Revue

L'enfant et les croyances au risque du philosopher : le cas d'Angèle

Un itinéraire avec un enfant de six ans posera quelques étapes d'un cheminement dans ses croyances et sa réalisation du sacré. Nous tenterons également de dégager des points clés qui sont à l'œuvre dans sa relation au philosopher.

Angèle, de la stupeur à l'étonnement

Ce sont pour des crises d'angoisse apparues depuis trois semaines, que les parents étaient venus consulter pour Angèle. Elle avait présenté des angoisses d'abord en soirée l'empêchant de s'endormir, et ensuite dans la journée l'empêchant de se rendre à l'école, en CP. D'abord décrites par les parents sans élément déclenchant apparent, c'est Angèle qui prit la parole pour dire qu' "avant tout ça, sa grand-mère était partie". Partie est le terme que les parents empruntèrent à leur tour pour parler du décès de la grand-mère d'Angèle, et cette dernière se mit alors à dessiner sur une feuille que j'avais disposée à son intention sur la petite table de consultation. Elle disposa la feuille verticalement et dessina une boule, "la terre" et, dans le ciel, sa grand-mère debout, comme flottant dans le ciel : "elle est toute seule, elle nous voit, mais elle est toute seule".

Quand je fus seul avec elle, Angèle continua de développer ses conceptions, "que c'est pas bien d'être au ciel parce, même si on peut parler à ceux qui sont sur la terre, ils ne vous entendent pas et que si on veut parler à celui qui est au ciel, il ne peut pas vous entendre. Et puis le ciel c'est pas bien car on est tout seul". J'interrogeais Angèle, en fin d'entretien, pour savoir si elle avait des idées de ce que pensaient ses copains et copines sur ce "partir au ciel quand on est mort", et s'ils avaient d'autres idées sur la question.

De l'espace privé au domaine public

Au rendez-vous suivant, une semaine plus tard, Angèle était retournée à l'école et exprimait son trouble : d'abord Kévin lui avait dit " qu'il ne croyait plus au père Noël, d'abord qu'il est pas dans le ciel et que c'est les parents qui font ". D'autre part Charlotte lui avait dit que quand on est mort, on est dans la terre et d'ailleurs elle va parler à son chat et son hamster qui sont enterrés au fond de son jardin, dans une boîte. Plus tard Angèle entreprit de demander à sa cousine d'aller, avec elle, au "cimeterre". Après la réalisation de son projet, Angèle se mit à dessiner un jardin avec des arbres et des fleurs et plein de boîtes, chacune avec des bonhommes dedans, qui semblent en pleine discussion. Dans le ciel, il y a un soleil et un nuage, et des oiseaux qui volent. Et elle écrit au verso "Sime Tere".

Angèle nous rappelle, s'il en est besoin, combien les enfants sont habités par des questions existentielles. Elle nous indique quelques étapes dans son cheminement pour penser ses questions.

La problématique dans laquelle se débat Angèle nous montre d'abord que cette peur sans objet qu'est l'angoisse, ouvre sur une série de relations d'objets à réaliser : la castration, la réalisation de la perte et du manque de sa grand-mère, qui lui imposent la réalisation d'une coupure de nature temporelle (il y a un avant et un après la réalisation du fait que sa grand-mère soit "partie"). Pour Angèle, la conception de l'absence, par la réalisation d'un lieu imaginaire du destin du mort ("le ciel"), proposée par ses parents, la confronte à la réalisation d'une série de manques en ce lieu ; manques impossibles à concevoir, "ne plus parler, ne plus voir, ne plus entendre" et "être toute seule", assimilés à l'abandon de la communauté humaine. Pour elle le ciel est l'exact opposé d'un lieu idéal habité par Dieu ou des dieux. Cette représentation inacceptable ou inconcevable amène ce débordement de questions d'abord informes, non liées, qu'elle va formaliser en dessinant.

Puis Angèle va confronter cette première formalisation à celles de ses pairs ; celle d'un ciel habité, invention des parents démontée par Kévin (avec son analogie avec le personnage mythique du Père Noël), et celle de Charlotte sur le dialogue possible avec des animaux morts qui ont été rassemblés, mis en boîte, en un lieu terrestre et que Angèle va formaliser sous forme de son dessin d'un cimetière. Ces autres points de vue vont donc la mettre psychiquement en mouvement pour réaliser une nouvelle conception personnelle, le "sime tere", sorte de compromis entre le ciel vide de Kévin et le jardin écologique privé de Charlotte, en attendant d'aller au cimetière, avec sa cousine pour guide, afin d'y confronter son nouvel imaginaire à l'épreuve de la réalité.

Cette "visite guidée" fut une source d'étonnement pour Angèle, qui entreprit de faire l'inventaire de ses découvertes, dont la plus surprenante est qu' "il y a même des enfants dans des belles petites tombes, où faut pas marcher dessus", avec "des noms écrits en or". Elle entreprit d'écrire des prénoms en jaune fluo, à défaut de trouver des crayons qui écrivent en or, liste d'enfants morts, traces de vie en un moment recueillies par Angèle dans sa visite du cimetière, et lui rappelant sa condition de mortel.

Nous terminerons ce petit itinéraire avec Angèle sur sa réalisation d'un espace sacré (il est interdit de marcher dessus), où l'écriture vient dire aux vivants le nom de celui ou celle qui y demeure.

La réalisation du sacré

Le ciel est vide pour Angèle et Charlotte, mais surtout Kévin le lui confirme. Sa réalisation du sacré n'est pas religieuse, dans le sens d'une conjonction tangible du visible et de l'invisible, de l'ici bas et de l'au-delà. Pas de références apparentes à des éléments surnaturels.

Le sacré, déjà présent dans la conception de Charlotte de sa "sépulture" pour son chat et son hamster, prend corps pourrait-on dire chez Angèle dans sa réalisation du sacré, dans l'espace public du cimetière. Le sacré y est marqué par un espace où "il est interdit de marcher dessus", comme une réalisation de l'interdit protecteur dont la vie fait l'objet, de la même façon que l'on peut dire que la vie humaine est "sacrée". Ce qui "marche" en lieu et place de cet interdit, ce sont "les mots écrits en lettres d'or", préfigurant l'aventure esthétique.

S'étonner et débattre

"L'inquiétante étrangeté" de la proposition d'une grand-mère "partie au ciel", au lieu d'imposer à Angèle un sentiment du divin, a mobilisé son esprit sous forme d'un problème à résoudre. En lieu et place d'une vénération muette donc, un problème.

S'étonner, déclare le Socrate du Théétète, la philosophie n'a pas d'autre origine. S'étonner se dit thaumazein. Dans le mythe, thauma, c'est le "merveilleux" ; l'effet de stupeur qu'il provoque est le signe de la présence du surnaturel. Pour Angèle, comme pour les premiers philosophes grecs, l'étrangeté d'un phénomène, au lieu d'imposer le sentiment du divin, le propose à l'esprit en forme de problème. L'insolite ne fascine plus, il mobilise l'intelligence.

Être surpris, c'est percevoir une divergence entre ce que l'on croyait savoir et l'état actuel du monde. Symptôme d'un entre-deux, de la non-coïncidence entre une représentation passée et une représentation actuelle, la surprise manifeste la nécessité d'un réajustement du savoir.

Pour Angèle, "l'agora" avec ses pairs sur la cours de la récréation a été une source de perspectives nouvelles pour penser une conception privée, familiale, la confronter à d'autres points de vue : la conception du ciel vide et la distance que prend Kévin par rapport aux mythes parentaux, la conception terrienne de la place des morts pour Charlotte, autant d'éléments qui permettent à Angèle de réaliser une nouvelle conception et une pensée positive qui l'amèneront à modifier sa conception initiale inacceptable, "partir seule dans le ciel", à une formation de compromis, "le sime terre", incluant les propositions de Kévin et Charlotte et excluant la conception parentale d'être au ciel. Puis elle va confronter ce schéma, sa théoria (le sime terre) à la réalité (le cimetière). Elle expose sa conception privée ou familiale en la confrontant à des points de vue publics, contradictoires, puis elle la remet à l'épreuve des faits, pour la remanier.

On retrouve dans cette démarche de pensée d'Angèle des points développés par Jean Pierre Vernant sur "la naissance de la philosophie"1 : pour atteindre son but, un discours explicatif doit être exposé : non seulement énoncé sous une forme et en des termes permettant de le comprendre, mais encore livré à une publicité entière, placé sous le regard des autres, de la même façon que, dans la cité, la rédaction des lois en fait pour chaque citoyen un bien commun également partagé. Arrachée au privatif ou au secret, la théoria devient l'objet d'un débat ; elle est mise en demeure de se justifier ; il lui faut rendre compte de ce qu'elle affirme, se prêter au jeu de la critique et à controverse. Les règles du jeu politique - la libre discussion, le débat contradictoire - s'imposent dès lors comme règles du jeu intellectuel.

À coté de la révélation religieuse qui, dans la forme du mystère, reste l'apanage d'un cercle restreint d'initiés, à côté de la foule des croyances communes que tout le monde partage sans que personne ne s'interroge à leur sujet, une notion nouvelle de la vérité prend corps et s'affirme : vérité nouvelle qui fonde sur sa propre force démonstrative ses critères de validité. Ainsi se reconstitue, derrière la nature et au-delà des apparences, un arrière-plan invisible, une réalité plus vraie, secrète et cachée, que la philosophie se donne pour tâche d'atteindre et dont elle fait l'objet propre de sa méditation.

Naissance du philosopher

En se distanciant des croyances des adultes, en étudiant le mystère de la mort et ce qui se cache derrière les apparences, on peut dire que la démarche d'Angèle est philosophique. En suivant Jean-Pierre Vernant, s'affirmer philosophe, c'est autant et plus encore que se rattacher à ses devanciers, prendre ses distances à leur égard : " c'est dévoiler l'invisible, de faire voir ce monde des adèla (des choses invisibles) qui se dissimulent derrière les apparences... "2. La sagesse ou amour de la sagesse, ou philosophie " porte le mystère sur la place publique ; elle en fait l'objet d'un examen, d'une étude, sans qu'il cesse pourtant tout à fait d'être un mystère "3. Cette démarche d'étonnement d'Angèle, elle va bien la porter dans l'agora de sa cours de récréation avec ses pairs, en mettant en débat sa théoria sur la place des vivants et des morts. Dans une démarche philosophique et politique, elle convoque ses semblables, ses égaux, sur la question de la soumission aux croyances des adultes d'un ciel habité.

La philosophie apparaît bien en Grèce dans ce mouvement de l'avènement de la démocratie. "Ceux qui composent la cité, si différents qu'ils soient par leur origine, leur rang, leur fonction, apparaissent d'une certaine façon "semblables" les uns aux autres. Cette similitude fonde l'unité de la polis, parce que, pour les Grecs, seuls des semblables peuvent se trouver mutuellement unis par la philia4, associés en une même communauté. Le lien de l'homme à l'homme va prendre ainsi, dans le cadre de la cité, la forme d'une relation réciproque, réversible, remplaçant les rapports hiérarchiques de soumission et de domination.

Angèle exprime sa théoria dans son agora où ses pairs sont ses égaux en pouvoir de penser et de comprendre. Elle débat avec eux pour comprendre et trouver une réponse satisfaisante à une énigme. Cette démarche est du même ordre que celle des Grecs allant sur l'agora voir OEdipe Roi. Il ne s'agissait pas pour eux de participer à une sordide histoire de famille. Ils allaient éprouver la tension entre cette première expérience que l'homme a de lui-même comme source de son action, qu'exprime l'invention de la démocratie, et celle où il n'est que le jouet de dieux, qui caractérisait l'imaginaire grec d'avant la démocratie.

Du for intérieur au forum

Nous avons montré comment Angèle est passée d'une représentation interne inacceptable, dans son for intérieur, sur place des morts et des vivants, à sa confrontation au débat public. Angèle a pu constituer les conditions d'un débat avec ses pairs sur des questions existentielles. Elle met en relief l'intérêt de pouvoir réunir des conditions pour s'étonner et mettre en chantier des questions qui travaillent les enfants. À côté de l'isolement devant des questions existentielles, le pouvoir de s'étonner et de débattre avec des pairs ; à coté du for intérieur et ses risques d'enfermement, le forum. C'est justement un des apports essentiels des ateliers philosophiques pour enfants.


(1) Vernant JP, Mythe et Pensée chez les Grecs, Paris, PUF, 1985,p.373-402.

(2) Vernant JP, Les origines de la pensée grecque. Paris : PUF, 2007, p.11 (coll. Quadrige).

(3) ibid., p.11.

(4) Souci de l'autre, communément traduit par "amitié" et qui désigne le sentiment qui rend possible la communauté politique des hommes, le sentiment qui unit les citoyens d'une cité.

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