Revue

Une "visée" philosophique aux nouvelles pratiques ?

On parle plutôt de "discussion à visée philosophique" en France, et de "communauté de recherche" chez les théoriciens, formateurs et praticiens qui se réclament de M. Lipman. Mais pourquoi "à visée philosophique" ?

L'expression "Discussion à Visée Philosophique" (DVP) fait l'objet de mains échanges dans les colloques organisés en France sur les nouvelles pratiques se réclamant de la philosophie hors de l'enseignement en terminale.

Deux reproches lui sont souvent adressés :

- elle particulariserait cette discipline en postulant qu'à l'école primaire on ne fait que la viser, alors qu'en réalité la nature des modalités de travail avec les enfants y est adaptée comme dans toutes les autres disciplines : dit-on pourtant qu'on va pratiquer des activités à visée mathématique, à visée historique ou géographique ?

- elle ne serait que stratégique, permettant de ménager la susceptibilité de l'institution scolaire française pour laquelle l'enseignement philosophique doit rester spécifique à la classe terminale.

Prenant en compte ces objections, nous voudrions montrer qu'on ne peut s'y limiter. Sur la forme d'abord : la réflexion philosophique sur ces pratiques peut-elle s'arrêter aux expressions couramment employées pour désigner le travail disciplinaire à l'école, sur le simple constat qu'elles sont employées donc qu'on doit s'y soumettre ? Sur le fond, si des adaptations sont faites concernant cette discipline comme concernant toutes les autres, n'est-il pas nécessaire de généraliser l'expression "à visée" concernant l'ensemble des disciplines enseignées ? Combien de collègues, professeur en histoire, géographie ou mathématique, soulignent que ce qui se fait à l'école primaire n'est en réalité, au moins dans les premières classes, pas encore de l'histoire, de la géographie ou des mathématiques...

Second reproche : l'expression ne serait-elle, par son flou apparent, qu'un moyen commode de ne "fâcher" personne et... contenter tout le monde ! ? Qu'on en juge :

- elle permettrait de faire accepter (ou tout au moins de ne pas faire rejeter trop abruptement) par l'institution philosophique ( l'Inspection de philosophie, ou les associations de professeurs de philosophie) des activités qui, qualifiées directement de philosophiques, seraient immédiatement condamnées sans appel. Il n'est en effet pas encore question d'enseigner la philosophie avant la classe terminale. Toute réflexion sur la place, la nature et les modalités du cours de philosophie semble souvent ressentie comme une attaque directe contre l'école républicaine, dont il serait le dernier bastion face à ses fossoyeurs, les "pédagogues"... Ici, l'apparent flou de l'expression laisserait supposer qu'on ne fait pas vraiment de la philosophie pendant ces activités, que les pratiques diverses que l'expression recouvre n'interrogent en rien le modèle pédagogique de la leçon de philosophie.

- elle satisferait également les défenseurs de ces activités : elles auraient bien quelque chose de philosophique : leur... visée (sans nécessairement qu'on aille chercher ce qui se cache sous ce terme).

Alors, faut-il utiliser l'expression pour éviter une nouvelle guerre scolaire ? Elle semble plutôt permettre, on va le voir, de rendre compte des caractéristiques d'activités originales dans notre école, qui en questionnent le sens même. Il s'agit maintenant pour l'établir d'en décrire le sens, définition difficile face à une réalité complexe, aux multiples perspectives.

DES PRATIQUES EXTRÈMEMENT DIVERSES...

L'extrême diversité de ces pratiques semble en effet interdire de les faire rentrer dans une définition commune : quel rapport pourrait-on voir entre des pratiques où le maître, au moins dans un premier temps, s'efface complètement pour laisser la possibilité à ses élèves de penser et éventuellement s'exprimer, comme dans l'atelier de philosophie AGSAS ; certaines où il cherche plutôt à favoriser l'expression de ses élèves lors de débats ; d'autres où il cherche à créer une véritable communauté de recherche de ses élèves, systématisant parfois le recours à des exercices de logique comme dans le Programme de philosophie pour enfants de M. Lipman (1995) ; ou enfin (sans que la liste soit exhaustive) celles où il utilisera par exemple la culture philosophique pour réinterroger ses élèves ?

L'expression va en fait d'abord se comprendre comme projet commun porté par les différents praticiens.

UN PROJET... COMMUN ?

Ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas d'affirmer que la diversité n'est qu'apparente, qu'elle peut être en réalité ramenée à un même projet pédagogique. Si toute pédagogie traduit de façon forte, lorsqu'elle est cohérente, un système de pensée (éthique, politique, social, pédagogique...), on pourra à l'inverse postuler qu'un même système de pensée ne pourrait se traduire dans deux pédagogies complètement différentes. S'il y a projet commun ici, il est global et général : vouloir permettre à l'élève, à son niveau, de se confronter à des problèmes philosophiques. Encore faut-il souligner qu'on est déjà là presque trop précis pour décrire ce projet commun, au risque d'en exclure certaines composantes. Si par exemple dans les faits on s'adresse à des élèves lors de l'atelier de philosophie AGSAS, c'est en réalité globalement à l'enfant que ses praticiens s'adressent.

Ce "projet" commun ne trouve d'ailleurs pas pour tous les praticiens sa finalité en lui-même : certains l'inscrivent dans la perspective humaniste d'un droit de philosopher, pour d'autres il sera en réalité le moyen de développer certaines compétences, de favoriser la réussite scolaire ou plus largement une forme de médiation culturelle.

La globalité du projet ainsi énoncé conduira par ailleurs certains commentateurs à préférer parler de la "finalité" philosophique de ces activités, plus que de leur visée. Qu'en penser ?

VISÉE, OU... FINALITÉ ?

Parler de "finalité" philosophique peut sembler au premier abord rendre compte adéquatement de cette diversité réelle des activités réalisées dans les classes, ainsi que de la particularité d'une activité, la philosophie, bien difficile à définir. Cette définition est en soi l'un des objets même du débat philosophique ("qu'est ce que la philosophie ?") notamment dans l'Ecole (cette copie est-elle... philosophique ?"), qui fait d'elle une activité vivante ! Employer le terme "finalité" reviendrait peut-être à permettre à chaque praticien de saisir cette difficulté, à s'intéresser aux éléments du débat, à poursuivre ce travail de réflexion par lequel elle se constitue, le conduisant à tenter d'élaborer sa propre définition critique, et à tenter de permettre à ses élèves de construire, eux aussi, ces problématiques. Car si, finalement, ce n'était pas en terme de "problèmes" que se pratique cette activité dans les classes, ce serait potentiellement un conditionnement des élèves qui pourrait en surgir : l'expression à visée philosophique, mal comprise, pourrait conduire certains enseignants dans un cheminement intellectuel unique où des étapes "obligées" d'une thèse pourtant discutable seraient présentées successivement et nécessairement, sans examen critique possible. Par l'"emploi" du terme "finalité", on rend mieux compte du mouvement d'une pensée qui cherche, examine, s'examine à l'aune des exigences universelles d'une vérité toujours en construction, contre une "visée" qui s'achève lorsqu'elle a atteint sa cible.

En même temps, pourtant, parler de "finalité" présente un risque dans le cadre scolaire : celui d'exonérer le praticien d'une réflexion didactique sur les conditions de l'apprentissage du philosopher et la pertinence de ses pratiques, sous prétexte du risque de conditionnement et d'enfermement de l'élève dans une pensée unique. L'emploi du terme "finalité" conduira à refuser d'examiner les conditions de possibilités d'un réel apprentissage par l'élève des pratiques philosophiques, qui resteront décrites comme l'"art" du pédagogue. Le souci didactique paraît alors mieux se traduire par l'emploi du mot "visée", dans un contexte novateur pourtant polémique.

VISÉE PHILOSOPHIQUE : UNE EXPRESSION "MARQUÉE"

Il est surprenant de constater combien l'idée d'une réflexion didactique sur l'enseignement philosophique semble étrangère à la plupart des professeurs de philosophie en France. Cette réflexion est en effet inadéquate lorsqu'on considère, sans éprouver souvent la nécessité d'aller plus avant, que "seul un contenu faible exige l'artifice de la pédagogie" (Chatelet, 1977, p 63).

En réalité seules deux thèses universitaires en Sciences de l'éducation (Tozzi, 1992 ; Pettier, 2000), abordent directement la question didactique sous-jacente dans l'expression. Parler de "visée philosophique" revient en effet à imaginer un apprentissage philosophique partant d'une situation initiale pour progresser dans un projet évolutif, vers des objectifs à atteindre. Autant d'éléments qui choqueront un professeur de philosophie "canonique":

- par l'idée d'"objectif à atteindre" qui fait fâcheusement référence à un type de pédagogie behavioriste. Elle conduirait nécessairement à une forme de systématisation, la Pédagogie Par Objectifs (PPO), avec le risque d'une sériation, de "mécanisation" d'apprentissages répétitifs traduits sous forme de comportements observables. Cela s'inscrirait directement contre la nature d'une activité essentiellement intellectuelle et abstraite et contre la liberté pédagogique du professeur de philosophie. Ce souhait de liberté conduit à ne lui fixer en terminale qu'un programme des notions à étudier et une liste d'auteurs de référence sur lesquels s'appuyer pour bâtir des problématiques ;

- par la perspective "évolutionniste" qui est décrite, contre la "rupture" souhaitée entre le sens commun véhiculé par l'élève et la réflexion philosophique qu'il va rencontrer par le biais de son professeur.

Pourtant la réflexion didactique conduisant à décrire la visée philosophique de certains travaux se comprend d'abord comme la traduction scolaire d'un droit de philosopher.

CINQ CRITÈRES POUR UN DROIT

La place manque ici pour défendre les éléments d'un droit de philosopher. Cherchant à en penser les conditions de possibilités, on a pu décrire cinq critères qui permettront de s'interroger sur la visée philosophique des diverses expériences :

- la philosophicité (et nous revenons aux termes du débat déjà évoqué de la philosophie sur elle-même) ;

- l'universalité : il faut que ces activités se situent à un niveau d'enseignement où tous les élèves sont concernés selon des modalités qui les rendent accessibles à chacun ;

- la normativité prendra deux significations. Comme reconnaissance de la capacité potentielle de fonder rationnellement ses normes, elle impliquera que l'enseignement, par ses mises en œuvre pédagogiques, vise nécessairement cette réalisation. Elle justifiera, éthiquement dans la pensée de l'Ecole, d'autre part, le respect absolu de chaque élève comme sujet potentiel de raison ;

- l'altérité, ou reconnaissance du fait qu'il y a des systèmes de raisons, des différences irréductibles entre chacun, qui font de l'autre un être à la fois semblable par sa raison et pourtant autre ;

- l'organisation . Il s'agit pour l'enseignement de permettre l'organisation des "normativités" entre elles, dans la recherche commune des conditions de l'organisation politique qui en rende compte.

On l'a dit, les activités à visée philosophique sont diverses. On trouvera en elles des éléments qui répondent de façon privilégiée à l'un ou plusieurs de ces cinq critères, un accent souvent davantage porté sur l'un que sur les autres. Ainsi, par exemple, le Programme de philosophie pour enfants de M. Lipman travaille-t-il de façon importante la question de l'organisation, en favorisant progressivement le travail en communauté de recherche, pendant que les praticiens qui développent un travail à partir des dilemmes moraux ont tendance à davantage privilégier la normativité comme fondement des normes rationnelles du sujet, l'atelier de philosophie AGSAS semblant plus tourné vers le respect absolu de l'élève comme sujet de raison, sans chercher au départ à induire l'organisation par les élèves des pensées entre elles, par exemple en organisant un débat.

Il s'agit là de ce que cherche à faire l'enseignant dans sa classe, lorsqu'il décide de permettre à ses élèves d'avoir une pratique à visée philosophique. Cela pose alors la question : pour qui, dans la classe, la visée philosophique apparaît-elle ?

LA VISÉE PHILOSOPHIQUE : POUR QUI ?

Si l'on y réfléchit, en effet, la différence entre une activité à visée philosophique et une autre peut-elle apparaître spontanément à l'élève ? Si, pour l'enseignant, certaines questions que pose l'élève sont philosophiques par leur nature, la façon dont elles vont devoir être travaillées, le statut des "réponses" auxquelles elles vont conduire, auront-elles aux yeux d'un enfant ces caractéristiques ? Lui pour qui le monde est problématique en soi, à découvrir dans toutes ses dimensions, sans pourtant que toutes les questions qu'il se pose soient philosophiques. Il n'a pas encore en tête les "lectures" du monde élaborées par d'autres êtres humains avant lui, qui lui seront transmises lors des activités disciplinaires. Prétendre avoir des activités à visée philosophique avec des élèves jeunes, n'est-ce pas en réalité de la part de l'enseignant projeter sur des questions bien innocentes sa culture et ses interrogations d'adulte? Sans nécessairement penser cela, reste que l'ampleur de la question philosophique tient pour une part au fait que nous savons qu'elle ne se situe pas dans le champ des connaissances potentiellement élaborables.

Pour autant, la question de l'enfant est bien là...

Vouloir pratiquer des activités à visée philosophique dans les classes consiste alors, pour une part, à souhaiter permettre à l'élève de se construire une représentation progressive de l'activité intellectuelle qui traite de ce type de question, pour qu'il puisse s'inscrire dans la réflexion. L'identification du "champ" philosophique est l'un des problèmes auquel s'est confrontée la didactique de la philosophie dès l'origine. L'une des solutions proposée par M. Tozzi (1992-1 et 2) en terminale consiste à adapter le travail de B. Mari-Barth (1989), en guidant l'élève lors d'exercices spécifiques. Progressant par induction guidée, il comparera pour les différencier de plus en plus précisément les caractéristiques de questions, philosophiques ou non. Le guidage est alors fort, au risque (d'ailleurs souligné par l'auteur) de trop "fermer" la progression et enfermer l'élève dans un type de définition.

Les activités à visée philosophique sont rarement aussi systématisées et structurées dans les classes où on les pratique actuellement. À l'extrême inverse de ce travail "guidé", on constate que des pratiques non interventionnistes fournissent pourtant à l'élève le moyen de construire cette représentation:

- lors de l'activité même. L'atelier de philosophie AGSAS commence par une formule introductive spécifique, lui indiquant qu'il va être confronté à un type de question aux caractéristiques spécifiques ;

- hors de l'activité. On indiquera à l'élève lors des autres activités disciplinaires qu'une des questions qu'il soulève est d'ordre philosophique, et qu'on y reviendra lors du moment de débat. Mais placé face à une question à laquelle on ne peut pas répondre dans la classe, l'enseignant ne laissera pas nécessairement croire qu'elle est alors philosophique. Il peut en effet s'agir d'une question momentanément trop complexe pour l'élève, ou à laquelle on ne peut répondre faute de connaissance, mais qui a une réponse ou pourrait en avoir une si la connaissance dans le domaine concerné était suffisamment développée... On comprend alors que l'un des indicateurs, pour l'élève, que la question est en fin de compte philosophique est, pour le moins au départ, ce que peut lui en dire son enseignant et qu'il croira (au moins momentanément), grâce à la confiance qu'il pourra avoir dans la parole de son enseignant.

Autre difficulté : les questions philosophiques sont abstraites et universelles, quand l'enfant se situe dans le proche et le concret. Permettre à l'élève de s'en saisir conduira à formuler et traiter ces questions à un niveau et selon des modalités "possibles", qui ont sens pour lui.

QUELQUES POINTS DE REPÈRE POUR UNE VISÉE

Il y a l'idée, dans l'expression "à visée philosophique", d'une progressivité dont l'aboutissement idéal serait la capacité pour chacun à terme de philosopher, c'est-à-dire d'accomplir le potentiel décrit grâce aux critères du droit. En soi, toute forme de pratique à visée philosophique est marquée par des présupposés : M. Lipman s'inscrit dans la perspective philosophique du pragmatisme ; pour une part, l'atelier de philosophie AGSAS peut se justifier et s'analyser selon les termes de la psychanalyse ; les travaux de M. Tozzi ont fait appel aux données du socio-constructivisme et s'inscrivant actuellement dans l'éthique de la discussion formulée par J. Habermas (1992) etc. À terme, cela signifie que ces pratiques diverses risqueraient, si elles étaient les seules modalités du travail d'un élève durant sa scolarité, d'enfermer sa pensée selon les termes du cadre qui lui auraient été proposés, de façon d'autant plus pernicieuse qu'on l'aurait laissé croire qu'ils étaient anodins. Cela conduit d'une part à penser qu'il faut varier ces modalités durant la scolarité et même durant l'année scolaire. D'autre part lui permettre de saisir que ces modalités ne sont pas les mêmes, par exemple en précisant le ou les rôles que va tenir le maître à chaque fois, la façon dont s'organise le travail. Enfin en lui permettant de réinterroger des pratiques passées : revenir par exemple sur les supports qui ont été employés auparavant, réinterroger les réflexions qu'on en avait tirées, pour mieux saisir en quoi la réflexion a pu progresser depuis.

La visée philosophique des activités peut se comprendre selon deux modalités :

- au niveau de l'activité en elle-même, du sens général de cette activité éducative par excellence ! La visée éducative - philosopher à terme - consiste à être capable (ce qui est en soi l'objet d'un débat de la philosophie avec elle-même) de conduire chacun au plus haut niveau d'abstraction possible dont une raison, pensée universalisante, est possible. De mobiliser intellectuellement la capacité de clarifier et interroger ses présupposés, forger des concepts purs, les argumenter et problématiser, en l'exerçant sur les grands problèmes humains (ce qui n'a pas de solution dans l'absolu) au service de la recherche d'une vérité. Il y a dans l'idée de "visée philosophique" l'affirmation implicite qu'on peut organiser la transposition didactique d'un philosopher à tout âge : elle se situe à l'intersection entre ce que l'élève peut construire ou comprendre dans l'effort pour penser, et l'idéal régulateur du philosopher que le maître vise lorsqu'il organise l'activité. En ce sens on peut déjà prétendre qu'un enfant "philosophe", comme on dira qu'il fait de l'histoire ou des mathématiques.

- Pratiquement, par rapport à des points de repère progressivement construits.

Grâce à des modalités et supports accessibles : formulation des questions, proximité des situations problèmes avec l'expérience de l'enfant, romans adaptés dans la forme et par les types de problèmes évoqués, appui sur des expériences, etc.), grâce auxquels les élèves seront mis en situation de penser à leur niveau, ou plutôt au niveau auquel ils peuvent accéder dans l'effort. Une "bonne" situation de départ n'est pas nécessairement une situation immédiatement compréhensible, la qualité d'un support pouvant se situer dans sa capacité à engendrer la réflexion pour être compris.

Il faut faire évoluer les exigences concernant les processus de pensée que le philosopher articule : argumenter, conceptualiser, problématiser. S'il s'agit dans un premier temps de donner à l'élève la possibilité de penser un problème, puis de s'exprimer dessus, on pourra le solliciter parfois pour l'amener à argumenter (expliquer pourquoi il dit quelque chose, employer l'expression parce que), puis à se décentrer progressivement d'un point de vue personnel, incluant dans la réflexion petit à petit les proches, les pairs, les autres, l'Autre. Il s'agira de montrer en quoi ce "parce que..." a plus de pertinence qu'un autre. Conceptualiser passera souvent au départ par l'énonciation d'exemples, leur accumulation, dont on pourra chercher un caractère commun, vers une définition générale progressivement abstraite. Problématiser un propos se présentera au départ par l'énonciation spontanée d'un contre-exemple, dont on tentera de voir en quoi il traduit en fait un problème plus général.

Ces points de repère seront mis en évidence dans la classe, lors de phase de réappropriation d'un débat, par exemple, où l'on s'interrogera non seulement sur ce qui a été dit, mais aussi sur les formes du travail employées.

Pratiquer des activités à visée philosophique dans les classes ne peut donc surtout pas se comprendre comme un passe temps anodin, un bouche trou lorsqu'on ne sait plus quoi faire... Permettre à l'élève d'exercer sa pensée n'est pas anodin, ni ponctuel. Quelles que soient les modalités du travail, elles demanderont au praticien un travail de réflexion pédagogique et philosophique préalable et continu, pour s'inscrire dans la cohérence d'un projet de classe (et si possible d'école !) formateur, centré sur l'élève sollicité dans sa capacité d'exercer son esprit d'analyse critique.

L'expression est porteuse de réflexions : comment comprendre alors que les échanges concernant son emploi se limitent à la France ? L'étude d'autres pratiques montrerait sans doute qu'elles ne sont pas, comme la plupart du temps en France, seulement centrées sur la discussion, ou limitées par une conception éducative classique qui ferait de la philosophie sa propre pédagogie. Des conceptions d'enseignement philosophique comme histoire des idées, et surtout l'influence importante du Programme de philosophie pour enfants de M. Lipman ont rendu plus habituel un travail de préparation structuré et l'emploi d'exercices complémentaires, dans d'autres pays. L'idée de "progressivité" rendue par l'expression "à visée philosophique" s'y pose alors de soi.

CONSTRUIRE DES POINTS DE REPÈRE POUR UNE VISÉE

Reste alors à mieux déterminer les termes de cette progressivité : cette contribution se veut, de ce point de vue-là, un appel à la recherche en didactique du philosopher. Est-il possible de fournir aux praticiens des points de repère, s'appuyant d'une part sur le travail déjà fait dans le cadre de l'institut de recherche (IAPC) de M. Lipman pour organiser son programme, par ailleurs sur les analyses effectués par J. Lévine en comparant des enregistrements d'enfants dans les ateliers de l'AGSAS à des âges différents. Peut-on les croiser avec les travaux de J. Piaget et des néopiagetiens (notamment concernant le problème du conflit sociocognitif (Perret-Clermont, 1996)) et avec l'importance postulée de l'inhibition (Houdé, 2005) pour le développement de l'intelligence, avec les travaux en psychologie cognitive de L. Vygotski (1985) et de J. Bruner (1987) sur le langage, avec le travail sur la médiation (R. Feuerstein par exemple), ainsi qu'avec les travaux en didactique de B. Mari Barth concernant l'apprentissage du concept avec l'induction guidée par contraste, puis avec ceux de M. Tozzi (1992) sur l'apprentissage du philosopher ? Comment les articuler avec les travaux sur les intelligences multiples (Hourst, 2006) ?

Le champ pour une recherche se situant à l'intersection entre ces perspectives est largement ouvert : qui voudra s'en saisir ?

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