Revue

La formation des enseignants à la discussion à visée philosophique : une question au carrefour du politique et du pédagogique

Une analyse des enjeux et des propositions de formation

Une question politique

La question de la formation de l'individu, du citoyen, et par ricochet en ce qui nous concerne, celle de la formation des enseignants, sont des questions éminemment politiques ; politique étant entendu au sens grec, à savoir ce qui concerne les affaires de la polis, de la cité. À ces questions se substitueraient volontiers et relativement aisément les suivantes : Quelle société pour demain ? Quel citoyen pour construire notre avenir commun ? Quel individu pour relever les défis inédits qui nous attendent ? Voulons-nous d'une société figée dans les réponses d'hier aux questions d'aujourd'hui ? Auquel cas nous devons, enseignants, nous attacher à reproduire fidèlement les modèles anciens dont on connaît par avance les avancées significatives qu'ils ont permis mais également les désavantages certains ? Voulons-nous d'une société tout entière orientée vers le profit, le pouvoir, la compétition ? Auquel cas la tâche de l'école est de se consacrer aux plus intelligents, aux plus performants, aux plus rapides, en laissant sciemment sur le bord du chemin tous ceux qui ne rentreraient pas dans cette description. Voulons-nous d'une société lisse et aseptisée, d'une société d'obéissance, d'une société uniforme où la volonté de quelques-uns deviendrait par la force ou la persuasion la loi de tous les autres ? Ce qui signifierait alors que nous, enseignants, nous attachions à faire des élèves qui nous sont confiés des adultes dépourvus de sens critique, du sens des responsabilités, des notions élémentaires de bien et de mal, des notions de justice, d'égalité, de solidarité ; des citoyens sans jugement, inaptes à la décision, incapables de raisonner et de penser par eux-mêmes ? En un mot, de ces soldats obéissants dont on remplit les champs de bataille au nom d'une idéologie despotique dépourvue de la moindre humanité ? Voulons-nous au contraire d'une société ouverte, plus juste, offrant une place reconnue à chacun et à tous ensemble ? Souhaitons-nous vraiment une société ne stigmatisant plus les différences et la singularité ? Rêvons-nous de tolérance, d'intérêt général, d'équité, de respect et de justice ? Croyons-nous nécessaire de former les jeunes générations à la gestion de la complexité et de l'inédit ? Prétendons-nous qu'il faut savoir s'interroger, examiner objectivement différentes possibilités, différentes hypothèses, en un mot réfléchir avant de prendre une décision et d'agir ?

Si, à chacune de ces interrogations, notre réponse s'inscrit clairement dans cette dernière perspective, la mission de l'école et la qualité de la formation dispensée aux enseignants qui interviennent deviennent alors des questions de la plus haute importance. Car chacun d'entre nous, quelle que soit son origine, la couleur de sa peau, la fortune de ses parents et même son envie personnelle passe un nombre non négligeable d'années sur les bancs de nos classes. Et tout enseignant face à ses élèves sait la richesse, le poids mais parfois aussi la difficulté de ces moments privilégiés où il est possible de poser les premières pierres et de construire utilement pour un avenir commun...

Une question urgente

Si la question de la formation des enseignants est une question éminemment politique, c'est également à notre sens une question d'une urgence pressante. Question urgente parce que l'actualité se rappelle souvent douloureusement à notre pensée ; parce que, depuis bien longtemps, il ne se passe pas un seul jour sans que sur nos écrans ou à la une de nos quotidiens des situations révoltantes, incroyables, inconcevables ne soit relatées avec force détails. Pire encore, ces situations qu'on peine déjà à croire véridiques mais qu'on espère, en désespoir de cause, uniques se produisent puis se reproduisent, sans même qu'elles ne soulèvent des interrogations, à défaut de soulever de l'indignation... La violence se banalise et les situations qu'on qualifiait auparavant d'extrêmes deviennent désormais atrocement banales. Les exemples en ce domaine ne manquent pas et je laisse à chacun le soin d'illustrer mes propos...

Question urgente parce que, à moins d'un improbable miracle, la situation ne semble pas devoir s'améliorer de si tôt. Le délinquant multirécidiviste, le tyran avide de pouvoir et de profit, l'exploiteur notoire de la misère et de la détresse humaines dépourvu des valeurs les plus élémentaires ont tous, à un moment ou à un autre, été à l'image de ces petites têtes blondes ou brunes qui s'assoient sur les bancs de nos classes. Nous fera-t-on croire qu'il peut exister un destin incontournable de truand, de brute ou de tyran sanguinaire et que personne vraiment n'y peut rien ?

Nombre d'enseignants, de la maternelle aux dernières classes de lycée, ont bien compris, ou pour certains peut-être simplement pressenti l'importance de la réflexion philosophique dans l'enseignement d'une part, dans la construction de l'individu d'autre part, dans celle du citoyen enfin.

Des expérimentations sont menées, plus ou moins structurées, plutôt moins que plus accompagnées. Différents courants apparaissent en France, se rejoignent souvent globalement sur le fond, divergent fréquemment sur la forme en fonction des objectifs visés, des finalités affichées.

Vise-t-on la construction identitaire de l'élève en tant qu'individu appartenant à un grand tout à l'image du courant de J. Lévine ; cherche-t-on l'acquisition progressive de compétences purement langagières comme E. Auriac ; souhaite-t-on la construction d'habitus démocratiques comme A. Delsol ou S. Connac ; ambitionne-t-on la rigueur du raisonnement philosophique dans le droit fil d'O. Brenifier et d'A. Lalanne ; ou se situe-t-on plutôt dans quelque savant mélange de plusieurs de ces objectifs tel M. Tozzi ou M. Lipman ?

À défaut d'une proposition institutionnelle de formation dont les modalités resteraient certes à préciser, certains enseignants, praticiens de terrain, se lancent seuls avec plus ou moins de bonheur, de rigueur, de doute souvent et de culpabilité parfois. Dans cette expérimentation sauvage, le meilleur côtoie souvent le pire. On met en place des débats, à tout va, qui n'ont parfois de débat que le nom ; pire on laisse croire à de jeunes élèves que tout peut être dit sans autres exigences, que tout est négociable, que tout se vaut. Les enseignants pêchent par inexpérience, manquent d'information voire de formation.

Une question pédagogique

Un certain nombre d'enseignants, nous l'avons vu, tente d'apporter une réponse pédagogique à une question politique pressante. Penser, comme lire ou écrire, s'apprend, s'élabore et s'organise. Conceptualiser, problématiser et argumenter pourraient également s'apprendre progressivement, sans qu'il faille nécessairement attendre la fin des études secondaires pour s'y essayer avec méthode et détermination. Mais, et la question mérite sans aucun doute d'être posée, la réflexion philosophique trouve-t-elle une véritable place, peut-elle vraiment s'inscrire dans les instructions ministérielles et les programmes d'enseignement du premier degré ?

Si d'aventure un curieux ou un pointilleux s'ingéniait à chercher le mot " philosophie " dans les programmes 2002 qui définissent les actuels contenus d'enseignement, il ne le trouverait pas pour la simple et bonne raison qu'il ne s'y trouve pas... Par contre, le volume intitulé " Littérature, cycle 3 " des documents d'application des programmes rappelle, à la page 8, que l'appropriation des oeuvres littéraires appelle un travail sur le sens. Ce dernier, interrogeant " les histoires personnelles, les sensibilités, les connaissances sur le monde, les références culturelles et les expériences des lecteurs [...] crée l'opportunité d'échanger ses impressions sur les émotions ressenties, d'élaborer des jugements esthétiques, éthiques, philosophiques et de remettre en cause des préjugés. " Le même document précise encore que les oeuvres de littérature sélectionnées permettent aux enfants d'interroger les valeurs qui organisent la vie et lui donnent une signification.

Notons également que le terme " débat ", ainsi que différentes occurrences s'y rapportant (échanges collectifs, discussions) sont quant à eux omniprésents. Pour mémoire, rappelons qu'on les trouve 10 fois au cycle 1 de l'école primaire, 14 fois au cycle 2 et 29 fois au cycle 3... Les domaines d'enseignement des cycles 1 et 2 ainsi que les différents champs disciplinaires du cycle 3 sont presque tous concernés par cette mise en oeuvre.

Autre élément essentiel : le travail sur les compétences. Débattre, c'est maîtriser des savoir-faire (prendre la parole devant la classe, s'exprimer clairement pour se faire comprendre, exposer et justifier son point de vue, rester dans le propos de l'échange, respecter et faire respecter les règles d'un débat...) et des savoir-être (être attentif, concentré, patient, être capable de se décentrer, de respecter l'autre, d'écouter autrui...). Ces derniers garantissent les modalités pratiques du débat tant sur le fond que sur la forme. L'ensemble renvoie à ce qu'Habermas appelle l'éthique communicationnelle.

Débattre philosophiquement, c'est maîtriser les compétences caractéristiques du philosopher organisées autour du triptyque tozzien, à savoir conceptualiser (savoir exactement de quoi on parle), argumenter (savoir si ce qu'on dit est vrai) et problématiser (mettre en question ses représentations).

Débattre est également une des manifestations de la pensée complexe et réflexive. C'est être capable de raisonner juste, de porter un jugement éclairé, de penser avec les autres et de coopérer efficacement à la recherche d'une solution adaptée, c'est également être capable de créer des liens entre les morceaux épars d'une culture de plus en plus disciplinaire et morcelée.

Ces différents éléments trouvent aussi un écho non négligeable du côté du socle commun de connaissances et de compétences paru au BO n°29 du 20 juillet 2006. Ce dernier, rappelons-le, sans condenser ni se substituer aux programmes d'enseignement en vigueur, " s'acquiert progressivement de l'école maternelle à la fin de la scolarité obligatoire. "

Le socle commun se décline autour de cinq piliers plutôt classiques : maîtrise de la langue, principaux éléments de mathématiques et de culture scientifique et technologique, maîtrise des techniques usuelles de l'information et de la communication, pratique d'une langue étrangère et culture humaniste auxquels s'ajoutent deux domaines faisant l'objet d'une attention plus récente : compétences sociales et civiques, autonomie et initiative. Ce texte fondateur " détermine ce que nul n'est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé ", décline les éléments incontournables autour de trois axes identiquement répétés pour chacun des piliers : connaissances, capacités, attitudes, et se présente donc à ce titre comme le ciment de la Nation.

Chaque compétence constituant ce socle commun requiert la contribution de plusieurs disciplines et, réciproquement, chaque discipline concourt à l'acquisition de plusieurs des compétences visées. En totale adéquation avec les programmes d'enseignement de 2002, nous constatons que la maîtrise de la langue française reste la priorité absolue et que celle des compétences précédemment listées y est également largement réaffirmée. Citons ainsi, pêle-mêle, la nécessité pour les enseignants d'amener les élèves à une pensée précise et claire, un raisonnement rigoureux et facilement compréhensible, à l'utilisation d'un vocabulaire juste et précis, à la capacité à prendre part à un débat et à faire valoir leur point de vue tout en prenant en compte les propos d'autrui...

Les enseignants doivent également s'attacher à développer chez leurs élèves le " goût du raisonnement fondé sur des arguments dont la validité est à prouver " et " l'esprit critique permettant la distinction entre le prouvé, le probable ou le certain ", les amener à la " distinction entre faits et hypothèses vérifiables d'une part et opinions et croyances d'autre part ", contribuer à la formation de leur jugement et les inviter à la réflexion sur leurs propres opinions, les aider à la " formation d'opinions raisonnées " et à l'évaluation des " conséquences de leurs actes ", les conduire à raisonner avec rigueur et logique, à savoir enfin construire leur opinion personnelle, accepter de la remettre éventuellement en question et de la nuancer.

Une question enfin, et non des moindres, peut-être même la question essentielle pour clore cet aspect des choses et ouvrir au point suivant : à l'heure actuelle, les enseignants sont-ils véritablement en mesure d'aider leurs élèves à maîtriser ces compétences ? Allons plus loin encore : sommes-nous sûrs de maîtriser, nous-mêmes, enseignants ou non d'ailleurs, l'ensemble des compétences que nous sommes censés faire acquérir à nos élèves tout au long de leur scolarité obligatoire ?

Une réponse qui interroge la formation des enseignants

Cette question à la formulation quelque peu provocante est bien au coeur de notre réflexion présente et interroge la nature même ainsi que les contenus de la formation actuellement dispensée aux enseignants chargés de faire acquérir aux plus jeunes de nos élèves des compétences aussi fondamentales que celles contenues à la fois dans les programmes de 2002 et dans le socle commun de connaissances et de compétences.

Si cette nécessaire formation se doit, bien évidemment, d'être aussi disciplinaire, progrès technologique et société post-moderne ne pouvant nous en exempter, il semble toutefois que la question du sens des apprentissages se pose pour la première fois d'une manière aussi aiguë et aussi pressante. " À trop vouloir compter les étoiles, on finit par ne plus voir le ciel... " avons-nous souvent tendance à rappeler. Bien sûr, il va sans dire que les connaissances et les compétences purement disciplinaires sont importantes, mais sont-elles réellement aussi prioritaires qu'on veut bien le laisser croire ? Faut-il vraiment viser un encyclopédisme suranné et par définition inaccessible et éphémère, ou bien s'attacher prioritairement à donner, à tous et à chacun, les moyens et l'envie d'apprendre progressivement ce qu'il ne sait pas, et la possibilité de trouver les informations nécessaires qui manquent à une prise de décision raisonnée ? Est-il absolument préférable de faire des spécialistes du détail au détriment parfois d'individus capables d'utiliser judicieusement leur raisonnement et leur jugement pour guider leurs choix et leurs actions ? N'est-il pas essentiel et urgent de préparer nos enfants à affronter ce grand défi de la complexité, car aujourd'hui si on sait parfaitement bien séparer les choses, on sait encore bien mal les relier pour leur donner un sens qui fait parfois cruellement défaut.

Dans nos écoles, on présente des savoirs séparés en disciplines fragmentaires, éclatées, en miettes mais qui, quand, où et comment faisons-nous du lien ? Quand, où et comment enseignons-nous l'incertitude, le doute et l'humilité ? Comment, nous enseignants, participons-nous activement à la construction du jugement de nos élèves ? Comment leur apprend-t-on à penser par eux-mêmes, à raisonner avec logique et rigueur, à soumettre à critique et à mettre à distance la masse incroyable d'informations qui nous assaille chaque jour ? Sommes-nous vraiment aussi sûrs de nous que nous en donnons l'air face aux nouveaux défis que nous avons à relever tous ensemble ?

Il nous semble qu'aujourd'hui il devient pressant et sans doute essentiel pour notre avenir, non seulement de s'attacher résolument à tisser du lien entre les pièces éparses de ce grand puzzle que constituent les programmes d'enseignement tous cycles confondus, pour donner enfin du sens aux contenus d'enseignement, et également de revoir la formation des enseignants dans ce même sens. On ne peut efficacement apprendre à autrui que ce que, soi-même, on maîtrise un tant soit peu.

Un tel changement de cap, une telle révolution conduit inévitablement à une modification en profondeur de l'attitude voire de l'identité professionnelle des enseignants face à leurs élèves : faire résolument confiance à ces derniers, accepter de se laisser surprendre et même parfois guider par leurs interrogations, croire sans hésitation aucune à leur éducabilité et donner du crédit à leur pensée, reconnaître à chacun le droit à l'erreur et au doute, adopter un rapport non dogmatique au savoir et accepter de partager son pouvoir, considérer enfin chacun comme un individu unique et singulier donc précieux.

Nos fonctions nous conduisent souvent dans les classes du premier degré, et le constat que nous dressons de ces visites in situ nous laisse à penser que nous sommes encore très loin de cet idéal. Les enseignants sont prisonniers de multiples carcans dont ils peinent à s'extraire : emploi du temps, intervenants extérieurs et contraintes des programmes arrivent sans nul doute en tête. N'oublions pas d'y ajouter également la pression parfois pesante des parents, de certains collègues, de la hiérarchie, de la société tout entière mais aussi la force de nos préjugés, le poids de notre histoire personnelle et de notre vécu professionnel, celui de nos espoirs et de nos peurs, celui de nos rancoeurs et de notre impuissance parfois face à une mission devenue de plus en plus difficile dans des secteurs où l'école reste parfois le seul service public encore présent.

Une réponse importante

Récapitulons ensemble les éléments précédemment abordés : la question de la formation de l'individu, du citoyen et par ricochet celle de la formation des enseignants sont des questions éminemment politiques parce que les réponses à apporter se déterminent dès aujourd'hui, et doivent impérativement répondre à la question suivante : quelle société voulons-nous pour demain ?

Suivant la réponse politique apportée à cette interrogation fondamentale, au vu de la difficulté grandissante et de l'urgence de la situation actuelle, la mission de l'école se trouve interrogée, et à travers elle la pertinence de la formation dispensée aux enseignants qui la constituent.

Un certain nombre d'enseignants tente d'apporter une réponse pédagogique à une question politique pressante. Des expérimentations variées se mettent en place, souvent dans des secteurs ou des contextes pédagogiques particuliers, parce qu'il s'agit peut-être là plus qu'ailleurs d'agir en profondeur, sur ce qui fait l'enfant et l'individu avant d'agir sur ce qui fait l'élève. La mise en place de discussions à visée philosophique dans les classes est une de ces réponses.

La réflexion philosophique trouve-t-elle une place, peut-elle vraiment s'inscrire dans les instructions ministérielles et les programmes d'enseignement du premier degré ? S'il est incontestable que le mot " philosophie " n'apparaît pas dans les programmes, nombre des compétences visées tant par les programmes de 2002 pour le premier degré que par le socle commun de connaissances et de compétences définissant les minima devant être maîtrisés en fin de scolarité obligatoire, peuvent être travaillées par ce biais.

Cependant, la question de la formation des enseignants et de leur capacité à aider véritablement leurs élèves à maîtriser ces compétences est maintenant posée. La réponse attendue interroge la pertinence de la formation des enseignants, repose inévitablement la question du sens des apprentissages et celle de la gestion de la complexité. Par ce même biais, l'identité professionnelle des enseignants est, elle aussi, questionnée. La société de demain se construit dans les classes d'aujourd'hui. Elle sera ce que nous ferons d'elle et s'enracinera dans notre réelle capacité, ou notre incapacité, à faire des élèves d'aujourd'hui les citoyens responsables de demain. Il semble qu'il faille s'engager résolument et rapidement vers des choix d'importance, peut-être vitaux qui seront, sans nul doute, déterminants pour notre avenir commun.

Une réponse progressive et adaptée : propositions de formation

La décision de mettre en place des discussions à visée philosophique dans les classes ne peut, à notre sens, se généraliser d'emblée au triple risque d'être perçue comme une réforme de plus voire de trop, tombée d'en haut, entendez par là des hautes sphères bien trop éloignées du terrain pour être réalistes, réforme appelée à mourir elle aussi de lassitude, d'isolement puis d'oubli comme nombre d'autres avant elle.

Par ailleurs, une telle institutionnalisation poserait certainement d'une manière suraiguë le problème de la formation : temps nécessaire et coût conséquent d'une formation à destination de la totalité des nombreux enseignants déjà en poste d'une part, et pénurie de formateurs en mesure d'assurer avec efficacité une formation complètement nouvelle et encore mal définie.

De plus, elle aboutirait certainement à une cristallisation des positions et à une uniformisation des pratiques actuellement en cours d'expérimentation, deux situations fortement préjudiciables à la qualité des résultats obtenus et, selon nous, nuisible à la richesse de l'innovation.

En conséquence, si nous souscrivons pleinement à l'idée d'une nécessaire formation à ce que d'aucuns appellent les " nouvelles pratiques philosophiques " (Tozzi) voire considèrent comme un " nouveau genre scolaire " (Auguet), nous plaidons également pour une réponse progressive et adaptée prenant en compte tant l'urgence de la mise en place que l'ampleur et la complexité du dispositif à élaborer.

Toutes les déclinaisons des deux leviers de la formation, formation initiale et formation continue confondues, sont à actionner prioritairement. Nos propositions2 prennent en compte les deux postulats initiaux suivants : tous les enseignants doivent avoir eu, a minima, une information sur les pratiques à visée philosophique ; dans le cadre de la formation initiale pour les nouvelles promotions de professeurs des écoles, dans celui des animations pédagogiques pour les enseignants actuellement en poste. Cette information doit être rendue obligatoire.

En plus de cette information, les jeunes enseignants devraient pouvoir bénéficier d'une formation optionnelle répartie sur deux années. Cette formation théorique pourrait être complétée avec bénéfice en trouvant un écho pratique dans les classes par le biais de la journée hebdomadaire assurée en circonscription. Par ailleurs, l'introduction dans le curriculum initial des enseignants d'une véritable formation philosophique semble devenir une nécessité incontournable. Par formation philosophique, nous entendons, certes, une approche classique des grands auteurs, mais également et peut-être surtout une mise en situation des stagiaires qui les amènerait progressivement à apprendre à philosopher et à développer les compétences censées être travaillées avec les élèves. Il s'agirait donc plus d'apprendre à philosopher que de faire de la philosophie entendue au sens traditionnel. Une telle offre de formation ne pourrait donc pas faire l'économie d'un travail rigoureux sur les compétences attendues tant chez le maître que chez les élèves, et qui dit compétences à atteindre dit également compétences à évaluer, leçons à tirer et réajustements à faire. De plus, la formation dispensée doit également s'attacher à présenter les outils déjà disponibles (ouvrages, vidéos), prendre appui sur les expérimentations déjà réalisées, et sur la littérature de jeunesse qui offre aux élèves de nombreuses pistes de réflexion.

En ce qui concerne la formation continue, quatre axes peuvent utilement l'ordonnancer : la mise en place de stages à durée variable, la formation de personnes-ressources, la constitution de groupes de recherche, une double proposition d'accompagnement (physique sur le terrain, virtuelle via Internet).

À court terme, il pourrait donc être raisonnablement envisagé de créer rapidement un département pilote ou un réseau d'écoles en vue d'une expérimentation à grande échelle sur une durée au moins égale à la durée du cursus primaire. Avant toute généralisation, il conviendra d'évaluer les résultats obtenus. Chez les élèves tout d'abord : y en a-t-il ? Constate-t-on des répercussions notables sur la réussite scolaire ? De quelle nature sont-elles ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? Quels sont les réajustements nécessaires ? Chez les enseignants ensuite : la pratique professionnelle des maîtres investis dans cette expérimentation a t-elle évolué ? Si oui, dans quel sens ? Si non, pourquoi ? Quelles sont les difficultés et les réticences rencontrées, les freins constatés ?

Conclusion provisoire

La demande forte émanant tout à la fois du terrain et des équipes de recherche, la difficulté du contexte social actuel, l'urgence et le caractère inédit des choix essentiels engageant notre avenir commun nous appellent à prendre en compte toutes les pistes qui permettraient de s'assurer de la pérennité de nos sociétés démocratiques voire de notre espèce. La mise en place de discussions à visée philosophique dans les classes est une de celles-là, sans doute d'ailleurs l'une des plus efficaces.

Cette décision importante, aux enjeux multiples, permettrait d'inscrire élèves et enseignants dans une dynamique de recherche, dans une culture de la question et une recherche conjointe de réponses. Elle amènerait également à redéployer une nouvelle identité professionnelle des enseignants qui ne seraient plus seuls maîtres de la parole, du pouvoir et du savoir, ainsi qu'à construire du lien entre les différents savoirs, savoir-faire et savoir-être de l'école et par extension de la société.

Elle aboutirait aussi, d'une part à ce que chacun puisse penser par lui-même pour ne pas être un de ces individus serviles et dépendants dont se nourrissent prioritairement les tyrans et les escrocs, d'autre part à permettre à chacun d'exercer une citoyenneté active lui donnant une place et une responsabilité dans la vie de la cité, enfin à construire une " citoyenneté réflexive " visant l'intérêt général et la recherche de la vérité.


(1) La discussion à visée philosophique à l'école primaire : quelle formation ?, Montpellier 3, 2006.

(2) Voir notre thèse.

Télécharger l'article