Revue

Suisse : former les enseignants et les élèves à la méthode aporétique

Durant leurs trois années de cursus académique à la Haute Ecole Pédagogique de Fribourg, les étudiants qui se destinent à la profession d'enseignants primaires suivent une formation à la méthode aporétique, dans le but d'animer des séquences de philosophie avec leurs futurs élèves.

Se faisant, ils investissent une part de leur temps estudiantin à satisfaire aux exigences de la loi scolaire, décrétée par le Grand Conseil du canton de Fribourg, qui définit les buts de l'école, en date du 23 mai 1985, en précisant, dans l'article 3, alinéas b) et d) que "l'école contribue... à former le caractère et à développer le jugement de l'enfant" et, qu'elle contribue également "...à donner à l'enfant le sens de ses responsabilités envers lui-même, autrui et la société". La législation cantonale en vigueur met ainsi en évidence qu'une des finalités de l'école obligatoire est de favoriser chez ses élèves une autonomie cognitive et une autonomie morale, la première visant à développer leur pensée critique, et la seconde favorisant l'exercice responsabilisé de leur citoyenneté.

D'un point de vue institutionnel, la Haute Ecole Pédagogique de Fribourg veille également à mettre officiellement ses finalités à l'honneur dans son référentiel de compétences. Dans ce dernier, elle stipule que la profession d'enseignant a pour tâche, entre autres, de "former les élèves à la citoyenneté en les amenant à exercer un regard critique et autonome sur les médias et la société de l'information", mais aussi de "développer, chez les élèves, le sens des responsabilités, la solidarité, le sentiment de justice", et de "combattre les préjugés et les discriminations de toutes sortes".

Pour synthétiser les choses clairement, on peut dire que les cadres législatifs et institutionnels fribourgeois soulignent explicitement qu'un des objectifs de l'école primaire est de développer la pensée critique des élèves dans la perspective d'en faire de futurs citoyens responsables. Un des moyens privilégiés d'atteindre un tel objectif est de proposer un enseignement réflexif, comme le souligne Lipman lorsqu'il précise : "La distinction entre enseignement classique et enseignement réflexif est communément basée sur le fait que le second vise avant tout l'autonomie de l'élève. Cela se vérifie dans la mesure où on peut considérer comme penseurs autonomes ceux qui pensent par eux-mêmes, qui ne font pas que répéter comme des perroquets ce que d'autres disent ou pensent. Ce sont ceux qui, plutôt, se font leurs propres jugements sur la réalité, se forgent leur propre compréhension du monde et finissent par concevoir de manière personnelle quel genre de personnes ils souhaitent devenir et le monde dans lequel ils veulent vivre." Proposer un enseignement réflexif, c'est faire en sorte que l'élève pense par lui-même. Cela peut se décliner de différentes manières, certes, mais incontestablement, la philosophie pour enfants est une pratique privilégiée dans la constitution d'une pensée critique faisant office de "... bouclier contre un lavage de cerveau qui ne laisserait aucune place à la recherche personnelle", comme l'évoque Lipman.

C'est dans cette logique que la Haute Ecole Pédagogique de Fribourg a fait le choix de former ses étudiants à l'animation en philosophie pour enfants, de les former à la méthode aporétique.

Qu'est-ce que la méthode aporétique ? L'étymologie grecque du mot méthode signifie "la recherche d'une voie", du préfixe meth : après, qui suit et de odos : chemin, voie. Aporétique, du grec aporia, se traduit par : absence de passage, difficulté, embarras. La méthode aporétique consiste donc à faire cheminer les élèves dans leur pensée en les conduisant dans des impasses. Un procédé oxymorique pour qu'ils atteignent la cohérence grâce à la contradiction logique, ou, dit plus simplement, une manière de les faire penser de façon autonome en leur faisant tester les limites de leur raisonnement.

Mais commençons par le commencement. Il s'agit, dans un premier temps, de cerner ce qu'est l'acte de philosopher, et en quoi il se différencie de la pensée non philosophique. Trois aspects peuvent être retenus :

  • Une pensée philosophique considère une opinion comme vraie à postériori, c'est-à-dire lorsque sa justification est éprouvée et validée. Il s'agit de tester une opinion pour mettre en évidence sa véracité.
  • Une pensée philosophique appelle des justifications publiques, et non privées, en ce sens que le fait de constater quelque chose, pour que ce quelque chose soit valide, doit être partagé par plusieurs personnes, indépendamment de leurs convictions privées.
  • Une pensée philosophique considère la diversité et la contradiction comme des alliés de la pensée. De ce fait, elle recherche autant d'exemples que de contre-exemples pour vérifier les justifications proposées.

Ainsi, la mise en contradiction des éléments de raisonnement des élèves invite ces derniers à tester leurs opinions, et les incite par là-même à justifier leur conviction par des argumentations cohérentes. La méthode aporétique devient dès lors dialectique, et se distingue du scepticisme, de l'agnosticisme ou du sophisme ; la diversité des opinions, qui ont une force argumentative avérée, contribue au cheminement de pensée de chacun grâce au dépassement des contradictions mises à jour. C'est l'accession à l'universalité conceptuelle de la pensée. C'est l'apparition de la connaissance vraie, chère à Socrate.

Il est vrai que Héraclite, Socrate et Platon sont les références incontournables dans la généalogie de la méthode philosophique aporétique, et qu'ils représentent les fondements de notre démarche. Arrêtons-nous brièvement sur leur façon de considérer la pensée. Héraclite, avec sa pensée de l'unité des contraires, peut être considéré comme le premier penseur dialectique, puisque selon lui, rien ne peut être pensé sans son contraire. C'est même de cette tension des contraires que surgit tout ce qui est. L'un est défini en regard du non-un, le tout étant l'addition du un et du non-un. Socrate, dans sa façon d'aborder les gens en leur posant des questions, met ses interlocuteurs face aux limites de leur propre savoir, trop souvent apparent dans un premier temps, jusqu'à leur faire prendre conscience qu'ils ne savent rien. Acculés dans l'impasse de leurs pensées infondées, ils entrent alors en dialogue avec lui, à la recherche de la connaissance vraie. Pour Platon, c'est en dialoguant que l'on accède aux concepts qui représentent les idées ; dès lors, en défendant consciemment des conceptions opposées, afin d'examiner dialectiquement leurs thèses à la lumière de leurs synthèses, les idées apparaissent au cours de l'échange dialogique, ainsi que les relations qu'elles entretiennent entre elles. C'est, dans les trois cas, la mise en contradiction qui permet de penser le monde, voir même de le connaître. Pour Héraclite, cette mise en contradiction implique la recherche des contraires. Pour Socrate, cette mise en contradiction s'apparente à une réfutation du savoir apparent en vue d'accéder au savoir adéquat, sous couvert de contre-exemples et autres objections affutées. Pour Platon, cette mise en contradiction surgit au détour de l'antithèse. C'est, dans les trois cas, de la mise en contradiction que naît l'argumentation, garante d'une pensée critique et autonome, car, comme le dit Quintilien : "...il ne peut y avoir lieu à argumentation que là où il y a des points controversés."

Pratiquer la méthode aporétique, c'est savoir animer une communauté de recherche favorisant l'autonomie de pensée, en faisant appel à la diversité par le biais de la mise en contradiction. A la HEP de Fribourg, former de futurs enseignants primaires à une telle méthode implique de les rendre experts dans l'art des relances selon des stratégies spécifiques : cantonade, mise en contradiction, contre exemplification, mais d'une manière non intrusive. Le développement de cette expertise se fait par la pratique, à l'occasion d'exercices d'animation entre pairs, selon l'idée que plus un animateur est philosophant, plus il saura faire philosopher. Penchons-nous un instant sur les relances à caractère aporétique, sous couvert de quelques exemples concrets :

- La relance à la cantonade : elle est proposée à la suite de l'expression clarifiée et quelque peu argumentée d'une opinion personnelle, partagée ou non par d'autres membres de la communauté. "Qui pense autrement ?", "Qui n'est pas d'accord ?", "Quelqu'un a-t-il un autre point de vue ?"...

- La relance de mise en contradiction : elle est proposée lorsqu'une opinion cohérente a été énoncée, et qu'elle semble pouvoir être adoptée comme une généralité, malgré un manque de nuance patent non pris en compte. En voici un exemple in situ :

[...]

Intervenant 1 : En tant qu'enseignant, on n'est pas libre de dire tout ce qu'on pense. On n'a pas une liberté d'expression totale. On ne doit pas faire de prosélytisme.

Intervenant 2 : Juste ! On ne peut pas faire passer nos opinions politiques. On doit rester neutre.

Intervenant 3 : Mais quand même, il y a des valeurs que l'on doit enseigner aux élèves. C'est aussi notre boulot, que de leur enseigner certaines valeurs.

Intervenant 1 : Oui !... On doit faire passer des valeurs...

Intervenant 2 : Bien sûr ! C'est le rôle de l'école aussi de faire passer certaines valeurs essentielles...

Animateur : Quelles valeurs ? Vous avez un exemple ?

Intervenant 1 : Oui !... Le partage par exemple...

Intervenant 2 : Le sens du partage... je suis d'accord !

Animateur : Un papa d'élève, néolibéral, vous accuserait, à juste titre, de faire du prosélytisme en apprenant que vous prônez cette valeur-là !

[...]

En voici un autre exemple :

Les enfants ont dû trouver en groupes une chose qu'il aiment tous. Puis individuellement, ils ont dû réfléchir pour quelle(s) raison(s) ils aimaient cette chose. Puis ils ont confronté leur(s) raison(s) individuelle(s) en groupes. Ensuite, la discussion philosophique s'engage.

[...]

Animateur : Vous avez des raisons différentes. Elles ne sont pas la même chose. Et puis il y a eu aussi parfois des raisons identiques. Elles se ressemblaient, elles étaient pareilles. Qu'est-ce que vous pensez de ça ? Ca vous étonne ? Que dans les groupes vous avez découvert que vous aimiez tous la même chose, mais parfois pour des raisons différentes. Qu'est-ce que vous pensez de ça ?

Intervenant 1 : Parce qu'on n'a pas le même caractère.

Intervenant 2 : On n'a pas le même avis.

Intervenant 3 : Parce qu'on n'a pas les mêmes idées.

Animateur : Mais pourquoi on n'a pas les mêmes idées ?

Intervenant 4 : Parce qu'on ne pense pas la même chose.

Intervenant 2 : Parce qu'on n'a pas le même caractère.

Intervenant 5 : Parce qu'on n'est pas né dans le même ventre de la maman.

[...]

Intervenant 5 : On est différent.

Animateur : On a des raisons différentes, vous avez dit par exemple parce qu'on a des caractères différents, parce qu'on a des avis différents, parce qu'on a des idées différentes, parce qu'on a des mamans différentes. On n'a pas les mêmes raisons parce qu'on est différent. Ben, comment ça se fait si on est différent, qu'on aime la même chose ?... On devrait aussi ne pas aimer la même chose ?

Si l'on se réfère à la théorie des speech acts de John Searle, tout énoncé vise à produire un certain effet et à provoquer une certaine modification sur l'interlocution. On parle de la valeur illocutoire de l'acte de langage. Les relances proposées par l'animateur de la communauté de recherche, dans le cadre de la méthode aporétique, sont à ce titre des actes illocutoirement directifs, qui invitent les intervenants à donner leur avis en les mettant en contradiction. L'effet perlocutoire attendu étant de les pousser à argumenter leur avis. L'animateur peut ainsi être considéré comme le gardien de la contradiction, et les intervenants comme des chercheurs-argumentants. C'est un peu comme si, à chacune de ses relances vers les intervenants, l'animateur passait le message : "Avec ma relance, je vous pousse à reconsidérer votre point de vue en vous amenant un élément de contradiction, afin que vous soyez amenés à argumenter ce point de vue." Un enseignant primaire formé à la méthode aporétique, et qui choisit de pratiquer dans sa classe des moments de philosophie en communauté de recherche avec ses élèves, est dès lors confronté à une remise en question de sa posture pédagogique, notamment sur son type d'intervention, sur ses objectifs de leçon et sur ses modes d'évaluation ; il donne moins à comprendre qu'à réfléchir ; il évalue moins le résultat que le processus argumentatif de pensée. En un mot, il forme à la pensée critique de ses élèves.


(1) S. Heinzen, J. Ducotterd et A.-C. Hess constituent le groupe de recherche en philosophie pour enfants et adolescents de la Haute Ecole Pédagogique de Fribourg (Suisse).

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