Revue

L'objet philosophique et la presse de jeunesse : un nouveau rapport communicationnel pour une nouvelle ère éducative et culturelle

Une analyse intéressante d'un changement de paradigme communicationnel dans Okapi, avec l'irruption du dialogue philosophique

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix et suite aux évolutions éducatives organisées autour " des processus de problématisation de questions, de conceptualisation de notions, d'argumentation rationnelle dans les échanges permettant de produire de l'intelligibilité sur notre rapport au monde et à nous-même "1, se sont mises en place, témoignant de nouvelles orientations sociales, différentes pratiques comme celles de la vulgarisation philosophique ou de l'adaptation de questions philosophiques pour un jeune public. Aujourd'hui très à la " mode ", pour reprendre le constat d'Oscar Brenifier lors du colloque sur " la philosophie comme pratique éducative et culturelle "2, l'expression philosophique apparaît comme le point d'ancrage d'un nouveau type de prise de parole et d'un nouveau rapport éducatif. L'apparition en milieu scolaire des " Débats à Visée Philosophique " (les DVP) constitue un exemple premier de ce nouveau mode éducatif mettant en scène des pratiques discussionnelles basées sur la mise en avant de la coopération au profit d'une autonomisation de la réflexion de chacun. Il semble s'agir d'un aboutissement d'une forme éducative moderne qui, s'appuyant d'une part sur l'idée d'un questionnement naturel de l'enfant trop souvent contraint par une logique scolaire traditionnelle, et d'autre part sur celle d'une croyance en la discussion et une valorisation des débats, tend à inviter les plus jeunes à réfléchir et à donner à leurs réflexions existentielles une certaine dimension.

Ces pratiques ne sont pas circonscrites à un univers scolaire, et la philosophie pour ou avec les enfants a su trouver sa place dans les catalogues d'éditeurs pour la jeunesse jusqu'à en constituer un genre nouveau. Plus encore, la philosophie est même devenue un genre médiatique de la presse de jeunesse. Nous nous intéressons plus spécifiquement ici à la presse adolescente3 et au nouveau genre médiatique que constitue la rubrique de vulgarisation philosophique " La Bonne Question ", animée depuis 2001 par le philosophe Yves Michaud dans le magazine Okapi des éditions Bayard Presse. L'apport de la presse dans cette construction éducative tient à son statut médiatique, qui d'une part place le récepteur dans une situation de réception extérieure au milieu scolaire, et qui d'autre part dispose d'une certaine latitude quant aux contraintes et programmes scolaires. La volonté éducative est réelle dans les pages du magazine Okapi, mais la dimension journalistique n'est pas à exclure. Ainsi, faisant se côtoyer l'éducatif et l'informatif, la presse de jeunesse apparaît non comme le relais de l'école, mais comme le maillon d'une chaîne médiatique concourant à la socialisation de l'adolescent.

De l'objet éducatif à l'objet médiatique

La presse de jeunesse apparaît souvent comme le reflet des pratiques éducatives des époques qui la produisent. Longtemps pensée comme simple complément didactique et comme adjuvant éducatif, elle affirme aujourd'hui sa dimension médiatique et journalistique tout en poursuivant une perspective socio-éducative4.

A ses débuts, dans le courant du 18e siècle, cette presse pour la jeunesse ne s'apparente qu'à un support d'instruction, d'éducation morale et religieuse. A partir du milieu du 19e siècle, l'ère de l'industrialisation, des progrès techniques et de l'enseignement gratuit, laïque et obligatoire donne un nouveau visage à une presse de jeunesse en plein essor. Le lecteur acquiert ses propres journaux en même temps qu'un statut social reconnu. Le contenu de cette presse se résume néanmoins aux trois objectifs éditoriaux que souligne Alain Fourment dans son ouvrage de référence5 : " Moraliser, Instruire, Amuser ". Au 20e siècle, c'est à partir des années soixante-dix que les bases de la presse adolescente actuelle se mettent en place. Le ton change, il se fait plus intime, plus direct, plus réaliste. On abandonne le ton paternaliste des journaux d'après-guerre pour se mettre au niveau du lecteur, et lui parler de ses envies et de ses préoccupations, pour répondre à ses interrogations sur des sujets jusque-là considérés comme tabous tels que la sexualité, la puberté6, etc. Peu à peu, une place est faite à la parole du jeune adolescent à travers des rubriques d'échange et de correspondance interlecteurs. Le jeune lecteur n'est cependant acteur de son magazine que dans ces pages " courrier " ou " courrier du coeur ".

La presse de jeunesse contemporaine, forte des pratiques du chaînage7 et de la thématisation8 est aujourd'hui très diversifiée. Certains magazines " généralistes ", aujourd'hui peu nombreux, font se côtoyer des rubriques de musique, d'actualité ou de découverte du monde, en même temps que des rubriques BD, jeux, test ou courrier des lecteurs, tout en affichant une volonté éducative empreinte des évolutions sociales.

Le magazine Okapi de la maison Bayard Presse est le plus ancien et le plus lu de ces généralistes9. Il constitue de fait un témoin idéal des évolutions des pratiques médiatiques et des concepts éducatifs, et il est également, pour le moment, le seul périodique pour adolescent à avoir tenté l'aventure philosophique.

Pour comprendre l'évolution du traitement du questionnement de l'adolescent, nous appuierons notre étude sur deux rubriques publiées dans Okapi à trente ans d'intervalle : la rubrique " Dis-moi Denys " qui voit le jour quelques mois après la création du magazine en 1971 et la rubrique " La Bonne Question ", qui paraît depuis 2001 dans les pages du périodique.

Deux rubriques à trente ans d'intervalle

" Dis moi Denys " se présente sur une page en noir et blanc, divisée en deux parties égales consacrées au texte et à une illustration. Le texte est le développement monologal d'un adulte, en réponse à une question (rappelée en haut de page) posée par un lecteur (par courrier). Cette question aborde souvent une thématique religieuse, conformément à l'ancrage confessionnel du magazine nettement marqué à l'époque. On note ainsi des questions du type : " Est-ce que l'évangile, c'est le seul livre où les Apôtres parlent de Jésus ? "10, " Est-ce que Dieu a vraiment dit que la femme doit être soumise à l'homme ? "11 ou encore " Pourquoi Jésus ne revient-il pas sur Terre pour arrêter les malheurs ? "12. Mais cette rubrique soulève également des interrogations laïques et existentielles sur la mort, la vie sur terre, la justice ou le racisme. Les réponses sont rédigées par une équipe constituée d'un journaliste du magazine, d'un prêtre et d'une enseignante.

" La Bonne Question " est par contraste une rubrique de vulgarisation philosophique, qui se présente sous la forme d'une double page illustrée en couleur avec insertion de photographies, relatant un dialogue entre le philosophe Yves Michaud et des collégiens dont les prénoms sont mentionnés à chacune de leur prise de parole. Le dialogue porte sur des questions du type " Peut-on vivre seul ? "13 ou " Peut-on vivre sans lois ? "14. L'adulte mis en scène n'est plus un homme d'Eglise, il s'agit d'un philosophe qui ne propose pas de réponse " toute faite " à la question posée, mais entre dans une discussion avec les adolescents.

Les thématiques abordées dans ces deux rubriques demeurent relativement proches. Par exemple, la question " Qu'est-ce qui se passe après la mort ? "15, fait écho à l'interrogation " La mort est-elle la fin de tout ? "16, formulée trente ans plus tard. De même, " "c'est juste", la justice, est-ce ce qui est exact ? "17, de 1974, renvoie au " Qu'est-ce qu'être juste ? "18, de septembre 2005 ou " Pourquoi ça existe, la guerre ? "19 de 1977 appelle l'interrogation " Pourquoi la guerre existe-t-elle ? "20 en 2002. Certaines interrogations religieusement marquées dans " Dis-moi Denys " se trouvent laïcisées dans " La Bonne Question " : par exemple, la question " Pourquoi Jésus ne revient-il pas sur Terre pour arrêter les malheurs ? "21 peut trouver des résonances dans l'interrogation : " Pourquoi la misère existe-t-elle ? "22. De façon générale, ces deux rubriques abordent des interrogations portant sur le sens de la vie et de la société.

Mais si les thématiques abordées se rejoignent, la forme attribuée à ces rubriques et l'esprit dont elle témoigne divergent fondamentalement. L'observation de l'organisation communicationnelle de chacune permet de comprendre le chemin médiatique, social et éducatif parcouru depuis une trentaine d'années.

Acte de langage et inter-énonciation :
de la transmission d'une morale à la construction d'une pensée réflexive

Les outils de l'analyse du discours et les approches socio-communicationnelles et sémiodiscursives mises en place en particulier par Patrick Charaudeau23 permettent de mettre en lumière les caractéristiques communicationnelles de chacune de ces rubriques.

Le schéma interénonciatif de l'acte de langage, la mise en scène du discours24 et leurs bases communicationnelles considèrent qu'un produit médiatique est le fruit de la co-construction d'un message dans un double processus de production et d'interprétation. L'acte de langage apparaît comme un projet global de communication d'un JE vers un TU, le JE étant entendu comme le " sujet-produisant l'acte de langage " et le TU comme " le sujet-interlocuteur de l'acte de langage ", constructeur de l'interprétation en fonction de ses connaissances sur les circonstances du discours et sur le JE lui-même.

Plus encore, le schéma inter-énonciatif de l'acte de langage se construit autour d'un double circuit : un Circuit Externe qui met en scène un Sujet communiquant (JEc) et un Sujet interprétant (TUi) à propos d'une thématique ancrée dans le réel (IL°) et un Circuit Interne composé d'un Sujet énonçant (JEé) proposant une histoire (ILx) à un Sujet destinataire (TUd). Patrick Charaudeau schématise ce processus de l'acte de langage de la façon suivante :

<div class=“bloc_image_interne”> <img src=“/static/images/D034011B.PNG”/> </div>

Cette organisation de l'acte de langage constitue la base communicationnelle liant JE et TU dans un rapport interactionnel égalitaire. Les doubles flèches reliant les éléments des circuits internes et externes représentent cette interaction. L'énonçant (JEé) et le destinataire (TUd) sont ancrés dans l'action de parole tandis que le sujet communiquant (JEc) et l'interprétant (TUi) en sont l'extériorité productrice. Le sujet énonçant correspond du point de vue du processus de production à l'intentionnalité du communiquant et, du point de vue de l'interprétation, à l'hypothèse faite par l'interprétant de l'intentionnalité du communiquant dans la réalisation de son acte de production. L'interprétant a le choix d'accepter ou non le statut que le sujet communiquant a imaginé donner au destinataire de l'acte de parole. S'il l'accepte, il valide le statut du JE énonçant et prend le statut du TU destinataire qu'on lui conférait ; s'il le refuse, il rejette par là même le contrat de communication qui fixait les rapports actantiels de la situation donnée.

Sous une forme simplifiée, le premier circuit, externe, renvoie à la production et à l'interprétation de la communication, il est extérieur au déroulement verbal lui-même. On peut le nommer ici " zone de construction ". Le second circuit est interne, il renvoie à l'acte de parole lui-même et est composé des personnes s'exprimant dans le discours. Nous le nommerons ici le " cercle d'expression ".

<div class=“bloc_image_interne”> <img src=“/static/images/D034011C.PNG”/> </div>

Reprenons, à partir de ce modèle théorique communicationnel, le cas des deux rubriques du magazine Okapi :

Dans le premier cas, le contrat de communication éducatif de la rubrique " Dis-moi Denys " est établi sous le modèle éducatif traditionnel qui met en scène un JE, adulte-enseignant-homme d'Eglise, détenteur d'un savoir et d'une morale, qui s'adresse à un TU imaginaire globalisé et indéterminé représentant " l'ensemble des lecteurs " (TU ?). Il s'agit d'une structure monologale, qui fait du sujet communiquant (JEc) et de son image énonciatrice (JEé) le seul producteur de l'acte de langage et la seule autorité discursive. Les sujets interlocuteurs, TUd et TUi, absents de l'acte langage, sont prédéterminés par la situation de communication qui suppose leur adhésion aux propos du sujet énonçant adulte. Le destinataire n'a pas de rôle interlocutif, c'est-à-dire qu'il ne prend pas part à l'acte de parole, au circuit interne de l'acte et il n'a pas non plus de rôle interactionnel, puisque le sujet interprétant n'existe pas dans le circuit externe et qu'il ne dispose pas d'un correspondant dans le circuit interne pouvant construire une image interprétative du sujet communiquant. L'acte de langage mis en scène dans cette rubrique propose ainsi un circuit interne se résumant à l'espace d'émission du propos du " je " et un circuit externe dominé par le processus de production.

Le sujet énonçant (le prêtre) donne la réponse à une question initialement posée et le destinataire, l'enfant-lecteur, imaginé comme un récepteur passif en attente de réponse et absent du système, est dans l'impossibilité d'émettre un avis et ne participe pas à la construction de cette réponse. Cette pratique médiatique place l'adulte, énonçant, et l'adolescent, récepteur, dans un rapport inégalitaire, dans un rapport monologal asymétrique dont l'enjeu est la transmission unilatérale d'un savoir.L'énonçant donne une leçon, il a pour volonté affirmée de fournir des réponses dans une perspective didactique et pédagogique "  de guidage moral explicite ".

Nous pouvons schématiser cette mise en scène de l'acte de langage de la façon suivante :

<div class=“bloc_image_interne”> <img src=“/static/images/D034011D.PNG”/> </div>

Ou sous sa forme simplifiée:

<div class=“bloc_image_interne”> <img src=“/static/images/D034011E.PNG”/> </div>

La seconde rubrique, " La Bonne Question ", construit un modèle actantiel et langagier fort différent du précédent, basé sur un principe communicationnel interactionnel. On assiste à la mise en présence du JE et du TU. Le principe philosophique inspiré de la tendance des " cafés philo " du milieu des années quatre-vingt-dix a pour principe la construction d'un espace de réflexion commun à tous. Au sein de cet espace dialogique, les interactants, le philosophe et les adolescents, endossent successivement et alternativement les rôles interlocutifs du JE et du TU. Au centre de cette alternance se construit le sens. Le JE communiquant, le philosophe, bien que " détenteur d'un savoir philosophique ", s'inscrit dans une situation de communication interactionnelle et s'adresse à un destinataire in situ dont il attend la coopération. Il construit une image énonciatrice de lui-même dans l'acte de parole (JEé) qui invite le sujet interprétant (TUi) à s'investir dans la conversation en conférant à l'adolescent le statut interlocutif (TUd) de " celui qui a un avis à propos de la question posée et qui participe au dialogue ". Le sujet interprétant du circuit extérieur valide le statut participatif et coopératif du JEé en acceptant lui-même le statut de participant, en prenant part au dialogue et en devenant à son tour un JE énonciatif de l'acte de parole. Il entre dans l'interaction en construisant une image énonciatrice de l'adulte (JEé) comme " partenaire de dialogue ", " co-constructeur du sens " et non pas comme seul " détenteur du savoir " comme cela est le cas d'une transmission éducative traditionnelle. Ancrés dans le circuit interne de l'acte de langage, les adolescents participent au dialogue et à la construction du sens suivant le schéma communicationnel constructeur de la " zone d'intercompréhension supposée ", fruit de la mise en relation des deux univers de discours. Le renouveau de ce type de pratique réside dans la mise en présence du JE et du TU. Un rapport dialogal coopératif se met en place entre adultes et adolescents qui travaillent ensemble à la co-construction d'un savoir réflexif.

L'acte de langage de la rubrique " La Bonne Question " se schématise de la même façon que le schéma théorique de Charaudeau, puisqu'elle met en relation les couples JEc-JEé, TUd-TUi et ILx-IL° dans un double circuit interne et externe. Soit la forme simplifiée suivante :

<div class=“bloc_image_interne”> <img src=“/static/images/D034011F.PNG”/> </div>

Le modèle socio-communicationnel au service de la réflexion philosophique

Le modèle socio-communicationnel de Patrick Charaudeau, en revenant sur le positionnement de la première personne du discours, pose la question du rapport à l'autre et de la relation au savoir :

La relation à l'autre est un rapport d'altérité intersubjective dans lequel l'autre est un TU ou un IL qui permet au JE d'exister. " Le Moi n'existe que parce qu'il reconnaît l'existence d'un autre semblable et différent de lui "25, et plus l'autre se rapproche du Moi, et moins le Moi existe. L'articulation du JE et du TU se fait à travers une reconnaissance mutuelle et une assimilation, qui renvoient aux phénomènes de " centration " et de " décentration ", qui conduisent le JE, par la reconnaissance d'autrui, à la décentration de soi et à la centration sur cet autrui. Se positionner vis-à-vis de l'autre conditionne la validité de l'échange. Le Je, en entrant en confrontation avec autrui, est contraint de s' individuer, c'est-à-dire d'exister par lui-même au sein d'une communication triangulaire réalisée entre le JE, le TU et le IL.

Concernant les deux rubriques Okapiennes, on constate ainsi que, corrélativement au schéma inter-énonciatif précédemment décrit, le cadre traditionnel de la " leçon " et du monologue adulte ne présente pas de décentration du sujet énonçant. L'adulte ne se décentre pas de lui-même dans l'acte de parole pour reconnaître son récepteur. L'échange communicationnel ne peut être validé. A l'inverse, dans le cadre du dialogue entre le philosophe et les adolescents, il y a décentration du Je adulte et centration sur le TU ado qui, à son tour, devient JE et se décentre vers l'adulte devenu TU. Il s'agit d'un jeu de reconnaissance réciproque de l'autre comme participant à l'échange et cette attitude valide la situation de communication. Cette pratique médiatique apparaît comme une mise en scène d'un sens négocié par une altérité productrice.

Le positionnement vis-à-vis du savoir s'opère grâce à une opération de catégorisation de ce savoir qui peut en quelque sorte rejoindre les réflexions de Michel Tozzi à propos de la " culture - réponse " et de la " culture - question "26.

Ainsi, le modèle traditionnel en jeu dans la rubrique " Dis-moi Denys " met en scène une culture de la réponse là où le modèle moderne de " La Bonne Question " organise une culture de la question.Dans le premier cas, en laissant le destinataire à l'extérieur de l'acte de langage, le JE communiquant et énonçant, maître ou adulte détenteur du savoir, le prive du questionnement et le condamne à la réception de LA bonne réponse en lui attribuant le statut de " celui qui ne possède pas le savoir et prend pour vrai tout ce qui émane d'une instance adulte ". Le rapport au savoir du destinataire est inexistant. Dans le second cas, le destinataire prend part au dialogue et questionne le sens pour s'approprier un savoir à travers un mécanisme interrogatif personnel et un cheminement réflexif. Il ne s'agit plus de donner ou d'attendre de recevoir cette bonne réponse unique, mais de construire une multitude de réponses possibles. Le rôle du JE producteur-philosophe rejoint celui que Michel Tozzi attribue à l'adulte organisateur de DVP dans son "  rapport non dogmatique au savoir " et en tant que " sujet-sachant-douter " plus que " sujet-supposé-savoir "27. Ainsi, l'instance adulte ne possède pas LA réponse et l'instance adolescente pose DES questions. Le rapport du JE au savoir se fait distributif, c'est-à-dire qu'il ne porte pas seul toute la responsabilité de la construction du savoir.

Conclusion

En guise de conclusion, un constat et trois pistes réflexives considérant les pratiques philosophiques comme des invitations au partage dans la lignée des réflexions sur le rapport intergénérationnel éducatif s'offrent à nous.

Le constat rejoint celui de l'effet de mode que nous évoquions au début de cet article et nous amène à considérer la multiplication sur la scène médiatique des supports d'intention philosophique. En effet, d'autres médias se font aujourd'hui le relais de ce type d'initiative, à la télévision, par exemple au sein de l'émission Les Maternelles, diffusée sur France 528, ou à la radio avec Le Monde selon "oim"de France Inter.

Les trois pistes réflexives qu'il faudrait pouvoir étayer sont les suivantes :

D'une part, peut-on, au vu de ce type d'appareillage médiatique, considérer que nous sommes passés d'une ère de l' instruction morale à celle d'une réflexion philosophique, autrement dit, la pratique philosophique contemporaine (incarnée essentiellement par les DVP) constitue-t-elle une nouvelle forme de cours de morale et d'éthique ?

D'autre part, nous avons mis à jour le principe communicationnel de l'interaction égalitaire comme forme médiatique contemporaine du genre philosophique. Cette " égalité " serait à nuancer. En effet, l'observation de ces rubriques à visée philosophique met en lumière la prédominance de l'adulte dans une situation de communication plaçant les adolescents dans une posture scolaire et donc sujets à la domination statutaire de l'adulte. Cette différence statutaire s'observe dans le jeu des embrayeurs énonciatifs qui combine le Vous de politesse, le On inclusif, le Vous collectif et le Tu personnel. Elle s'observe également dans la mise en scène même du dispositif. La rubrique " La Bonne Question " est en effet réalisée dans des établissements scolaires. Ainsi, si le philosophe est un professionnel extérieur à l'établissement, le lieu lui confère malgré lui, aux yeux des participants, le statut d'enseignant et les place, eux, dans la position " d'élèves ". Cette inégalité porte également et enfin sur le degré de connaissance et de compétence. Si la visée communicationnelle de la rubrique n'est pas le savoir philosophique lui-même mais plus le guidage réflexif et l'ouverture au questionnement, les adolescents se placent néanmoins d'eux-mêmes dans une position d'infériorité cognitive et reconstituent un schéma scolaire en ayant recours à l'adulte pour valider ou invalider leurs pensées. On note ainsi de nombreuses questions du type "  mais est-ce que c'est possible ça ? "29, " est-ce que ça veut dire que c'est faux ? "30 ou "  d'après vous, quelle théorie est la bonne ?"31.

Enfin, notre dernière ouverture réflexive porterait sur la problématique du dialogisme comme outil de " socialisation ", entendu comme le fait de " prendre part à la société ", qui permet aux jeunes de porter un avis, d'exprimer une opinion, d'exister en tant qu'acteurs de la société, légitimés par l'instance adulte et non plus cantonnés à une expression entre pairs. Le choix de la rédaction d' Okapi de mettre en présence les adolescents et un philosophe de renom a pour but de "  renforcer cette idée que les ados ont une légitimité dans ce type d'interrogations "32. En répondant aux questions du type " sommes-nous tous égaux ? " ou " pourquoi la guerre existe-t-elle ? ", les jeunes adolescents s'incluent dans un mouvement de pensée sociale et inscrivent leurs propres références dans un univers réflexif général. À travers ces interrogations s'affirme l'expression d'une " culture Ado ", la mise en mots d'un univers de référence adolescent, fait de valeurs spécifiques et traditionnelles.


(1) " Trois Questions à Michel Tozzi ", in Côté Philo, revue de l'ACIREPH, Dossier " Philosopher avec les enfants ? ", n°3, novembre 2003.

(2) Colloque International, " La philosophie comme pratique éducative et culturelle : une nouvelle citoyenneté ", 15 et 16 novembre 2006 à l'UNESCO.

(3) Cette mutation médiatique ne se limite plus aujourd'hui à la presse adolescente, puisque suivant une logique de chaînage, la maison Bayard propose également depuis 2004 une rubrique " philo " dans les pages des deux magazines généralistes éducatifs pour les plus jeunes, Astrapi avec " Pense pas bête ", pour les 7-11 ans, et Pomme d'Api avec " Les P'tits Philosophes ", adressés aux 3-7 ans.

(4) Cela est essentiellement valable pour la presse généraliste dite " éducative ", et non, par exemple, pour la presse " Ado ".

(5) Fourment, A., (1987), Histoire de la presse des jeunes et des journaux d'enfants (1768-1988), Paris : Editions Eole.

(6) Les évènements de mai 68 favoriseront largement cette tendance.

(7) Le principe du chaînage consiste à mettre un magazine à disposition de chaque tranche d'âge et permet ainsi de suivre son lectorat.

(8) La thématisation est le principe de diversification des journaux. Les journaux pour enfants généralistes, à tendance essentiellement ludo-éducative, ont peu à peu laissé leur place à des journaux spécialisés correspondant aux centres d'intérêts d'une cible particulière comme des sportifs, scientifiques, linguistiques, religieux ou encore des magazines de bricolage, de travaux pratiques ou d'actualité.

(9) Le magazine Okapi voit le jour en 1971. Il s'agit d'un bimensuel qui, à sa création, s'adresse à un lectorat âgé de 7 à 10 ans. Il grandira avec son public pour aujourd'hui atteindre une cible adolescente, d'où son sous-titre actuel " 100% ADO ", et couvrir la tranche d'âge équivalente aux " années collège " : les 10-15 ans. Le seul généraliste aujourd'hui proche de ce type de contenu est le périodique des éditions Fleurus, Le Monde des Ados, qui a vu le jour au début des années 2000.

(10) Okapi, Rubrique " Dis moi Denys ", n°123, 1er janvier 1977.

(11) Idem, n°132, 1er mai 1977.

(12) Idem, n°143, Novembre 1977.

(13) Okapi, Rubrique " La Bonne Question ", n°702, 15 octobre 2001.

(14) Idem, n°730, 15 janvier 2003.

(15) Okapi, Rubrique " Dis moi Denys ", n°24, octobre 1972.

(16) Okapi, Rubrique " La Bonne Question ", n°704, 15 novembre 2001.

(17) Okapi, Rubrique " Dis moi Denys ", n°70, octobre 1974.

(18) Okapi, Rubrique " La Bonne Question ", n°722, septembre 2005.

(19) Okapi, Rubrique " Dis moi Denys ", n°133, juin 1977.

(20) Okapi, Rubrique " La Bonne Question ", n°714, 15 avril 2002.

(21) Okapi, Rubrique " Dis moi Denys ", n°143, octobre 1977.

(22) Okapi, Rubrique " La Bonne Question ", n°727, 1er décembre 2002.

(23) Charaudeau, A., (1983), Langage et discours, Paris : Hachette Université.

(24) cLa notion de " discours " est ici définie selon les termes de Dominique Maingueneau [(2005), Analyser les textes de communication, Paris : Armand Colin.], comme " un élément contextualisé créant et modifiant son contexte au cours de l'énonciation. Il s'agit d'une organisation interactionnelle au-delà de la phrase, prise en charge par un sujet, orientée vers un interlocuteur, considéré comme une forme d'action selon les théories pragmatiques des actes de langage et régie par des normes langagières. Ce discours est lui-même entériné par la notion de " contrat de communication ". Pour cette notion de " contrat de communication " voir Charaudeau, P. (1983) et Charaudeau, P., (1997), Le discours d'information médiatique, la construction du miroir social, Paris : Nathan- INA.

(25) Charaudeau, P., " un modèle socio-communicationnel du discours (entre situation de communication et stratégie d'individuation) ", Paris : Université de Paris 13, Centre d'Analyse du Discours, p. 14.

(26) Tozzi, M., (2002), les Nouvelles Pratiques Philosophiques en classe,actes de colloque, avril 2001, Rennes : CRDP Rennes.

(27) Ibid.

(28) Nous faisons ici référence à la rubrique " Je suis venu te dire " dans laquelle des enfants d'une dizaine d'années s'interrogent et s'expriment sur des thématiques telles que " Suis-je unique ? " ou " C'est quoi l'amour ? ".

(29) Okapi, n°704, op.cit.

(30) ibid.

(31) Okapi, n°718, La Bonne Question, " Pourquoi rêvons-nous ? ".

(32) Propos de Jean-Jacques Fresko. Les " types d'interrogation " dont il parle sont les interrogations de type philosophique.

Télécharger l'article