Revue

Envisager la progressivité dans l'apprentissage des activités à visée philosophique : réflexion pédagogique sur la question

Cette contribution est dédiée à la mémoire d'Alain Delsol.
Les annexes sont publiées avec l'aimable autorisation de Bayard éd., www.bayardeducation.com

Les activités à visée philosophique ne figurent pas dans les programmes de l'école primaire dans la presque totalité des pays dans le monde. Envisager qu'elles y figurent un jour ne pourra se faire que si l'on est capable de montrer que c'est possible, en fournissant des points de repère pour le faire, sur la notion de "progressivité".

C'est pour une part (car on ne va pas s'y limiter) ce que permet de faire l'étude des propositions de travail fournies par deux revues du groupe Bayard : la revue mensuelle Pomme d'api, destinée aux enfants de l'âge maternelle, et la revue bimensuelle Astrapi, qui s'adresse aux enfants entre six en dix ans.

Aucune des deux n'est, à l'origine, conçue pour un travail dans la classe. Pourtant, dans les deux cas, la rédaction du journal a souhaité proposer un support destiné aux enfants, spécifiquement conçu pour favoriser la réflexion à visée philosophique des élèves dans une classe, avec un accompagnement pédagogique particulier à destination des enseignants. Le groupe Bayard, souhaitant développer une logique d'ensemble de ses accompagnements pédagogiques, a confié à un même "pédagogue" et "philosophe" (on reprend la terminologie des revues) le soin d'élaborer les accompagnements.

"Pédagogue" et "philosophe" : les deux appellations ne sont pas anodines. En identifiant officiellement, de cette façon précise, ces deux rôles confondus dans une même personne, les revues "marquent" l'idée, à vérifier, que l'activité présentée se comprend non seulement en elle-même, comme ce qui permet d'aller vers une pratique philosophique, mais aussi dans son rapport externe au contexte de l'organisation globale (pédagogique...) de la classe.

En comparant les deux modalités proposées par chaque revue et en considérant qu'elles sont portées par une même logique, on va tenter de clarifier, d'objectiver, en fonction de quels types d'éléments s'est construite une "progression" dans le travail. Mais vaudra-t-elle dans d'autres situations, et comment alors la compléter ?

Description des supports et accompagnements

1) Dans la revue Pomme d'api (voir en annexe 1 un exemple sur "Avoir confiance").

Dans cette revue, le support se présente sous la forme de deux éléments complémentaires. D'une part, premier élément, une bande dessinée comprenant plusieurs personnages "animaux". Cette bande dessinée préexistait à la réflexion à destination des classes. Elle devait plutôt être exploitée dans un cadre familial, par une lecture d'un parent, suivie éventuellement d'un échange entre le jeune enfant et ce parent, sans que la revue fournisse une aide à cet échange. Les personnages de la bande dessinée sont au nombre de quatre, chacun avec un caractère propre, prédéfini, facilement identifiable. Elle permet d'évoquer grâce aux ressorts du scénario certaines des problématiques liées à la réflexion sur tel ou tel thème, dans des termes proches du vécu des enfants.

D'autre part, second élément, une ou deux grandes images, avec une question. Par exemple, pour illustrer la question "À ton avis, faire confiance, c'est toujours bien ?", deux images (illustration, S. Bravi, novembre 2009) représentent une situation quasiment identique : un même personnage se jette d'un rocher, alors qu'un autre s'apprête à le réceptionner. Une différence "de taille" cependant : alors que le personnage qui réceptionne dans l'image de gauche paraît en être physiquement capable, qu'il est par ailleurs de la même espèce (ou "famille" ?) que celui qui saute (un lapin), celui de droite est une minuscule souris.

La taille de ce support permet une observation collective, par une classe. La présence de deux images proposant deux visions du sujet permet d'induire des différences entre des réponses possibles à la question posée. De plus en plus souvent, c'est plutôt une seule image qui est fournie : elle sera moins guidante, et du coup permet d'ouvrir le champ des réponses possibles.

L'accompagnement pédagogique s'organise dans un cadre préétabli, permettant à l'enseignant d'identifier les enjeux possibles d'une réflexion par les élèves sur le sujet. On fournit à l'enseignant alors, d'une part, une "lecture" de l'image qu'il va proposer à sa classe, dont seront dégagés quelques éléments conceptuels traités spécifiquement. Il s'agit de faciliter son approche des questions qu'il pourra ultérieurement poser aux élèves. On lui demande ensuite d'identifier, d'un point de vue personnel, ce qu'il pense du sujet, ainsi que des éléments d'un lien possible entre ce sujet et l'activité habituelle de la classe. Viennent alors des propositions de questions qu'il pourra exploiter lors de sa séance. Elles vont permettre un travail de description de l'image, puis la formulation d'avis et appréciations concernant la situation proposée. Sont identifiées des questions permettant, sans l'enfermer, de guider la réflexion d'un point de vue plus "conceptuel" : relativement à l'image (en identifiant les éléments du problème qu'elle pose), puis en signalant des liens entre l'image et la vie scolaire et familiale de l'élève, enfin des questions plus générales, pour une approche conceptuelle par des jeux d'opposition et de comparaison. Des activités de reprise individuelle ou collective du travail seront finalement proposées, ainsi que des ouvrages de littérature pour enfants en relation avec le sujet, pour une éventuelle exploitation en réseau par exemple.

2) Le travail avec Astrapi (Voir en annexe 2 un exemple).

Le support proposé dans le journal, tous les deux numéros, présente, à propos d'une thématique, un ensemble de situations dessinées. Cela permet une entrée variée dans une problématique. En général, les situations permettent de saisir des aspects différents du sujet, parfois assimilables à ce que la question peut concrètement présenter d'intéressant ou de problématique dans la vie quotidienne. En complément de chaque dessin, on trouve souvent un personnage qui vient remettre en cause par une question la pertinence du message véhiculé par le dessin. Par exemple, concernant la responsabilité, un dessin vient illustrer le texte suivant : "Être responsable, c'est être capable d'accepter les conséquences de ses décisions pour se sentir libre de faire ce que l'on veut", affirmation interrogée de la façon suivante : "Alors, si on ne fait rien, on n'est responsable de rien ?"

Aucun support permettant une observation et une communication collectives, au niveau de la classe, n'est prévu. Par contre, six cartes reprenant chacune l'une des situations proposées, sont données. L'enseignant va répartir la classe en six groupes, pour un travail dont elles seront le support.

Comme dans le cas de la revue Pomme d'api, l'accompagnement permet à l'enseignant d'identifier les enjeux du travail, ainsi que de s'y préparer. Ici, l'aide qui lui est proposée est particulière à chaque carte, avec pour chacune un "point conceptuel général", puis son application à la situation proposée sur la carte. Des questions descriptives, puis des questions pour permettre à l'élève de donner son avis, d'autres pour faire le lien avec sa vie sociale et familiale, enfin des questions pour travailler l'articulation entre le concept et la situation proposée sur la carte, sont alors indiquées. L'ensemble est suivi de propositions d'activités de reprise, puis de propositions de lecture.

À la lecture de ce descriptif, la différence entre l'exploitation des deux revues n'est pas forcément évidente. Pourtant, à l'intersection entre expertise pédagogique et maîtrise philosophique, le travail proposé dans ces deux revues exprime implicitement des références indispensables à la progression d'un travail à visée philosophique dans les classes de l'école primaire.

L'expression de points de repère

1) Penser la progressivité relativement à la progression scolaire

À nouvelle activité, nouvelle situation. On pourrait alors penser que s'il y a une progressivité à établir dans l'apprentissage des activités à visée philosophique, elle doit se construire de façon originale, hors la situation habituelle de la classe. On remarque d'ailleurs que, dans nombre de classes, l'activité se déroule dans un lieu spécifique, nouveau, impliquant un déplacement spatial dans l'école et un isolement par rapport au lieu d'activité traditionnel. On marquerait ainsi l'identité d'une activité qui prétend permettre de se mettre à distance, qui implique de sortir des conventions de pensée, qui examine le monde en se centrant sur sa pensée. Pourtant, rien ne permet de penser qu'on devrait rompre, à l'occasion de sa pratique, avec les autres pratiques scolaires, ou avec les points de repère habituels des enseignants. Pour reprendre l'exemple du lieu, on pourra considérer que, malgré les apparences, c'est bien ce que l'on fait lorsqu'on trouve un nouveau lieu pour cette pratique originale : on marque symboliquement, dans l'espace de l'école, ce que l'on estime être les caractéristiques de cette discipline. On ancre dans le concret de la vie des élèves l'idée qu'elle implique un déplacement, un "isolement", un éloignement des repères habituels. Cette traduction concrète, théâtralisée, symbolisée, d'idées abstraites, est depuis son origine l'une des marques de l'école primaire... Rien de nouveau donc dans cette façon de concevoir.

De la même façon, on peut penser que la progressivité de l'apprentissage des activités à visée philosophique à l'école doit se faire en les mettant en lien avec la progressivité du travail qui y est proposé en général. Par ailleurs, à moins de se condamner à la confidentialité des spécialistes du sujet, un travail à visée philosophique, même original, ne peut se construire en opposition avec l'ensemble des points de repère d'un enseignant dans sa classe. Ce qui devrait être en principe une évidence, l'idée que l'élève n'est pas autre dans cette nouvelle activité que celui qu'il est, par ailleurs, dans les activités scolaires, pose souvent problème à un enseignant novice en matière d'activités à visée philosophique. N'en ayant pas d'expérience, ne pouvant même s'appuyer sur ses souvenirs, son passé d'élève, il peut alors être conduit à privilégier les repères conceptuels et didactiques qu'on lui transmet en formation ou lors de ses lectures, sans les lier à ce qu'il connaît.

Un exemple simple permet de saisir le problème posé. Lors d'une séance de sensibilisation à ces pratiques, avant que n'existent des supports spécifiques et des accompagnements adaptés à la maternelle, un collègue professeur des écoles chevronné, enseignant en maternelle, se déclara prêt à mettre en oeuvre un travail à visée philosophique avec ses élèves de moyenne section de maternelle (élèves de quatre ans). Quelques mois après, alors qu'il participait à une autre séance, il s'avoua très déçu : contrairement à ce qu'il avait retenu de la première séance, concernant l'expression du philosopher en trois processus de pensée (conceptualiser, argumenter, problématiser), il ne parvenait pas à faire conceptualiser ses élèves. Constatant la surprise du formateur, réexaminant ce qu'il venait de dire, il s'écria : "Quel imbécile ! Je le sais depuis toujours que les élèves, à cet âge là, ne se situent pas dans une pensée conceptuelle, mais...je n'ai pas fait le lien !" .

L'articulation de cette nouvelle activité avec les points de repère habituels de l'enseignant ne se fait pas tout seul. Si ce problème semble ne concerner que l'enseignant dans son travail de préparation, on saisit pourtant, par l'exemple de ce collègue chevronné, que le manque de lien aura un impact direct sur la pertinence de l'activité proposée, et son niveau. Plus directement encore, concernant le travail des élèves, l'absence de tout lien entre cette pratique et les travaux habituels des élèves peut ne pas leur permettre de lui donner sens. Mais, pour l'enseignant comme pour l'élève, la force et la nature de ce lien doivent peut-être évoluer et progresser au cours de la scolarité

C'est donc un problème pour l'enseignant, et pour les élèves : l'analyse de la situation scolaire selon les trois sommets du triangle didactique suggère qu'il y a sans doute aussi à penser que l'on doit conduire une réflexion sur la discipline et les supports de travail dans le cadre d'une progressivité.

2) La progressivité du point de vue de l'enseignant

La différence d'accompagnement pédagogique et philosophique des supports proposés dans les deux revues fournit des signes indicateurs d'une progressivité possible dans le travail de l'enseignant. Elle se joue à deux niveaux : relativement à son travail de préparation, et par rapport à la nature et aux modalités de sa présence dans la classe.

Concernant la préparation, d'abord.

On ne demande pas à un enseignant en université le même niveau de maîtrise conceptuelle dans sa discipline, que celle qui est demandée à un enseignant polyvalent par l'apprentissage d'un domaine d'apprentissage à l'école maternelle. Il faut que cette maîtrise permette, dans un cas, à l'enseignant de favoriser le progrès des élèves ou dans l'autre cas, l'acquisition de savoirs par les étudiants. Dans les deux cas, on cherchera à se situer au plus haut degré de ce que les "apprenants" sont capables de faire ou de comprendre. À l'école, ce "plus haut" est différent, d'un âge à un autre, d'un niveau scolaire à un autre, même si des différences individuelles peuvent également exister entre des élèves d'un même âge dans une même classe, un même cycle. Sans prétendre que la philosophie ne nécessite pas un apprentissage approfondi, il sera sans doute plus facile pour l'enseignant de maternelle, sur le fond, de maîtriser les éléments conceptuels nécessaires pour faire évoluer sa classe, que dans d'autres situations scolaires.

Dans un premier temps, il va s'agir de saisir philosophiquement le sujet à aborder. Non pour avoir les éléments d'un cours transmissif, mais pour mieux saisir les perspectives conceptuelles dans lesquelles le travail de la classe s'inscrit, et se donner la possibilité d'élargir, par des questions notamment, le point de vue propre et spontané des élèves, et les aider à construire leur pensée. Pour une part, une discipline s'identifie par les questions qu'elle pose au monde. La maîtrise de l'enseignant consistera donc à identifier d'abord les questions posées par le sujet que ses élèves vont devoir examiner. Il ne doit pas penser que les élèves vont toutes les aborder, mais plutôt se donner le moyen d'inscrire ses propres interventions dans la logique des propos des élèves, pour leur permettre d'aller plus loin dans la réflexion.

La différence et la progressivité entre les niveaux de l'école se situent d'abord par rapport à la formulation qui va les soutenir. Plus l'élève sera jeune, et débutant dans ce type d'activité, et plus les questions à prévoir tenteront de permettre aux élèves de saisir le problème posé au quotidien, dans un monde très proche. Mais toutes les questions ne se valent pas, d'autant que l'on est en phase d'apprentissage basique de la langue. Un apprentissage où la maîtrise peut être très différente d'un élève à un autre comme, plus largement, le rapport que chacun d'eux a l'habitude d'entretenir à la langue et à sa pensée, ou plus largement au statut d'interlocuteur qui peut en découler. C'est pourquoi, d'une part, l'enseignant aura à prévoir des supports concrets qui permettront à des élèves, en particulier s'ils sont "petits parleurs", de décrire ce qu'ils voient. D'autre part, il devra faire l'effort de bien percevoir la plus ou moins grande distance entre l'élève et sa parole, selon les questions posées.

Ainsi, donner son avis est sans doute déjà difficile pour un élève jeune, mais beaucoup plus accessible que de situer immédiatement sa pensée au niveau conceptuel qu'impliquerait à terme une pleine expression philosophique. L'enseignant devra envisager des questions qui permettent, lorsque l'enfant est très jeune, de mettre en relation ce qui est examiné ou dit et questionné, avec son quotidien, souvent incarné par des personnes qu'il connaît. L'évocation de ce quotidien va nécessiter de prévoir des questions plus ou moins simples : le quotidien scolaire est plus facile à mobiliser, au sens où l'implicite peut être plus grand, puisque c'est une situation commune à tous les élèves de la classe, quand le quotidien familial nécessite plus d'explication. Mais ce quotidien sera d'autant plus difficile à évoquer qu'il est éloigné du moment présent, ou du passé proche. Compte-tenu de tous ces éléments, l'enseignant devra donc prévoir des questions diverses : des questions pour décrire (d'autant que l'élève est jeune, la description pouvant davantage être sollicitée dans un temps d'argumentation en grandissant), pour donner son avis ou formuler de premières hypothèses (dont la complexité possible et l'abstraction iront croissant) ; des questions pour faire le lien avec la situation scolaire, familiale, sociale (avec des questions portant sur une échelle de plus en plus large en grandissant, partant de l'évocation du milieu proche à des questions sur la ville et ses habitants, le pays, le monde, au fur et à mesure que l'expérience scolaire permet d'avoir des représentations à ces échelles) ; des questions pour caractériser d'abord par comparaison ou opposition, des questions pour généraliser, voire se situer d'un point de vue universel.

Des questions destinées à des enfants jeunes seront souvent plus "binaires", construites à travers des caractérisations ou oppositions simples, ou par comparaison (on y reviendra lors de la réflexion disciplinaire). Avant de déterminer la nature d'une chose, il est plus facile de déterminer ce qu'elle n'est pas, ou en quoi elle se différencie de telle autre chose. Passer d'oppositions simples, relativement à de grandes idées, à des comparaisons, puis à des tentatives de détermination de concepts plus précises, permet d'entrevoir ce que pourrait être une progressivité selon les classes. Elle se complexifiera ensuite, pour amener les élèves à devoir déterminer les limites des propos tenus, entrer dans une pensée de plus en plus complexe. Mais l'idée ne se limite pas simplement à la progressivité des apprentissages, d'une classe à l'autre. Selon les thématiques abordées, on voit certaines classes, ou certains élèves dans certaines classes, se montrer capables d'habiletés intellectuelles plus ou moins occasionnelles, d'un niveau parfois bien supérieur à ce que l'on aurait attendu. Par exemple, un élève qui se montre capable à cinq ans, dans un échange, d'identifier la nature culturelle d'une appréciation morale portée par un autre.

Il ne s'agit donc pas, en posant la progressivité, de s'enfermer dans un schéma strict appliquant à cette nouvelle situation des grilles de lecture identifiant l'intelligence selon des stades strictement prédéfinis et incontournables, mais de se donner dans chaque classe quelques questions pour "aller plus loin", si les élèves se montrent capables de dépasser ce à quoi on s'attendait au départ, à l'occasion de tel ou tel sujet. Cela sera d'autant plus vrai que les élèves seront familiarisés avec les exigences relatives à l'activité, et auront construit les éléments d'une pensée de qualité. Il faut donc envisager la progressivité à la fois relativement au contexte d'un niveau de classe, en référence au développement de l'enfant à l'âge concerné, mais aussi par rapport à des étapes de progressivité dans les questions, étapes où l'on se situera de façon différente selon les sujets, les moments de l'année et l'expérience globale de réflexion des classes.

La progressivité concerne non seulement la nature de certaines questions, mais également le niveau d'exigence attendu ensuite dans l'échange. L'enseignant ne peut évidemment pas objectivement déterminer ce qu'il attend de chaque question, mais tenter de se donner au moins quelques points de repère. Il peut difficilement inventer, pour chaque séance, toutes ces questions, puis déterminer un niveau d'exigence possible. Il lui sera sans doute possible, au moins dans un premier temps d'initiation, de s'appuyer, comme pour tout autre discipline, sur des ouvrages lui permettant de mieux localiser, dès la préparation, son action future, en faisant par contre l'effort de croiser ce qu'il lit à sa connaissance de sa classe, et aussi à sa connaissance pédagogique. Ces questions, pour une part (on va en mesurer les enjeux en réfléchissant après à la préparation "hors philosophie"), pourront trouver sens dans la classe, voire s'adresser à la situation scolaire même. Partant d'une réflexion sur le sens de la présence à l'école, vécue par exemple, affectivement et physiquement, comme réflexion sur une question du type "pourquoi il faut se séparer ?" (Pomme d'api, septembre 2010), ou "pourquoi on va à l'école ?", avec la sous question "l'école et la maison, c'est pareil, c'est pas pareil ? (Pomme d'api, septembre 2008), on pourra aller vers la conception de séance ou des distinctions et des réinterrogations plus fines sont proposées. Par exemple, dans le travail sur l'école pour des élèves de cycles 2 ou 3, on va proposer de séparer les élèves en groupes, chacun avec un axe de questions à aborder à partir de l'étude d'images différentes. Trois thèmes sont proposés (Revue Astrapi, septembre 2008) : l'école pour apprendre, l'école comme lieu de rencontres, l'école comme lieu d'autonomisation. Concernant le thème de la rencontre, par exemple, on suggèrera, après des questions descriptives puis pour donner son avis, des questions générales.

Questions générales sur la rencontre

Fiche d'accompagnement de J-C. Pettier, rubrique "Pense pas bête" de A-S. Chillard, Revue Astrapi, septembre 2008

  • Qu'est-ce qui se passe quand on rencontre quelqu'un ?
  • Comment cela se passe-t-il dans sa tête ?
  • Ne rencontre-t-on que des personnes à l'école ?
  • Donne des exemples de tout ce que l'on peut "rencontrer" à l'école.
  • Comment sait-on ce qu'il faut faire à l'école ? Peut-on y faire n'importe quoi ?
  • Y a-t-il des gens ou des choses que l'on ne peut rencontrer qu'à l'école ?
  • Y a-t-il des rencontres plus importantes que d'autres ?
  • Qu'est ce que c'est, une rencontre "importante" ?
  • Qu'est-ce que c'est, une rencontre "inutile" ?
  • Qu'est ce que cela change, d'avoir fait une rencontre importante ?
  • Y a-t-il des rencontres qu'il vaudrait mieux ne pas avoir faites ?
  • Est-ce qu'une rencontre est toujours une bonne chose ?
  • À partir de ces exemples, comment expliquerais-tu ce que veut dire rencontrer, faire une rencontre ?

Le travail de conception peut progressivement envisager de donner de plus en plus de place à l'écrit : d'une part pour envisager la part donnée à l'écrit pas les élèves, d'autre part pour évaluer dans quelle mesure on peut leur permettre l'étude du "texte" philosophique, et procéder à des choix adaptés.

La capacité d'écrire pour mieux penser et identifier est fondamentale à l'école ; elle justifie le rôle central du cahier de brouillon pour les apprentissages. Elle ne s'acquiert que progressivement. C'est pourquoi l'enseignant de l'école maternelle pourra s'appuyer sur des moments collectifs ou individuels de dictée à l'adulte, pour aider les élèves à synthétiser les propos tenus lors des échanges, en avoir une mémoire éventuellement communicable aux parents. La possibilité d'implication individuelle dans l'écriture grandissant avec l'âge, il peut concevoir des travaux où l'écriture "engagée" philosophiquement est présente, par exemple par le biais d'un cahier individuel de pensées, où chacun se positionne dans un espace de pensée privé, lui permettant par exemple de ressaisir ce qui s'est dit dans l'échange. L'échange épistolaire devient possible d'une classe à l'autre au moins, voire d'un individu d'une classe à celui d'une autre classe.

L'accès aussi à des pensées préexistantes de plus en plus complexes est un élément de la progressivité qu'on pourra envisager dès la conception du travail à proposer. On a ainsi identifié, dans l'ouvrage Les p'tits philosophes (Furlaud, Pettier, Ill de Monfreid et Bravi, 2009), reprenant pour une part le travail réalisé dans la revue Pomme d'api, des proverbes, qu'un texte bref viendra problématiser, pour une lecture parent/enfant. Avec des élèves de l'école élémentaire, en particulier au cycle 3, l'accès à des extraits d'oeuvres philosophiques devient possible (Pettier, Chatain, 2003), dans la mesure où des exemples sont pris par des auteurs pour clarifier un propos. L'accès à l'écrit permet également d'envisager de penser des niveaux de lecture progressivement plus complexes selon les niveaux scolaires, pour réinterroger et problématiser les comportements de tel ou tel héros d'un ouvrage littéraire, d'autant que des ouvrages spécifiquement pensés pour un questionnement philosophique existent. L'enseignant, dans le cadre du travail sur la littérature pour enfants, pourra alors penser des réseaux de lecture dans lesquels ils viennent s'inscrire.

Un travail de préparation "hors philosophie pure" est également nécessaire, sur le fond comme sur la forme. Sur le fond d'abord, ne serait-ce que pour construire le sens que l'enseignant peut lui-même donner au sujet abordé en classe ; pour vivre "de l'intérieur" le problème qu'il va poser aux élèves, et mieux en saisir les difficultés. Sinon, il s'étonnera en classe du fait que ses élèves n'arrivent pas à identifier telle ou telle différence, sans voir qu'il est lui-même incapable de la formuler en mots... Ensuite, pour mieux se mettre à distance de sa propre pensée, au risque sinon qu'elle imprègne tellement son action dans la classe qu'elle s'apparente à un conditionnement. Ce sens sera d'autant plus important à identifier que les élèves sont jeunes, susceptibles d'être conditionnés s'il ne le percevait pas. Il devra envisager ensuite l'ancrage de la problématique dans le vécu des élèves car, à défaut d'en prévoir au moins certains éléments, il risque dans le feu de l'action de ne pas arriver à se situer à leur niveau. Peut-il identifier des exemples parlants qui permettront éventuellement de comprendre ou susciter les questions abordées, tant au niveau de la vie de la classe, que par rapport aux apprentissages réalisés, aux supports étudiés ?

Comme pour les questions à envisager, les exemples susceptibles de donner sens à la réflexion des élèves évolueront en fonction de l'âge et du niveau scolaire. Ils pourront progressivement s'inscrire par rapport aux apprentissages faits dans d'autres disciplines, aux connaissances acquises. Il est donc logique que l'enseignant reviennent à la situation globale des apprentissages dans sa classe : y a-t-il là matière à réinterrogation, à ressaisie ? On comprend ainsi la possibilité qu'offre l'activité à visée philosophique de progressivement permettre, de façon accrue, la réinterrogation de la situation scolaire. Loin d'être anecdotique, cette idée se situe sans doute au centre d'une réflexion sur la progressivité, faisant des activités à visée philosophique le lieu même du développement d'un élève critique, vers une citoyenneté démocratique à haut niveau d'exigence.

Mais la préparation "hors philosophie" concerne aussi, en plus du travail de préparation, l'organisation pédagogique de la classe. L'enseignant est nécessairement très présent dans une classe de maternelle, non seulement pour garantir le cadre de l'échange, mais également pour apprendre aux élèves progressivement à construire une situation d'échange, où les propos de l'autre sont pris en compte, examinés, critiqués. Il peut par la suite, avec des élèves plus âgés de l'école élémentaire, s'appuyer sur les compétences de socialisation construites pour envisager des situations où les échanges seront plus nombreux, par l'appel à des organisations de travaux de groupe. Il ne s'agit pas de laisser aux élèves la possibilité de discuter librement entre eux, au sens de simplement bavarder sur tout et... rien. Comme dans toute activité de classe, ce travail de groupe doit être conçu pour orienter la tâche commune vers une activité de reprise collective par la classe. Par exemple, il s'agira de répondre à une question à partir d'une situation observée. Dans la revue Astrapi, on propose par exemple, sous chaque carte qui met en évidence un des aspects possibles de la thématique, une question avec trois solutions identifiées, et la possibilité de proposer autre chose, une autre solution. On s'appuie ici sur la notion de "pensée divergente" pour concevoir des questions, parfois absurdes, qui vont permettre à l'élève, de fait, de placer sa réflexion hors d'une pensée unique et réductrice.

Questions figurant sous deux cartes concernant l'école

Fiche d'accompagnement de J-C. Pettier, rubrique "Pense pas bête" de A-S. Chillard, Revue Astrapi, septembre 2008

Carte 1 :

A l'école, on apprend plein de choses
Alors, l'école ça sert :
A faire le malin devant ses parents ?
A savoir des choses ?
A faire attention ?
Autre : ....... ?

Carte 3 :

A l'école, on fait des rencontres
Alors, faire des rencontres, ça permet :
De tricher plus facilement ?
De ne pas faire tout le travail ?
De s'entraider ?
Autre : ....... ?

Des questions viendront aider l'enseignant lorsqu'il passe dans les groupes.

Comme dans ses activités habituelles, l'enseignant pourra mettre en oeuvre une organisation pédagogique (avec le rôle qu'il y tient) de façon différente selon l'âge des élèves, et selon leurs compétences. S'appuyant souvent sur l'oral, l'activité à visée philosophique conduira l'enseignant à parfois penser l'organisation des groupes en fonction de besoins différents des élèves dans la classe, avec des niveaux d'intervention et d'exigence différents selon les groupes. En maternelle, le problème de l'autonomie se posant, on pourra imaginer que la nécessité de sa présence auprès des élèves dans le cadre d'une activité d'échange le conduise, plutôt que de toujours n'envisager l'activité à visée philosophique que dans le "collectif classe", de la proposer dans le cadre du travail en atelier. À côté d'ateliers avec d'autres pratiques où l'autonomie est déjà possible, il pourra centrer son travail de réflexion pour organiser un atelier de pratiques à visée philosophique avec un nombre restreint d'élèves, et penser des exigences évoluant selon les compétences et besoins des élèves participants.

Ce travail d'organisation induit pour l'enseignant une présence progressivement différente dans la classe. Des élèves très jeunes ne sont pas encore capables d'échanger, de prendre en compte ce que dit l'autre pour construire leur propre pensée. C'et pour une part importante à l'école que va se construire la socialisation. Le travail en atelier est souvent bien davantage un travail où les élèves sont regroupés, qu'un véritable travail de production commune. Le sens de cette pratique d'atelier pourrait être, au contraire, d'aider les élèves à construire, à une échelle réduite, ce travail socialisé par la médiation de l'enseignant, difficile voire impossible sinon. S'il s'agit d'aider les élèves à construire (des pratiques se revendiquant de la philosophie préfèreront parfois reporter la construction à plus tard), l'enseignant ne pourra pas ne pas être garant d'un cadre qui le permet.

D'autre part, il sera dans ce cadre celui qui permet les échanges, d'autant que les élèves pourraient se contenter d'énoncer un point de vue personnel. La difficulté consiste alors pour l'enseignant à intervenir le moins possible, tout en les aidant à évoluer. Or, il est souvent conduit à en faire beaucoup trop, souvent par souci d'aider ses élèves à parvenir aux résultats escomptés. La progressivité de ses interventions doit alors se penser, même s'il se place dans l'optique d'un travail didactique, comme celle d'un effacement progressif. Non pas qu'il puisse penser que ses élèves seraient spontanément capables de réinventer les concepts issus de l'histoire de la philosophie. L'idée est plutôt double : d'une part, intervenir de moins en moins souvent, au fur et à mesure que les élèves deviennent de plus en plus capables d'échanger et de construire ensemble, de façon approfondie grâce aux apports plus riches que permettent des connaissances accrues. Mais ce "moins" de présence se traduit également par une présence de plus en plus "pointue" et fine, conceptuellement. Non pas nécessairement pour transmettre un cours de philosophie. On peut cependant admettre, on l'a établi dès la réflexion sur la conception que, parfois, concernant certaines idées, les élèves puissent rencontrer, au moins en cycle 3, des extraits de textes de philosophes où sont exprimées, sous forme d'exemples, des problématiques sur lesquelles ils sont en train de débattre. Elles permettront de réinterroger leurs propos.

Plus généralement, la finesse de l'intervention "conceptuelle" de l'enseignant se signale par le recours à une "question", dont la précision et l'impact sont directement liées à sa connaissance des problématiques du thème. Une finesse nécessairement plus grande lorsque l'expérience "conceptuelle" des élèves s'accroît par rapport à un thème donné. On pourra alors imaginer (mais nous ne connaissons pas de travail en ce sens), que la progressivité dans la précision de ses interventions se comprennent comme un élément d'un travail scolaire par séquence d'apprentissage concernant un même thème, progressivement interrogé de façon de plus en plus fine. Sur un temps long, on pourrait imaginer qu'une telle séquence corresponde en réalité à des réinterrogations successives par palier scolaire : on déterminerait de grandes problématiques, à traiter successivement en maternelle, école élémentaire, collège et finalement lycée, dans le cadre d'une généralisation des pratiques à visée philosophique et d'un "programme" précisant quelques thématiques communes (on y reviendra lors de la réflexion "disciplinaire"). La reprise finale par le professeur de philosophie spécialiste dans le secondaire pourrait en constituer une étape décisive. On pourrait imaginer qu'une politique de travail en réseau se développe, organisant les thématiques à l'école primaire autour des thématiques reprises au collège du secteur, lui même attaché à un lycée...

3) La progressivité du point de vue de l'élève

La considération de l'élève et de la progressivité de ses apprentissages doit primer dans la réflexion sur la progressivité, puisque l'école est bien là pour qu'il apprenne. La loi d'orientation du 10 juillet 1989 l'avait mis, en France, "au centre du système" pour cette raison. Une orientation reprise par la loi de 2005, même si l'on sent revenir un modèle davantage centrée sur les savoirs et la transmission.

Envisager la progressivité du point de vue de l'élève ne signifie pas seulement être à même de repérer des étapes dans le déroulement de ses apprentissages. Cela doit signifier d'abord de permettre à l'élève de mieux saisir et construire, de son point de vue propre, l'évolution de ses apprentissages, voire d'identifier son propre cheminement. Repérer des étapes pourrait se faire dans une succession d'évaluations sommatives, traduisant dans la discipline philosophique un modèle de pensée par complexifications successives d'éléments au départ basiques. Une instance extérieure validant pour l'élève son atteinte d'un niveau, lui permettant d'envisager le niveau suivant. Sans défendre nécessairement ce modèle, qui pose problème par son extériorité face au souci de permettre une assimilation réelle par l'élève de ce qui lui est demandé, reste qu'identifier des étapes peut être intéressant dans l'absolu. Des étapes liées à un niveau possible de maîtrise de la discipline, mais également des étapes dans le contexte intellectuel où s'inscrit l'apprentissage de la discipline, ou "du" philosopher. Sans reprendre les stades du développement proposés par J. Piaget (au risque de s'interdire certains travaux sous prétexte qu'ils relèveraient d'un stade suivant celui où l'élève se trouve), on peut cependant y trouver des caractérisations qui faciliteront la pertinence des travaux proposés.

On peut faire appel, à l'intersection entre ces caractérisations générales, à l'analyse de possibles niveaux de maîtrise des processus de pensée spécifiques au philosopher et des dynamiques de progrès conséquentes. On pense par exemple aux travaux de M. Tozzi et M. Lipman et A-M. Sharp, ou encore aux travaux théoriques qui décrivent l'évolution du dialogue moi/instance monde (Cf. les recherches de J. Lévine), autant d'éléments qui permettent un premier "état des lieux" à un certain âge. Partant, on pourra, d'une part, tenter d'identifier les moyens pour favoriser la prise de conscience par l'élève de son niveau dans l'acquisition des compétences, dans une forme d'évaluation dite "formative". Ce type d'évaluation, pour avoir du sens, requiert d'identifier des "observables", d'objectiver les actions (et des niveaux dans l'action), qui manifestent la mobilisation de processus de pensée à bon escient, de compétences, pour ultérieurement permettre d'identifier le progrès à réaliser pour atteindre l'objectif d'apprentissage. Cela permettra aussi de valoriser avec discernement, dans l'action de l'élève, ce qui relève de ces compétences pour lui permettre d'y être sensibilisé, puis de les comprendre, de les renforcer en les réutilisant dans des situations similaires.

Progressivement, on lui proposera des situations différentes, dans lesquelles il sait qu'il peut les réutiliser, avant de lui proposer des situations où le transfert doit s'effectuer spontanément, sans indication qu'il a à le faire (niveau d'expertise). L'enchaînement entre des phases de sensibilisation, de connaissance, de compréhension et structuration, puis d'approfondissement et de réutilisation, correspond à des niveaux progressivement supérieurs de maîtrise des compétences. Il s'agira de se demander si l'on peut leur faire correspondre des niveaux de maîtrise disciplinaire, non pas simplement en organisant l'approche de chaque concept selon des phases successives de sensibilisation, de connaissance etc., mais en tentant d'articuler l'enchaînement de ces phases à des niveaux de maîtrise de compétence, dans un développement continu et progressivement complexifié.

Ce rôle que joue l'évaluation dans le processus d'apprentissage peut, davantage encore que lors d'une évaluation "formative", se centrer sur la démarche propre de l'élève. Une évaluation "formatrice" (Cf. J. Nunziati), se centrant sur l'organisation progressive par l'élève même de ses compétences, référées à l'acquisition de savoirs. Il s'agit, dans cette démarche, d'aider l'élève à identifier la façon dont il construit son raisonnement, ce qu'il cherche à penser, les hypothèses qu'il forme, la façon dont il va les vérifier par le raisonnement, ce qui lui permettra de les (in)valider...Autrement dit, la progressivité du cheminement de l'élève peut se penser dans une logique métacognitive de mise à distance accrue, d'identification progressivement plus précise de ses processus mentaux, de leur structuration vers le progrès. On pourra tenter d'articuler, dans cette logique, les repères fournis par la psychologie cognitive (opérationnalisés par exemple dans certains programmes de remédiation cognitive) et les processus de pensée du philosopher. Une tentative pour esquisser un tel travail était présent dans la partie didactique de la thèse La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ? (Pettier, 2000).

En parlant de l'élève, on peut craindre d'oublier qu'une classe ce sont des élèves différents, qui ensemble forment un groupe. Ce sont là autant de niveaux de réflexion qu'il faut envisager.

Le groupe d'abord : il a à se constituer comme un groupe de réflexion, comme entité collective de recherche. On se souviendra que, dans le programme de M. Lipman, la constitution des élèves en "Communauté de recherche" n'est pas simplement l'objectif d'une année de classe. Elle est en soi l'objectif d'un premier palier de scolarité, l'école primaire. C'est qu'en effet, plus qu'un regroupement d'élèves qui échangent, la communauté de recherche doit correspondre à une forme de dynamique intellectuelle intériorisant l'espace social comme un outil de réflexion vers la recherche de solutions communes aux problèmes qui sont l'objet des échanges. Pour y parvenir, les romans de M. Lipman décrivent des situations qui expriment la façon dont les élèves peuvent construire ensemble, et développer du même mouvement leurs modes de pensée individuels. On voit par l'étude de ces romans l'évolution possible, par l'élargissement de la capacité d'échanger avec les autres.

Dans une classe, la progressivité va se penser d'abord relativement au nombre d'élèves impliqués dans les échanges. L'effort de l'enseignant vise à permettre à chacun d'intervenir. Peu le font au départ, il s'agit que de plus en plus d'élèves le fassent. D'où l'idée déjà évoquée que la situation collective de la classe n'est pas forcément la meilleure solution pour permettre à chacun une première expression en maternelle, et que l'on pourra y préférer, au moins à certaines reprises, de travaux en regroupement, par exemple en fonction de besoins similaires de certains élèves, permettant une aide "pointée" par l'enseignant. Progressivement, les élèves ayant pris l'habitude de parler ont des compétences plus avérées pour échanger. Cela ne signifie pas qu'ils sachent débattre, dans la mesure où cette situation fait appel à des compétences spécifiques. Comment favoriser progressivement l'apprentissage du débat ? Les développements des compétences liées à cet apprentissage impliquent la capacité par chacun de mesurer ce qu'il fait, d'intérioriser progressivement ce qui est attendu de lui. Ce retour réflexif sur soi est d'autant plus difficile que l'on est jeune. L'enseignant, dans une situation collective, aura du mal à pointer les difficultés posées à chacun. Enfin, le nombre d'élèves d'une classe ne favorise pas la possibilité d'interventions nombreuses de chacun.

A. Delsol proposait un dispositif qui semble répondre aux problèmes posés : un dispositif inspiré du travail lors de cafés philosophiques. Seule la moitié de la classe va débattre, un débat ou un président distribue la parole, un synthétiseur est en charge de dégager les éléments essentiels, un rapporteur prend des notes. L'autre moitié de la classe observe, pendant quelques séances. En réalité, il s'agit d'une observation individualisée, un élève en observant un autre, toujours le même pendant ces quelques séances. On peut alors imaginer une progressivité dans l'observation, vers des grilles d'observation de plus en plus fines. Partant d'une observation sans consigne, brute, on apprendra à l'organiser pour se donner des points de repère. On commencera par le simple comptage du nombre d'interventions, pour progressivement regarder la longueur des interventions, puis leur nature et leur intérêt : viennent-elles problématiser, apporter un nouvel argument, définir, ou simplement redire ? Portent-elles sur le fond de l'échange, ou sur sa forme en permettant par exemple de le réguler ? Sont-elles essentielles dans l'échange, en ouvrant de nouvelles perspectives ? L'observation réitérée permet aussi de comparer entre une séance et une autre, d'observer de possibles évolutions. L'organisation progressive de l'observation correspond, en réalité, à la construction intellectuelle, par l'élève, de ce qu'est un débat "philosophique".

Ces observations serviront de base, dans un second temps de travail à chaque séance, à un échange entre l'observateur et celui qu'il a observé, pour une analyse "critique" de ce qui a été fait, des évolutions aussi. Elles pourront conduire à questionner, ou à se questionner : "Pourquoi es-tu souvent intervenu, aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'il y avait de différent ?". Pour l'observé, pris dans le feu des échanges, cela peut constituer comme un révélateur de son travail, un renforcement également de ses compétences ainsi valorisées (car le jeu n'est pas de démolir, mais de souligner les progrès, tout dépendra de la consigne d'observation). On comprend que ce qui s'affine ici, c'est non seulement l'observation, mais également, pour l'observé, la compréhension distanciée de ce qu'il a fait, et pour l'observateur sa compréhension de l'échange, une intelligence meilleure de ce qui est attendu, qu'il pourra réexploiter lorsque, à son tour, il devra échanger. Penser la progressivité de l'apprentissage du débat passera par l'identification des niveaux d'observation et d'exigence possible selon la classe, l'expérience qu'ont les élèves des échanges, les objectifs possibles de l'activité. Elle passera aussi par de possibles différences dans les exigences en fonction de la plus ou moins grande maîtrise par certains élèves de la situation de débat, avec des besoins d'apprentissage parfois différents dans une école inclusive.

Voila quelques directions de réflexion, dont on a pressenti qu'elles devront parfois s'articuler à l'identification d'une progressivité disciplinaire

4) La progressivité "disciplinaire" philosophique

L'idée même d'une progressivité dans l'activité est donnée par l'expression "à visée philosophique", par laquelle on identifie parfois les activités qu'initialement on appelait la philosophie pour enfants. La visée philosophique implique un objectif, la maîtrise de la capacité de philosopher, et des étapes par lesquelles progressivement elle se réalise.

Avant d'en arriver à la progressivité du travail disciplinaire même dans le cadre de l'activité à visée philosophique, on peut identifier d'emblée que même l'entrée dans cette activité doit se penser progressivement.

Penser la progressivité de l'entrée dans les pratiques pédagogiques

À un premier niveau, il s'agira pour permettre cette entrée de faire connaître ces activités, et d'opérer des phases de sensibilisation, d'approche. Non seulement à destination des "professionnels" de l'enseignement, mais en pensant à des échelles plus larges, "politiques". Cette sensibilisation correspond au sens actuel de rencontres organisées par l'Unesco dans ses zones géopolitiques, où la question de la généralisation commence à être évoquée. Mais cette phase de sensibilisation ne peut se cantonner simplement aux décideurs politiques, aux "élites", ce d'autant qu'on prétendrait à la démocratie. Il s'agit de toucher les "publics" que ces pratiques peuvent concerner, comme par exemple le grand public et, en premier lieu, les parents. Ces phases de sensibilisation passent par la diffusion de pratiques accessibles permettant, par la qualité des résultats obtenus, d'identifier des progrès notables d'élèves, une forme à la fois probante et séduisante.

C'est par exemple le sens que peut prendre la diffusion sur grand écran du film Ce n'est qu'un début (2010). On voit dans ce film les progrès de jeunes élèves de maternelle, filmés durant deux ans, s'emparant de grandes questions philosophiques et montrant leur capacité, progressivement construite grâce à leur enseignante, P. Dogliani, d'échanger à leur propos avec une grande pertinence. On pourrait penser également que s'opère une diffusion par le biais d'événements médiatiques, comme par exemple l'invention d'un "prix de l'innovation" concernant des pratiques remarquables, parrainé par l'Unesco ou l'Unicef. Sans cette sensibilisation, l'activité scolaire se trouvera décalée par rapport aux attentes de parents, au risque qu'elle soit vécue négativement, et rapidement abandonnée.

Une telle sensibilisation concerne en troisième lieu (troisième du point de vue de la capacité propre d'imposer sa volonté, mais évidemment premier en ce qui concerne la hiérarchie des priorités) : les enfants et adolescents. On peut envisager la proposition, dans des revues ou des ouvrages qui leur sont destinées, d'histoires ou bandes dessinées soulevant des problématiques philosophiques, sous la forme de questionnements philosophiques sans réponse, faisant écho à leurs propres interrogations et leur permettant de saisir qu'elles sont légitimes. Ces supports leur donneront une base pour pouvoir échanger avec leurs parents.

Avant de proposer des ouvrages de philosophie qui permettent de construire, on peut ainsi leur proposer ce qui appelle la construction, la réflexion, l'échange : une interrogation sur le monde. C'est en grande partie ce qui est développé dans les revues précédemment citées, ou de la revue déjà plus spécialisée Philéas et Autobule, en Belgique.

Cette sensibilisation concernera, en quatrième lieu, les enseignants : c'est le but d'interventions en formation initiale (ou dans le cadre universitaire du master, par exemple lorsqu'on étudiera le développement psycho-cognitif de l'enfant), ou en formation continue.

Plus que de "créer" artificiellement de la demande, dans le cadre d'une société de marché, cette phase de sensibilisation vise surtout à permettre à ces publics d'identifier que l'interrogation philosophique est légitime, qu'elle a sa place à l'école dès le plus jeune âge, qu'il est possible, intéressant et nécessaire de s'y consacrer.

À un second niveau, c'est une phase d'entrée pédagogique globale dans l'activité qu'il faut pouvoir proposer. C'est le sens que prend la proposition de fiches d'accompagnement pédagogique dans les magazines Pomme d'api et Astrapi. Il ne s'agit pas de laisser penser aux enseignants que ces propositions sont suffisantes pour permettre de conduire des activités à visée philosophique dans sa classe. Plus simplement, grâce à une forme condensée, elles lui permettent de tenter une première approche, lui indiquant que c'est possible, d'autant qu'elles s'appuient sur ce qu'il connaît déjà. Lui permettre d'évoluer pour progressivement "mieux" pratiquer, c'est suggérer qu'il ne s'agit pas de rejeter son expérience, mais au contraire de s'y appuyer, en utilisant ses compétences professionnelles, ses connaissances personnelles. Avec un accompagnement cadré et rapidement accessible, l'enseignant s'exonérera, au moins en partie, des risques de "dérives". Le postulat est alors qu'entré dans l'activité, il percevra progressivement, notamment à cause des questions qu'il aborde désormais avec ses élèves, les déstabilisations qu'elle implique, la place nouvelle donnée à l'élève, l'intérêt créé chez eux...

Il faut alors, à un troisième niveau, favoriser le développement de la compétence, tant d'un point de vue philosophique que dans sa capacité d'organiser le travail de la classe. C'est le rôle de la formation. Le faible nombre de formateurs accessibles laisse penser qu'il y a, dans l'optique d'un développement important, à penser des formations à distance, accessibles par internet. Sans doute faudra-t-il, là aussi, construire un accès gradué en fonction des publics, d'une initiation à la maîtrise, pour aller vers l'expertise.

Enfin, à un dernier niveau, il y a plus globalement encore, à permettre à l'enseignant de travailler non seulement ces pratiques, mais leur inscription dans un cadre pédagogique global, selon un modèle scolaire où elles occuperaient une place centrale (Pettier, 2008). Il s'agit donc de lui proposer, aussi bien théoriquement que pratiquement, les moyens de construire une telle pédagogie : leur articulation aux activités disciplinaires et aux programmes dans une conception cohérente des apprentissages.

Ce cadre global de la progressivité d'une entrée dans l'école étant posé, comment penser, plus spécifiquement, la progressivité "disciplinaire" ?

La philosophie est un continent culturel. Vouloir permettre aux élèves de philosopher n'exonère pas de s'interroger sur la maîtrise par l'enseignant des problématiques, concepts, arguments qui constitue ce continent, des auteurs qui ont permis de le construire. Pourquoi ? On peut d'abord souligner que cette maîtrise, au moins partielle, est souvent souhaitée par les enseignants eux-mêmes, sans nécessairement que l'on puisse ramener ce souci à une mésestime de soi. Car cette maîtrise aide : sans soutenir des pratiques où apparaissaient explicitement des références culturelles, M. Lipman a remarqué l'écart existant dans les activités de classe entre les enseignants formés à la philosophie et les autres. On peut ensuite remarquer que, souvent, ceux qui estiment que l'on peut en réalité s'en passer sont eux-mêmes en position de maîtrise. S'agirait-il de préserver un pré carré ? Enfin, il peut sembler important que les élèves rencontrent eux-mêmes, progressivement, ce "continent philosophique" ; non pour se prosterner devant, être écrasé par le poids de la culture, mais parce que cette culture ne sera pas écrasante si elle est connue, identifiée, si l'on s'y est familiarisée progressivement, et ce d'autant que l'on n'y aurait pas accès en dehors de l'école. Ne pas leur permettre cette confrontation reviendrait à décider pour eux qu'ils ne peuvent y avoir accès : une vision surprenante pour qui prétend éduquer à la liberté....

Il ne s'agit pas que chaque enseignant fasse des études universitaires de haut niveau en philosophie, mais de lui fournir au moins quelques éléments lui permettant une sensibilisation de ses élèves.

Si la philosophie est d'abord interrogation du monde, c'est la connaissance de quelques problématiques que l'on pourra dans un premier temps fournir, de façon à ce qu'il puisse, dans sa classe, permettre à ses élèves de s'interroger.

On pourrait penser qu'il suffit de lui indiquer les grandes questions qu'une thématique soulève. Mais ces questions ne seront pertinentes que s'il en saisit le sens, l'occasion, le "pourquoi". C'est la raison pour laquelle, dans l'accompagnement pédagogique fourni avec les supports proposés par les revues Pomme d'api et Astrapi, on tente de permettre à l'enseignant de "second niveau", en phase d'entrée pédagogique globale, de construire quelques points de repère des problématiques évoqués dans les supports proposées. Ceci est fait selon deux approches différentes : d'une part en permettant de saisir comment ce support est construit relativement à une problématique donnée, d'autre part en se plaçant d'un point de vue plus large, pour dégager quelques lignes conceptuelles sur la nature des questions qu'il pourra poser. Ayant compris ces repères et le sens des questions soulevées, on peut penser que la "lettre" même des questions sera parfois écarté au profit de questions personnelles plus adaptées au contexte des échanges de sa classe.

L'entrée dans le "continent" philosophique peut ainsi se faire progressivement. On considère souvent que la philosophie problématise le monde, le sens commun. L'entrée dans le monde philosophique peut donc être proposée par le biais d'une réinterrogation problématisante de ce que le sens commun élabore comme élément de sa sagesse : les proverbes et dictons, ou certaines maximes d'auteurs. C'est d'autant plus important qu'ils peuvent constituer une ouverture sur monde : il y a des proverbes dans toutes les cultures. Par ailleurs, les étudier et les problématiser est essentiel, car ils sont souvent employés, dans un échange, comme un argument indiscutable, puisque "tout le monde le sait". Les parents les utilisent parfois, pour transmettre une certaine morale sociale. Les interroger, c'est aborder une forme de "sagesse" courante, exprimée brièvement et de façon accessible. On pourra tenter d'abord de les comprendre, puis s'interroger : est-ce toujours vrai, ou n'est-ce jamais vrai ? Certaines de ces interrogations, destinées à de jeunes enfants d'un âge correspondant à la fin de la maternelle, sont proposées dans Les p'tits philosophes (2009). Par exemple, le proverbe "Des goûts et des couleurs on ne peut discuter"", après avoir été commenté : "C'est difficile de savoir ce qui est bon et ce qui est beau ! Par exemple, l'un aime les couleurs d'un dessin, l'autre non. Certains n'aiment pas les épinards, et d'autres trouvent ça bon. En fait, les goûts varient selon chaque personne", sera interrogé : "Mais alors, ça voudrait dire qu'on ne peut pas critiquer les goûts ?" (p 98).

L'entrée dans le continent philosophique, c'est aussi l'entrée dans l'écrit philosophique, posé comme tel par la tradition. On en sait la difficulté : l'écriture philosophique est complexe, abstraite, nécessitant un haut niveau de maîtrise de la lecture. Peut-être pourrait-on alors partir, comme précédemment, des supports exploitables en classe, pour guider la maîtrise conceptuelle. Certains ouvrages philosophiques, ou certaines parties d'ouvrage, peuvent faire l'objet d'une adaptation aux plus jeunes. Platon, par exemple, fait le fruit d'un effort de "traduction" pour les plus jeunes. La caverne de Platon, et Ce que vit Er quand ses yeux se fermèrent sont deux ouvrages rédigés par un docteur en philosophie enseignant la philosophie en IUFM, B. Jay, à partir de deux extraits de La République. On pourrait, partant, en proposer un accompagnement permettant de mieux maîtriser la philosophie platonicienne, et également de comprendre le texte original pour mieux en apprécier les adaptations et leurs limites. La progressivité se penserait de façon longitudinale et transversale, comme un apprentissage permettant de mieux saisir une philosophie, tout en entrant progressivement dedans en en comprenant les productions les plus accessibles. Toutes les philosophies ne sont pas d'un même niveau de complexité, ni traduisibles pour de jeunes élèves. On pourrait, dès lors, penser la progressivité en se référant à l'élève, en dégageant dans chacune d'elle, quand c'est possible, des extraits significatifs, pour déterminer à quel niveau de scolarité ils pourraient être adaptés, et ce en commençant très tôt. On pourrait aussi, quand c'est possible, proposer pour un même extrait des traductions destinées à des niveaux différents de la scolarité, permettant parfois à des élèves de revenir sur un même texte pour arriver progressivement à l'extrait original.

Par ailleurs, on peut aussi tenter de proposer des extraits originaux, quand ils sont accessibles directement. C'est précisément le cas lorsque les auteurs concrétisent leurs propos par l'utilisation d'exemples. Un exemple n'est pas une simple illustration d'un propos philosophique, mais est en soi philosophique à certaines conditions. C'est pourquoi on pourra proposer ces entrées directes à un âge où le pas à franchir pour entrer directement dans la lecture est possible, dans la dernière partie de l'école primaire et au collège. C'est le sens de l'ouvrage Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège (en SEGPA et...ailleurs (Chatain, Pettier, 2003).

Par leur concision et la clarté de leur formulation, des textes plus complets seront alors lisibles. Des textes contemporains, d'abord, parce qu'ils peuvent pour certains avoir été conçus pour être accessibles à des adolescents. On pense par exemple au travail d'Y. Michaud. Des textes de la tradition, plus difficile d'accès non seulement par rapport au fond plus "serré", mais à la forme, qui du coup peut être source de confusion. D'où le choix d'oeuvres complètes assez ramassées : c'est précisément ce qui fait du Contrat social ou du Discours de la méthode des oeuvres fréquemment étudiées en terminale.

Deux autres éléments viendront compléter cette réflexion sur la progressivité disciplinaire. Si faire de la philosophie, c'est philosopher, c'est-à-dire mobiliser et travailler des processus de pensée, alors cette capacité s'exerce sans doute non seulement par la pratique, mais avec des exercices spécifiques.

Le travail de M. Lipman et A-M. Sharp dans le programme de philosophie pour enfants est incontournable comme base d'une réflexion sur la progressivité, parce qu'ils ont construit non seulement des supports spécifiquement conçus pour favoriser l'échange, mais surtout des batteries d'exercices progressifs pour accompagner la réflexion des communautés de recherche. Des exercices adaptés à toutes les classes, de la maternelle à la terminale. Ces exercices, souvent écartés par les praticiens qui utilisent leurs supports, est pourtant une des bases fortes de ce programme, une des sources du progrès constatés chez les jeunes élèves qui le pratiquent (notamment par la systématisation de la référence à la logique).

D'autre part, l'analyse de M. Tozzi, permettant d'identifier clairement les trois processus de pensée mobilisés dans le philosopher, s'est complétée par l'intégration dans la réflexion didactique philosophique des travaux de B-M. Barth concernant l'approche du concept par induction guidée par contraste. Cette approche, en soi, peut guider la réflexion sur la progressivité, parce qu'elle est en elle-même, progressive. En effet, elle suppose que se construise progressivement, à partir d'oppositions au départ radicales d'exemples, un affinement du concept. Transférée à l'école, on trouvera l'idée selon laquelle permettre aux élèves de construire un concept, c'est d'abord lui proposer de penser des oppositions, ou des comparaisons. Un mode de fonctionnement que l'on trouvera également indiqué dans les accompagnements pédagogiques de supports dans les revues Pomme d'api ou Astrapi, ou encore Philéas et Autobule, lorsqu'on propose des questions progressivement plus complexes pour commenter un support, puis s'en détacher. Par exemple, voici quelques questions de ce type extraites de l'accompagnement pédagogique d'un support sur le vrai et le faux (Pomme d'api, 2010) : "Y a-t-il une chose dont tu rêves, et dont tu aimerais qu'elle se passe "pour de vrai" ? Qu'est ce que cela changerait si c'était pour de vrai ?

Y a-t-il une chose que tu fais "pour de faux", et dont tu n'aimerais pas du tout qu'elle arrive ?

Quelles sont toutes les choses que l'on peut faire ou regarder et qui ne sont pas "pour de vrai" ?

Qu'est-ce qui est pareil, quand on fait "pour de faux" et "pour de vrai" (...)

Comment appelle-t-on cela, quand on fait exprès de dire une chose qui n'est pas vraie ? Est-ce parfois, il t'est déjà arrivé de dire une chose pas vraie, sans avoir voulu dire un mensonge ? Comment cela s'appelle-t-il, quand on dit une chose fausse sans l'avoir fait exprès (l'erreur) ?"

On retrouvera cet appui sur l'opposition dans la réflexion concernant les prolongements possibles, individuels, des activités d'échange, par exemple en demandant à l'élève de dessiner deux perspectives opposées d'un même problème. Par exemple, après avoir parlé de l'amitié, il devra dessiner d'un côté d'une feuille une activité qu'il aime faire avec un ami, et de l'autre une activité qu'il n'aime pas faire avec lui. Un échange particulier avec l'enseignant, parfois en présence des autres élèves, permettra de clarifier ces choix, en réemployant des idées précédemment évoquées.

La contribution didactique de M. Tozzi au problème de la progressivité dans l'apprentissage du philosopher ne s'arrête pas là : nombre des exercices qu'il a proposé, notamment dans son ouvrage d'autoformation Penser par soi-même (1994 1ère édit.), pourront être réexploités comme base d'une entrée progressive dans les préoccupations philosophiques, dans la mesure où il ne s'appuient pas sur des prérequis philosophiques, tout en mobilisant des exercices structurés par un objectif d'apprentissage clairement défini, construits pour prendre en compte une situation initiale qui peut être diverse, en termes de mobilisation de compétences.

En conclusion, la question de la progressivité, que l'on n'a fait qu'esquisser ici, se joue sur des terrains dont on a pu mesurer la diversité. Si l'exploration de chacun d'eux constitue en soi un domaine à explorer pratiquement et théoriquement, il y a aussi à organiser et structurer progressivement l'ensemble. Car ne se focaliser que sur l'une des perspectives conduirait peut-être à invalider l'effort pour développer ces pratiques. C'est donc une politique de la progressivité qu'il faut déterminer permettant, dans le lien entre toutes des dimensions, de décrire des priorités, de fixer des objectifs successifs, dont il s'agira d'évaluer la réalisation.

ANNEXE 1. Un exemple de fiche d'accompagnement de la revue Pomme d'Api (J.-C. Pettier). Thème : Avoir confiance...

NB : ne figurent pas dans la fiche les conseils de lecture fournis dans l'accompagnement

L'enjeu d'un atelier sur ce thème

Réfléchir sur la confiance, dans un cadre scolaire, est fondamental. Avoir confiance en soi et en son enseignant est une condition pour apprendre. Cela favorise un travail apaisé dans la classe.

Réfléchir sur la confiance permettra à l'élève de commencer à :

- Décrire une variété de situations dans laquelle il a peur ou il a eu peur, notamment en classe, en tentant d'expliquer "ce" qui, -ou qui-, fait peur.

- Décrire une variété de situations où, au contraire, il a confiance (il n'a pas ou plus peur), notamment en classe.

- Décrire une variété de situations par rapport auxquelles il a évolué : de la peur ou la méfiance à la confiance, ou l'inverse.

- Identifier des personnes en qui il a confiance, notamment à l'école, et expliquer pourquoi (en décrivant par des exemples l'éventuel lien entre le "dire" et le "faire", la promesse, au fondement de la confiance).

- Décrire des situations (notamment de classe) où il a, ou pas, confiance en lui pour réussir, en tentant de préciser comment cela se passe "dans sa tête" lorsque c'est le cas.

- Problématiser, en précisant par des exemples simples des limites possibles à la confiance en certaines situations, certaines personnes, en soi : "j'ai confiance...mais cela s'arrêterait si...", ou "sauf si..."), voire les dangers d'une confiance trop immédiate ou absolue.

- Expliquer plus généralement la confiance ou la méfiance, la défiance, la peur, l'évolution entre peur et confiance : connaissance, familiarité avec une situation ou une personne (l'enseignant inconnu en début d'année). Énoncer quelques éléments d'une première approche de définition : "avoir confiance, c'est...".

Les principales notions abordées par les grandes images

La réflexion sur la confiance commence par la description de l'image de gauche : deux personnages qui se ressemblent, l'un manifestement "enfant" qui se jette du haut d'un rocher, quand l'autre manifestement "adulte" tend les bras. Après un temps de description de la situation peut commencer un second temps d'hypothèse : les deux personnages se ressemblent, qui peuvent-ils bien être l'un pour l'autre ? Un certain nombre de ressemblances physiques entre les deux laisse supposer qu'ils sont parents, voire que l'un est l'enfant de l'autre.

On va pouvoir apprécier la nature de la situation : une mise en danger de l'enfant s'il tombait. Après avoir identifié ce qui se passerait si personne ne rattrapait l'enfant, on va pouvoir s'interroger : comment expliquer qu'il prenne ce risque ? Est-il forcé de le faire ? Est-il fou ? Pourquoi ne semble-t-il pas avoir peur (voir sa physionomie). Il doit avoir confiance : l'adulte va le rattraper. On ne peut cependant pas en être sûr : rien n'indique sur l'image qu'en réalité l'adulte va finalement le faire. Il ne tient pas l'enfant qui est en l'air et pourrait partir. On tentera alors de comprendre les conditions de la confiance de celui qui saute. Une confiance peut-être habituelle : il connaît la personne, c'est peut-être l'un de ses parents, on lui a dit qu'on allait le rattraper. Avoir confiance, c'est croire ce que dit l'autre. Dans le cadre familial, on a souvent confiance en ses parents parce qu'ils nous aiment, nous veulent du bien etc.

L'examen de la seconde image va permettre de problématiser les idées énoncées lors de l'examen de la première, et rejoindre la question posée ("avoir confiance, c'est bien ?") par la mise en évidence des similitudes et des différences entre les deux images, et la mise en évidence des caractéristiques du second personnage. On la décrira, éventuellement en comparant ce personnage à celui de la première image (N.B : il s'agit à présent d'une minuscule souris, quand à gauche c'était un grand lapin qui était à ce poste). La situation semble la même du point de vue de celui qui saute. Pour autant, la comparaison entre les deux personnages qui doivent recevoir permet d'identifier l'idée que la confiance ne peut pas se ramener au fait que l'on connaît, apprécie, ou aime quelqu'un, mais se construit en fonction d'autres éléments (ces repères plus objectifs que l'on apprend à construire à l'école). On pourra aller vers l'idée que parfois la confiance ne se base que sur ces repères, en identifiant nombre de situations sociales où l'on ne connaît pas les gens à qui on fait confiance. Par exemple lorsqu'on prend un moyen de transport collectif. On peut ne pas apprécier quelqu'un mais pourtant avoir confiance en ce qu'il dit. Il est important notamment pour la réussite scolaire que cette idée, difficile pour des élèves qui confondent encore affects et raison, se construise progressivement (construction qui se fait notamment dans la pratique de l'enseignant...).

Cela permet d'interroger l'apparente confiance, toujours présente (voir son expression) du personnage "enfant". A-t-il raison ou tort ? N'a-t-il pas peut-être tendance à avoir trop facilement confiance ? On pourra aider à identifier, poser, quelques premières limites à la confiance que l'on peut avoir dans certaines personnes, même lorsqu'on les aime bien : ce qu'elles savent faire ou pas, par exemple.

Mais la question de confiance se pose peut-être aussi pour l'autre personnage : il donne l'impression de vouloir tenter de rattraper l'autre. N'a-t-il pas trop confiance en ses capacités, au point de mettre l'autre, voire lui-même, en danger (il risque en effet d'être écrasé). C'est alors la confiance en soi et ses limites qui peuvent être évoquées : a-t-on parfois "trop" confiance, cela nous est-il déjà arrivé de croire que l'on pouvait faire quelque chose et de ne pas réussir ? Comment faire pour ne pas se tromper : peut-on être toujours sûr que l'on ne va pas échouer lorsque l'on commence quelque chose ?

La confiance : quelques éléments d'analyse

La confiance semble écarter, au moins momentanément et en partie, le doute. Cette mise à l'écart n'est souvent pas spontanée, aveugle et définitive. L'enfant petit peut certes avoir une confiance aveugle en ses parents, en ses proches. Par la suite, la construction de sa raison et ses expériences permettent que sa confiance se construise ou perdure en se fondant davantage sur des éléments au moins en partie rationnels, identifiables, de façon progressive, et ne soit plus donnée immédiatement, totalement, définitivement.

La confiance est au fondement des relations sociales : une société où aucune confiance ne régnerait se désagrégerait sans doute, d'où la nécessité dans une société très développée et de grande dimension de "fixer" des labels, des normes, des diplômes, qui permettent d'identifier dans quelle mesure tel produit ou telle personne est "solide", valable, digne de confiance ou pas.

Faire confiance, avoir confiance (en l'autre et en soi) sont deux attitudes indispensables à l'école. C'est sur la confiance que se bâtit un processus d'apprentissage. Avant d'être une relation de chacun à soi-même, elle est d'abord une relation entre deux personnes, s'appuyant sur la relation entre le langage et l'action, le projet et sa réalisation. Avoir confiance en quelqu'un, c'est croire ce qu'il nous dit, croire que ce qu'il dit va se produire, et donc pouvoir se reposer, au moins en partie, sur lui, sans être perpétuellement dans le doute. La confiance, pour autant, n'est que rarement totale, aveugle, sans limite et définitive. Elle se bâtit progressivement, dans la relation vérifiée entre promesse et action. Promettre, à l'école, n'est donc pas anodin ; tenir ses promesses est un gage d'autorité car on respecte d'autant celui en qui on a confiance. À l'inverse, accorder sa confiance à quelqu'un peut lui donner confiance en lui, l'encourager à devoir tenir sa parole, à s'engager dans l'action.

La confiance en quelqu'un recouvre deux aspects :

- une confiance "morale", donnée à une personne dont on pense qu'elle ne nous trompe pas. C'est ce type de confiance que l'enfant a pour ses parents.

-une confiance "intellectuelle", accordée à un individu dont on estime qu'il peut franchir un certain nombre d'obstacles. Pour une part, l'enfant accorde aussi ce type de confiance à ses parents, des adultes dont il peut avoir l'impression qu'ils sont très puissants. En grandissant, il apprendra, notamment à l'école, à s'appuyer davantage sur l'observation de faits objectifs, notamment concernant la confiance qu'il accorde à ses propres compétences, que parfois lui-même ne perçoit pas et qu'on l'aide à identifier. La confiance en soi qui en résulte est essentielle pour accepter le saut dans l'inconnu qu'est un apprentissage.

Pour autant, avoir trop confiance serait risqué, pour les autres comme pour soi : une confiance totale conduit à... l'aveuglement, à l'échec, voire à la mise en danger. Il faut donc apprendre aussi à douter, à identifier des limites en séparant notamment affects et raison, confiances morale et intellectuelle. Mais appliquer en toutes circonstances un doute absolu conduirait à ne plus pouvoir vivre et agir, aussi bien dans la relation avec les autres qu'avec... soi !

Il y a dans la confiance, souvent, une spirale vertueuse : accorder de la confiance, ou en recevoir, peut être un facteur de réussite, pour peu que cela s'articule aux potentialités réelles d'un élève. En cherchant à répondre à cette demande, et en réussissant des choses plus difficiles qu'il ne pensait le pouvoir, il gagnera davantage de confiance...

La préparation de l'atelier

- Réfléchir à ce que vous pensez vous-même du sujet.

Trouver des exemples dans votre vie personnelle, pour mettre des mots sur la confiance.

Y a-t-il une personne en qui j'ai une confiance aveugle ?

Puis-je identifier une situation : où j'ai gagné de la confiance en moi ou en quelqu'un ? Qu'est ce qui l'a favorisée ? Où j'ai perdu confiance. Pourquoi ?

- Trouver des exemples utilisables en classe, connus de vos élèves

Y a-t-il une situation de classe simple qui montre la confiance que j'ai dans les compétences "intellectuelles" ou physiques de mes élèves ?

Y a-t-il un exemple récent d'une situation où les élèves manquaient de confiance ? Qu'ai-je mis en place pour y remédier ?

- Préparer des questions pour lancer ou relancer l'échange pendant l'atelier.

Rappel : il ne s'agit ici que d'exemples possibles de questions ; on ne doit pas poser toutes les questions, ni les poser dans l'ordre, on cherche juste à permettre l'expression des élèves et l'élaboration d'une pensée ; attention aux questions qui, pour une raison ou une autre, pourrait conduire un élève à une souffrance.

Ci-dessous quelques pistes de questions.

- Sur des questions pour lancer l'échange et favoriser la parole d'enfants qui ne s'expriment pas facilement :

Questions descriptives peu implicantes.

Image de gauche : combien y a-t-il de personnes dessinées ? Décris-les. À part ces personnages, qu'est-ce qui est aussi dessiné ? Qui sont ces personnes ? Que fait chacune d'elles ?

Image de droite : combien y a-t-il de personnes dessinées ? Décris-les. Que fait chacune d'elles ? Qu'y a-t-il de pareil que l'autre image ? Qu'y a-t-il de différent ?

- Sur des questions qui amènent à exprimer un jugement et à formuler une appréciation

Image de gauche : pourquoi, d'après toi, le personnage adulte tend-il les bras ? Que crois-tu qu'il va chercher à faire ?

À ton avis, pourquoi le personnage de gauche saute-t-il ? Qu'a-t-il pu se passer avant (penser en particulier à ce que l'autre a pu lui dire de le faire) ?

Ferais-tu la même chose que le personnage de gauche ? Pourquoi ?

Image de droite : ferais-tu la même chose que le personnage qui saute? Pourquoi ? Si le personnage de droite était ton meilleur copain et te disait de sauter, le ferais-tu ?

- Sur des questions pour aborder la confiance

Questions sur l'affiche : qu'y a-t-il de différent, pour celui qui saute, entre l'image de gauche et l'image de droite ? Si tu devais choisir, préférerais-tu sauter avec le personnage sur l'image de gauche, ou avec le personnage sur l'image de droite ? Pourquoi ?

Si on ne veut pas sauter avec le personnage sur l'image de droite pour rattraper, est-ce que c'est parce qu'on ne l'aime pas ? Pourquoi alors ?

- Sur des questions qui font le lien avec la vie personnelle et scolaire : t'est-il déjà arrivé de faire des choses très difficiles ("dangereuses") avec l'aide d'un adulte ? Qui était-ce ? Que devais-tu faire ? Raconte. Avais-tu peur ? Pourquoi l'as-tu fait quand même (On peut laisser s'exprimer le jeu entre peur et confiance en l'autre qui aide à surmonter) ?

Et dans notre classe, cela t'est-il arrivé de réussir une activité difficile, qui te faisait peur avant, et que tu ne croyais pouvoir réussir (penser à "Agir et s'exprimer avec son corps") ?

- Sur des questions générales qui procèdent par comparaisons et oppositions : quelles sont les personnes avec qui tu serais prêt à faire des choses très difficiles si elles te disaient de ne pas avoir peur de le faire : à la maison ? A l'école ?

Y a-t-il une chose que tu ne ferais pas, même si cette personne te disait de le faire ? Pourquoi ?

Connais-tu le mot qu'on emploie qui veut dire qu'on croit quand une personne nous dit ce genre de choses ? Et quand on ne la croit pas ? (confiance/méfiance)

Connais-tu une situation ou ton papa ou ta maman fait confiance à quelqu'un qui n'est pas un de leur ami (penser aux transports collectifs par exemple, mais aussi à l'école) ? Pourquoi font-ils confiance à cette personne ?

Quand on a confiance en quelqu'un, crois-tu qu'il faut faire toujours tout ce qu'il nous dit ?

Y a-t-il une chose pour laquelle on ne te fait pas encore confiance, à la maison, et qu'on ne te laisse pas faire ? Est-ce que c'est parce qu'on ne t'aime pas qu'on ne te laisse pas la faire (penser à identifier des difficultés "objectives") ? Est-ce que plus tard tu pourras la faire ? Pourquoi cela va-t-il changer, qu'est-ce qui va changer ?

Tes parents t'ont-ils déjà fait confiance une fois, pour faire une chose difficile ? Raconte.

Est-ce qu'à l'école aussi, on a confiance en toi (on peut réfléchir avec les élèves pour identifier les activités difficiles qu'on leur propose) ?

T'est-il déjà arrivé d'avoir l'impression que le maître/la maîtresse ne pensait pas que tu allais réussir quelque chose ? Raconte (occasion de revenir sur des impressions trompeuses, ou de clarifier certains actes et propos).

- Sur quelques idées pour conclure l'échange ou le réinvestir.

Faire une synthèse collective : reprendre des ouvrages lus, identifier des personnages à qui on ferait, ou pas, confiance (penser aux contes). Expliquer pourquoi...

Sur une affiche, deux colonnes (confiance/méfiance) avec des reproductions des personnages.

Expliquer à la poupée de la classe à qui elle peut faire confiance pour... (identifier des activités scolaires, certaines que les enfants peuvent prendre en charge, d'autre l'enseignant).

Proposer une réappropriation personnelle.

Dessiner une personne en qui on a confiance.

Découper, classer et coller des personnages de livre, ou familiers reproduits sur une feuille, dans un tableau.

Dessiner une activité que l'on est sûr de réussir, et une activité que l'on pense n'être pas capable de faire.

ANNEXE 2. Un exemple de fiche d'accompagnement de la revue Astrapi (J.-C. Pettier). Cela veut dire quoi, la confiance ?

Les enjeux d'un atelier de réflexion sur la confiance

Réfléchir sur la confiance, dans un cadre scolaire, est fondamental : c'est une condition pour apprendre, pour un travail apaisé dans la classe, et plus largement du fonctionnement politique et social.

Cela permettra ici à l'élève de commencer :

- À décrire une variété de situations dans laquelle elle existe ou pas. Elles permettront de mettre en évidence concrètement la diversité de ses aspects (champ d'application, définition, intérêts et limites, nécessités et risques) ;

- À préciser les conditions de la confiance (la confiance rationnelle, différente d'une foi aveugle) ;

- À en préciser aussi des limites, en rapport avec la complexité des conditions de confiance : en mesurant et distinguant les intérêts et risques de la confiance en les autres ou en soi, voire les dangers d'une confiance trop absolue.

- À approcher d'une première définition, liant le "dit" et le "faire", situant la confiance dans le champ social, mais également dans la relation de chacun à soi ;

Se préparer : les questions à se poser

Réfléchir à ce que vous pensez vous-même du sujet : trouver un exemple dans votre vie personnelle : une personne en qui j'ai entièrement confiance : pourquoi ?

De quel point de vue ai-je confiance en moi ? Cette confiance s'est-elle construite ? Comment ?

Faire le lien avec des situations de classe, connues des élèves : y a-t-il une situation de classe récente qui permettrait de montrer que j'avais confiance dans les capacités d'apprendre de mes élèves. Avons-nous déjà abordé, à l'occasion d'une situation "difficile", les problèmes liés au manque de confiance ?

Comment procéder, en classe ?

ATTENTION : il ne s'agit ici que de conseils, il ne faut pas vouloir systématiquement "tout faire" !

Quelle(s) organisation(s) privilégier ?

Consultez notre fiche générale à télécharger sur le site : www.bayardeducation.com

La confiance : qu'est-ce que c'est ?

Carte 1 - faire confiance : croire ce que dit l'autre ?

La carte représente une situation périscolaire : les devoirs à la maison, que l'enfant peut faire seul ou pas. Avoir confiance, c'est ici croire qu'il a fait son travail, comme il l'affirme. Si la mère demande si "c'est vrai", l'enchaînement avec la phrase suivante montre qu'elle ne doute pas en réalité de l'affirmation de l'enfant. Pourtant, sans chercher à mentir, il pourrait se tromper en pensant avoir fini. En confondant alors la confiance "morale" qu'elle lui accorde, avec une confiance intellectuelle dans son évaluation du travail, la mère prend le risque, si les devoirs sont mal faits, de voir confiance morale et intellectuelle simultanément s'effondrer. La carte est ainsi l'occasion de s'interroger et distinguer ces deux aspects de la confiance.

Questions sur la carte 1 pour :

Décrire : Quels sont les personnages ? Qu'est ce que se demande la maman ?

Donner un avis : penses-tu que cette situation est normale? Pourquoi selon toi la maman pose-t-elle cette question ? Que pourrait-il s'être passé ? Penses-tu que si un parent vérifie les devoirs, cela veut forcément dire qu'il n'a pas confiance ?

Faire des liens : comment cela se passe-t-il pour toi à la maison au moment de faire les devoirs ?

Y a-t-il une situation où l'on te croit : à la maison, à l'école ?

T'est-il déjà arrivé que l'on ne croit pas ce que tu dis ? Pourquoi ?

Quelle est la personne dont tu crois le plus facilement ce qu'elle dit ?

T'est-il déjà arrivé de te tromper en faisant confiance ?

Carte 2 - faire confiance : croire dans les capacités.

Apprendre, c'est toujours évoluer, changer, risquer de se tromper, de faire des erreurs. Ne s'engagera dans ce processus que celui qui a suffisamment confiance en lui pour penser qu'il surmontera les obstacles. L'un des signes qu'il peut le faire se trouve dans la confiance que l'enseignant place en lui. Il va donc l'encourager. Il lui permettra d'identifier les obstacles qu'il a déjà su surmonter, les compétences qu'il est capable de mobiliser pour affronter le nouvel obstacle.

Lors des tentatives, (notamment devant les autres élèves) pour affronter la difficulté, l'enseignant créera un climat apaisé, par exemple en évitant qu'il y ait des moqueries dans la classe, pour que l'élève ose se risquer.

Questions sur la carte 2 pour :

Décrire : Qui sont les personnages dessinés ? Où la situation se déroule-t-elle ? Que se passe-t-il ?

Donner un avis : à ton avis, pourquoi la maîtresse dit-elle cela ? Le dit-elle exprès, ou bien est-ce d'après toi par hasard ? Qu'est-ce que cela changerait si elle ne le disait pas ? Et si elle se moquait de l'élève au tableau ? Que penses-tu qu'il se passe dans la tête de l'élève au tableau lorsqu'il entend ce que dit la maîtresse ?

Faire des liens : as-tu eu aussi parfois besoin d'être encouragé : chez toi ? À l'école ?

T'est-il déjà arrivé d'encourager quelqu'un ? Quand ? À ton avis, qu'est-ce que cela pouvait changer que tu encourages cette personne ?

Questions générales sur ce qu'est la confiance : peux-tu citer : des situations où tu as fait confiance, où tu as eu confiance ? Une personne en qui tu as confiance ?

Explique pourquoi. À partir de ces exemples et explications, que voudrait dire: avoir confiance en quelqu'un, en soi ; être confiant ; donner confiance ? Peux-tu citer une situation dans laquelle on t 'a fait confiance ? Est-ce que cela a changé quelque chose, pour toi, qu'on t'ait fait confiance ?

Pourquoi faire confiance ? Les fondements

Principales notions abordées : toutes les expressions qui emploient le mot confiance traduisent l'idée que la confiance écarte, au moins momentanément et en partie, le doute. Cette mise à l'écart n'est souvent pas spontanée, aveugle et définitive. L'enfant petit peut avoir une confiance aveugle en ses parents. Par la suite, la construction de sa raison, et ses expériences font que sa confiance se construira ou perdurera en se fondant sur des éléments au moins en partie rationnels, identifiables, de façon progressive.

La confiance, qui est au fondement des relations sociales, se construit par la connaissance que l'on a d'une personne. Dans une société techniquement et politiquement développée, où les individus ne se connaissent pas directement, des labels, des normes, des diplômes, permettent d'identifier dans quelle mesure tel produit ou telle personne est "solide", valable. Il faudra alors être capable d'identifier les conditions de ces validations, pour mieux établir aussi les limites de la confiance possible.

Carte 3 - Connaître et avoir confiance : une même chose ?

On fait plus facilement confiance à quelqu'un que l'on connaît, précisément parce ce qui motive la confiance se situe dans notre expérience propre. On peut avoir l'impression qu'être du même lieu, du même village, implique une proximité, des connivences, des expériences et une culture communes, qui font que l'on peut avoir confiance l'un en l'autre. C'est sans doute une vision un peu "rapide" et superficielle des choses...

Connaître ou être proche ne suffit pas pour avoir une confiance aveugle. La connaissance peut révéler les limites de la confiance que l'on peut accorder à une personne, et révéler que l'on ne peut pas lui faire "du tout" confiance moralement. Par ailleurs, que l'on soit confiant "moralement" ne permet pas de fonder une confiance "intellectuelle" dans sa capacité à assumer une tâche, quelle que soit sa bonne volonté, son engagement et son honnêteté.

Questions sur la carte 3 pour :

décrire : Quelles sont les personnes en présence ? Quel est le problème qui est posé ? Pourquoi se pose-t-il ?

Donner un avis : penses-tu que la personne qui fait la demande a raison ? Penses-tu qu'elle aurait pu demander la même chose à n'importe quel voisin ? A-t-elle selon toi choisi ce voisin en particulier ? En fonction de quoi ?

Faire des liens : t'est-il déjà arrivé de devoir demander un service à quelqu'un ? À quelle personne as-tu demandé ? As-tu "choisi" cette personne ? Pourquoi ? T'a-t-on déjà demandé service ? Qui, et quel service ? T'a-t-on demandé à toi, en particulier, ou bien était-ce du au hasard ?

Carte 4 - La confiance : compétences reconnues et limites

Comment faire confiance à un inconnu ? C'est le problème des individus dans une société très étendue. Si l'on fait confiance au médecin, c'est parce qu'il est docteur en médecine, des études validées par un diplôme universitaire établi dans certaines circonstances par l'État. Dans la plupart des professions, à des degrés divers, on a ainsi établi des formations, suivies d'examens, permettant d'identifier ce qu'une personne est capable de faire, sans qu'on la connaisse.

Ce système a en même temps des limites ultimes : qui valide les experts qui examinent ?

Chaque diplôme permet de tracer les "contours" des compétences, leurs limites : accepter l'avis du médecin concernant un problème de plomberie serait risqué !

Questions sur la carte 4 pour :

Décrire. Où cela se passe-t-il ? Quels sont les personnages en présence ? Que fait chacun d'entre eux ?

Donner un avis : à ton avis, que s'est-il passé avant ? Concernant son problème, le malade doit-il faire confiance au médecin ? Penses-tu que cela signifie qu'un médecin ne se trompe jamais pour des problèmes de santé ? Doit-on lui faire confiance pour tous les problèmes possibles ?

Faire des liens : pour te permettre d'apprendre, à qui fait-on confiance dans notre pays ? Pourquoi pense-t-on que cette personne en est capable ? À la maison, as-tu déjà vu tes parents devoir faire confiance à une personne inconnue pour régler un problème ?

Questions générales pour travailler les fondements de la confiance : y a-t-il une situation de la vie de la classe où tu as eu l'impression que la maîtresse ou le maître n'avait pas confiance dans les élèves pour réussir une tâche ? À quoi cela se voyait-il ?

Y a-t-il déjà eu une situation où cela se voyait que le maître ou la maîtresse était sûr que tu allais y arriver ? À quoi cela se voyait-il ?

Si tu voulais que tes parents aient confiance en toi dans ce que tu dis, que ferais-tu ?

Qu'est ce qui fait qu'une personne inspire la confiance ?

Si tu voulais donner confiance en lui à quelqu'un pour réussir quelque chose de difficile, comment t'y prendrais-tu ?

À quoi sert la confiance ?

Les principales notions abordées : un citoyen en démocratie doit être critique, un scientifique doit examiner des preuves, un élève doit apprendre à douter. Pour autant, dans les trois cas existe une part de confiance nécessaire. Appliquer en toutes circonstances un doute absolu conduirait à ne plus pouvoir vivre et agir, aussi bien en relation avec les autres qu'avec...soi !

Avec les autres : sans qu'elle soit aveugle et illimitée, la confiance est à la base d'une vie en société parce qu'elle permet à chacun de ne pas devoir prendre en charge tous les aspects de sa vie, en les déléguant à d'autres.

Avec soi : être toujours dans le doute absolu quant à sa personne, ses capacités à franchir les obstacles, reviendrait finalement à ne plus pouvoir les franchir : comment oser se risquer ? Il faut avoir confiance en soi, tout en se questionnant suffisamment pour ne pas s'enfermer dans l'erreur.

Il y a dans la confiance, souvent, une spirale vertueuse : accorder de la confiance, ou en recevoir, peut motiver. En cherchant à répondre à cette demande, on peut gagner davantage de confiance...

Carte 5 - La confiance : ce qui me permet l'action collective

Dès l'instant où une action est assumée par un collectif de personnes, chacune doit faire confiance aux autres pour arriver au but. Cette confiance "technique", intellectuelle, s'appuie sur une confiance morale : j'accepte de ne pas m'occuper de tout, de déléguer, dans la mesure où je pense que l'autre va respecter ses engagements (d'où l'importance politique et sociale de la promesse). Plus largement, avoir confiance permet socialement à chacun de poursuivre ses propres objectifs (ici lire), dans le cadre d'un système complexe de règles, lois, engagements personnels qui vont lui permettre d'envisager avec plus de sérénité d'avoir une action qui ne se conclurait pas par une pure perte (ici prêter un ouvrage sans savoir s'il va être rendu, mais cela pourrait être de travailler sans savoir si on va être payé... )

Questions sur la carte 5 pour :

Décrire. Qui sont les personnages ? Où cela se passe-t-il ? Que fait chacun des personnages ?

Donner un avis : penses-tu que ces personnages se connaissent ? Pourquoi ? Est-il possible, pour toi, d'emprunter ou de prêter à des personnes que l'on ne connaît pas (livre en bibliothèque) ? Comment procède-t-on pour le faire ? À ton avis, que se passerait-il si tu ne faisais confiance à personne : en classe ? Chez toi ? Dans la vie de tous les jours ?

Faire des liens : t'est-il déjà arrivé de devoir faire confiance à quelqu'un ? Chez toi ? À l'école ? Qui était-ce ? Pourquoi fallait-il lui faire confiance ? Que s'est-il passé ? Connais-tu une situation dans laquelle il serait dangereux ou problématique de ne pas faire confiance à une personne (guide en montagne, pilote d'avion, etc.)

Carte 6 - La confiance en soi pour franchir les obstacles

"Se jeter à l'eau", c'est oser faire (travail sur le sens propre et figuré). Sans un minimum de confiance en soi, cela n'est pas possible : on n'apprend pas à nager sur un tabouret. Mais cette confiance en soi s'appuie sur la confiance en l'autre, et accordée par l'autre. Ici, le père a suffisamment confiance pour s'éloigner, tout en étant suffisamment près pour intervenir au besoin. Faire confiance, c'est être à la bonne distance...

Questions sur la carte 6 pour :

Décrire. Quels sont les personnages en présence ? Qu'est-il en train de se passer ?

Donner un avis : pour réussir dans ce genre de situation, de quoi y a-t-il besoin selon toi ? À ton avis, l'enfant a-t-il confiance en lui ? D'où vient, d'après toi, cette confiance ? Penses-tu que le père a confiance en son enfant ? Est-ce que cette confiance a des limites ?

Faire des liens : as-tu déjà dû apprendre à nager ? Qu'est-ce qui t'a donné assez confiance pour te risquer dans l'eau ? Connais-tu une situation où, pour apprendre, il faut avoir assez confiance en soi pour se risquer : à la maison ? À l'école ?

Questions générales pour travailler sur ce que permet la confiance : peux-tu citer une chose que l'on ne pourrait pas faire si l'on n'avait pas confiance dans les autres ? Peux-tu citer une chose que l'on arrive à faire que parce que l'on a suffisamment confiance dans ce que font les autres ? Cela signifie-t-il qu'il faut toujours faire confiance ? As-tu confiance en toi, à l'école ? Qu'est-ce que cela change, pour toi, d'avoir confiance en toi ? Est-ce que parfois, cela pourrait poser aussi un problème si l'on avait trop confiance ?

Conclure et réinvestir

Sur la feuille du classeur, collectivement : expliquer ensemble pourquoi la confiance est importante à l'école.

Individuellement : identifier un problème, et le "spécialiste" en qui on doit avoir confiance pour le résoudre. Puis indiquer une limite à cette confiance.

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