Revue

La dissertation dans l'enseignement philosophique universitaire : de la relation entre philosophie et sciences

La question de la place de la dissertation philosophique à l'université est intéressante : d'abord d'un point de vue réflexif, mais également au regard d'un souci de définition de l'activité philosophique. Souci réflexif, car cette question fait débat au sein du milieu philosophique; et qu'il est toujours enrichissant de remettre en cause ses propres pratiques. Souci de définition ensuite, car la dissertation fait partie des problèmes qui peuvent sembler de détails, mais disent en fait quelque chose d'éclairant sur le rapport entre le fond et la forme dans l'enseignement philosophique ; et enfin, phénomène qui interroge ce qu'est la Philosophie elle-même. Je souhaite mettre en lumière ici le parallélisme qui peut être fait entre la dissertation philosophique et la démonstration dite "scientifique" (entendu comme "non science humaine") ; et ainsi interroger la classification du Département de philosophie au regard des autres disciplines universitaires.

En faisant mes recherches sur la question de la "dissertation philosophique", je dirais qu'en termes de débat "pour" ou "contre", la place de la dissertation dans l'enseignement philosophique, j'ai remarqué une sorte de "triangulation" entre la notion de dissertation, celle d'argumentation, et celle de commentaire de texte. En effet, la place de la dissertation dans l'enseignement en France - et pas uniquement celui de la philosophie - pose actuellement question, car cet exercice est en vigueur surtout dans le monde francophone, en opposition au "paper" du monde anglophone. Il est bien évident que le monde n'est pas "bipolaire" de façon aussi simpliste dans ce domaine, mais l'objet de mon étude n'étant pas de dresser un tableau comparatif des différents modes de pratiques de la philosophie universitaire à travers le monde, je ne m'étendrai sur ce domaine que de façon limitée, et dans le but d'éclairer un point précis en rapport avec Paris I1, à savoir pourquoi la dissertation, pourquoi ce statut, et quel rapport avec la discipline philosophique elle-même (voire d'autres disciplines universitaires) ?

Tout d'abord, pourquoi donner cette place à la dissertation philosophique dans mon travail ? La dissertation est avant tout un exercice scolaire ayant pour but d'évaluer les capacités réflexives d'un élève requérant une maîtrise de l'analyse et de l'argumentation. Celle-ci est utilisée en France en histoire, en géographie, en lettres et en philosophie à l'université. Dans tous ces domaines, ce qui caractérise la dissertation est un plan tripartite. Mais si en géographie ou en histoire, celui-ci s'articule autour de l'étude d'une notion dans l'espace dans un cas, et dans le temps dans un autre ; en lettres et en philosophie, il s'articule autour d'un plan basé sur la dialectique thèse / antithèse/ synthèse. Pourtant, les critiques de la place de la dissertation en France semblent se focaliser sur la dissertation philosophique. Cela est certainement lié à une vision de la philosophie la définissant comme le seul domaine de connaissance non déterminé par son objet d'étude, mais par sa méthode. On peut même s'appuyer sur ce point de vue pour dire que c'est ce qui la différencie des sciences. De ce fait, la dissertation philosophique s'est forgée une réputation en elle-même, et apparaît comme un "bastion" de la culture universitaire française, bien que sa pratique soit critiquée, présentée comme un exercice artificiel qui n'est pas utilisé par les philosophes eux-mêmes, et qui contrarierait le cours de la pensée plus qu'il n'en rendrait compte. Mais il n'en reste pas moins qu'au-delà de cet aspect culturel de la chose, le débat sur les justifications de la place de la dissertation en philosophie aborde des enjeux épistémologiques, pédagogiques et philosophiques : cette forme convient-elle à la pratique de la philosophie ? Dans quelle mesure permet-elle réellement de rendre compte d'un apprentissage philosophique ? Formons-nous des philosophes, ou bien formons-nous des étudiants à la maîtrise de la dissertation ? Et dans ce cas, avons-nous oublié la place "d'outil" universitaire de la dissertation en sacrifiant la forme au fond philosophique, donnant à tout ce système une dimension artificielle ? Ces étapes dialectiques correspondent-elles aux étapes de la pensée philosophique ?

Tournons-nous vers la philosophie socratique pour tenter de répondre à ces questions. Si comme le dit Socrate, la pensée est un "dialogue de l'âme avec elle-même", la forme originelle de la philosophie serait le "logos" grec, ou discours rationnel. Cette mention de l'âme nous apporte une dimension "intérieure" : rentrer en soi-même pour analyser, prendre du recul, s'interroger. Dans les discours platoniciens, où le dialogue n'est plus avec soi-même, mais avec un interlocuteur réel, il y a un traitement progressif de la question, du problème, qui comprend des étapes d'analyse et de synthèse articulées autour des "idées". Cette analyse progressive se termine d'ailleurs bien souvent en laissant la question de départ en suspend, sans y apporter de réponse catégorique. Je pense que se dégagent ici des éléments importants pour notre étude : la dissertation est-elle un simple passage à l'écrit de tous ces éléments, ou bien en rajoute-t-elle d'autres qui viennent transformer la démarche ? Pourquoi notre université a-t-elle retenu la pratique de la dissertation en philosophie, et cela influence-t-il l'enseignement de la philosophie ?

Pour Jean-Pierre Hédoin, le terme "dissertation" est tout d'abord un nom utilisé historiquement pour déterminer de manière descriptive tel ou tel exercice (vers 1810, ce nom désignait un type particulier de travaux écrits qui jouait alors le rôle de "thèse")2. En ce qui concerne l'enseignement de la philosophie, la dissertation est instituée en 1864 par V. Duruy comme l'exercice écrit de philosophie3, cette mesure s'inscrivant d'ailleurs "dans une série de décisions qui rendait à la philosophie universitaire une place importante [...]4". Quelles peuvent en être les motivations ? Jusque-là, il y avait un "gouffre" entre l'épreuve de philosophie au baccalauréat, et celles réservées aux études supérieures ; la première consistant en une simple répétition du cours lors d'un oral, car "les seuls exercices écrits étaient destinés à une infime minorité d'élèves "brillants" [...] ou de spécialistes [...]5". On peut donc dire que l'institution de la dissertation est le fruit d'un désir d'uniformisation de la pratique philosophique (au baccalauréat comme dans le supérieur), créant ainsi une valeur de référence dans ce domaine d'enseignement. Mais cette nouvelle institution est également une rupture vis-à-vis des anciennes pratiques écrites, où "le "recopiage" était en effet jusqu'alors la technique de base6". Le mot "dissertation" désigne désormais un nouvel exercice, subtil équilibre entre la réécriture du cours et la réflexion personnelle de l'élève. Notons d'ailleurs que c'est à ce moment qu'émerge la notion de "réflexion", correspondant à la possibilité d'une "liberté de pensée" de la part de l'élève, mais aussi, paradoxalement, à une obligation de celle-ci aux vues de la nature même du nouvel exercice. Bien qu'à la suite de son institution première la pratique de la dissertation ait évolué, et qu'elle n'ait pas toujours été celle que nous connaissons aujourd'hui, je considère ici la "dissertation philosophique" comme un corpus historique homogène, bien qu'il ne soit pas uniforme. C'est pourquoi je n'étudie pas chacune des formes à travers le temps de façon séparée, mais la forme actuelle en tant que legs des différentes conceptions de ce qu'est la dissertation philosophique à travers l'histoire de l'enseignement de la philosophie. Je pose alors comme principe de base que la dissertation philosophique est "une technique codifiée et normée de la pratique institutionnalisée de la philosophie, définie comme un exercice "de réécriture du contenu de la leçon dans une réponse où l'élève est tenu à manifester son insertion dans le champ philosophique" par le biais de sa propre réflexion7". La "dissertation philosophique" devient donc un concept, permettant ainsi l'unification des différentes pratiques à travers le temps sans se soucier de l'aspect contingent de la chose (adaptation des règles de la technique aux différentes époques). Pour poser cette définition, je me suis appuyée sur les "Eléments pour une histoire de la dissertation de Philosophie8" de Jean-Pierre Hédoin. Bien qu'il ne traite que de la dissertation au niveau du baccalauréat, je considère que les règles la régissant et sa définition sont applicables par extension à sa pratique à l'université, les changements portant sur le contenu des cours, et comme défini dans le livre, sur "une réduction de l'écart normes-exercices réel9".

Pour revenir à la question posée au début de cet article ("la dissertation est-elle le passage à l'écrit de la philosophie du dialogue oral ?"), le passage à l'écrit, dans sa nature même, implique une radicalisation de la démarche, exprimée par le changement des termes employés. Les idées deviennent des concepts, les questions deviennent des problèmes. Le mot "dissertation" vient du latin dissere, qui veut dire "enchaîner à la file des raisonnements", et cela fait écho au logos, ou discours rationnel présent dans les dialogues. De même, le dialogue comporte des moments d'analyse et de décomposition des idées, et des moments de synthèse que l'on retrouve dans la dissertation. En revanche, bien que cet enchaînement à la file de raisonnements rappelle le cheminement méthodique de Descartes10, qui mène la pensée d'un point à un autre sans préjuger de la fin, la grande différence introduite par la dissertation réside justement dans une notion de plan et de présupposition de la résolution du problème. Si les dialogues s'interrompent bien souvent sans avoir abouti, on attend de la dissertation une phase de résolution du problème à chaque fois, et ce quel que soit le temps imparti à l'exercice (partiel de quatre heures ou travail à faire chez soi). Je pense également que philosopher consiste à prendre partie et à "trancher", et que c'est aussi ce qui fait que l'on ne tombe pas dans une simple discussion, ou un débat ; mais je pense que cela donne à la dissertation une dimension artificielle qui discrédite la philosophie. Car non seulement il y a avec la dissertation ce devoir de "rendu", d' "efficacité", mais elle introduit aussi une notion de préparation qui n'existait pas avant. En tant que travail écrit, elle implique un ordre d'exposition ; sa rédaction implique que son plan lui préexiste, et cela renforce son côté artificiel : au moment de commencer, on sait déjà où l'on va, à quelle résolution on va aboutir et ce que l'on cherche. Durant la rédaction, on fait croire que l'on suit un chemin méthodique hérité de Descartes ; mais ce n'est qu'illusion, l'étudiant ne se laisse pas porter par la logique de son raisonnement qui le mènerait d'elle-même au point suivant, mais il suit l'ordre qu'il a préétabli. Evidement, on peut objecter que ce cheminement a eu lieu lors de la préparation du plan, et que la phase d'écriture n'en est que la mise en application. Mais alors pourquoi séparer ces deux étapes ? Pourquoi compartimenter l'exercice ? Dans ce cas, on pourrait se contenter uniquement du plan, et le présenter sur un "mode" scientifique : soit X défini comme tel, cela implique Y, on peut donc en conclure que Z. Seule la logique du raisonnement importerait et non sa mise en forme, et la préoccupation première serait de prouver que la conclusion tirée est rationnellement recevable. Ou bien à l'inverse, on pourrait supprimer le plan préexistant et tout cet enchaînement logique de la pensée se ferait pendant la rédaction elle-même. Cette importance de la préparation est introduite par la forme de la dissertation des années 1910/1920 où l'on distingue le savoir préparer du savoir développer11. La "[...] "réflexion" comme "préparation" doit, en partant d'un sujet original, parvenir à une réponse en monopolisant et organisant un contenu de connaissances12". C'est là qu'apparaît la notion de plan préalable.

Je pense qu'il est important à ce stade de réintégrer un point qui a été laissé de côté. La dissertation philosophique, dans le cadre des études universitaires, n'est pas uniquement enchaînée à la file des raisonnements. Il ne s'agit pas d'un article où le philosophe a pour seul but de développer sa pensée, il s'agit aussi d'un exercice scolaire visant à juger et à noter l'étudiant. Comme je l'ai dit plus avant, c'est un équilibre entre cette logique de raisonnement, et l'intégration d'un cours. De façon prosaïque, le but est aussi de montrer que l'on a travaillé et écouté en cours. En tant qu'exercice écrit, la dissertation est donc une radicalisation du processus en place dans le dialogue, mais en tant qu'exercice scolaire de surcroît, elle introduit une notion d'apprentissage et de cours. Elle doit aussi être réécriture du cours. Cela n'existe pas dans les dialogues, puisqu'il n'y a pas de cadre institutionnel ; l'interlocuteur n'est pas là pour prouver qu'il a bien intégré le cours. C'est pourquoi il était important de définir et de recadrer la dissertation.

Mais il faut également prendre en compte sa finalité. Il me semble que nous sommes face à un paradoxe. Etre formé à la philosophie, c'est intégrer des connaissances, et apprendre à maîtriser un exercice dont l'enjeu est l'obligation d'exprimer sa propre pensée. Mais n'est-ce pas illusoire de faire croire que l'étudiant doit donner une solution propre au problème, tout en s'appuyant sur le cours ? Les manuels précisent que l'on peut utiliser des lectures et des expériences personnelles également, mais il y toujours ce but sous-jacent de devoir réécrire le cours. Voici la théorie, qui finalement laisse le contenu de la dissertation très flou, au sein des limites de sa méthode très normée. Et cette béance est ajustée dans la pratique par les professeurs. Je vais prendre un exemple précis. Une année, il y avait un cours donné sur Hannah Arendt et La condition de l'homme moderne. Le partiel de fin d'année était : "l'Histoire a-t-elle un but ?". On pourrait tout à fait y donner une réponse marxiste par exemple, et ne pas citer Hannah Arendt : oui, l'Histoire à un but, celui de la prise du pouvoir par le prolétariat. Doit-on pour autant considérer le devoir comme hors sujet ? Doit-on sanctionner l'élève de ne pas citer le contenu du cours ? D'un point de vue scolaire, on peut dire que vu les attentes de l'exercice, il faudrait. Mais d'un point de vue philosophique, non. Hannah Arendt n'est pas la seule à avoir traité le concept d'histoire, et la réponse donnée au problème est philosophiquement recevable ; et de ce fait, un professeur d'université pourra faire une remarque en marge lors de la correction, mais ne mettra pas une mauvaise note en sanctionnant un hors sujet, puisque la question est néanmoins traitée.

Je ne pense pas pour autant qu'il faille supprimer l'exercice de la dissertation en philosophie. Elle a une légitimité historique et philosophique, et je ne pense pas qu'une uniformité de la pratique universitaire de la philosophie soit souhaitable. La pensée n'a pas un cheminement nécessairement dialectique, ce qui donne peut-être un aspect artificiel à l'exercice, mais tout exercice dans le domaine philosophique le revêtirait, et dans ce contexte, la meilleure solution me semble de garder la dissertation dont nous avons héritée, plutôt que de chercher une autre solution qui ne sera jamais optimale. En revanche, il me semble nécessaire de procéder à des adaptations afin de lever l'ambiguïté de l'exercice que j'ai évoquée plus avant.

Tout d'abord, je pense qu'il faut redonner à la notion de préparation son impact réel, pour supprimer l'aspect artificiel du plan, obsession que l'on nous assène à partir de la classe terminale. L'enjeu réel est la problématisation, et une problématisation bien dégagée déroule d'elle-même son plan au fil de l'écriture. Et la question du nombre de parties me semble vraiment accessoire. L'enjeu des parties est de bien avoir saisi les moments de synthèse et d'analyse. Elles doivent donc servir le développement, plutôt que de le contraindre de façon factice. Il faut donc apprendre ce qu'est problématiser plutôt que d'apprendre à faire des plans, avant de passer à la rédaction. Quand je disais redonner sa place à la préparation, je voulais dire lui redonner une place qui soit synonyme de recherche. Je pense que les dissertations de partiel en temps limité et sans aucune source à disposition n'ont pas de sens d'un point de vue philosophique. L'enjeu qui y transparaît est clairement le contrôle des connaissances, la vérification de leur présence en cours, et la dissertation ne me semble pas adaptée à ces considérations. La formation donnée en philosophie nous apprend à nous attarder sur le sens des mots, leur racine étymologique, à nous inspirer de l'histoire des concepts, à citer des livres. Comment faire un travail complet, précis et une réelle démarche personnelle dans le cadre d'un partiel ? Voilà pourquoi je pense que la dissertation devrait être uniquement un travail de recherche à faire chez soi, et ce dès le début de la formation. Je pense que cela aurait plus de sens d'un point de vue philosophique, mais aussi d'un point de vue pédagogique. Les étudiants seraient dès le début considérés comme des "chercheurs", initiés au travail autonome, ce qui éviterait le "choc" du passage de la licence au master. Il faudrait donc adapter l'enseignement en créant des cours visant à soutenir cette autonomie, en formant à la problématisation et à la recherche. Pour ce qui est du contrôle des connaissances, on peut tout à fait garder des explications de textes vues en cours, ou des oraux.

Je tiens ici à faire une précision. J'ai axé l'étude sur la dissertation, bien que l'autre examen écrit soit le commentaire de texte depuis 1970, et qu'il y ait également des examens oraux ; car depuis l'institution de la dissertation, ces autres modes d'examens sont menés d'après les mêmes exigences que celle-ci : problématisation, analyse, synthèse, plan tripartite, réflexion personnelle et reprise du cours.

Le débat actuel qui porte sur la place de la dissertation de philosophie et son éventuelle suppression touche directement la question de l'enseignement de la philosophie. Le débat porte sur l'enseignement de la philosophie en Terminale, et non en faculté. Je suppose que cela signifie que l'on considère que l'enseignement à l'université constitue une suite logique dans la manière de faire l'enseignement au lycée. A moins que ce ne soit dû à l'héritage corporatif des professeurs d'université qui leur confère une certaine liberté, en opposition à la place du programme de l'Education Nationale en Terminale face à l'enjeu de l'épreuve nationale du baccalauréat. Toujours est-il que les arguments avancés dans ce débat méritent que je m'y attarde, car ils sont "transposables" à l'enseignement de la philosophie à l'université. Le "programme Renaut13", qui a été mis en place à compter de l'année scolaire 2001/2002, défendait la place de la dissertation en tant que "patrimoine de l'enseignement philosophique", tout en soulignant son caractère désuet, et a donc "évoqué l'idée que l'apprentissage de la philosophie passe par un apprentissage de l'argumentation14" et qu'il fallait donc réorienter la dissertation de philosophie dans cette optique15. La critique opposée à ce programme a dénoncé cette place donnée à l'argumentation, en mettant en avant que l'argumentation était synonyme de rhétorique, et donc sans réel aboutissement.

Il me semble que la question première est certes "pourquoi la dissertation ?" et pourquoi la maintenir, mais aussi de savoir quelle pratique de la philosophie est défendue à travers elle. Il n'y a pas une dissertation de philosophie comme exercice unique ne pouvant être utilisé que dans un seul cadre et à une seule fin, mais il peut y avoir plusieurs utilisations de ce même exercice. D'après moi, la dissertation comme exercice à l'université est légitimée du fait de son statut de patrimoine, mais également dans sa cohérence avec la vision de la philosophie qui sous-tend ce même enseignement. Pour synthétiser le débat, on pourrait dire qu'il s'agit de savoir si la philosophie est science de l'argumentation, ou bien science de la problématisation, et de savoir comment inscrire la dissertation dans l'une ou l'autre optique. Or, l'enseignement actuel de la philosophie à l'université de Paris I semble être fondé sur une vision "deleuzienne" de la philosophie et de la place que la notion de concept doit y avoir : il n'y a de philosophie que par la "création de concepts16", ce qui place l'histoire de la philosophie au centre de l'enseignement. Il me semble que la vision de la philosophie sous-tendant cet enseignement considère que "l'unité sémantique de base en philosophie, ce n'est pas la proposition, la thèse, ou l'argument, mais le concept. La philosophie est soit autodéploiement du concept (Hegel) soit perpétuelle création de concepts (Nietzsche, Deleuze)17" Cela expliquerait la place donnée à l'université à l'enseignement des concepts et de l'histoire de la philosophie. De ce point de vue, la dissertation n'a sa place que si on la considère comme l'exercice en continuité avec cet enseignement.

Cette place faite au concept comme fondement de la philosophie pose la question de la "classification" de l'enseignement philosophique à l'université, où elle est actuellement répertoriée comme science humaine. Si le concept est considéré comme précédemment, c'est-à-dire pris au sein d'un autodéploiement, ou d'une création perpétuelle, la philosophie s'apparente alors à la littérature et à l'art "[...] car on cherchera comment un concept se trouve incarné dans des figures de la culture et de l'art, ou bien on créera librement des concepts, comme l'artiste crée des formes18". Mais on peut aussi considérer que le concept, comme étant issu du réel, est le principal moyen de l'homme de maîtriser celui-ci. Les concepts permettent de connaître et d'organiser le réel. Je pense que cette vision, à l'opposé de la première, apparente la philosophie à la science. En effet, c'est ce même pouvoir d'abstraction qui permet à la science, d'après l'idée de Descartes, de considérer la nature comme une transposition de lois techniques, ce qui conduit à l'idée que la nature est complètement maîtrisable. On peut la dominer en connaissant ses lois. Si l'on considère que la nature est le réel, qui existe en dehors du monde humanisé, n'y a-t-il pas ici une correspondance : la philosophie et la science permettant à l'homme de maîtriser le réel en appliquant sa capacité à l'abstraction.

Que nous dit l'histoire de la philosophie et l'histoire de son insertion au sein de l'université ? Pour les Grecs, la science (épistémè) est un savoir supérieur, universel et théorique (elle se distingue des savoir-faire pratiques). De ce point de vue, la philosophie est la science suprême. Mais au treizième siècle, l'université de Paris fraîchement instituée ne va pas reprendre cette vision de la philosophie. L'université se compose d'une faculté généraliste, dite "faculté des arts", et de trois facultés spécialisées en droit, médecine et théologie. Cette même faculté des arts est subdivisée en deux cycles : le trivium regroupant la rhétorique, la dialectique et la grammaire (correspondant à notre enseignement philosophique moderne) ; et le quadrivium regroupant l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique. On constate donc qu'il y a ici une séparation entre l'enseignement philosophique (trivium), et celui des matières "scientifiques" (quadrivium)19. Comme expliqué plus avant, cette "classification" n'est pas héritée des grecs, mais est due à l'influence de la culture romaine et à l'esprit pratique romain. Je tiens à faire remarquer ici, aux vues du débat sur la place de l'argumentation en philosophie, la composition de l'enseignement du trivium, et la place qui y est donnée à la rhétorique et à la dialectique. Ici, la dialectique se rapproche de l'argumentation. La vision de la philosophie gravitant autour du concept (que l'on retrouve dans l'enseignement de Paris I) est une vision "contemporaine" de la philosophie.

Aujourd'hui, la philosophie est classée dans "arts et sciences humaines". Je pense que le mot "art" ici est un héritage de la faculté des arts du Moyen Age. Mais a-t-elle vraiment sa place parmi les sciences humaines ? Si l'on se base sur des critères de vérification et d'objectivité, la philosophie est d'emblée "disqualifiée", puisqu'elle échappe au contrôle expérimental. Mais cette vision ne prend en compte ni la rationalité de la démarche philosophique, et donc son aspect méthodique qui s'apparente à une science, ni la prétention universelle de son propos. De plus, ce classement pose la question de son objet d'étude, ici reconnu de façon sous-entendue comme étant "les hommes" puisqu'il s'agit d'une science "humaine". Cela pose problème. Je ne pense pas que l'on puisse dire que la philosophie ait pour objet d'étude "les hommes", comme c'est le cas de l'anthropologie par exemple. Si la sociologie ou l'histoire peuvent parler "des hommes" (en France, sous la Révolution, de 18 à 35 ans...), la philosophie parle de l' "Homme" quand il lui arrive d'aborder ce sujet, qui n'est pas son seul domaine d'application. La philosophie traite du monde. À partir de là, elle traite aussi de l'homme dans son rapport avec celui-ci, mais pas nécessairement. Bien sûr, on peut objecter que ce qu'elle définit comme domaine de connaissance est défini par l'esprit humain. Mais alors, de ce point de vue, il n'y a même plus de distinction entre science ou philosophie ou même entre n'importe quels autres domaines du savoir possible, puisque tout ce qui nous est donné à penser l'est par le moyen de nos capacités humaines. Ceci est sous-entendu pour chaque domaine. Peut-être cette dénomination de "sciences humaines" n'est-elle pas judicieuse. Le terme est bien sûr hérité des humanistes et des humanités de la Renaissance, mais cette transformation des termes en sciences "humaines" fait que la désignation s'est éloignée et n'est plus adéquate aujourd'hui. Si l'on veut être strict, pourquoi la médecine ne serait-elle pas classée en science humaine ? Son objet d'étude est bien l'homme pourtant : son anatomie, sa physiologie... Cette classification a certes un enracinement historique, mais une explication par la culture ou par l'histoire n'est jamais une explication en soi puisqu'elle s'apparente toujours plus au bilan d'un état de fait.

Pour conclure, la question de la dissertation nous éclaire quant à l'unité sémantique de la philosophie (que nous avons définie comme concept), mais nous pousse également à interroger les faits. Certainement qu'une réforme de l'ordonnancement des facultés et des domaines de savoirs au sein de l'université soit à envisager. En effet, comme je l'ai évoqué, le statut de la Philosophie entre "Science" et "Science humaine" est équivoque et complexe, et une classification propre, ou tout du moins en dehors, permettrait peut-être de mieux saisir cette ambiguïté, au fondement même de la discipline.


(1) Cet article s'inscrit dans une recherche menée sur la relation entre forme et fond dans l'enseignement philosophique à l'université en prenant pour exemple l'université de Paris I. Ceci explique que les exemples citent cette université précise.

(2) GREPH, Qui a peur de la Philosophie ?, Paris, Flammarion, 1977, p. 279.

(3) Ibid., pp.280, 281.

(4) Ibid., p.280.

(5) GREPH, Qui a peur de la Philosophie ?, Paris, Flammarion, 1977, p. 280.

(6) Ibid., p. 280.

(7) Ibid., p.280.

(8) Ibid., pp.279, 303.

(9) Ibid., p. 282.

(10) Descartes, René, Méditations Métaphysiques, 1641.

(11) GREPH, Qui a peur de la Philosophie ?, Paris, Flammarion, 1977, p. 287.

(12) Ibid.

(13) http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/programmephilobo31aout2000.htm

(14) Engel, Pascal, "Y a-t-il une vie après la dissertation ?", Côté Philo, N°3, Novembre 2003.

(15) http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/programmephilobo31aout2000.htm

(16) Deleuze, Gilles, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Ed. De Minuit, 2005.

(17) Tozzi, Michel, "Approche philosophique et didactique de la discussion philosophique", contribution à une recherche de l'INRP (1999-2001) sur la didactique de la Philosophie

(18) Idem.

(19) Charles, Christophe, Verger, Jacques, Histoire des universités, Paris, PUF, 1994, p.8.

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