débatteurs ou discutants, l'autre moitié sont des observateurs.

Les débatteurs sortent de la pièce, et le formateur/l'enseignant explicite les rôles des observateurs. Chaque observateur devra observer un débatteur en particulier (en fait la désignation se fait par désignation de chaise : tel observateur observera la personne qui se mettra sur cette chaise-là). Chaque observateur aura à noter les éléments suivants : le nombre de prises de parole, la durée de chaque prise de parole, le type de prise de parole (opinion personnelle ou référencée, argumentée ou non argumentée), les idées seront relevées.

Le débat dure 10 minutes (sur un nouveau sujet)

Chaque observateur dit au débatteur qu'il a observé ce qu'il a observé. Comme les débatteurs n'étaient pas au courant de la structure de l'observation, la consternation est souvent grande... Désormais tous feront beaucoup plus attention à la qualité de leur propos du point de vue de la qualité des arguments, et de la longueur des prises de parole par argument.

Ce type de travail permet essentiellement de mener une analyse de la qualité de la forme de l'argumentation.

4 / Situation 4

Débat "façon Serpereau" (parce qu'à ma connaissance, c'est Marie Serpereau, du Gfen (Groupe Français d'Education Nouvelle), qui a initié en premier ce type de débat). Cette situation permet de travailler les questions de fond.

Dispositif "journalistes" :

La moitié des participants sont dans un premier temps des débatteurs, l'autre moitié sont des journalistes.

Le débat se tient pendant 10 minutes (sur un nouveau sujet)

Les journalistes rendent compte de ce qui a été dit : il s'agit de répertorier les idées qui ont été avancées (arguments).

On inverse les rôles, les journalistes deviennent débatteurs et les débatteurs deviennent journalistes, avec la consigne suivante : rien de ce qui a déjà été dit ne doit être redit. Si certains points sont repris, c'est soit pour être objectés, soit pour aller plus loin.

Aussitôt grands cris : "Mais on a tout dit !", "çà va être trop dur de trouver autre chose!", etc.

En fait il n'en est rien, et dans tous les cas, les 10 minutes de débat qui suivent sont intéressantes et permettent toujours d'aller au-delà du premier débat (au grand étonnement des participants).

Les journalistes donnent le listing de la seconde série d'argumentation.

Ce type de travail permet essentiellement de mener une analyse de contenus, et de faire le point sur les savoirs existants dans le groupe, sans apport extérieur, sans élaboration spécifique de nouveaux savoirs (mais le partage, l'explicitation et donc la conscientisation de ces savoirs, du fait du débat, ont permis à chacun individuellement de faire de nouveaux acquis).

5/ Situation 5

L'objet des situations suivantes, une fois clarifiée la question d'éthique, est de travailler les autres registres. La situation 3 est une situation clé, c'est une discussion, le but est de cerner le travail intellectuel qu'il reste à réaliser.

Cinq rôles sont posés :

le président de séance établit et régule l'ordre du jour, supervise les échanges.

Le donneur de parole gère les tours de parole et le temps de parole (un seul stagiaire ou enfant ne peut gérer les deux rôles à la fois)

Le secrétaire de séance fera le compte rendu de l'essentiel de ce qui s'y est dit, et qui pour cela prend des notes.

Les "débatteurs", appelés maintenant "discutants", ont à écouter les interventions d'autrui pour réagir sur ces interventions, à lever le doigt pour prendre la parole et donc à différer leurs interventions, tout en continuant à écouter les échanges.

Le maître, ici le formateur, reste en dehors de l'ensemble et n'a que le droit d'intervenir s'il y a transgression des règles de respect. Du point de vue du contenu, le formateur peut rajouter un point qui lui semble avoir été oublié, mais uniquement lors de la synthèse ; ce point sera donc réinjecté dans le débat suivant ; dans cette situation-là, le formateur est uniquement garant des règles de fonctionnement et d'une bonne élaboration de la synthèse (problématique).

Avant le début de ce débat chacun est invité à répondre par écrit à deux questions :

êtes-vous pour ou contre l'utilisation des téléphones portables sans contrainte spécifique, pourquoi ?

Pensez-vous que l'utilisation des téléphones portables soit dangereuse pour la santé ? pourquoi ?

Le débat commence ensuite, avec comme objet de débat ces deux mêmes questions.

Le débat dure 10 minutes montre en main.

Analyse de la discussion.

Malgré quelques variantes selon les publics, l'analyse montre que :

par échanges et complémentation des arguments le débat permet aux stagiaires de se mettre relativement "au point" pour ce qui est des conduites addictives, des effets sociaux et sociétaux et des aspects économiques. Par contre sur les dangers biologiques potentiels et de manière générale sur les savoirs physico-biologiques, les connaissances sont quasi nulles.

Ce débat-là (situation 3) a donc pour but de construire ensemble la problématique du débat et d'établir les registres et domaines dans lesquels il nous faut élaborer des savoirs afin de pouvoir argumenter de manière rationnelle. Les contenus spécifiques diffèrent donc selon les groupes.

Chacun a ensuite un "devoir de recherche" mais bien entendu le formateur / le maître plus que les autres. Les documents sont à trouver pour la rencontre suivante. En fait pas de recul et pas de recherche documentaire par les apprenants, si la formation se déroule sur une seule journée, et que la situation 6 suit la situation 5 après une simple pause... comme c'est malheureusement souvent le cas.

6/ Situation 6 : discussion scientifique

Dispositif repris des DVP de M Tozzi. Il s'agit de travailler les trois registres du débat simultanément, registres qui ont été séparés et travaillés individuellement dans les situations précédentes (éthique - contenu - forme), bien que cela ne soit évidemment pas aussi tranché.

Divers documents écrits sont à disposition, il y a un quart d'heure de lecture en premier lieu, chacun choisit sa lecture en fonction des critères affichés renseignant la documentation.

D'abord répartition des rôles :

Le président établit et gère l'ordre du jour, le donneur de parole donne et gère le temps de parole, le secrétaire prend des notes. Avec les enfants, un secrétaire nouveau toutes les trois minutes permet un meilleur travail.

Mais aussi des "reformulateurs" : un toutes les trois minutes ; chaque reformulateur va énumérer toutes les idées ou arguments déjà évoqués dans les trois minutes précédentes.

Un "synthétiseur", à la fin des douze minutes de débat, va récapituler les différentes idées (déjà redonnées par les quatre reformulateurs), et en établira à destination du groupe classe une trace écrite, après confrontation de ses notes avec celles des secrétaires.

Puis douze minutes de débat (+ temps de formulation et synthèses orales et écrites)

Enfin analyse du débat, avec intransigeance sur les questions d'éthique.

Sur le fond : les "points aveugles" (les connaissances à élaborer pour aller plus loin). Bilan sur les acquis réalisés et les connaissances restant à acquérir.

Sur la forme : explicitation des difficultés rencontrées pour les différents rôles. Mesure du travail encore à accomplir.

7/ Situation 7 : le jeu de rôle (qui est ici une discussion scientifique)

Les différents outils "de base" ayant été travaillés, et différents documents complémentaires apportés (permettant d'accéder aux connaissances pointées comme manquantes), je propose de jouer le procès des téléphones portables, suite à la plainte d'une employée contre la société de tel portable qui l'emploie à tester les portables, et qui est atteinte d'un cancer du cerveau ... provoqué par le portable ?

Les rôles

Deux "batteries d'avocats" (au moins 3 ou 4 avocats), menée chacune par un "directeur du cabinet d'avocats" qui sait dans quels arguments chacun de ses avocats s'est "spécialisé" (répartition à l'interne des différents documents constituants des apports de connaissances nouvelles).

Trois journalistes de la presse écrite.

Trois journalistes des médias radio télévisés. Les journalistes se mettent d'accord entre eux, mais sans le dire au reste du groupe, pour choisir quel est leur bord ("pour" ou "contre" les portables, ou bien "neutre").

Cinq personnes constituent le jury.

Les autres personnes constituent le public.

Les documents à disposition sont de cinq types, et il y a au moins une heure et demie pour les consulter (mais c'est mieux si la formation a lieu sur plusieurs jours et que les documents sont donnés et consultés à l'avance) :

Les huit extraits de résultats de recherche cités précédemment.

Des documents de vulgarisation sur la dangerosité des portables (documents scientifiques s'adressant aux adolescents lycéens).

Des documents grand public niveau adulte, mais pas spécialement scientifiques.

Un film de vulgarisation, type documentaire scientifique, faisant le point sur la dangerosité des portables et présentant des interview des principaux chercheurs américains et européens, privés ou publics, civils et militaires, sur cette question.

Un document grand média distribué en séance de CA de l'IUFM de Franche-Comté, il y a quelques années, en vue de persuader les membres du CA que l'installation d'une antenne relais de téléphonie mobile dans l'établissement n'était pas dangereuse et pouvait "rapporter gros" (sic).

Ensuite ont lieu dix minutes de débat avec trois interruptions (une toutes les trois minutes) pour les "flashs" des journalistes radio et télé.

Puis il ya délibération : le jury se retire réellement pour délibérer et préparer un document argumenté justifiant le résultat de leur délibération.

Compte rendu de presse : les trois journalises radio-télévision ont à nouveau la parole pour leur reportage de fin de procès. Puis les trois journalistes de la presse écrite lisent leur "papier".

Enfin il y a une analyse critique du compte rendu des journalistes. De façon régulière, les journalistes "écrits" sont bien plus performants que les journalistes "oraux" (sauf quelques beau parleurs mais très rares. Tous les participants le constatent... ce qui reflète le poids donné à l'écrit dans le cursus scolaire français.

On entend ensuite les décisions du jury : ils rendent compte de leur décision, et la justifie, avec des arguments relatifs aux qualités et défauts des plaidoiries, sur le fond comme sur la forme. En fait, leur décision "en toute objectivité", par rapport aux plaidoiries, s'avère souvent différente de leur position personnelle. L'importance de la qualité des arguments comme de la rhétorique est mise en avant.

On fait alors le point sur les implications comportementales de ce travail sur les téléphones portables. Les décisions de changements comportementaux résultant de ce travail sont : éloigner le portable de son cerveau et de ses hanches le plus possible (au minimum 50 cm) ; se servir d'oreillettes à fil ; sans oreillette, ne pas coller le portable à son oreille immédiatement après avoir tapé le n° et attendre que son correspondant ait décroché ; ne jamais téléphoner en se déplaçant (train, voiture, bateau, etc.) ; ne pas dormir avec le portable sous l'oreiller, ni allumé à proximité ; et des changements de comportement sociaux le cas échéant.

On fait ensuite retour sur les positions initiales de chacun et sur le dispositif, avec analyse du vécu : reprise de la question initiale : "Pensez-vous que les téléphones portables soient dangereux et pourquoi ?". Puis, selon les cas : "qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?" ou "qu'est-ce qui vous a conforté dans votre avis ?". Une fois ces réponses données individuellement par écrit, s'ensuit l'analyse de l'ensemble de l'activité, visant à conscientiser les différents processus de pensée mis en oeuvre au travers des différents moments et des différentes fonctions, et visant aussi à conscientiser les points qui restent encore difficiles pour chacun.

III) Analyse

Quelques éléments invariants ressortent de l'analyse avec les stagiaires Iufm :

Les documents de type vulgarisation/ diffusion scientifique, et tout particulièrement le film, sont beaucoup plus efficaces que les extraits de résultats de recherche pour permettre de s'approprier les arguments scientifiques (et pourtant, ce sont les mêmes arguments).

La compréhension des arguments scientifiques est grandement facilitée par trois facteurs : la lecture et le visionnement des documents de diffusion/vulgarisation ; et tout particulièrement par leurs effets conjugués (écoute d'arguments bien développés et bien oralisés - pouvoir se référer à une trace écrite proche en tant que contenu) ; et le fait de pourvoir y revenir et en discuter en petit groupe (et avec le formateur) lors de la préparation du débat.

L'appropriation de ces mêmes arguments est grandement facilitée par la pratique du débat - jeu de rôle. On constate que ce sont les arguments qui ont été repris et réexplicités publiquement lors du débat qui sont les plus "stabilisés" (et de très loin) chez tout le monde, orateur comme auditeur.

Il y a modification de position : prise de conscience d'un risque possible, en tout cas non écarté, alors que la majorité ne l'envisageait pas initialement.

Il y a prise de décision d'action personnelle : choix à quasi l'unanimité d'un changement de comportement par rapport à l'utilisation du portable (de ce point de vue au moins il y a prise de décision argumentée).

Il y prise de décision d'action professionnelle : traiter de ce problème avec les élèves, et déboucher sur une action concrète, les amenant à une "utilisation prudente et raisonnée" de leur portable, afin de limiter les risques potentiels.

Il y a une prise de conscience d'un discours manipulateur ou d'informations tronquées pour le grand public par certains documents.

Les points qui restent encore difficiles pour les stagiaires sont le plus souvent : la rhétorique, la maîtrise des arguments scientifiques, la maîtrise des émotions. Sur ces trois points, quand l'occasion fait qu'un autre débat de ce type est possible avec le même groupe, une évolution impressionnante est constatée. Une vidéo montrant des élèves de cycle 3 pratiquant ce type de travail (discussion ou/et jeu de rôle) amène les stagiaires à être convaincus des effets d'une pratique régulière chez les élèves.

Conclusion

Faire vivre la situation 7 d'entrée de jeu, ou après avoir vécu les six autres dispositifs change radicalement les choses, et ce sur deux registres. Premièrement l'argumentation est bien meilleure, tant dans la forme que dans l'appropriation des documents. L'appropriation des arguments scientifiques, non maîtrisés d'entrée de jeu par les stagiaires du fait de leur culture individuelle, reste cependant assez fragile (tout ce qui concerne les ondes et leurs effets physiologiques) ... mais toutefois suffisante pour permettre de faire des choix argumentés. Il semble que le fait d'avoir dans un premier temps travaillé l'éthique du débat, puis les contenus "déjà-là", puis les questions de forme langagières, ait permis aux participants d'être nettement plus efficaces quant à l'acquisition de nouveaux arguments, principalement les arguments scientifiques. Deuxièmement, le transfert en classe semble possible aux PE2 et aux PE en formation continue : ils envisagent de mettre en place un tel dispositif, ce qui n'était pas le cas avec le seul vécu du dispositif 7.

La pratique du débat ou de la discussion ou du jeu de rôle semble avoir un rôle très "stabilisateur" dans le processus d'appropriation individuelle des arguments difficiles à maîtriser. Ce sont clairement les arguments qui ont été débattus qui sont le mieux intégrés et par le plus grand nombre de participants. Si on ne peut parler d'élaboration collective dans ce cas de figure -puisqu'il s'agit de transmission et non de construction de savoirs- il semble bien que l'on puisse parler "d'appropriation collective".

Ce dispositif est métis, à l'instar de l'EDD, puisqu'il est issu d'un tissage de quatre domaines de recherche différents, mais en forte cohérence épistémologique sur des points fondamentaux : un rapport non dogmatique au savoir, le rôle de l'autre, des interactions sociales et du langage dans l'élaboration de sa pensée, dans l'élaboration du savoir.

L'objectif de cette action à l'EDD, de cette formation à l'EDD (ici plutôt centrée sur la responsabilité) était d'arriver à une prise de décision argumentée débouchant sur une action. Il semble bien qu'un travail sur le débat / discussion / jeu de rôle, disons pour condenser un travail sur la parole individuelle et collective, permette, en grande partie grâce à ce vécu partagé, d'arriver à faire des choix argumentés, tant en raison qu'en émotion.


(1) Notamment les questions soulevées par les biotechnologies, l'ESB, les répercussions écologiques et économiques des pratiques agronomiques.

Télécharger l'article