Revue

La métaphone et l'intuition, trublions de la logique philosophique cartésienne

La métaphore

Les principales figures de rhétorique sont la métaphore et la métonymie. La métaphore, du grec métaphora : déplacement, est un déplacement de sens, transposition d'un sens à un autre plus figuré, plus chargé de sens et de symboles. La métaphore condense les sens, pour rendre la signification plus lourde de sens. Elle fait appel à l'hallucination mentale, elle est le vecteur de la poésie, elle est allégorique, elle est aussi utilisée par les communicologues de la publicité. Ainsi une publicité pour les carburants automobiles disait en lieu et place de "Mettez du carburant dans votre moteur !" : " Mettez un tigre dans votre moteur !".

En linguistique, on distingue le signifiant et le signifié. Le signifiant c'est le terme de l'élocution, et le signifié c'est le sens latent auquel il renvoie. Ainsi dans l'exemple choisi, le signifiant c'est le tigre, le signifié c'est non seulement le carburant mais tous les sens attachés au tigre, c'est-à-dire force, puissance, agressivité, roi de la jungle etc. Donc la métaphore est chargée de sens signifiés qui grouillent sous le signifiant.

La métaphore est la figure de rhétorique préférée des poètes, elle est subjective, elle est individuelle, elle caractérise le style, elle est à l'individu ce que le mythe est à la collectivité, c'est-à-dire l'expression de sa sensibilité, de son pouvoir d'évocation.

La métaphore renvoie à l'inconscient. Pour Jacques Lacan, l'inconscient est structuré comme un langage. L'inconscient est le fond patrimonial des mythes et des métaphores. C'est le trésor de notre imaginaire, c'est sa caverne d'Ali Baba, c'est le capharnaüm de nos phantasmes, qui sont illustrés par des représentations mentales mythiques ou métaphoriques. L'imagination du poète crée des métaphores et des mythes qui font appel à la sensibilité des peuples, qui éveillent leurs phantasmes inconscients. Le poète est un explorateur de l'inconscient, c'est un médium, plus que les autres perméable aux forces de l'inconscient.

L'intuition

Le poète est aussi un intuitif. L'intuition est définie par le dictionnaire comme une connaissance immédiate sans opération de raisonnement logique. Pour appréhender la réalité, on dispose de la perception sensorielle, et de son interprétation rationnelle par le biais de l'intelligence. Il s'agit dans ce cas d'une opération logique obéissant aux règles de non-contradiction, de causalité et d'espace-temps.

Mais il existe une forme originale d'appréhension de la réalité qui n'obéit pas aux critères habituels de perception, d'interprétation logique, c'est ce que l'on appelle l'intuition. Elle n'obéit pas aux critères du raisonnement objectif, elle est d'origine subjective et affective. L'intuition, c'est un peu comme une perception sensorielle sans objet, comme une hallucination. Elle relève d'un savoir qui n'est pas associé aux opérations habituelles de la conscience, elle relève plutôt du phénomène de la révélation. La révélation, c'est une prise de conscience sans critique de la raison, dont l'origine semble être attribuable au savoir inconscient.

Qu'est ce qui déclenche l'intuition ? Ce sont certainement des phénomènes d'association d'idées qui font surgir à la conscience le phantasme latent jusqu'alors. Un phantasme, c'est un fantôme trop heureux de trouver dans la réalité un élément du réel susceptible de lui donner un semblant de réalité. L'intuition, c'est la spécialité des poètes, des médiums, des spirites, des hystériques et des femmes en général, car tous ces individus sont plus perméables à l'inconscient que les personnalités rigides et rationalistes. Elle a souvent joué un grand rôle chez les mathématiciens, les philosophes et les hommes politiques ou les stratèges militaires. Elle est du domaine paralogique paranormal, et tient plus de l'oracle, de la pythie que du raisonnement mathématique ; elle fait appel à ce que Pascal appelait le coeur.

L'intuition est énigme, elle est prémonitoire, elle anticipe le futur comme elle divulgue un passé caché, c'est le sixième sens. Celui-ci relève aussi bien de la perception sensorielle sans objet que de l'imaginaire, et perçoit des causalités ou des liens qui échappent habituellement à la raison logique, c'est le côté magique d'un empirisme déroutant.

Le processus de l'intuition est ineffable, il ne peut être communiqué, il doit relever d'une série d'association d'idées inconscientes. L'intuitif voit des signes de pistes ésotériques dans lesquelles il se repère, là où les autres ne voient goutte. À partir d'un signe extérieur, d'une perception qui échappe aux autres, il va développer une série d'associations mentales inconscientes qui vont finir par s'organiser en une forme parfaite, un peu comme les morceaux d'un puzzle qui au départ n'est pas significatif, car il lui manque des morceaux, et puis tout d'un coup la forme se révèle...

L'intuition, ce serait ce travail inconscient d'associations d'images et d'idées sollicitées par un signe extérieur qui ne fait pas cet effet chez le non-intuitif, qui ne voit pas la forme se révéler, car il n'a pas eu ce travail inconscient d'association d'idées suscitées par le signe extérieur. Donc l'intuition n'est pas une perception sans objet, mais une perception dont l'objet échappe au non-intuitif.

Le rôle de la métaphore et de l'intuition dans les cafés philo

La métaphore et l'intuition sont aux antipodes de l'austérité des concepts philosophiques abstraits et rationnels. Cependant, j'ai constaté au cours de nombreux cafés philosophiques qu'elles contribuaient à sortir les débats de la ratiocination, du verbiage, des impasses et des apories de la rationalité. Souvent la "métaphore vive" (P. Ricoeur), fruit d'une intuition plus ou moins poétique, sort un débat qui s'enlise des marécages de l'abstraction absconse, pour éclairer celui-ci d'horizons concrets qui révèle à l'assistance la solution pratique au litige, en créant un symbole médiateur du conflit intellectuel.

Métaphore et intuition sont le fruit souvent des poètes qui, mieux que les théoriciens abstraits, éclairent l'univers de la tragédie humaine, de la polémique, en levant le voile de Maya du mystère pour souder les subjectivités humaines autour d'une figure mythique ou allégorique, qui donne du grain à moudre pour satisfaire les frustrations de l'aporie.

Cette faculté métaphoro-intuitive trouve dans l'inconscient les remèdes aux insuffisances de la conscience qui ne joue habituellement que sur la logique rationnelle, sans avoir recours aux symboles que la mythique, la mystique et la mystérique ont créés pour médiatiser les oppositions binaires du langage, fruits de nos mois divisés entre bien et mal, entre sujet et objet, entre être et avoir.

Quelques exemples pour illustrer

Nous prendrons d'abord des exemples dans la littérature philosophique classique et contemporaine, puis un exemple issu de ma pratique des cafés philosophiques.

Les philosophes utilisent et créent des concepts abstraits pour formuler leurs thèses.

Mais quelquefois, la raison logique abstraite bute sur des impasses dialectiques que l'abstrait ne peut dissiper : alors le philosophe fait appel à des métaphore ou des mythes.

Platon, qui souhaitait chasser le poète, source d'illusion, de la cité idéale, dans certains de ses dialogues n'a pas d'autres ressources que de forger une métaphore ou un mythe.

Je ne prendrai que deux exemples platoniciens.

Le mythe de l'attelage ailé : dans son dialogue Le Phèdre, Platon discourt sur la division subjective. Il fait raconter à Socrate une allégorie pour illustrer cette bipartition du sujet. C'est la métaphore de l'attelage ailé. Le sujet qui veut accéder au ciel des idées est le cocher d'un char. Ce char est tracté par deux chevaux, l'un est docile, souple, il obéit à son maître, l'autre est rebelle, fougueux, il dévie souvent de la trajectoire que lui impose son cocher.

Le mythe de la caverne : dans La République, Platon invente un mythe pour illustrer la différence entre le sensible et l'intelligible. Le sensible est la perception du corps, il est source d'illusions. L'intelligible est le fait de l'âme, il est le fruit de la raison, du logos, il accède par la dialectique au ciel des idées. Les idées, eidos en grec, soit un patron, un modèle, un gabarit, la forme idéale qui est émancipée de la matière et qui réside dans les cieux célestes, près des dieux.

Pour sortir des illusions de la perception sensible, et accéder aux idées, il faut raisonner et venir dans la lumière du logos. Alors Platon imagine les hommes enfermés dans une caverne, qui ne voient du monde que les ombres qui se projettent sur le fond de la grotte, et le philosophe est celui qui se détache de ses liens et sort de la caverne pour voir au grand jour la réalité objective du monde. Telle est la raison qui sublime le sensible pour atteindre l'intelligible.

Je prendrai maintenant un exemple de philosophe contemporain, celui de Gilles Deleuze.

Le rhizome : Gilles Deleuze a forgé le concept métaphorique de Rhizome. Rhizome, racines, réseau.

Il dit impérativement : " Faites rhizome !" D'abord pour renouer avec les racines de son être authentique, ensuite pour faire réseau avec les autres, s'imbriquer et échanger nos sèves.

Le diabole et le symbole : ensuite je vais prendre un exemple tiré de mon expérience des cafés philosophiques.

C'était un automne au café des Phares à Paris, l'animatrice était Sylvie, je n'étais que simple participant. Le sujet qu'avait proposé un auditeur était : " Suis-je un ou deux, et dans le deuxième cas, comment retrouver mon unité ?"

Le débat a porté donc sur la division subjective, cette même division évoquée par Socrate dans le Phèdre de Platon. On discutait sur le sujet qui s'identifie aux signifiants, or le langage est antinomique, il est binaire, haut-bas, gauche-droite, chaud-froid, vrai-faux, etc. C'est ce que Jacques Lacan appelle "L'effet aphanisique du signifiant binaire" le sujet s'identifiant à un signifiant, droite par exemple, il s'évanouit et s'oublie sous le signifiant contraire gauche.

La discussion avançait, mais elle butait sur la quête de recherche de l'unité subjective. On était dans une impasse. J'intervins et dis : "Le diabole c'est ce qui divise en grec, pour en sortir il faut créer le symbole car c'est ce qui unit, qui médiatise les oppositions binaires !" Ce qui a satisfait l'unanimité des participants.

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