Revue

La forme "atelier philo" à l'Université Citoyenne et Populaire de Seine-Saint-Denis

L'Université citoyenne et populaire de Seine-Saint-Denis fonctionne depuis deux ans. Dans un contexte qui présente plusieurs séries de contraintes et de particularités : une banlieue parisienne aux conditions de vie difficiles pour une population très hétérogène. Et, point intéressant plus directement le fonctionnement de l'UCP, aux transports eux aussi mal commodes, particulièrement pour les liaisons transversales.

Il y a dans ce département des traditions de luttes sociales, et l'existence d'un très grand nombre d'associations de tous types, dont beaucoup sont liées à l'éducation populaire. Paris et sa région sont riches d'offres dans ce domaine.

Un premier bilan peut maintenant être tiré à partir du travail accompli par un atelier philo qui fonctionne à Noisy-le-Grand sur le thème "Travail et liberté", décliné en neuf chapitres de façon à faire un tour aussi complet que possible des questions soulevées.

Le choix d'un thème lié aux préoccupations de chacun a une motivation évidente sur plusieurs plans. Par exemple, sur le plan philosophique proprement dit, il vise à exclure la spéculation abstraite ; sur le plan du travail à effectuer à l'atelier et des méthodes, il tend à stimuler la participation active de tous.

Les participants sont d'âges divers, dont plusieurs n'ont jamais mis les pieds dans un lycée, voire dans un collège - mais l'atelier n'a pas (pas encore ?) intéressé de participants jeunes : une question qui reste ouverte.

Dispositif et méthode sont liés.

Méthode

Il s'agit d'abord d'un travail sur des textes qui, après lecture critique, servent de points d'appui pour l'expression d'une réflexion collective.

Chacun des participants se voit remettre à l'avance un jeu de textes contradictoires. Ils sont autant que possible courts : une page, avec parfois dans une même page des citations de différents auteurs. Leur examen comporte plusieurs phases.

La séance commence par la lecture d'un de ces textes par un participant ; s'ensuit une explication et une première discussion des termes rencontrés. L'expérience montre qu'une grande attention doit être apportée au vocabulaire. Même des participants de haut niveau culturel peuvent être victimes de méprises sur les différents sens de nombreux termes.

Cette explication suscite quelque chose comme un effet de surprise. On découvre des choses inconnues derrière les mots. L'attention, le sens critique sont éveillés.

Ensuite vient une discussion détaillée de chaque phrase s'il y a lieu - avant d'aborder la signification d'ensemble du texte proposé, ce qui suscite une attente, celle de sa confrontation avec les autres auteurs - ou avec d'autres pages du même auteur.

Chacun se sent incité à rechercher des arguments qui permettent de porter un jugement, non pas nécessairement pour adhérer à l'une ou l'autre des conceptions en présence, mais pour essayer d'en comprendre la signification, la portée.

Cette vue synthétique est un exercice difficile. Il n'apparaît pas d'emblée que les plus instruits ou les plus diplômés aient nécessairement un avantage sur les autres.

La non-homogénéité des participants apparaît comme une difficulté et un avantage. Leurs exigences et leurs apports sont différents. Ce qui se traduit au niveau des explications à fournir - une nécessité, mais qui permet aussi une participation de ceux qui ont déjà quelques connaissances sur le mot ou le point examiné.

Les participants se manifestent par des questions souvent "pointues", concrètes, et leurs commentaires, inspirés par leurs expériences personnelles, enrichissent la discussion : le thème philosophique prend sens parce qu'il intègre des éléments vivants et contribue en même temps à donner un sens à ceux-ci. Ils s'approprient ainsi les idées proposées, ce qui ne signifie pas qu'ils les approuvent - tous prennent énormément de notes - et ils apprennent ainsi à "lire" avec un esprit critique éveillé.

En d'autres termes : c'est à la fois un développement de la pensée autonome et un travail de réflexion en commun, apparemment à la grande satisfaction des participants, qui ont demandé la poursuite de cet atelier pour cette année.

Le travail déjà réalisé conduit à réfléchir à la rédaction d'un texte qui serait à la fois un compte-rendu et la mise au point d'un travail de recherche sur le même thème.

Le dispositif répond à la méthode

Le fait qu'un thème d'ensemble - "travail et liberté" - ait été choisi est à la fois une option philosophique de base - contre la "philosophie spéculative", pourrait-on dire comme Descartes, et une façon de reconnaître les rapports entre pensée et problèmes réels et actuels : une option qui vise à rendre manifestes l'intérêt et la portée de la discussion philosophique.

Il ne s'agit pas d'un public venant écouter une conférence et, éventuellement, pour certains des auditeurs de poser quelques questions, mais de participants à un travail, une activité. Tous sont assis en cercle, comme dans un séminaire, sans préséance pour l'animateur.

Le fait qu'il s'agit d'un atelier, d'un travail, agit à la fois comme un obstacle, - certains peuvent hésiter à y participer par crainte de ne pas être "à la hauteur" -, et comme un facteur positif : les participants se sentent motivés.

Le rôle de l'animateur apparaît en creux dans ce qui précède. Ce rôle en devient à la fois plus restreint et plus lourd. Il ne s'agit pas pour lui d'enseigner quelque chose comme une connaissance définie, il s'agit de créer les conditions d'un travail de réflexion collective.

On peut peut-être distinguer deux aspects.

Une phase de préparation de chaque session : d'abord choisir et proposer sur le thème du jour les principaux textes pertinents - ceux qui contredisent le cas échéant ses propres conceptions.

L'animateur doit pouvoir situer ces textes : en présenter brièvement les auteurs, les contextes, les controverses dans lesquelles ils sont parties prenantes.

Il doit aussi essayer de prévoir les demandes d'explication qui pourront lui être adressées. Parce que son rôle est, sur le plan de l'information nécessaire pour cette lecture, celui d'un référent.

L'importance de l'information requise apparaît primordiale. Un thème comme "travail et liberté" exige l'apport de références historiques, économiques, sociologiques, ethnographiques, et bien sûr philosophiques. Une documentation est à accumuler pour répondre aux questions qui seront posées.

Un exemple : la question des services. Si le travail est défini comme une activité de transformation de ce que la nature met à notre disposition pour l'adapter à nos besoins, en quoi sa définition s'en trouve-t-elle ou non changée, et quelle est leur place aujourd'hui dans la société, souvent décrite aujourd'hui comme "société de services" ?

La recherche d'une réponse met en jeu non seulement la définition du travail et l'histoire de cette notion, mais aussi la division du travail et son histoire, les différents aspects et les enjeux de la globalisation en cours, la portée effective et la signification idéologique de l'expression "société de services".

La phase du débat : pour l'animateur, il me semble qu'il s'agit de mettre en évidence, à travers les différents textes, l'existence de questions à résoudre, de celles qui ont pu recevoir des réponses ou qui restent ouvertes.

À chaque participant ensuite de juger. Au moins dans les limites de l'exercice, lequel n'interdit nullement d'aller au-delà.

Quelques limites de l'exercice

Le travail effectué dans l'atelier appartient au domaine de la théorie. En ce sens, il respecte la répartition des activités humaines - un peu comme le schéma de tripartition néo-aristotélicienne inspirée de la pensée grecque que rappelle K. Knight.

Ce schéma pose "côte à côte trois types d'activité humaine et les trois types de rationalité qui lui correspondent. A la theoria - c'est-à-dire à l'activité purement contemplative - correspond [...] la sophia, la sagesse philosophique ; à la poièsis - c'est-à-dire à l'activité productrice - correspond la téchnè ; à la praxis - c'est-à-dire à la pratique au sens plus exact et restreint de ce terme - correspond la phronesis, la raison pratique [...]"1.

K. Knight montre qu'il en résulte pour les philosophes "une distinction fondamentale et absolue entre le jugement éthique ou politique, qu'il suppose être l'expression d'une liberté radicale, d'un côté, et, de l'autre côté, la théorie et la production, qui semblent être prisonnières l'une, de l'abstraction, l'autre de la concrétion vulgaire".

Il commente : "Il est clair que cette distinction équivaut à un parti pris pour la "pratique politique", et on comprend qu'elle ait pu souvent servir de base pour une critique de la théorie libérale d'un côté et du matérialisme marxiste de l'autre. La cause au service de laquelle [ces philosophes] mettent plus volontiers ce schéma fondamental tripartite est celle si chère aux intellectuels du vingtième siècle, d'une "troisième voie" qui ne serait ni la voie d'un libéralisme héritier du siècle des lumières ni la voie du socialisme".

Sans doute le non-dit est-il plus important ici que ce qui est dit.

Chacun peut le constater directement, parce que la distinction entre téchnè et phronesis, donc entre poièsis et praxis apparaît comme hautement discutable, et ce de plus en plus dans la réalité de notre temps. Les sociologues l'ont montré.

La réflexion sur ce point conduit à mettre en évidence un autre terme : le travail, ici absent, y compris dans le tableau critique de K Knight. En tant que telle, la notion générale de travail n'apparaît pas dans la pensée grecque. Celle-ci connaît cependant le ponos, le travail physique pénible, mais elle le laisse en effet en dehors de son horizon de réflexion.

On voit qu'il n'apparaît pas non plus dans le schéma des néo-aristotéliciens mis ici en cause. Ni, malgré un maladroit effort d'inclusion in fine d'une citation peu congruente de Thomas d'Aquin, dans l'analyse de K Knight. Le travail manuel, l'effort physique sera longtemps réprouvé. Est-il aujourd'hui mieux estimé ?

La réduction - relative - de la part du travail manuel ne semble pas avoir suffi à changer cette optique.

Notons qu'il faut attendre la dernière partie du Moyen Âge pour qu'apparaisse la notion abstraite, générale, de travail. Sous la forme d'un appel - déjà - à travailler plus (par exemple celui du cardinal Jacques de Vitry)...

La réflexion critique qui s'effectue dans notre atelier permet de montrer non seulement les questions laissées ouvertes par la théorie (les théories), mais tend à montrer que la pensée théorique ne peut leur apporter de réponse définitive. Ce qui signifie aussi que, le travail étant une réalité de la vie sociale, les réponses, c'est dans la vie réelle qu'il appartient à chacun de les chercher, ou de contribuer à les construire.

Parce qu'il s'agit de penser le travail, une contradiction en action. Celui-ci est activité vitale parce que se procurer les moyens d'existence est la première nécessité, et en même temps, parce qu'il peut conduire à dominer cette nécessité, il peut être fondement d'une liberté concrète.


(1) K. Knight, "Comment on "désoublie" la philosophie pratique d'Aristote et comment on l'oublie", in S. Tzitzis, La mémoire entre le silence et l'oubli, p. 48.

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