Revue

J'ai bien aimé vos enfants - I) Premier poste, premières erreurs

Nous inaugurons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...

26 mars 1987. Je viens de descendre de mon train en gare d'Amiens pour rejoindre mon premier poste d'enseignant.15 minutes de bus plus tard, j'arrive à la cité scolaire Louis Thuillier. Je passe la grille et pénètre non pas dans le lycée, mais dans trois ! Un lycée classique, un autre technique et un troisième professionnel. Une "usine à gaz". Je m'étais plutôt préparé à quelque chose de plus petit, de plus cosy, de plus humain, quoi. Il va falloir trouver l'interlocuteur adéquat dans cette fourmilière. Le proviseur (il n'y en a qu'un pour cet espèce de campus à la mode picarde) ne saurait être dérangé pour si peu. Il faut donc que je trouve un de ses nombreux adjoints. Le démarrage prend tout à coup des allures de baptême du feu. C'est d'autant plus déroutant que, non seulement c'est mon premier poste, mais je n'ai reçu aucune formation, n'ayant pas passé les concours ad hoc.

Je suis ce que l'on appelle, à l'époque, un M.A. (maître auxiliaire, mais surtout auxiliaire). Mon D.E.A. (aujourd'hui on dirait Master) de philosophie en poche, une thèse en cours (elle courra quelques années), sorti tout frais émoulu de la Sorbonne, parisien, je débarque en terre picarde où je viens remplacer un collègue malade. Il me dira au téléphone (on m'a tout de même donné son numéro) en me parlant de mes futurs élèves : "Mon jeune ami, vous verrez, par ici, on a le pas lourrrrrd dans les labourrrs". Je m'attends donc à des élèves en grosses blouses de maquignon, l'oeil éteint par le dur travail dans les fameux "labourrrs" et, peut-être de la paille dans les cheveux.

Tel Dédale triomphant du labyrinthe de Minos, je finis par trouver le bon proviseur - adjoint qui me dira où est ma classe. J'ai droit à cinq minutes. Mon identité ne sera pas vérifiée ni même mes diplômes. J'ai su trouver le bon bureau, le test doit être concluant ! Je me dis alors qu'un journaliste en mal d'article pourrait très bien tenter de se faire passer pour un prof et voir combien de temps l'administration mettrait à s'en apercevoir. Dans "catch me if you can", quelques années plus tard, Léonardo di Caprio tentera le coup et tiendra quelques jours.

Au reste, la réputation du professeur de philosophie étant ce qu'elle est, les élèves s'attendent à peu près à tout (et je sais, aujourd'hui, que l'administration, aussi). De sorte que le journaliste-farceur déguisé en professeur de philosophie pourrait très bien durer très longtemps avant d'être repéré !

J'ai donc une vague indication sur le bâtiment où se trouvent ma salle et mes élèves qui m'attendent, sans doute avec autant de curiosité que moi, mais certainement avec beaucoup moins d'appréhension. C'est mon premier cours. Pas pour eux...

Je rentre donc dans la salle, seul. Ca y est. Trente-cinq paires d'yeux me fixent. Soixante-dix pupilles me disent en silence que je suis devenu professeur. Il me reste à l'être vraiment. Sur le fond, pas trop d'inquiétude. J'ai bossé mon premier cours pendant des jours et, pour paraphraser les dialogues de Michel Audiard dans "Les Tontons flingueurs", je pénètre dans ma salle avec "des flingues de concours et la puissance de feu d'un porte-avions". Bref, j'ai de quoi faire cours pendant une semaine, mais je ne le sais pas encore. Le stress du prof débutant, c'est toujours de rester "sec" au bout d'une demi-heure. Plus tard, je m'autoriserai des exemples nombreux, des digressions au gré des discussions, mais de discussions, pour le moment, point ! Mon cours est balisé avec précision. J'ai souligné ce qui doit me tirer l'oeil en jetant un rapide coup d'oeil sur mes notes et je m'y accroche comme à une bouée. Je fais cours debout (ça durera vingt ans) ayant l'intuition que l'on fait cours avec son corps et pas seulement avec sa matière grise. Je fais l'appel. Bien sûr, c'est le règlement, mais c'est surtout, pour un tout jeune prof l'occasion, non pas de retenir le nom de ses élèves (je ne retiendrai rien), mais, tout simplement, de commencer à parler, de briser cet examen que je subis, protégé par un rituel qui me permet de bien regarder ma classe tout en faisant quelque chose d'attendu. Tout rituel est rassurant, à ce moment-là. Celui-ci ne dérogera pas à la règle. Progressivement, je prendrai mes aises avec les rituels et les codes. Mais, pour l'instant, je m'y cramponne et même j'en rajoute : mes petites lunettes rondes me donnent indubitablement l'air d'un prof, mon cartable et ma veste en velours côtelé sont "raccords". Quand on n'est pas vraiment, reste toujours la possibilité d'avoir l'air. Je commence donc par jouer au prof, comme le "garçon de café" de Sartre joue au garçon de café dans l'Etre et le néant. Ce qui me sauve de la mauvaise foi dans laquelle tombe ce dernier, c'est qu'au bout de vingt minutes, je ne joue plus, je suis. Je suis dedans. Mon cours est bien structuré. Je l'habite. Il me porte. Je ne m'observe plus et j'ai la sensation physique que ce métier est le mien. Mon corps m'envoie un message très clair : tu es à ta place ! Je l'ai senti avant de le savoir.

On aurait pu croire que l'Education Nationale est une grande famille. Peut-être cela a-t-il été le cas pour certains. Moi, j'y suis rentré par la petite porte : celle des remplaçants. Personne ne m'a présenté à la classe, personne ne m'a adressé la parole. J'ai bien croisé des collègues dans les couloirs, mais je ne dois pas encore avoir les codes pour entrer en contact avec cette tribu. Je suis un ethnologue débutant et je n'ai peut-être pas la bonne verroterie pour entrer en contact. Le fait est que je ne suis pas appelé à rester. Je me dis que je suis de passage et que cela fausse, sans doute, tout. En fait, après vingt années dans la tribu, je sais aujourd'hui que les enseignants ne sont pas formés au travail en équipe, que celui-ci est possible, mais reste conjoncturel. Le métier d'enseignant est de prime abord un métier de solitaire où le prof fonctionne un peu comme une profession libérale dans le secret de sa salle, une fois la porte refermée. Il n'est qu'à voir la difficulté pour un prof de parler de ses problèmes de discipline dans ses classes...

Pour l'heure, je n'ai pas ce problème. Mes élèves sont intrigués. J'ai pris le soin de commencer un nouveau chapitre, laissant le soin au titulaire de finir, à sa façon, celui qu'il avait commencé. En philosophie, ce n'est pas un problème, car le programme n'est pas linéaire comme en mathématiques, par exemple (on ne peut pas parler des équations du deuxième degré avant d'avoir traité celles du premier). Je peux donc commencer quelque chose de neuf. J'ai pour moi l'attrait de la nouveauté. Les "compteurs", en quelque sorte, sont donc remis à zéro. Je m'en tirerai comme ça.

Ca n'empêche pas les maladresses du débutant. Je perdrai un élève dès le premier jour. Manquant de métier, je n'ai pas beaucoup de marge à laisser à mes élèves. Je suis donc hyper réactif à tout flottement. Au premier bavardage entre un groupe au dernier rang (je connais ça. Je suis un ancien cancre sauvé in extremis par la philosophie. Pas un cancre à la Pennac. Pas un triste, mais un joyeux. Pas un cancre mortifié par le système, mais plutôt mortifiant le système et ses représentants), au premier bavardage, donc, je fonds sur celui que je repère sans mal comme étant le meneur. Il se défend, genre : "Y a pas que moi M'sieur". Et là, jeune prof, je ne maîtrise pas ma réponse. Elle est cassante, légèrement humiliante, genre : "C'est une excuse de collégien. Va falloir grandir et vite !" Je ne le reverrai pas. Il sèchera mes cours avec assiduité. Après tout, je ne suis que le remplaçant de son prof ! Mais le plus grave n'est pas là. Son absence m'a, quelques jours plus tard, fait réfléchir sur ce qui était aussi mon échec. J'ai compris alors que j'avais été coupable d'un délit de faciès.

Mon meneur, je le revois assez nettement, était physiquement épais, crâne rasé, rangers aux pieds et un treillis complétait le personnage. Et justement, trop jeune prof, je n'ai pas vu la personne derrière le personnage. J'ai chargé. Un blessé ! Le jour où j'ai pris conscience de ça, j'ai compris que les mots tombent de plus haut, lorsqu'ils tombent de derrière le bureau. Première leçon.

Je resterai trois semaines, jusqu'aux vacances de Pâques. Enfin, pas tout à fait. Il me manquera un jour pour aller jusqu'aux vacances, mais ce jour va me coûter cher. Deux jours avant la libération pascale, l'administration me signifie que je finis le soir même ! Etonné, je demande des explications (le collègue que je remplace devait subir une grosse opération). On me répond alors qu'il revient le dernier jour pour donner du travail à ses élèves pendant les vacances. Je fais simplement remarquer que je pouvais le faire et comme je suis un innocent, je ne flaire rien, je dis au revoir à mes premiers élèves, laisse les choses en ordre pour le suivant, indique où j'en suis, ce que j'ai fait, recopie tout cela sur le cahier de textes et m'en vais, tranquille, sans savoir le vilain tour que l'on vient de me jouer.

Il faut savoir qu'un non titulaire (c'est encore valable aujourd'hui pour les "contractuels") n'est payé pendant les vacances scolaires que s'il enseigne jusqu'au dernier jour précédant celles-ci (quant aux récents "vacataires", véritable lumpenprolétariat du système, il faut qu'ils trouvent un deuxième métier pendant des vacances qui ne leurs sont jamais payées). Bien entendu, les élèves ne connaissent que la fonction, pas les différents statuts qui se cachent derrière le masque du professeur. Je me dis parfois que si les parents connaissaient la réalité du système, il ne laisserait pas les profs descendre dans la rue. Ils y seraient les premiers. Tout cela, je ne le sais pas encore, mais je vais vite m'en rendre compte lorsque je serai payé : ce dernier jour non fait me coûtera quinze jours de salaire ! Je me dis "c'est vraiment trop bête. Tout ça pour donner des devoirs que j'aurai très bien pu donner moi-même". Je ne découvrirai le fin mot de l'histoire que beaucoup plus tard, lorsqu'un collègue m'expliquera qu'un enseignant en congé maladie n'est payé normalement que quelques mois (je ne sais plus. J'ai eu la chance d'avoir une santé correcte) et qu'ensuite, il passe à mi-traitement. Il s'agit donc d'éviter de passer la ligne fatidique lorsqu'on est en longue maladie. Revenir le dernier jour avant les vacances permettait donc à mon collègue de ne pas se voir comptabiliser les vacances dans son congé maladie !!! Vraiment, non, je n'ai pas eu l'impression de rentrer dans une grande famille. Deuxième leçon...

Il faut dire que j'étais un peu décalé par rapport au système. Je m'en aperçus à l'occasion de ma première paye que j'allai réclamer à la fin du mois à l'intendant du lycée, lequel doit s'en souvenir encore.

Je dois préciser qu'à l'époque, âgé de vingt-huit ans, j'ai toujours vécu sans compte en banque. Non par négligence, mais par choix politique. Je ne veux pas que les banquiers travaillent avec mon argent ! L'argent que j'ai est donc dans ma poche et je sais à tout moment de combien je dispose. Décalé, donc, même pour l'époque. J'ai, bien sûr déjà travaillé, mais ou bien j'étais payé en liquide, ou bien les chèques que je recevais (job d'étudiant) étaient endossés par de bonnes âmes (en général, mes parents) qui me donnaient l'équivalent en numéraire.

C'est donc dans cet état d'esprit que je pousse la porte de l'intendant en cette fin du mois de mars 1987 afin de me faire payer mon dû. S'ensuit alors le dialogue surréaliste suivant :

- Bonjour, je suis M.A en philosophie (cette précision plombera un peu plus la réputation des professeurs de philosophie qui n'en avait déjà pas besoin).
- Que puis-je pour vous ?
- Ben, c'est la fin du mois...
- Certes, mais encore...
- C'est bien l'intendance, ici ?
- Tout à fait
- Et bien, je viens chercher mon argent
- ....

Je dois dire, ici, que ma conception de la paye de fin de mois ressemblait fort à cette scène que j'avais vu au cinéma dans un vieux film, "Les grandes gueules", avec Lino Ventura et Bourvil. Ce dernier petit patron d'une scierie dans les Vosges a comme employés une bande de repris de justice, dont Lino Ventura. À la fin du mois, les ouvriers se mettaient en file indienne devant la table. Le patron sortait son grand registre et payait, en liquide, à chacun son dû ; déduction faite des avances et autres retenues. J'attendais donc que ce brave fonctionnaire ouvrit son grand livre et me paya mon dû. Inutile de dire que j'attendis longtemps. Le dialogue se poursuivit ainsi :

- Mais m'avez-vous donné votre R.I.B. ?
- Je ne sais pas. Si vous me dites ce que c'est, je vous dirai si je vous l'ai donné !
- ....

À ce moment-là, je vis dans les yeux de ce brave intendant que, décidément, on recrutait n'importe qui. Il m'expliqua alors ce qu'était un relevé d'identité bancaire. Rassuré (vraiment) par cette information, je rétorquai amusé :

- Non, mais c'est normal que je ne vous l'ai pas donné, je n'en ai pas. C'est logique, puisque je n'ai pas de compte en banque !

À ce moment-là, il ne se disait plus qu'on recrutait n'importe qui, mais qu'on recrutait cette année de drôles de paysans.

- Mais il m'en faut un !
- Mais, puisque je vous dis que je n'en ai pas !
- Pas de R.I.B., pas de salaire.

J'eus alors une idée :

- Vous n'avez qu'à verser l'argent sur le compte de ma copine (qui n'était pas encore ma femme).
- Mais, je n'ai pas le droit.
- Mais puisque je vous le donne, moi, le droit. C'est mon argent.
- ça n'est pas possible ;
Nouvelle idée de ma part et qui, de plus, me semblait attester que je connaissais les subtilités de la haute finance :
- Faites-moi un mandat postal.
- Impossible. En comptabilité publique, on ne peut pas faire ça pour une somme dépassant x francs (j'ai oublié).
- Mais j'ai travaillé. J'ai droit à mon argent !

Vous voyez cette scène dans "Jean de Florette" de Pagnol où un paysan déboule dans la grande salle de la mairie et, tapant de son gourdin sur la table du maire, hurle : "J'ai payé l'eau. Je veux mon eau !" ? Et bien, on n'en était pas loin...

Il fallut, en fin de compte, que j'ouvre mon premier compte pour toucher mon dû. Mon entrée dans le métier fut donc aussi celle dans un monde qui n'était plus celui de mes références cinématographiques. Je compris alors qu'un enseignant, c'est aussi un fonctionnaire. Troisième leçon !

A suivre...

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