Revue

L'animateur d'un débat philo peut-il être neutre ?

L'animateur peut-il ne pas marquer de ses propres valeurs et références, de sa propre subjectivité, le déroulement et l'issue d'un débat philo ? Est-ce le recours prioritaire ou quasi-exclusif à la Méthode, par définition neutre et objective, qui pourrait fonder et garantir la neutralité de l'animateur ? Et, en tant qu'outil ou instrument, neutre et objectif, son maniement pourrait-il être enseigné comme tout autre objet pédagogique ?

C'est dans les sciences dites exactes que la méthode s'est vue attribuer un tel rôle prépondérant, et tout savoir, toute vérité non méthodiques sont désormais suspectés d'irrationalité ou d'a-rationnalité : la poésie, l'art en général, la psychanalyse, une partie des sciences humaines dites herméneutiques, etc.

L'idée de méthode impliquant la séparation, voire l'opposition entre sujet connaissant et objet à connaître (l'argument de la fameuse relation d'incertitude de Heisenberg n'y change rien : l'observateur intervenant dans l'objet observé est totalement désubjectivé) est mise en échec lorsque l'objet est un sujet, une réalité humaine. L'animateur d'un débat philo n'est pas face à un objet séparé de lui (le thème du débat et les participants), comme c'est le cas dans les sciences naturelles, il y est lui-même impliqué, il en fait partie.

Au lieu d'une Méthode, plus ou moins " rigoureuse ", n'est-ce pas plutôt l' Attitude, la " posture existentielle " de l'animateur qu'il s'agit en priorité d'élucider et de former, ou plutôt, à laquelle il faut l' initier ?

Le modèle nous en est fourni par la psychanalyse, où la qualité de l'analyste ne dépend pas de sa méthode et de sa technique, mais de son expérience, sa capacité d'accueil, son ouverture, son tact, son écoute fine (car le sens, le " vouloir dire " dépasse toujours le dire), sa bienveillance qui ne peut pas être neutre. Il s'ensuit que son principal " instrument de travail " est l'analyse de son contre-transfert, autrement dit, de sa tache aveugle irréductible, du fait qu'il n'est pas face à un objet séparé de lui, qu'il maîtriserait par une méthode. Il est impliqué dans une relation, dans une co-appartenance à un monde partagé.

Une condition nécessaire, mais non suffisante, d'une analyse ou d'un débat philo réussi, réside dans le fait que l'analyste, tout comme l'animateur, sorte lui-même changé de sa pratique, au lieu d'avoir appliqué efficacement une méthode à un objet tenu à distance grâce à sa méthode. Au lieu d'affiner sa méthode, l'animateur d'un débat philo est donc requis d'analyser son contre-transfert (analyse interminable) ou en termes philosophiques, de rendre compte (" logon didonai ", Aristote) de sa pratique, qui implique toutes ses facultés : raison, émotion, imagination, empathie, mémoire, créativité, etc.

La seule " neutralité " à laquelle un animateur de débat philo peut aspirer est sa conscience élargie, corrélative à la réduction de sa tache aveugle, de sa propre posture existentielle, donc de son absence de neutralité. Le " Connais-toi toi-même et tu connaîtras les mortels et les immortels ! " socratique vaut pour tous les participants à cette communauté de recherche originale qu'est un débat philo, y compris pour l'animateur.

Télécharger l'article