Revue

Pour ouvrir le chantier de la progressivité (Acireph)

Un groupe de travail coordonné par Michel Tozzi a été mis en place suite au 9e Colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques qui s'est tenu à l'Unesco en novembre 2009. Il s'intéresse à la perspective de l'Unesco d'étendre la philosophie partout dans le monde, en proposant aux États des principes pour un curriculum de philosophie à l'école. Sa problématique générale a été publiée dans le numéro 44 de Diotime (mars 2010). Pour alimenter la réflexion, nous publions dans ce numéro cinq textes sur la question d'un curriculum, et celle de la progressivité de l'apprentissage qu'il implique (Acireph, J.-C. Pettier, E. Auriac, S. Queval, M. France Daniel). On trouvera aussi des éléments dans la deuxième partie de l'article de Rémy David publié dans le numéro 45 de juillet 2010).

L'Acireph (Association pour la Création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement de le Philosophie) a lancé parmi ses membres une réflexion sur la progressivité en philosophie, dans son bulletin 42 de janvier 2010. Nous reproduisons avec son autorisation ce texte, intéressant par sa problématique pour la réflexion, aussi bien en classe terminale que dans un cursus plus général dans la scolarité.

Il est de bon ton dans la profession de dire qu'en philosophie il n'y a pas de progressivité "logique", c'est-à-dire qui serait déterminée par l'objet d'étude lui-même, par le "contenu", puisque tout est dans tout, et qu'un extrait de quinze lignes est proposé au bac sans que rien de spécifique ne soit requis pour le comprendre. On le sait, c'est dû au caractère organique de la philosophie, qui ne saurait se morceler en étapes successives comme n'importe quelle autre discipline. D'ailleurs, c'est bien connu, on apprend à philosopher comme à nager en plongeant en philosophie. Sauf que même pour apprendre à nager il y a des étapes, et qu'à plonger ainsi sans bouée ni technique on risque fort de se noyer... Par ailleurs, quand on parle du "contenu", ce n'est pas forcément de la philosophie tout entière qu'il s'agit mais de tel ou tel problème, de tel ou tel auteur : on observe par exemple que certains auteurs, dont les oeuvres sont truffées de références et de débats avec d'autres, sont très difficiles d'accès pour les élèves alors que d'autres, souvent antiques d'ailleurs (!) le sont moins. À cet égard le site de l'académie de Grenoble où des professeurs de philosophie commentent leurs choix d'oeuvres suivies, et tentent d'en évaluer le succès, est très éloquent : tous ceux qui se sont essayés à faire étudier le livre du philosophe de Nietzsche Mensonge et Vérité le regrettent, en expliquant que cette oeuvre suppose trop de connaissances pour être comprise en si peu de temps par les élèves.

On admet plus souvent la nécessité d'une progressivité pédagogique, à l'intérieur de la classe, et à l'échelle de l'année. Il s'agirait alors de penser l'ordre du cours : comment commencer une année ? Tout est-il équivalent ? Certains ordres de cours ne sont-ils pas plus pertinents que d'autres ? Chacun peut, en comparant les différentes manières dont il aborde le programme, observer rétrospectivement ce qui "marche" mieux ou moins bien. Mais c'est encore une fois toujours dans l'après coup, et souvent de manière irréfléchie, mais surtout, isolément et sans cadre institutionnel que cela se produit, et la question de la progressivité est ainsi laissée au hasard.

Pour nous, la question de la progressivité a comme préalable une décision : doit-on considérer ce que serait une progressivité pour conduire à la philosophie telle qu'elle est enseignée aujourd'hui ? Paradoxe, puisque aujourd'hui elle est conçue comme sans progressivité envisageable... Ou doit- on chercher ce que serait une progressivité en Utopie ? Pour ouvrir les possibles, voici quelques modèles pour penser la progressivité.

I) Cinq modèles pour penser les différents types de progressivité

1) La poupée russe

Consiste à lever des obstacles, un par un, pour parvenir à saisir un objet.

Quels obstacles s'agirait-il de lever successivement ? Traditionnellement en philosophie, on dira qu'il s'agit des représentations communes, où encore de l'usage commun des mots qui fait obstacle à la compréhension de certaines idées. Mais ces difficultés ne constituent pas à proprement parler des obstacles épistémologiques : elles sont l'objet même du travail philosophique, et il semblerait absurde de vouloir les lever successivement. Exemple de l'oeuvre de Nietzsche, dont la difficulté peut être expliquée par le nombre d'obstacles à lever, et l'importance de ces obstacles. En revanche, on peut voir dans ce modèle l'ordre de traitement d'un problème. Commencer par faire surgir les représentations les plus communes pour les traiter successivement et parvenir ainsi progressivement à la compréhension d'un problème ou d'une thèse. C'est une progressivité pédagogique, qui peut déjà être mise en oeuvre dans une classe, dans le contexte actuel.

2) Le mécano

Consiste à construire un objet à partir d'éléments donnés, et qu'il faut assembler, dans un ordre déterminé.

Quels éléments pour la philosophie ? Peuvent-ils être isolés les uns des autres ? Et dans quel ordre les assembler ? Par hypothèse, imaginons un instant que les questions, les concepts et les doctrines soient des éléments... ne sont-ils pas eux-mêmes décomposables ? Peut-on les considérer comme des donnés, indépendants les uns des autres ? Ce modèle semble difficilement applicable à l'enseignement de la philosophie, alors qu'il l'est peut-être en science, par exemple (ce serait celui de la démonstration mathématique par exemple), à la fois pédagogiquement (il serait très formel d'apprendre une liste de concepts, pour ensuite lire des textes !) et logiquement (cela ne correspond en rien à l'ordre dans lequel on procède pour faire de la philosophie). Par contre, ce modèle peut être pertinent pour décrire ce que vit un élève qui est confronté aux différentes disciplines qu'il apprend en parallèle... il a à recomposer sans cesse l'ensemble des savoirs qu'il acquiert, à en trouver lui-même l'agencement puisqu'il n'y a aucune coordination entre les disciplines au niveau tant des programmes de contenu que des compétences à développer... Ce qui impliquerait qu'une progressivité en philosophie peut difficilement se penser de manière indépendante des autres disciplines.

3) L'escalier

Consiste à suivre une série d'étapes successives : le franchissement de chaque étape étant le moyen de parvenir à la suivante.

"C'est le critère d'accessibilité qui apparaît ici comme pédagogiquement pertinent. C'est ici la complexité croissante qui fonde et ordonne la progressivité", comme l'écrit Michel Tozzi. La première marche, la plus accessible, conduit à la deuxième et ainsi de suite. Encore faut-il pouvoir définir ce qui est le plus accessible pour les élèves. En effet on peut considérer que le plus accessible, c'est le plus parlant ou le plus évocateur, mais c'est souvent un leurre. Par exemple, on dira peut-être un peu vite que les questions existentielles sont plus faciles à maîtriser pour les élèves que les questions d'épistémologie, parce qu'elles sont plus "évocatrices", mais précisément, c'est souvent la raison pour laquelle la démarche philosophique apparaît au contraire comme superflue : les questions sont "déjà là", avec leurs réponses ...

On peut voir aussi dans ce modèle celui de la caverne. Alors la progressivité serait le chemin qui conduit à la conversion de l'âme... Si c'est (peut-être) le chemin de la philosophie, ce ne peut sans doute pas être celui de l'enseignement de la philosophie dans l'institution scolaire française du 21e siècle.

4) Le placard

Consiste à ranger un ensemble d'objets en les distinguant les uns des autres, chacun pouvant être pris isolément.

On pourrait concevoir la philosophie comme un ensemble de problèmes distincts les uns des autres, et qu'on pourrait travailler indépendamment les uns des autres, comme on visite un pays : la progressivité serait alors à penser en extension : on maîtrise un problème, puis deux, puis trois, etc. (on peut penser que cela se passerait comme pour l'apprentissage d'une culture, ou d'une langue : plus on en connaît plus il est facile d'en apprendre.) Le problème ici est sans doute que l'indépendance des problèmes est plus ou moins factice : il y a des frontières poreuses, des interfaces, des tuilages, c'est d'ailleurs ce qui permet que "plus on en connaît, plus il est facile d'en apprendre"...

5) La spirale

Consiste à se concentrer sur le même objet pour en approfondir la maîtrise.

Il s'agirait de revenir sur les mêmes contenus, mais un approfondissant toujours plus, un peu comme en histoire et géographie, où le cursus consiste en une reprise au lycée des périodes qui ont déjà été étudiées au collège, mais à un autre niveau de complexité. Le problème est alors le sentiment de répétition que l'on peut éprouver à revenir toujours sur le même lieu.

En revanche, ce modèle pourrait fonctionner pour une progressivité dans l'apprentissage de la lecture et de l'écriture philosophique (un peu comme en Français). Par exemple un texte : d'abord apprendre à le lire et à identifier une thèse et des concepts, à faire un résumé ; puis en comprendre l'argumentation (en parallèle avec, en Français, les figures rhétoriques) ; puis apprendre à rédiger soi-même une argumentation pro et contra à partir du texte... Et cette fois-ci, ce serait adapté à une progressivité sur plusieurs années : il s'agit toujours de lire et d'écrire, mais à des niveaux de complexité et de difficulté croissants.

II) Des exemples de cursus : réels ou possibles

1) L'Italie

Loin de n'être qu'un enseignement d'histoire de la philosophie, où l'ordre chronologique serait le seul déterminant de la progressivité du cursus, les Italiens articulent de manière très intéressante le parcours chronologique à une progressivité des problèmes philosophiques. Nous aurions beaucoup à apprendre de l'examen attentif des programmes et des exercices proposés aux lycéens et aux étudiants italiens. L'Acireph a déjà commencé à diffuser cette conception de l'enseignement de la philosophie, mais ce travail reste à poursuivre.

2) La philo en première à titre expérimental

Il existe de nombreux lycées dans lesquels les professeurs de philosophie assurent ateliers ou cours d'initiation en Première L, ou même en seconde. Ces expériences sont autant d'exemples qui permettraient (s'ils étaient recensés et analysés un peu rigoureusement) de mesurer l'efficacité réelle d'une telle démarche, et de comprendre à quelle condition elle permet une "entrée" progressive des élèves dans la démarche et la culture philosophique. Là encore, l'Acireph a commencé ce travail, avec ses maigres moyens, il faudrait exiger qu'il se poursuive à une plus grande échelle.

3) Et pourquoi pas ?

Pour vous inviter à inventer des cursus possibles, voici une première idée à soumettre à l'examen, d'autres sont possibles, bien sûr, et bienvenues !

  • 2nde : l'Antiquité, Les premiers philosophes et les problèmes fondamentaux : poser des repères (apport de connaissances).
  • 1ère : logique et raisonnement. Avec comme support deux ou trois des problèmes qui peuvent être traités avec les repères vus en secondes (apport méthodologique)
  • Terminale : élargir, par extension, à quatre ou cinq problèmes, empruntés aux grandes divisions classiques de la philosophie (politique, morale, existentielle, épistémologique, esthétique, métaphysique)...
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