Un texte roboratif de Rousseau, qui fera réagir tous ceux qui veulent raisonner avec les enfants, et les faire raisonner... (NDLR)
"Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots d'obéir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'obligation ; mais ceux de force, de nécessité, d'impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant l'âge de raison, l'on ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales ; il faut donc éviter, autant qu'il se peut, d'employer des mots qui les expriment, de peur que l'enfant n'attache d'abord à ces mots de fausses idées qu'on ne saura point ou qu'on ne pourra plus détruire. La première fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe de l'erreur et du vice ; c'est à ce premier pas qu'il faut surtout faire attention. Faites que tant qu'il n'est frappé que des choses sensibles, toutes ses idées s'arrêtent aux sensations ; faites que de toutes parts il n'aperçoive autour de lui que le monde physique : sans quoi soyez sûr qu'il ne vous écoutera point du tout, ou qu'il se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des notions fantastiques que vous n'effacerez de la vie.
Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui ; son succès ne me paraît pourtant pas fort propre à la mettre en crédit ; et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l'on a tant raisonné. De toutes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est, pour ainsi dire, qu'un composé de toutes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard ; et c'est de celle-là qu'on veut se servir pour développer les premières! Le chef-d'uvre d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l'on prétend élever un enfant par la raison! C'est commencer par la fin, c'est vouloir faire l'instrument de l'ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n'auraient pas besoin d'être élevés ; mais en leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins ; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient jamais que par ceux de convoitise, ou de crainte, ou de vanité, qu'on est toujours forcé d'y joindre."
Rousseau, Émile, livre II, OEuvres complètes, t. 3, Ed. du Seuil, 1971, p. 61-62.
N.B. : Nous avons utilisé l'édition Garnier-Flammarion de 1966. Les références et citations de l'Emile renvoient à cette édition.
Ce texte de Rousseau, extrait du livre II de l'Émile, expose les principes fondamentaux qui régissent l'éducation du jeune enfant jusqu'à l'âge de douze ans. Rousseau examine le rôle que doit jouer la raison dans le processus éducatif. Dans le livre I, il envisage l'éducation du nourrisson, âge antérieur à l'acquisition du langage, et prône une pédagogie négative qui consiste à suivre la marche de la nature. Dans L'Emile, Rousseau prolonge, à travers le thème de l'éducation, les enseignements du Contrat social : après avoir décrit les conditions qui peuvent rendre l'autorité politique légitime, l'auteur établit le plan d'une éducation idéale permettant de former des citoyens aptes à vivre dans une société contractuelle. Comment, en effet, éduquer l'individu dès le plus jeune âge, afin qu'il devienne un citoyen, c'est-à-dire un individu libre ? Comment donner à l'individu l'habitude d'obéir sans entraîner celle de se soumettre ? Comment donc éviter les effets pervers de toute autorité : la servilité ou la révolte ?
Rousseau répond que si l'on veut former des hommes neufs, ayant à la fois les moyens, le goût et l'habitude de la liberté, il convient de reconnaître la spécificité et la valeur de l'enfance, ce qui suppose que l'éducateur cesse de partir d'un modèle de l'adulte. D'où l'idée directrice de ce texte : l'éducation du jeune enfant ne doit pas être fondée sur l'inculcation des valeurs morales, des rapports d'autorité ou des grandes exigences de la société, pas plus que sur la raison, que l'enfant ne saurait entendre. Si le but de l'éducation est bien de former un être raisonnable, il s'agit de ne pas confondre finalité et moyen, au risque de dénaturer ou de pervertir la fin elle-même, savoir la raison. Raisonner avec l'enfant, c'est précisément inverser l'ordre naturel des acquisitions, hâter prématurément son bon déroulement, compromettre gravement la formation de l'individu raisonnable et libre. D'où la nécessité de s'adapter aux manières de penser et de sentir de l'enfant, si l'on veut éviter qu'il ne devienne un individu dépravé, vaniteux, rebelle et calculateur.
Mais cette thèse de Rousseau n'apparaît-elle pas quelque peu contradictoire, dans la mesure où elle semble considérablement dévaloriser le rôle et le pouvoir de la raison, au profit d'un spontanéisme ou d'un naturalisme peu compatibles avec la finalité anthropologique de l'éducation : faire " passer de l'état d'animal à celui d'homme " (Kant, Traité de pédagogie, Introduction) ? Comment, en effet, s'interdire de raisonner avec l'enfant, tout en assignant comme but à l'éducation l'apprentissage de l'autonomie par le libre exercice du jugement ?
La thèse de Rousseau se déploie essentiellement en deux moments qui correspondent aux deux paragraphes du texte. Dans le premier, Rousseau établit que l'éducation de l'enfant, avant l'âge de raison, ne doit pas être fondée sur le devoir et l'obéissance, mais sur le besoin et la nécessité; vierge de toute considération morale, ignorant les grands principes de la société, l'enfant limite ses représentations aux seules sensations. Le deuxième paragraphe, plus polémique, à l'écriture vive et haletante, s'oppose à la conception moderne de l'éducation, incarnée par Locke : raisonner avec un enfant est vain, contradictoire, voire nuisible.
Première partie du texte
Le premier paragraphe soulève le problème fondamental de l'éducation, qui est aussi celui de l'autorité : comment éviter, dans le processus de formation du jeune enfant, le double écueil du caprice et de l'obéissance servile ? Comment épargner à l'enfant l'habitude de n'obéir que par intérêt ? Rousseau souligne ici que la nécessité doit rester le maître-mot de cette éducation et que l'inculcation prématurée des règles d'obéissance aurait comme vice rédhibitoire de forger un esprit dépravé. L'enjeu de cette première partie concerne les fondements éducatifs d'une obéissance désintéressée, c'est-à-dire librement consentie. Le paragraphe s'articule lui-même autour de quatre arguments principaux : Rousseau indique d'abord que l'enfant ne doit obtenir que ce dont il a réellement besoin et n'obéir que par nécessité (" Je reviens...nécessité "); dès lors, les grandes notions morales ne sauraient être enseignées à l'enfant ("Ainsi...place"); en effet, l'emploi, par l'éducateur, du vocabulaire moral risque de dénaturer profondément les notions morales elles-mêmes (" Avant l'âge de raison...attention"); il convient, par conséquent, de restreindre les représentations de l'enfant aux seules sensations ("Faites...vie").
Les premières lignes du texte (" Je reviens...nécessité ") reviennent sur un principe éducatif que l'auteur a dégagé dans les chapitres précédents. A la question : que répondre à un enfant qui réclame ?, Rousseau préconise de ne lui accorder que ce qui lui est véritablement nécessaire. L'auteur articule ici deux questions : celle, d'abord, relative à la nature de l'obéissance de l'enfant à l'égard de son éducateur; celle, ensuite, concernant les limites qu'il convient d'assigner aux désirs et volontés de l'enfant. Cette double problématique, envisagée de façon concrète, sur le mode du conseil ou de la recommandation, est censée éluder deux écueils : le caprice, si fréquent chez l'enfant, et dont l'habitude prédispose au comportement autoritaire, voire tyrannique; la servilité, qui se caractérise par l'obéissance aveugle à une volonté illégitime et arbitraire. De sorte que l'insistance rousseauiste sur les vertus éducatives du besoin est motivée, semble-t-il, par un souci d'exemplarité ou de réciprocité qui anticipe déjà l'impératif catégorique de Kant: pour éduquer correctement l'enfant, la règle cardinale consiste à ne pas lui faire subir ce qu'on ne souhaite pas qu'il devienne.
La première phrase du texte (" Je reviens à la pratique ") souligne d'emblée que l'objet de la réflexion porte sur la " pratique ", c'est-à-dire l'action pédagogique telle qu'elle se déploie concrètement, comme pour éviter tout propos oiseux et par trop éloigné de la réalité. Cette volonté s'exprime dans une langue vivante, presque orale, souvent polémique et distillée sur le mode du conseil. Pour éviter l'esprit capricieux et mutin, tout en stimulant le penchant pour la liberté, Rousseau rappelle ("J'ai déjà dit") un principe éducatif qui constitue la pierre angulaire de sa réflexion pédagogique : l'enfant " ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité ". Pour éviter le double travers du caprice et de l'obéissance aveugle, il convient de substituer la nécessité à l'autorité; le gouverneur doit faire en sorte de s'effacer derrière la nécessité naturelle.
Rousseau avait déjà montré que l'enfant doit sentir sa faiblesse et non en souffrir, de sorte " qu'il dépende et non qu'il obéisse ", qu'il " demande et non qu'il commande" (p.100). Ce qui fonde ici la maxime pédagogique, c'est le besoin et non la volonté, que ce soit la volonté de l'élève ou celle de l'éducateur. Mais pourquoi faire du besoin le fil conducteur de l'éducation ? Si le besoin est du côté de la nécessité, cela ne revient-il pas à nier la liberté de l'enfant, alors même que c'est précisément en vue de la liberté que le futur adulte est éduqué ?
L'auteur opère un certain nombre de distinctions conceptuelles car, comme la suite du texte l'indique, tout se situe ici, en cette seconde période de l'enfance, au niveau des représentations et du langage. La matrice éducative s'exerçant d'abord à l'endroit d'un être fruste, non encore façonné par la rigueur analytique, la bonne éducation passe par la clarification conceptuelle, la définition des principes directeurs, afin que l'éducateur, au clair avec ce qu'il est en droit d'attendre de l'enfant, ne fasse pas fausse route et ne pervertisse pas l'ordre naturel des choses.
Le texte oppose d'abord demande et besoin, obéissance et nécessité. Si l'on entend par besoin la conscience d'un manque pénible provoquant, chez le sujet qui le ressent, un état de tension interne, la demande désigne plutôt l'action de faire connaître à quelqu'un ce qu'on désire obtenir de lui. Demande et besoin sont bel et bien deux notions contraires : le besoin renvoie à la nécessité naturelle, tandis que la demande s'adresse au caprice de la volonté; la demande peut même être en décalage par rapport au besoin, et c'est précisément ce qui semble caractériser le luxe : Rousseau invitait déjà à distinguer le "vrai besoin ", qui est le besoin naturel, et le " besoin de fantaisie ", qui correspond au caprice ou au luxe. Distinction qui n'est pas sans rappeler la classification épicurienne des désirs en désirs naturels et désirs non nécessaires ou vains. En effet, c'est de la disproportion entre le besoin et le désir que naît l'insatisfaction humaine, les passions sociales, l'amour-propre notamment. Or, l'enfant, comme l'homme à l'état de nature que Rousseau décrit dans Le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, ne connaît que des besoins élémentaires que n'outrepassent pas les désirs.
De même, l'obéissance, entendue comme l'état de celui qui modifie son comportement et se soumet en se conformant à ce qui est ordonné, est-elle à distinguer de la nécessité, c'est-à-dire du caractère de ce qui ne peut pas ne pas être. Ce jeu conceptuel associe la nécessité au besoin, ainsi que l'obéissance à la demande. Est suggéré ici que c'est la nature qui doit commander à l'enfant, non la volonté arbitraire de l'éducateur. L'enfant, comme le gouverneur, se soumet à la nécessité, à l'ordre naturel des choses, pour éviter le risque d'un autoritarisme délétère qui accoutumerait l'enfant à l'arbitraire. Rousseau, sensible précisément à la dépravation tyrannique de l'autorité, soucieux de déposer dans l'esprit de l'enfant les germes de la liberté et du futur civisme, entend dépouiller les premiers rapports d'autorité de toute servilité. En clair, s'il y a, de facto, relation d'autorité entre le gouverneur et son élève, si c'est ce dernier qui, en tout état de cause, dirige, la volonté dominatrice de l'enfant ne devant pas prévaloir, l'enfant doit croire qu'il n'obéit pas tant au désir de l'adulte qu'à une nécessité objective. Le but étant d'éviter le caprice, c'est-à-dire l'absence de règle explicite. Et c'est précisément l'arbitraire capricieux qui signe l'échec de l'éducation et caractérise, sur un plan politique, le pouvoir tyrannique.
Cette hypothèse est renforcée par la note en bas de page.
D'abord, l'enfant " doit sentir que, comme la peine est souvent une nécessité, le plaisir est quelquefois un besoin ". On retrouve les notions de besoin et de nécessité qui se font écho à nouveau : comme nul ne recherche sciemment la souffrance ou le déplaisir, en vertu de l'amour de soi, la " peine " ne s'impose que par contrainte parce qu'il est dans l'ordre des choses que désir et réalité ne fassent pas toujours bon ménage. De même, puisque le plaisir est sans doute l'objet d'une quête universelle, on incline généralement à penser qu'il est le fruit d'une volonté, alors qu'il peut tout aussi bien résulter d'un besoin naturel. Par le plaisir, la nature indique ce qu'il convient de rechercher, de même que, par la douleur, elle nous signifie ce qu'il faut éviter. Rousseau laisse entendre qu'il y a plaisir et plaisir : le plaisir nécessaire, correspondant à un besoin naturel, et le plaisir gratuit, volontaire en quelque sorte, capricieux parfois, renvoyant justement à cette distanciation, signalée précédemment, entre le besoin et le désir.
Conséquence : l'enfant ne doit pas prendre l'habitude de n'agir que par plaisir capricieux, ce qui lui laisserait penser que ce dernier résume à lui seul tout le plaisir. Il doit précisément sentir les exigences naturelles en lui, se forger au contact de l'ordre imposant des choses, ce qui est une bonne façon d'apprendre la maîtrise de soi. Et c'est pour cette raison que Rousseau conseille de ne jamais satisfaire le désir pernicieux que pourrait manifester l'enfant de " se faire obéir ". Certes, il ne s'agit pas de brider à tout prix la volonté de l'enfant; le but n'est pas d'en faire un être servile, veule, encore moins mutin. Pour déterminer quand il convient d'accorder ce que demande l'enfant, l'auteur préconise d'examiner le motif de la requête : si celui-ci renvoie à un besoin réel et s'avère susceptible d'occasionner un plaisir tout aussi réel ou naturel, le gouverneur peut acquiescer; au contraire, dans le cas où l'enfant exigerait uniquement par caprice, par "fantaisie ", au seul prétexte d'exercer une autorité, il est bien évident que l'éducateur ne saurait aller dans le sens de l'enfant, sous peine de manquer à ses devoirs éducatifs.
Encore une fois, ces conseils visent à vider la relation d'autorité de toute dimension arbitraire pour la centrer sur le sentiment de la nécessité et du besoin. Dès lors, l'éducation s'opère comme en retrait, en catimini, par une pratique fine et discrète de l'esquive, de l'euphémisme, et ce afin d'adoucir ses effets, en respectant la progression naturelle de l'enfant.
D'où le deuxième temps fort ponctuant ce premier paragraphe (" ainsi...place") et qui aboutit à une manière de conclusion (" ainsi ") : si c'est le besoin, et non le caprice, qui préside à l'éducation, les grandes notions morales seront elles-mêmes, par voie de conséquence, ignorées de l'enfant. On retrouve ici une structure binaire où s'entrechoquent de grandes distinctions conceptuelles. Rousseau circonscrit, en premier lieu, les notions dont l'éducateur dispensera l'enfant ("Ainsi...obligation"); puis celles qu'il aura à charge d'inculquer à son élève ("mais...place").
Quelles sont ces notions qu'il est inutile et nuisible d'inculquer au jeune apprenti ? Commandement, obéissance, devoir, obligation. Ces termes appartiennent manifestement au registre moral et politique; ils concernent l'autorité; ils ont en commun de renvoyer à la liberté et à la raison de l'individu, facultés qui ne sont pas encore épanouies chez l'enfant. Comme ce dernier ne doit " rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité", il vaut mieux ne pas forger dans son esprit la représentation précoce, abstraite, des notions morales et politiques. Comment l'enfant pourrait-il comprendre le sens véritable du commandement (acte signifiant et exprimant l'ordre, impliquant l'intériorisation de l'injonction chez le dominé), du devoir (obligation sociale ou morale), de l'obligation (au sens juridique du terme que Rousseau semble utiliser ici : ce qui fait qu'une personne est astreinte, envers une autre, à faire ou à ne pas faire quelque chose) ? Il risquerait de ne voir en ces termes que l'expression de la volonté et de la liberté qu'il réduirait à leur plus bas degré : celui du caprice, de la jouissance frénétique.
Cela n'est pas tout, comme le souligne la conjonction de coordination " mais " ("mais...place") qui a surtout ici une valeur d'alternative : Rousseau n'a pas seulement le souci réformateur de critiquer; il entend surtout proposer un modèle éducatif utile. Après avoir défini les concepts prohibés dans l'éducation du jeune enfant, il reste à préciser ceux que l'enfant ne peut ignorer. Ces termes autorisés sont les antonymes des notions que Rousseau a conseillé d'éviter. La force, d'abord, c'est-à-dire la puissance d'action d'un être. La contrainte, ensuite, qui désigne le lien ou la règle limitant, entravant ou empêchant l'action. Même principe : ce qui motive l'obéissance de l'enfant et l'ordre de l'éducateur, ce n'est point le désir, mais le besoin, mais la nécessité, mais la force; en sentant sa faiblesse, en éprouvant la disproportion entre ses forces et ses besoins, l'enfant doit dépendre et non obéir, ployer par contrainte, ce qui est conforme à l'esprit de la nature, comme le souligne Rousseau plus loin dans le livre II : " Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes ". La force ne désigne pas la violence physique ou psychologique, mais, en une acception presque scientifique, une exigence naturelle externe ou interne, une puissance de régulation qui limite le désir au besoin. Paradoxalement, c'est la force qui permet d'éviter l'arbitraire.
Qu'est-ce qui, au reste, justifie que certaines notions soient évitées à l'enfant ? Rousseau explique que l'emploi, par l'éducateur, du vocabulaire moral, politique ou juridique risque de dénaturer ces notions elles-mêmes et, à terme, d'induire, chez l'enfant, un comportement servile et intéressé. Ce conseil de Rousseau est dès l'abord surprenant en ce qu'il heurte le bon sens : n'est-ce pas, au contraire, en inculquant très tôt à l'enfant les grandes valeurs morales que l'on favorisera chez lui l'intériorisation de ces valeurs ?
A contre-courant de l'opinion commune, Rousseau explique, sous la forme d'un constat empirique, qu' " avant l'âge de raison, l'on ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales ". L'expression " avant l'âge de raison " désigne cette période qui s'étend jusqu'à l'âge de douze ans. Par " êtres moraux ", il faut entendre les valeurs, les concepts fondamentaux de la morale (le bien, le mal, le devoir...); les "relations sociales" concernent les exigences qui naissent de la vie en société. L'âge de raison, qui commence proprement avec l'adolescence, est, au contraire, celui où ces notions et valeurs morales apparaissent pour l'enfant. La raison désigne alors la faculté par laquelle nous nous représentons les raisons des choses et sommes capables de tempérer nos désirs, nos volontés, pour les adapter à la réalité. Ainsi, du fait que l'enfant est inapte à entendre les exigences morales, cela ne servirait à rien de les lui inculquer : elles resteraient vides de sens et, surtout, l'enfant risquerait de les remplir de fausses représentations. Moralité (" il faut donc...détruire" ) : il convient de ne pas utiliser avec l'enfant le vocabulaire de la morale et des adultes. Cette remarque a une portée générale et peut revêtir la forme d'un principe : il ne sert à rien de lui apprendre des mots, des signes qui ne représentent aucun concept pour lui. Rousseau développe ici une conception intéressante du langage dans son rapport à l'autorité. Comment, si l'on n'a pas les idées des choses, les mots peuvent-ils eux-mêmes créer des représentations mentales ? Les mots sont, en effet, des signes et ces derniers sont censés renvoyer à des objets ou à des idées. Lorsque tel est le cas, ces mots signifient pour Emile, ils servent à désigner les choses en leur absence, et ce d'autant plus que le monde du jeune enfant est un univers d'objets. En revanche, lorsque ces mots incarnent uniquement des idées, comme c'est le cas avec les notions morales, ils ne correspondent à rien de réel, sonnent creux, en ce qu'ils relèvent d'un monde intellectuel qui n'est pas encore celui d'Emile.
Il est loisible à l'enfant, dès lors, de jouer avec cette distance entre le signifiant et le signifié. Mais ce jeu revêt un caractère éminemment dangereux. Comme l'enfant, à cet âge, est encore malléable, il faut éviter que le mauvais pli ne prenne et ne s'installe durablement. Après, il sera trop tard, on ne pourra plus "rétrograder", pour reprendre l'expression employée dans le Discours sur l'inégalité. D'où le luxe de précautions que recommande l'auteur (" La première...attention ") : dès que l'on se paie de mots, on réalise combien le langage est trompeur; l'enfant peut, très tôt, faire un apprentissage sophistique du langage; il s'aperçoit de la puissance thaumaturgique des mots; le langage devient une arme aux multiples tranchants que l'enfant utilise à bon ou à mauvais escient. Le langage, qui signe pourtant notre appartenance à l'espèce humaine, finit par véhiculer le vice, c'est-à-dire la disposition habituelle à accomplir le mal. Tout se passe donc comme si cette période antérieure à " l'âge de raison " était décisive et c'est sans doute pour cela que Rousseau lui attache une telle importance : dans la formation du futur homme et citoyen, ces premières années matricielles sont cruciales.
Conséquence à nouveau que tire Rousseau et qui clôt le premier paragraphe du texte ("Faites que...vie ") : pour ne pas dénaturer la représentation que l'enfant se fera de la morale, l'idéal est de restreindre ses connaissances aux seules sensations ("Faites...monde physique "). En vertu du principe que l'éducation doit respecter le rythme naturel de l'enfant, Rousseau préconise de ne pas hâter brutalement le cours des choses par une impatience intempestive de la part de l'adulte. En effet, si ce principe n'est pas respecté, s'ancrera dans l'enfant une perception irrationnelle et déformée de la morale (" sans quoi...vie ").
Après avoir montré tous les dangers qu'il y a à enseigner à l'enfant les préceptes et le vocabulaire de la morale avant même que son esprit ne soit capable de les entendre, Rousseau en conclut que les représentations de l'enfant se restreignent aux données sensibles (" Faites...monde physique "). Ce premier âge de l'enfance est caractérisé par un mode de connaissance et de relation au monde fondé sur la sensibilité. C'est ce que l'auteur démontrera par la suite : " Je dis donc que les enfants, n'étant pas capables de jugement, n'ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons " (Emile, p.133). La raison se déploie, au cours du développement psychologique de l'individu, en deux modes qui correspondent à un enrichissement progressif des capacités d'abstraction : d'abord la "raison sensitive", la plus archaïque, celle qui constitue le substrat de la "raison intellectuelle "; l'origine de la connaissance vient des sens; on apprend en premier par le corps. Comme la " raison sensitive " est antérieure chronologiquement à la " raison intellectuelle ", la première fonde la seconde et doit, de ce fait, la former. Une bonne éducation de la raison sensitive devrait rendre possible un bon développement de la raison intellectuelle. Là aussi, le principe qui anime le projet éducatif est de bien respecter l'ordre naturel qui veut que l'on commence par la raison sensitive.
L'éducation de l'enfant doit ainsi se limiter au "monde physique", c'est-à-dire à l'univers plus ou moins proche de l'enfant, celui des sensations, de l'expérience, de la nature. Il s'agit là d'une véritable éducation des sens qui sert de propédeutique à l'apprentissage proprement intellectuel. D'où la nécessité, maintes fois réitérée par Rousseau dans Emile, de ne pas couver l'enfant, de laisser à ses sens le loisir de s'exercer librement et de se confronter aux obstacles extérieurs. Ainsi, par exemple, la souffrance possède-t-elle des vertus insignes qu'il convient de ne pas éluder : " Souffrir est la première chose qu'il doit apprendre, et celle qu'il aura le plus grand besoin de savoir " (op.cit., p. 90). Cette éducation des sens consiste en une "physique expérimentale" (ibid., p. 157) dont la finalité est l'amour de soi (" sa propre conservation "); l'enfant y apprend l'usage respectif des sens, il règle ses forces et ses demandes sur les objets du monde extérieur. Et, en apprenant à " connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous " (ibid.), l'enfant se découvre lui-même, se construit une identité. La conscience de soi s'élabore dans la pratique, dans l'objectivation de soi dans les choses. Cette " physique expérimentale " est fondée sur un principe de simplicité et d'authenticité dont la règle d'or peut se formuler comme suit : ne pas compliquer les acquisitions en se calquant sur l'ordre naturel, de telle façon que les facultés naturelles de l'enfant puissent correctement s'épanouir.
Rousseau justifie, enfin, la nécessité de limiter les représentations de l'enfant aux sens (" sans quoi...vie ") : comme l'objectif est de former un être raisonnable, l'éducation évitera absolument de produire des effets pervers par une anticipation inadéquate des résultats escomptés. Ces effets délétères prennent la forme d'une dénaturation de la morale qui devient un comportement passif, hypocrite, fourbe. C'est l'éducation tout entière du futur citoyen qui risque d'être gravement compromise ! En inculquant à l'enfant des valeurs ou des idées qu'il n'est pas en mesure de comprendre, il va greffer dessus tout ce que son imagination infantile forge de " notions fantastiques ", c'est-à-dire de représentations artificielles, obscures, stimulant l'amour-propre et l'imitation des passions des adultes. L'imagination se fait ici complice du langage, elle remplit précisément la distance entre le signifiant et le signifié. Ce pouvoir négatif des images est tel que Rousseau signale, à la fin du premier paragraphe, qu'il risque de ne jamais s'effacer de l'esprit enfantin. Et, paradoxalement, c'est la future raison intellectuelle qui en subira les conséquences : obscurantisme, "misologie", voilà les risques à encourir.
Au total, comment éviter que l'enfant ne prenne la fâcheuse habitude de n'agir que par caprice et de n'obéir que par intérêt ? C'est la nécessité, le besoin, la force qui fondent l'obéissance désintéressée. L'éducation négative que défend Rousseau doit respecter le développement naturel de l'enfant. A cette période de l'enfance, c'est la contrainte des choses qui prime, non la volonté arbitraire de l'individu, qu'il soit élève ou précepteur. La bonne pédagogie consiste ici à distinguer, au sein des exigences de l'enfant, les motifs inspirés par les nécessités naturelles et ceux qui émanent du caprice. Ce premier paragraphe présente un intérêt philosophique majeur : il permet d'envisager les fondements pédagogiques de l'autorité légitime. Cette question est elle-même rivée à une problématique morale ou anthropologique, au coeur de l'Emile : découvrir l'homme authentique dans sa bonté originelle, dégager les principes généraux de l'éducation de l'homme, construire, en somme, un modèle théorique de l'éducation idéale.
Quand Rousseau se demande de quelle façon il convient de répondre à l'enfant qui réclame, en évitant le double écueil du caprice et de la servilité, il s'interroge plus fondamentalement sur l'articulation entre la pédagogie et la politique. En effet, l'auteur a à coeur de concevoir une pédagogie du bonheur et de sa condition, la liberté. Pour bâtir un monde neuf (problématique du contrat social) encore faut-il des hommes neufs (problématique de l'Emile) : " Formez donc des hommes, si vous voulez commander à des hommes " (Emile, III, 251). Les meilleures lois ne sont rien, en effet, sans l'adhésion de la volonté individuelle à la volonté générale. Et cette adhésion n'est possible que si le futur citoyen prend très tôt l'habitude d'obéir sans pour autant s'accoutumer à se soumettre. Il s'agit donc pour Rousseau de proposer un modèle juridique de l'autorité dont la fonction essentielle consiste à éluder les effets négatifs de l'autorité : le pouvoir, le conditionnement, l'assujettissement.
C'est en reconnaissant la spécificité et la valeur de l'enfance, c'est en se gardant des instructions précoces et des vertus prématurées, que l'on pourra habituer l'enfant à l'obéissance consentie. Rousseau ne prône pas une éducation libertaire qui laisserait faire n'importe quoi à l'enfant. Au contraire, l'ordre auquel l'enfant doit se soumettre est aussi impersonnel que celui de la loi à laquelle se soumet le citoyen. D'où le premier paragraphe de notre texte qui recommande de ne rien commander à l'enfant, " en organisant son cadre de vie de telle manière qu'il ne puisse désirer rien d'autre que ce qui, objectivement, est bien pour lui " (Patrick Canivez, Eduquer le citoyen, Hatier, p. 29). Le but étant que l'autorité de l'éducateur soit explicitement consentie par l'enfant. En obéissant, par l'intermédiaire des ordres de l'adulte, à l'ordre de la nécessité, c'est-à-dire de la nature, l'enfant comprend progressivement la nature même de l'autorité. Et ce qui s'installe progressivement entre l'élève et le maître n'est rien d'autre que la confiance, autre nom de l'obéissance volontaire. L'autorité, dont Rousseau définit ici le paradigme éducatif, désigne, en somme, une obéissance acceptée, une relation intersubjective excluant la violence directe. Elle renvoie à l'ascendant, et non point à l'usage de moyens externes de coercition. Elle ne peut se maintenir qu'à travers respect et confiance.
Ce modèle de " contrat pédagogique " (ibid., p. 31), qui fonde l'autorité du gouverneur sur des bases solides, définit une riche figure de l'homme authentique, incarnée dans la figure du citoyen. Le problème de l'éducation, tel qu'il apparaît dans ce texte, n'est pas tant un problème technique de pédagogie, comme cela est de plus en plus le cas à notre époque (on parle de sciences de l'éducation), qu'une " recherche psychologique sur la nature de l'homme " (Robert Derathé, L'homme selon Rousseau, in Pensée de Rousseau, p. 109). Homme vrai, tout en étant artificiel, le citoyen, qui correspond à une transformation radicale de l'homme naturel, est mû par la vertu politique à laquelle il s'est élevé, et ce grâce à la discipline collective qui lui est imposée par la cité. En conservant aux mouvements de la nature leur droiture originelle, l'éducation doit produire, en aval, l'amour de la patrie et de la loi. Dans le contrat social, l'homme authentique qu'est le citoyen " retrouve sous forme de liberté civile l'équivalent de la liberté naturelle, et gagne, en outre, la liberté morale " (ibid., p. 121). Cette question du fondement éducatif et anthropologique de l'autorité est approfondie, sous un angle différent, dans le deuxième paragraphe, à partir d'une réflexion sur la nature même du processus cognitif et sur la valeur de la raison.
Deuxième paragraphe
Le deuxième paragraphe du texte (" Raisonner...joindre") se penche sur la question suivante : si la connaissance de l'enfant repose essentiellement sur la perception et les sensations, faut-il raisonner avec l'enfant ? La formation précoce de l'enfant au jugement est-elle susceptible de produire un être autonome et libre ? Rousseau répond négativement et montre que l'utilisation prématurée de la raison à des fins éducatives est non seulement inepte mais nuisible. Le deuxième paragraphe, plus polémique, s'oppose explicitement à la conception Lockienne de l'éducation qui est tout entière vouée à l'art de raisonner avec les enfants (" Raisonner avec les enfants...aujourd'hui "). Or, une telle démarche est proprement absurde (" son succès...raisonné "). En effet, si la raison est la faculté qui se développe en nous le plus tardivement, il est illogique de commencer par elle pour éduquer les autres facultés (" De toutes les facultés...les premières ! "). La finalité de l'éducation étant précisément de former un homme raisonnable (" Le chef-d'oeuvre...ouvrage "), l'inversion du processus naturel des acquisitions ne peut que nuire à l'enfant (" Si les enfants...mutins" ). Conclusion : les enfants n'agissent et n'obéissent plus que par intérêt ou passion (" et tout...joindre").
Rousseau ouvre le deuxième paragraphe par une évocation critique de la pédagogie Lockienne (" Raisonner avec les enfants...aujourd'hui"). Cette dernière aurait comme principale maxime de " raisonner avec les enfants ". Dans Some Thoughts concerning Education, Locke établit la nécessité, pour les parents et les précepteurs, d'inculquer à l'enfant des habitudes qui serviront de point d'appui à l'exercice progressif du jugement; les propensions naturelles de l'enfant seront subordonnées à une règle raisonnable, afin de former un adulte autonome. C'est en éduquant très tôt l'enfant aux méthodes et aux valeurs de la raison que l'esprit critique se formera et que l'individu, d'abord fruste et comme sorti tout droit des mains de la nature, s'humanisera conformément à l'esprit des Lumières.
Or, Rousseau fait remarquer que ce principe éducatif est communément partagé à son époque, il est à la mode en quelque sorte. Le projet rousseauiste se présente ainsi dans une sorte de rupture avec le paradigme éducatif dominant, incarné par Locke. On pourrait même aller jusqu'à parler de pédagogie alternative qui contraste quelque peu avec l'idéal rationaliste du siècle des Lumières. Et c'est précisément sur ce point que le bât blesse : le propos de Rousseau, dans ce deuxième paragraphe, comme dans tout le reste du texte, se définit-il par un irrationalisme foncier, faisant la part belle à la spontanéité naturelle et anticipant la pédagogie libertaire contemporaine ? Comment le jugement s'éduquerait-il en l'absence de la raison ? Rousseau ne prône-t-il pas une certaine infantilisation du futur adulte ?
La thèse polémique de Rousseau est justifiée de deux façons. D'abord, le succès de la conception Lockienne n'est pas garant de sa légitimité (" son succès...crédit "). Rousseau marque ici sa volonté de proposer des principes éducatifs nouveaux, non point ex abrupto, mais à partir d'une réflexion sur les fondements théoriques de ce qui est communément admis à son époque en matière de pédagogie. Ensuite, et surtout, l'idée que l'éducation du jeune enfant passe par une formation précoce du jugement s'avère, à l'examen, sinon contradictoire, du moins tout à fait inepte (" et...raisonné ").
Ce qui, aux yeux de Locke, passe pour représenter l'acmé ou le point d'orgue de l'éducation idéale, se révèle, en réalité, sous la forme d'un paralogisme dont Rousseau dévoile la teneur, non sans une pointe d'ironie. En effet, si, dans la genèse des facultés dont l'homme dispose, la raison intellectuelle apparaît la plus tardive, commencer par cette dernière pour éduquer les autres reviendrait à inverser l'ordre des choses (" De toutes les facultés...les premières !"). Cette affirmation est sous-tendue par deux arguments majeurs.
Le premier (" De toutes...tard ") énonce un principe général quant au statut de la raison : " De toutes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est, pour ainsi dire, qu'un composé de toutes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard ". La raison n'est pas la seule faculté humaine, elle n'est peut-être même pas la faculté souveraine, non seulement parce qu'elle ne semble pas gouverner les autres, mais aussi parce qu'elle en dérive. Loin d'incarner un principe, la raison figurerait plutôt un effet, le produit d'une longue maturation s'étalant dans le temps, au point de ne s'épanouir tout à fait qu'après que les autres facultés se sont elles-mêmes pleinement réalisées. Nous avions déjà évoqué, à propos du premier paragraphe du texte, la distinction, opérée plus loin par Rousseau, entre deux types de raison - la raison sensitive et la raison intellectuelle, la première servant de base à la deuxième : il s'agit non pas de deux dispositions différentes mais d'une seule et même faculté qui se déploie différemment dans le temps.
En affirmant que la raison est un "composé de toutes les autres", Rousseau suggère qu'elle constitue une faculté spécifique. La raison sensitive est déjà une forme fruste de jugement qui, comme nous l'avons indiqué, possède une fonction vitale d'autoconservation : elle apprend à " bien connaître l'usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, l'usage des instruments naturels qui sont à notre portée et qui conviennent à nos organes" (p 156). Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, Rousseau souligne que les idées sont des impressions sensibles. A ce titre, j'ai l'idée de ce que mes sens m'indiquent. Du coup, il faut admettre, quant à la pensée, qu'il n'y a qu'une différence de degré entre l'homme et l'animal. L'homme est seulement plus perfectionné que l'animal : il a plus d'idées et elles sont plus complexes.
En cela, Rousseau rejoint les enseignements de Condillac et se démarque de Descartes. Mais, à la différence de l'empirisme, Rousseau refuse de confondre idées et images, l'idée n'étant pas une image affaiblie, mais une production spécifique à l'occasion de la sensation. L'idée est un jugement par comparaison qui suppose l'activité de l'entendement et non la seule passivité de la sensation. La raison sensitive, qui caractérise le mode d'acquisition de l'enfant, est formée d'idées simples, elles-mêmes composées de plusieurs sensations. Même si un certain raisonnement y intervient, le jugement de l'enfant reste enraciné dans la sensation et l'expérience. Et c'est précisément par une connaissance adéquate de la genèse psychologique des apprentissages que l'éducateur évitera de brusquer inutilement ce processus.
La pédagogie rousseauiste ne signifie donc pas une forme sournoise d'infantilisation. Il ne s'agit nullement de brimer la capacité de jugement de l'enfant qui est bien réelle, même fruste. Rousseau met simplement en garde contre le danger de quitter le domaine physique ou empirique sur lequel s'exerce nécessairement le jugement de l'enfant. En somme, ne pas évoquer d'idées abstraites qu'il ne serait pas en mesure de sentir, ne pas utiliser des mots dont le référent n'est pas immédiatement saisissable. Autrement dit, la meilleure façon d'amener progressivement l'enfant, au moment de l'adolescence, à la raison intellectuelle, c'est de laisser mûrir cette dernière à partir du substrat sensitif. Le jugement de l'enfant possède sa spécificité et c'est précisément cette dernière qu'il importe de respecter, en évitant, autant que faire se peut, de la calquer, avec la délicatesse du marteau pilon, sur le modèle de la raison intellectuelle de l'adulte.
Le deuxième argument (" et...premières "), plus polémique, insiste sur l'inversion que le paradigme Lockien opère dans l'ordre des causalités ou dans la généalogie du processus naturel de l'acquisition des connaissances. Rousseau raille manifestement ici le modèle pédagogique de son époque, en soulignant son inanité ou plutôt son caractère illogique. En effet, s'il est avéré que la raison s'actualise laborieusement et d'un train de sénateur, en se composant à partir des autres facultés, il est vain de commencer par elle dans l'éducation des enfants. L'éducation que prisent les contemporains de Rousseau s'avère ainsi fondée sur une méconnaissance foncière de la nature même des facultés qui agissent en l'homme. Et c'est précisément par une compréhension adéquate de l'origine des connaissances humaines que l'éducation idéale est envisageable.
Rousseau revient justement sur la définition de cette éducation idéale (" Le chef-d'oeuvre...ouvrage " ) à partir de la finalité qu'il convient de lui assigner. Cette dernière consiste à " faire un homme raisonnable ". L'auteur établit une distinction fine entre l'éducation par la raison et l'éducation à la raison. Maniant à nouveau le paradoxe avec son ingéniosité habituelle, Rousseau insiste sur l'idée que c'est précisément en renonçant à éduquer l'enfant par la raison intellectuelle que l'on pourra le former à cette dernière (" Le chef-d'oeuvre...raisonnable "). Rousseau prône une éducation négative qui, contrairement à l'éducation positive, ne se méprend pas sur la nature de la raison en la supposant déjà ancrée ou préformée chez l'enfant; il s'agit plutôt de préparer à la raison intellectuelle par l'exercice de la raison sensitive, de faire en sorte que l'enfant devienne suffisamment mûr pour s'ouvrir à la rationalité, par lui-même et non en vertu d'une contrainte extérieure. Et il faut sans doute entendre par raison, non seulement la faculté théorique de distinguer le vrai du faux, d'exercer son jugement, mais aussi la capacité pratique de vouloir, de choisir pour le meilleur et pour le pire.
Cette affirmation semble renvoyer à la notion de perfectibilité sur laquelle s'articule l'idée de raison. Rappelons que, dans Le discours sur l'inégalité, Rousseau découvre, avec la liberté, une nouvelle faculté spécifique à l'homme: la perfectibilité. Cette dernière s'oppose à la fixité de l'animal et désigne la possibilité d'acquérir progressivement de nouvelles qualités et perfections, de dépasser le mécanisme et les bornes de l'instinct. Dès lors, du fait de la perfectibilité, la raison est une faculté qui se construit dans le devenir.
Si la raison intellectuelle est la finalité de l'éducation, il est donc absurde de commencer par elle; éduquer l'enfant par la raison, c'est mettre au début ce qui doit advenir à la fin (" et...ouvrage "). L'évolution psychologique et cognitive de l'enfant va dans le sens d'une combinaison complexe entre besoins, forces et facultés; alors que chez l'enfant domine la nécessité des choses, le sens de l'utilité, de la moralité, de la civilité, l'accès à la raison intellectuelle et, avec lui, la possibilité d'un apprentissage proprement intellectuel n'apparaissent qu'avec la puberté et l'adolescence. Les enfants certes raisonnent, mais de façon fort limitée, dans le sillage de leur expérience immédiate, par manque de connaissances et d'attention. La sphère de leurs préoccupations se limite à leurs intérêts purement sensibles. Ils sont encore incapables de s'élever à l'universel, faculté qui caractérise justement la raison intellectuelle.
Du coup, la pédagogie rationnelle fait de la raison un " instrument ", c'est-à-dire un moyen servant à réaliser une fin spécifique, alors qu'elle n'est que " l'ouvrage ", savoir un travail progressif, lent, difficile, en devenir. S'il convient de ne pas confondre la fin et le moyen, c'est-à-dire l'éducation à la raison et l'éducation par la raison, c'est précisément qu'il existe une raison infantile, spécifique à l'enfant, sourde aux sirènes de la raison intellectuelle; l'enfant, qui ne connaît que la seule nécessité, qui n'entend rien aux obligations, valeurs morales et nécessités sociales, se développera d'autant mieux que l'éducateur saura respecter la nature de son âge.
La fin du texte (" Si les enfants...joindre") rejoint très exactement la conclusion du premier paragraphe. De même que le double écueil du caprice et de l'obéissance n'est évité qu'en substituant la nécessité à l'autorité, de même l'éducation du jeune enfant par la raison risque de faire de lui un individu suffisant et rebelle. En voulant calquer l'éducation de l'enfant sur le modèle de l'adulte, on risque de produire le contraire de l'effet escompté. Cette ultime partie du texte se déploie elle-même en plusieurs étapes.
En premier lieu (" Si les enfants...élevés "), Rousseau formule une hypothèse, sous la forme implicite d'un syllogisme, qui souligne encore plus l'absurdité de l'éducation rationnelle. Vouloir éduquer l'enfant par la raison, c'est supposer qu'il est d'emblée raisonnable (hypothèse de Locke) et que, du coup, la raison est une faculté innée qu'il suffit simplement d'actualiser par une éducation adéquate; or, le but de l'éducation est précisément de faire de nous des êtres raisonnables (démonstration précédente); donc, si les enfants sont des êtres raisonnables, l'éducation n'a pas lieu d'être. En conséquence, l'éducation rationnelle est une contradiction dans les termes.
Qui plus est, cette éducation par la raison est non seulement contradictoire mais nuisible : elle risque de transformer l'enfant en un être prétentieux et mutin, ce qui est précisément aux antipodes d'une bonne éducation (" mais en leur parlant...joindre "). En inculquant précocement aux enfants les valeurs intellectuelles de l'adulte, " on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins ". Apparaît à nouveau la question du langage dans son rapport à l'autorité et au comportement. L'enfant finit par devenir fourbe, calculateur, non point en raison d'une nature déjà pervertie, mais par la faute des adultes dont il imite tous les travers. En se conformant passivement aux injonctions artificielles de l'éducateur, l'enfant n'agit pas par conviction intime, mais par désir de séduire l'adulte en le singeant. Comme l'adulte, il n'agit plus que par passion; la peur, l'amour propre, la convoitise constituent les véritables ressorts de son rapport à l'adulte, de sorte que la relation d'autorité devient un condensé des relations sociales où l'hypocrisie, la vanité, la séduction prévalent. Et, paradoxalement, l'éducation prématurée à la raison conduit tout droit à la sottise. Un enfant mal éduqué, dont les facultés ont été en quelque sorte forcées, devient sot, c'est-à-dire suffisant et intéressé.
En somme, à défaut d'agir pour des " motifs raisonnables ", par une compréhension des raisons, des valeurs, des exigences sociales, par une ouverture également à la dimension universelle des relations d'autorité, ce qu'est censée produire une bonne éducation, les enfants n'obéissent plus que par intérêt et passion, ce qui signe l'échec de l'éducation rationnelle.
Le deuxième paragraphe propose ainsi une réflexion sur la raison, riche de prolongements théoriques et pratiques. D'abord, Rousseau se démarque très nettement de son siècle, quant au statut et à la valeur de la raison, en dépassant notamment l'opposition de l'empirisme et du rationalisme. Cette conception originale de la raison renvoie justement au problème du fondement éducatif de l'autorité que nous avions évoqué dans le premier paragraphe : comment respecter le développement psychologique et cognitif de l'enfant, sans tomber dans le double écueil du spontanéisme et l'autoritarisme ?
Sens et portée du texte
Finalité de l'éducation, la raison, telle que l'envisage Rousseau dans ce texte, se voit redéfinie par rapport à la tradition philosophique. Rousseau rompt avec le rationalisme platonicien et cartésien qui oppose radicalement la raison à l'opinion ou à la connaissance sensible. En accord avec le sensualisme de Condillac, c'est bien à partir de la raison sensitive que la raison intellectuelle se déploie; la sensation est l'origine de la connaissance; les facultés humaines, contrairement à la thèse innéiste de Descartes ou de Locke, ne sont pas innées, mais engendrées successivement, en rapport notamment avec le langage. Rousseau retient cette idée d'une composition de la raison à partir des facultés sensibles, chaque faculté se transformant à partir d'une sensation initiale. Et c'est précisément cette définition de la raison qui permet de comprendre la maxime rousseauiste selon laquelle il ne faut pas raisonner avec les enfants : non pas que Rousseau prônerait quelque irrationalisme ou spontanéisme, au service d'une vague haine de la raison dont Platon a déjà montré la teneur misanthropique; pour rester fidèle à la raison elle-même, il faut rompre avec une vision statique de la connaissance et considérer la faculté rationnelle comme étant lente à se former. En la brusquant, on risque de la dénaturer et de la pervertir.
Contrairement à l'empirisme, Rousseau ne réduit cependant pas la raison à la sensation puisque, en réalité, le processus d'acquisition des connaissances et de maturation cognitive va dans le sens d'une " intellectualisation " ou plutôt d'une rationalisation progressive des sens, en quoi consiste justement la raison intellectuelle. Et c'est sans doute pour cette raison que Rousseau préconise de ne pas confondre l'éducation par la raison et l'éducation à la raison. Cette raison, loin de se réduire à une faculté statique et purement intellectuelle, est le fruit d'un long processus, d'un apprentissage des sens au contact avec la réalité extérieure et l'ordre des choses.
Ce texte préfigure en quelque sorte le criticisme kantien et la distinction de la raison pure, consacrée à l'appréhension théorique des choses, et la raison pratique, qui ouvre à la conscience le règne des fins et des absolus moraux. La raison a une dimension avant tout pratique tant dans son origine que dans sa finalité. Elle doit former à l'universel et constituer une manière d'idéal dans les relations humaines. Elle ne s'acquiert que par une longue maturation qui n'est pas sans rappeler la conception aristotélicienne de l'éducation morale. A la question : la vertu peut-elle s'enseigner ?, Aristote répond que la vertu n'est pas du genre de la science, mais de l'habitude. Pour l'acquérir, il faut un maître ou un législateur, qui rend les citoyens vertueux en leur faisant contracter de bonnes habitudes dès l'enfance. Mais la vertu ne s'apprend que par la pratique de la prudence, qui seule permet la juste mesure. Et c'est précisément dans cette tension entre la liberté et la contrainte de l'autorité que réside la difficulté de l'éducation : " comment cultiver la liberté par la contrainte ? " (Kant, Traité de pédagogie).
Contre le spontanéisme libertaire, qui enferme l'enfant sur lui-même, Rousseau reconnaît la nécessité de l'autorité et de la discipline dont la finalité, comme l'indique Kant dans son Traité de pédagogie, est à la fois de dépouiller l'homme de sa sauvagerie et de réaliser son humanité. Le but est bien l'acquisition de l'autonomie par l'apprentissage de la contrainte. Contre le mythe artificialiste de l'homme nouveau qui serait créé ex nihilo par l'éducation, et dont on connaît la signification éminemment totalitaire, Rousseau fait jouer à la notion de nature le rôle d'une limite et d'une idée régulatrice. C'est la nature qui fixe le sens du développement des facultés et qui assigne à l'homme une tâche ultime : réaliser la liberté et la raison en lui et hors de lui. Moralité : Rousseau, sans complaisance à l'égard de l'irrationalisme, qui fait l'apologie de la spontanéité (l'éducateur devant s'effacer tout à fait devant l'enfant qui doit tirer tout de lui-même par ses propres forces), prône plutôt un rationalisme critique, kantien avant l'heure, conscient des propres limites de la raison.
A la question : comment éduquer le jeune enfant pour qu'il ne devienne ni serf, ni mutin, ni fourbe ?, Rousseau répond dans ce texte qu'il faut s'adapter à sa spécificité et respecter l'ordre naturel des acquisitions. S'il est vain de vouloir raisonner avec les enfants, ce n'est nullement pour les brimer ou parce qu'ils seraient incapables de penser. Bien au contraire : la finalité de l'éducation est l'autonomie du jugement et du comportement. Pour ce faire, l'éducateur doit savoir attendre le temps opportun, ne pas hâter précipitamment l'évolution, laisser " mûrir l'enfance dans les enfants " (Émile, IV, 324). C'est donc sur une psychologie génétique qu'est fondée la pédagogie, laquelle possède une dimension éthique, politique et anthropologique dont la figure centrale est celle de l'homme authentique, c'est-à-dire du futur citoyen. Ce texte a donc l'originalité d'articuler la question des fondements pédagogiques de l'autorité légitime sur le problème du statut de la raison, en évitant le double travers du spontanéisme et de l'artificialisme.