Revue

Hommage à Jacques Lévine

Ce texte a été écrit par Geneviève Chambard, avec la collaboration de Marie-Josèphe Rancon. Geneviève Chambard est membre de l'AGSAS, formatrice aux Ateliers de Philosophie AGSAS- Lévine, co-auteur avec Michèle Sillam et Daniel Gostain du livre L'enfant philosophe, Avenir de l'humanité ? , dernier livre écrit par Jacques Lévine.
Marie-Josèphe Rancon est membre de l'AGSAS, orthophoniste et auteur de nombreux articles publiés dans la revue : "Je est un autre".

Si Jacques Lévine était devant vous aujourd'hui, il chercherait tout d'abord à faire connaissance, souhaitant savoir à qui il s'adresse. Il le faisait à chacune de ses interventions, quel que soit le nombre de ses auditeurs.

Ensuite, il vous poserait des questions : "Pourquoi êtes-vous venus ? Qu'attendez-vous de ce colloque ? En quoi cela peut-il changer votre regard ?... et à partir de vos réponses, il construirait son discours, sans notes.

Et il serait brillant, comme d'habitude ; et vous seriez, comme d'habitude, admiratifs, et enthousiastes, séduits par son discours et par l'intérêt de ses propositions et des conclusions de ses recherches.

Mais Jacques Lévine nous a quittés, le 23 octobre 2008 et, aujourd'hui, tous ceux qui l'ont connu sont en deuil.

Psychologue et psychanalyste à la puissante pensée, il a constamment veillé à transmettre les résultats de ses recherches. Il a ainsi permis à un grand nombre d'enseignants, rééducateurs, psychologues et professionnels de l'enfance, de faire face aux difficultés rencontrées dans leur métier, d'aider bon nombre d'enfants en souffrance à reconstruire une estime d'eux-mêmes, de trouver ainsi qu'il le disait une "plus-value", leur permettant une autre relation au savoir.

Début octobre, lors du dernier colloque de l'Agsas (Association des Groupes de Soutien au Soutien, qu'il a créée), Jacques Lévine a pris soin de conclure en énonçant avec précision les pistes de travail qui lui paraissaient essentielles, qu'il souhaitait nous transmettre pour que l'on continue, après lui, à lutter efficacement contre ce qu'il nommait les "quatre défauts fondamentaux de l'école" :

  • l'absence d'une réflexion sur les différences entre les familles et les conséquences de ces différences sur l'avenir des enfants ;
  • la non-prise en compte des difficultés de l'enfant à entrer dans le groupe, en particulier au niveau de la Petite Section de maternelle, où la qualité de l'accueil des enfants et des familles joue pourtant un rôle essentiel pour l'avenir scolaire ;
  • la fausse croyance que l'entrée dans l'écrit ne dépend que du choix des techniques d'apprentissage, alors que l'appropriation du langage écrit est, sur un plan quasi anthropologique, propre à chaque enfant, "conditionnée par l'évolution solidaire du moi relationnel et du moi cognitif depuis le début de la vie"1;
  • la place inexistante laissée, à l'école, au besoin des enfants de réfléchir sur la façon dont les relations s'établissent dans le monde, et ce parce que l'importance de ce besoin est la plupart du temps ignorée.

Le parcours de Jacques Lévine

Jacques Lévine était un chercheur infatigable, travaillant sans relâche, même dans les derniers temps où, bien qu'hospitalisé, il n'a jamais cessé de faire aller sa pensée, et a continué presque quotidiennement de travailler avec l'un ou l'autre d'entre nous qui le visitions.

Travailler avec lui, cela signifiait accepter d'être entraîné dans sa dynamique de pensée qui ne laissait indemne aucun de ses interlocuteurs, chacun sortant de ces moments-là modifié, enrichi, grandi.

Une grande partie des recherches de Jacques Lévine a été dédiée à la compréhension du psychisme des enfants et à la conception d'une aide nouvelle, originale qu'il a baptisée lui-même "Soutien au Soutien" pour accompagner tous ceux qui s'occupent d'enfants, afin qu'à leur tour, ils viennent au mieux en aide à ces enfants, surtout à ceux en difficulté.

Les "ateliers de Philosophie Agsas-Lévine" sont un des aboutissements de sa recherche, basés sur sa conception de l'enfant et de l'acquisition des savoirs, conceptions auxquelles nous adhérons.

Les ateliers philo AGSAS dans la démarche de J. Lévine

Je voudrais ici replacer la démarche et les objectifs des Ateliers de Philosophie Agsas dans l'ensemble de la recherche de J. Lévine.

Dès 1961, aux côtés de son maître Henri Wallon, et au sein du laboratoire de psychologie de l'enfant, ses recherches portent sur "Qu'est-ce qu'un enfant ?" et en particulier, "Comment fonctionne et comment évolue la pensée d'un enfant ?", questionnement initié dans les deux livres magistraux d'Henri Wallon : De l'acte à la pensée et Les origines de la pensée.

Docteur en psychologie, influencé par Freud et la psychanalyse, Jacques Lévine s'intéresse tout d'abord à l'émergence de la pensée enfantine, à son fonctionnement et à son évolution de la naissance à l'âge adulte.

Très rapidement, au cours de ses recherches, il repère et choisit de lutter contre les "défauts fondamentaux de l'école", dont j'ai déjà parlé. Il intégrera ensuite avec lui, dans ce combat, les membres de l'AGSAS.

Sa formation et son expérience de psychanalyste lui permettent alors d'éclairer autrement les difficultés de chaque enfant, comme n'ayant pas une origine d'ordre strictement scolaire, ni pédagogique, ni cognitive, mais plus fondamentalement une origine concernant sa construction identitaire. Tout enfant qui apprend est d'abord soucieux de l'idée qu'il a de son Moi et de l'idée qu'il va transmettre de son Moi. Il s'agit donc de tenir compte de l'image que l'enfant se fait de lui-même, de son rapport à la société et surtout du rapport de la société à lui-même.

Ainsi, l'AGSAS va trouver son identité dans une double volonté.

1) Tout d'abord, la volonté de faire cesser la solitude de l'enseignant, de faire admettre qu'il est nécessaire de travailler en groupe pour comprendre ce qui se passe dans la tête des enfants et d'où viennent les difficultés auxquelles les enseignants doivent faire face. Il faut ensuite trouver comment surmonter ces difficultés, c'est-à-dire élaborer des remédiations possibles. C'est à la suite de sa rencontre avec Michael Balint, qui a créé avec des médecins de nombreux groupes de parole, que Jacques Lévine met lui aussi en place des groupes qu'il appelle "Groupes de Soutien au Soutien". Il en existe actuellement plus d'une centaine en France et à l'étranger.

Ces groupes utilisent une méthode qui vise à restituer de la valeur à la pensée de l'enfant. Cette restitution, étonnamment, et dans un premier temps, ne s'opère pas directement sur l'enfant. Elle passe d'abord par le travail de pensée que les enseignants vont faire sur l'enfant, modifiant en eux leur perception de cet enfant, envisageant ce qui se passe dans sa tête, comprenant la logique de son comportement, les raisons de ses difficultés, modifiant ainsi leur regard sur cet enfant, c'est-à-dire le sortant de la situation figée dans laquelle il se trouve pour lui rendre de nouveau possible une futurisation et le mettre ainsi en devenir.

Car pour Jacques Lévine, "il y a toujours un métro sous le Boulevard". Derrière tout sujet accidenté, il y a un sujet intact à la rencontre duquel il faut aller si on veut l'aider à se reconstruire et à se projeter dans l'avenir.

Le Soutien d'un enfant, ce ne sont pas des devoirs en plus, ce ne sont pas des exercices en plus, ce n'est pas la consolidation du socle des connaissances, c'est un tout autre travail, une autre façon de se pencher sur lui et sur son histoire.

2) La seconde volonté de l'Agsas et de son président Jacques Lévine est plus vaste : Il souhaite comprendre et nous faire comprendre "comment fonctionnent les enfants". En effet, très rapidement, l'idée de différence entre les enfants est apparue comme primordiale. Il faut se préoccuper de ces différences selon l'âge, selon les milieux... L'institution globalise en parlant de l'Enfant (avec un E), de l'Ecole (avec un grand E), de la Classe (avec un grand C). Tout en déclarant qu'elle veut s'occuper de chacun, elle continue de s'occuper de tous.

Quel a été alors le pont qui a relié cela aux Ateliers de philosophie et comment sont-ils nés ?

Au cours du travail entrepris au sein de l'Agsas, Jacques Lévine et ses collaborateurs, toujours plus nombreux d'année en année, se sont rendus compte que l'institution avait tendance à minimiser la pensée et la valeur de la pensée des enfants, surtout les enfants en difficulté scolaire. Après avoir rencontré plusieurs centaines d'enfants, une évidence est apparue : des enfants considérés comme "peu pensants" étaient en réalité capables de se pencher sur des problèmes essentiels, même sur ceux ne les concernant pas.

Il y avait là tout un champ inexploré ... à explorer... Partir en quête de ce que l'enfant pense du monde, et, en particulier, des relations entre humains et, au travers de cela, cerner le regard qu'il porte sur sa place dans le monde et dans la société : c'était le nouveau défi !

L'école a complètement méconnu la présence du Moi dans toute activité scolaire. Jacques Lévine rétorque : "L'école n'est pas seulement l'affaire du cognitif", même si, bien évidemment, le cognitif y a toute sa place. C'est aussi une question de recherche d'identité. Le développement intellectuel d'un enfant nécessite l'acquisition, à parts égales, de trois objets du Savoir, constitutifs de la Culture, dont l'école doit tenir compte :

  • l'acquisition des savoirs officiels, ceux de la transmission de l'héritage culturel ;
  • le Savoir identitaire, permettant la construction du Moi ;
  • enfin, un "3ème Vouloir Savoir" sur la Condition Humaine et les problèmes de relations entre humains auxquels chacun doit constamment faire face.

L'enfant a besoin de pouvoir dire comment il voit les relations à l'intérieur de la société et comment il voit sa place dans cette société. Tout enfant a besoin de rendre compte de ce qui se passe dans sa tête.

Jacques Lévine élabore et propose alors une méthode d'ateliers de réflexion - de co-réflexion - à partir d'un mot inducteur, laissant ainsi les enfants, dans un premier temps, faire émerger les idées qu'ils ont du thème, tout en rencontrant les idées des autres enfants du groupe.

Cette méthode pourrait être considérée comme une porte ouverte sur un "bavardage" inintéressant. Mais proposer aux enfants ce rapport aussi direct que possible au Savoir universel, dans un espace hors menace, avec le nouveau statut de personnes du Monde, accompagnés par la confiance de l'enseignant tenant compte de leur désir de "pénétrer les mystères de la Condition Humaine", est modificateur et révélateur de leur "désir d'équivalence" avec les personnes qui pensent aux grands problèmes du monde.

La conception des ateliers de philosophie Agsas ne donne pas le primat à la discussion, mais à un ensemble formé d'une émergence d'idées chez chacun et au sein du groupe, d'un débat interne suivi parfois, mais ce n'est pas l'essentiel, par un débat externe, accompagné d'exemples ou d'argumentation.

"C'est leur faire découvrir une autre forme de cohabitation, leur donner le plaisir de la recherche de l'intelligibilité et les rendre contributeurs du développement de la société".

Je terminerai en vous lisant un passage de la conclusion du dernier livre de Jacques Lévine, sorti début octobre : L'enfant philosophe, Avenir de l'Humanité ?

"L'objectif de l'école du début du XXe siècle, puis dans les classes d'inspiration Freinet, était d'ajouter au monde de la lecture, la lecture du monde. L'apprentissage du "lire le langage écrit", dont on fait trop souvent le socle du savoir, n'allait pas sans la transmission du désir de lire le monde. Cet objectif s'est petit à petit perdu. On peut dire que le clivage qui s'est opéré à propos de la lecture correspond à ce que Rabelais stigmatisait : " Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". On n'accède à une conception anthropologiquement humaine qu'en transitant par une pensée qui correspond à des statuts successifs ou simultanés : celui de producteur d'une pensée, de porte-parole en tant que représentant de la pensée collective et de propriétaire...

"Nous sommes persuadés que, au-delà des résistances ... les fondements pratiques et théoriques des ateliers de philosophie sont appelés à déboucher sur un renouvellement profond de la pédagogie et des relations dans la classe. Et même en allant bien au-delà de la pédagogie, ... peut-être pourrait-on dire que le XXIe siècle sera pour l'école et la société, la préfiguration d'une nouvelle conception de la vie relationnelle et de l'avenir de la Condition humaine".

Recension de l'ouvrage : L'enfant philosophe, Avenir de l'humanité ?

Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine (ARCH), ESF, 2008. Préface de P. Meirieu (22 euros)

par Michel TOZZI

C'est le dernier ouvrage que Jacques Lévine a écrit, avec G. Chambard, M. Sillam et D. Gostain, point d'aboutissement de la recherche d'une vie. Jacques Lévine nous a quittés le 23 octobre 2008. Psychologue du développement (il a été l'assistant de Henri Wallon), psychanalyste d'enfants, il a créé l'AGSAS (Association des groupes de Soutien au Soutien), lieu privilégié pour analyser ce qui fait problème dans la relation d'un enseignant à tel élève, et comment celui-ci va pouvoir aider cet enfant dans la construction de sa personnalité.

C'est au sein de l'AGSAS que J. Lévine a mis au point en France, pionnier dès 1996, des "ateliers philo", qu'il nommera plus tard "atelier de réflexion sur la condition humaine" (ARCH), pour expliciter la signification anthropologique de la démarche, creuset protophilosophique de l'émergence chez l'enfant d'un langage intérieur et d'une pensée propre, l'aidant à "construire de la pensée contre le corps primaire", en vue de son développement dans la société des hommes.

En créant un lieu sécurisé où l'enfant peut dès la maternelle librement s'exprimer sans jugement (d'où le retrait de la parole du maître), sur les questions existentielles de la condition humaine, l'instituteur l'institue en "interlocuteur valable", lui facilitant l'entrée dans l'humanité en tant qu'être parlant-pensant. Cette expérience existentielle du "cogito" dans un "groupe cogitans", qui donne à l'enfant un lieu et un temps pour élaborer, compte tenu de là où il en est de sa vie, sa vision du monde, est pour jacques Lévine, fondatrice.

Fondatrice d'un développement psychosocial, par la dynamique d'un co-développement de la pensée et du langage, où l'on ose parler, et penser en parlant, parce que l'on a quelque chose d'important à dire sur la vie et les hommes ; où l'on s'autorise, s' "autheurise" (devient un auteur) parce que l'on est autorisé par le maître (c'est cela l'autorité éducative : aider l'autre à croître), et devant le groupe-classe, processus de socialisation dans l'apprentissage d'une parole écoutée (éthique communicationnelle dirait Habermas), partagée, pacifiée, réductrice de violence.

Et fondatrice philosophiquement, car c'est bien de la tentative de penser dont il est question, en formulant les premières catégorisations du monde pour s'y orienter, qui pourront par la suite être réinterrogées.

Au sein de l'émergence des nouvelles pratiques à visée philosophique à l'école dans le système éducatif français pour donner un sens renouvelé au rapport au savoir, au vivre ensemble et à sa propre existence, J. Lévine a créé un "style philosophique" original : il ne cherche pas tant à développer, comme chez M. Lipman ou M. Tozzi, une "méthodologie de la pensée", une interaction discussionnelle démocratique entre pairs animée intellectuellement par le maître, finalisée par l'exercice de processus de pensée (problématisation, conceptualisation, argumentation...). Il travaille sur les "préalables à la pensée" (A. Pautard), ce à partir de quoi la pensée sera possible et pourra se développer : se mettre authentiquement en recherche devant une question habitée, et se risquer à élaborer une première réponse à haute voix. Une réponse proférée et entendue, inscrite dans une communauté humaine, écoutée avec attention et intérêt par le maître, et qui fait écho dans un groupe...

C'est de cette démarche dont il est question dans l'ouvrage : définition de l'ARCH, de son cadre, de son dispositif, de l'esprit de sa démarche ; explicitation de l'être "génétiquement (entendre potentiellement) philosophe, anthropologue et métaphysicien" de l'enfant ; de la motivation de celui-ci pour ce type d'atelier, et du plaisir de le mettre en place que prend l'enseignant ; l'entrée dans et par ces ateliers dans le monde des fondamentaux humains et de leurs conflits ; la place des ateliers philo face à l'adversité...

Ce type d'activité reçoit naturellement des objections : les enfants seraient trop jeunes pour réfléchir ; on utiliserait abusivement le mot philosophie, confondant parole et réflexion, opinion et pensée ; le retrait du maître en rabattrait sur les exigences intellectuelles etc. Ces critiques peuvent être de bonne foi. Mais je pense qu'elles n'ont pas compris en profondeur les tenants et aboutissants d'une telle pratique, car son caractère innovateur déplace les frontières habituelles, épistémologiques et pratiques, entre psychologie et philosophie. Je développe personnellement un autre type de pratique, qui peut très bien s'ancrer à partir du travail de J. Lévine et du courant qu'il a fondé : nous faisons simplement autre chose, avec d'autres objectifs, un autre dispositif, d'autre supports et méthodes. Mais cela reste sur le fond complémentaire, par la visée philosophique qui sous-tend nos démarches.


(1) La loi des quatre affiliations comme fondement des apprentissages, in Je est un Autre, ESF, p. 141.

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