Revue

Une expérience de café philo au musée

Une expérience a été réalisée à Cahors au cours de la dernière séance de l'année scolaire du café-philo en juin 2009. Elle a consisté à le déplacer exceptionnellement au musée municipal, dans la mesure où le thème s'y prêtait particulièrement puisqu'il consistait à se demander si "les artistes ont encore quelque chose à nous dire ?". Le dispositif didactique devait permettre de confronter les thèses, explicitations et/ou justifications du travail créatif des artistes plasticiens venus nombreux au débat, aux présupposés du public en matière d'art contemporain, dans un lieu institutionnalisé, le musée, qui présentait par ailleurs une exposition consacrée aux étoffes traditionnelles des îles d'Océanie. Les artistes, les professeurs de philosophie et de nombreux élèves ont rapidement fait émerger des référentiels différenciés et parfois opposés, d'où la difficulté de communication et la complexité des échanges et de la compréhension.

Trois vecteurs de réflexion sont apparus rapidement et complémentairement en relation avec la structuration des groupes : les critères d'évaluation ; le système référentiel et conceptuel ; la situation relationnelle.

1) Les critères d'évaluation

Les critères d'évaluation passant par un ensemble de connaissances et faisant intervenir le jugement déterminant mais aussi réfléchissant dans la dimension kantienne, ont montré leur limite et leur impossible consensus, ce qui n'est pas dépourvu d'intérêt dans un débat à caractère philosophique. L'animateur a commencé par énumérer plusieurs pistes possibles pour appréhender le thème, mais a soulevé au préalable la nécessité de définir le(s) sens du sujet : les artistes ont-ils encore quelque chose à nous dire ? Les deux éléments problématiques sont apparus immédiatement dans le public : pourquoi "encore" et comment l'interpréter mais surtout que signifie "dire" et pourquoi ajouter "nous" ? Pour dire quelque chose, encore faut-il avoir quelque chose à dire. L'art, qui ne se limite pas à la peinture et à la musique, mais concerne également la littérature, l'architecture, la danse, le cinéma... donne à sentir et à penser. S'agit-il de la pensée de l'artiste qui se matérialise dans un support que nous appréhendons, ou de notre pensée et de notre imagination. Pouvons-nous alors parler de l'esthétisation du regard ou par le regard ? Nous serions alors tous artistes, capable de lever le voile qui nous obscurcit le regard et la pensée au nom de l'utilitarisme et de la rentabilité, comme l'énonçait Bergson dans Le Rire. Si l'artiste est un intermédiaire entre nous et le monde extérieur ou entre nous et nous, comment l'exprime t-il et dans quel langage ? Mais nous est-il accessible ; sinon quelle est sa finalité ? Des exemples ont été soulevés comme les ready-made de Duchamp ou les installations dans les musées, expression, communication, provocation, revendication ...? La forme ne prend-elle pas le pas sur le contenu ? ce qui semblerait, d'une certaine façon, être le cas pour l'art contemporain.

Le troisième élément problématique de l'intitulé : "encore", pouvait être interprété, comme l'a rappelé l'animateur, en référence à la fin ou la mort de l'art chez Hegel, c'est-à-dire à la disparition de tous les critères et/ou repères, l'artiste ayant épuisé tout ce qu'il pouvait employer et/ou exprimer. Cependant il ne l'a jamais dit ainsi car il a utilisé le mot "dissolution". Mais ce contre-sens a continué à alimenter les débats. Il énonçait au contraire l'art moderne et la libération artistique en fonction de son talent personnel et sans limitation de sujet.

2) Le système référentiel et conceptuel

La notion de communication semblait interpeller certains artistes qui y voyaient un processus réducteur de compréhension et de sensibilisation. Mais comment appréhender sensibilité et réflexion artistique en l'absence de références, qu'elles soient conceptuelles, institutionnelles ou autres ? La multiplicité des techniques d'expression : informatiques, technosciences, vidéos, photos, néons... peuvent pourtant contribuer à rendre l'art moins identifiable par manque de spécificité définie et par autonomisation difficilement maîtrisable parce qu'expérimentale. L'agir est privilégié au contenu, le changement permanent à la stabilité référentielle. On a pu parler de dématérialisation et d'abstraction de l'objet d'art, selon l'expression de Lucy R. Lippard dans la période 1970, au point de ne plus le voir, si ce n'est sa mise en scène et son contexte. L'explicitation par l'artiste devient alors nécessaire. La théorisation vient après le geste artistique. Il s'agit d'exprimer et de refléter les tensions, les angoisses, les conflits, les incertitudes de notre monde en devenir mais aussi les fantasmes de l'artiste. Les interventions du public ont alors porté sur la liberté que se donne l'artiste, et sur la pertinence de son message ou de son dire. Faut-il des pré-requis ou être initié pour comprendre ? Adhérer à un référentiel, mais lequel et pourquoi ? N'est-on pas libre de critiquer et de rejeter ces types de manifestations sans y être systématiquement assujetti au nom de la nouveauté, du changement, de la non-conformité ? Le débat philosophique n'a-t-il pas pour fonction l'échange d'idées, l'expression de jugements argumentés, l'émergence des représentations, le droit à la différence, mais surtout la réflexion en commun sur une finalité pré-établie ?

3) La situation relationnelle

Le cadre institutionnel du café-philo ayant été déplacé au musée, dans un autre lieu institutionnalisé, celui de l'art plus ou moins officialisé ou reconnu comme tel, a permis aux artistes présents une prise de pouvoir par le savoir et une monopolisation de la parole et des interventions. L'animateur ayant fait venir quelques musiciens de l'école de musique de Cahors leur a demandé de jouer quelques pièces au bout d'une heure de débat sur les deux heures consacrées. Des artistes plasticiens sont alors intervenus pour dire qu'un musicien n'est pas un artiste mais un interprète, il ne crée rien, il exécute. Une nouvelle discussion a alors surgi, plus intense sur le statut de l'artiste et surtout sa définition. Les professeurs de philosophie se sont alors peu manifestés dans un débat qui les dépassait ou leur échappait, n'ayant plus paradoxalement le monopole du référentiel ou craignant de tomber dans le relationnel affectif, acceptant toutes les positions, voire les préjugés ou dans le dogmatisme rationnel professoral, à moins que cela soit par simple neutralité bienveillante. Les échanges ont concerné essentiellement les élèves, très revendicatifs mais en situation d'apprenant et les artistes peintres, s'abritant derrière leur statut de gardien du savoir et du savoir-faire. Le public hétérogène s'est retranché derrière une passivité active prenant parti pour les élèves, manifestant ainsi le rejet d'une situation d'apprenant et privilégiant la révolte critique face à une interprétation possible d'infantilisation, exprimant ainsi une personnalité cognitive différente de celle manifestée par l'autorité "artistique" et sa gestion du débat. Il ne s'agit pas d'une situation d'apprentissage, mais de la confrontation de perceptions et de vécus multiples ne permettant pas une conceptualisation, si ce n'est l'émergence de problématiques variées. L'animateur philosophe doit ainsi se situer entre bienveillance, exigence, reformulation des dires de chacun, apport d'informations, exigence méthodologique et rappeler les finalités du sujet : en quoi est-ce que les interventions diversifiées permettent-elles de mieux apprendre ou comprendre ce que les artistes veulent ou peuvent nous dire en fonction des moyens et des fins ? L'essentiel reste cependant dans l'optique des cafés-philo : l'expérience de la pensée, et non prioritairement, l'acquisition de connaissances. C'est en cela que penser en commun, quel que soit la diversité des opinions, constitue une des finalités de la démarche philosophique.

Télécharger l'article