Les premiers philosophes ont créé chacun leur école : ainsi la philosophie dès son origine est liée à l'enseignement. Nous connaissons maintenant en France un siècle et demi de philosophie institutionnelle, d'où un certain conservatisme. Son activité d'enseignement et de recherche est surtout faite de commentaires sur l'histoire de la philosophie et de peu d'analyse des notions elles-mêmes. Son enseignement commence en classe de terminale (vers 17-18 ans, alors qu'en Finlande il peut commencer à 13 ans, au choix). Il est important en volume et en coefficient à l'examen du baccalauréat, mais seulement en série L qui ne concerne aujourd'hui que 10% des bacheliers, puis dans certaines classes préparatoires aux grandes écoles (khâgne bien sûr mais aussi six heures par semaine en prépa HEC, et 1h en maths sup.). Cette faible proportion d'élèves en L menace la pérennité de la philosophie, au moins comme matière obligatoire, en terminale, et la spécificité de "l'exception française".
Par ailleurs, les enseignants, confrontés au problème du rapport au sens pour les élèves, éprouvent qu'il est de plus en plus difficile d'enseigner la philosophie. Mais l'institution philosophique estimant que la philosophie est sa propre didactique, il y a peu d'évolution pédagogique sur le terrain. Or on n'est plus dans la tradition du rapport maître-disciples de l'Antiquité, enseignement d'élite inadapté à l'enseignement de masse. De plus la dissertation est maintenue malgré les résultats insuffisants constatés, et l'oral reste l'enfant pauvre, à cause du présupposé qu'on n'apprend pas à philosopher en parlant, mais en écoutant un professeur qui serait lui-même philosophe...
Depuis une quinzaine d'années émergent de nouvelles pratiques de la philosophie, cette fois "dans la cité" : apparition des cafés-philo avec Marc Sautet en 1992, de l'Université Populaire de Michel Onfray depuis au moins quatre ans, premier Printemps des universités populaires à Lyon en juin 2006, cours publics de Badiou où un "amateur" présente ses thèses que le public discute, etc. La transcendance étant en crise, la recherche éperdue de sens trouve une réponse pour le public dans des oeuvres comme celle de Comte-Sponville, M. Onfray ou Luc Ferry, à l'école par la "philosophie avec les enfants". Cette émergence se fait hors de l'institution et même contre elle, en répondant à des besoins éducatifs fondamentaux, dont ceux de la parole et du sens. Voici dix ans, la polémique opposait l'institution aux cafés-philo ; maintenant il y a débat entre elle et toute une gamme alternative : s'agit-il d'apprendre à philosopher ou d'apprendre l'oeuvre des philosophes ?
Il y aujourd'hui une réelle demande sociétale de philosopher, et c'est nouveau. Les expériences de philosophie aux enfants (dans certaines circonscriptions, elles sont parfois même encouragées par l'Inspection du premier degré) sollicitent de nombreux instituteurs, qui se lancent dans cette innovation. Elle répond au besoin des enfants de parler et de réfléchir sur les problèmes existentiels, devant lesquels les équipes pédagogiques ne sont pas toujours prêtes, non formées pour diriger un groupe de discussion réflexif. D'où la création de matériel didactique chez de nombreux éditeurs, et ceci pour une matière qui n'est pas au programme ! Ces pratiques se développent spécialement dans les ZEP : effet de la dernière ruse du néo-libéralisme qui y voit sans doute plus une activité communicationnelle pacifiant les classes qu'une voie d'éveil du citoyen ?
L'enseignement de la philosophie est animé par deux projets : faire penser par soi-même pour former un citoyen ; et traiter les questions essentielles de l'existence, "la philosophie étant le moyen d'aborder les problèmes à résoudre" (K. Popper) ; ces projets n'étant pas contradictoires, mais exigeant des moyens différents. On assiste donc à la fois à une crise profonde de l'enseignement philosophique institutionnalisé, et à la montée de nouvelles formes pédagogiques. Des universitaires éprouvent le besoin d'aller hors institution, dans des Universités Populaires par exemple.
Les sujets du bac de 2006 sont étonnants ! Ils demandent aux candidats une recherche personnelle faisant appel à une certaine maturité et une pensée personnelle, plus qu'à la connaissance et la référence aux textes classiques... Alors que la tradition ne connaît que les textes, le nouveau paradigme qui émerge avec les nouvelles pratiques philosophiques à l'école (primaire, Segpa des collèges) et dans la cité, c'est l'échange oral, dans la discussion à plusieurs - (et non seulement à deux ou trois, comme dans les dialogues classiques) -, qui nous renvoient à l'agora de Socrate et à la naissance d'un "espace public" au 18e siècle.
Á l'intérieur de l'institution il y a bien eu débat : en 1975 le projet Haby qui voulait rendre la philosophie facultative a été ressenti par les professionnels comme une atteinte à la culture car pour eux "Philosophie, École, République, Universalité", c'est le même combat. Des groupes de recherche critique de l'enseignement se sont constitués (ex. du GREPH avec J. Derrida dans la décennie 1970), une critique du point de vue féministe a été faite (M. Le Doeuff, P.Bourdieu), l'orientation presque exclusivement idéaliste des philosophes du programme officiel a été stigmatisée (critique reprise aujourd'hui par M. Onfray). Ces débats n'ont guère eu à l'époque de retombées pédagogiques. Il faut encore soutenir des thèses sur la didactique de la philosophie dans les départements des "sciences de l'éducation", et non de philosophie.
Et pourtant une nouvelle pédagogie est en gestation. Le débat sur oral/écrit a bien lieu. Selon J. Goudy La raison graphique lie l'émergence de l'écriture dans l'humanité à celle de la raison. Mais l'écriture est toujours au passé, il n'y a pas de discussion avec un auteur mort. L'irruption nouvelle de l'oralité est intéressante : l'oral, ce n'est plus de l'enseignement, c'est de la pratique philosophique. Le programme officiel dit bien qu'il s'agit d'apprendre à penser par soi-même, mais on apprend à penser en lisant des textes ou en écrivant des dissertations (pour passer le Bac, qui est un examen écrit). Á l'opposé la pratique populaire est gratuite, sans prérequis, sans contrôle, en rupture totale avec l'enseignement traditionnel. Il est vrai que le niveau des discussions orales et celui des travaux professionnels sont très inégaux.
Dans un café-philo, on n'approfondit aucun sujet, du fait de l'impréparation et du désintérêt à y consacrer du temps et des efforts. Si on y pratique bien de la philosophie en exerçant vision globale et recherche du sens, on reste dans le (très) à-peu-près. Á l'usage cela devient ennuyeux. On n'envisage pas pour autant de se cantonner à l'exégèse des oeuvres, comme les croyants à l'égard des textes sacrés, sinon pour les resituer dans leur temps historique, apprendre comment les prédécesseurs élaboraient leur pensée, afin de s'en inspirer dans le nouveau contexte technologique dense et accéléré de notre société où il faut tout repenser. Car il s'agit de contribuer à l'élaboration d'un discours contemporain dans un esprit de travail philosophique, et pas seulement de consumérisme culturel.
Avec les nouvelles pratiques, dans de nouveaux lieux, se pose la question des nouveaux rapports entre maître et disciples, professeur et élèves, animateur et participants. Cela dépend de la nature du philosopher, des présupposés de l'organisation. L'institution reste dans la tradition du "quarté plus" (Platon, Aristote, Kant, Hegel). Mais quels sont les présupposés des pratiques nouvelles ? L'asymétrie caractérise les rapports professeur/élèves, même dans la philosophie aux enfants (en Amérique du Nord au contraire, où il n'y a pas de cours magistral, le but est de faire ensemble), car dans le milieu scolaire commande toujours en France la dimension exclusive de la connaissance. Il n'y a pas de telle asymétrie dans le café-philo, où le participant peut articuler ce qu'il veut dire de son être. L'objectif des nouvelles pratiques devrait être conscience et diversité : il y a pluralité de pratiques.
Faut-il donc avoir des maîtres ou pas ? On a beaucoup d'inspirateurs dont on s'approprie les idées. Les citations ne sont souvent que des arguments d'autorité ; et de la connaissance des oeuvres nous faisons notre propre pensée. Nous avons deux sortes de maîtres : les professeurs et les auteurs ; on garde ceux qui intéressent et que l'on trouve plus pertinents.
C'est sur ce point que se place le conflit profond entre les deux clans : l'institution philosophique contre la philosophie aux enfants, les cafés-philo, les universités populaires...
La cécité de nombre de philosophes peut s 'expliquer par une réaction professionnelle identitaire : on touche au rôle du maître. Celui-ci fait débat parmi les praticiens eux-mêmes : Oscar Brenifier choisit la voie du Diogène provocateur et du Socrate maïeuticien. Jacques Lévine (psychanalyste) veut que le maître se retire pour que personne ne puisse faire alliance avec lui (ou que le maître soit "ignorant" comme chez J. Rancière) : ce qui compte c'est la construction psychologique du sujet en faisant l'expérience qu'on est un sujet pensant. Ou encore on veut autoprogrammer la disparition de l'animateur jusqu'à la non-intervention (J.-F. Chazerans). D'autres positions s'appuient sur l'éthique communicationnelle de Habermas dans une perspective démocratico-philosophique (Sylvain Connac).
Trois conditions président à la reconnaissance du maître : sa supériorité intellectuelle, son rôle de guide vivant, et ceci au moment où le besoin est ressenti. L'enseignement par des auteurs morts pose question aussi dans l'enseignement de la poésie : les enfants sont ébahis en présence d'un poète vivant. La différence avec l'institution, c'est que dans les pratiques de la philosophie dans la cité, on rencontre des animateurs-philosophes vivants, et qui autorisent à philosopher. Car se trouver un maître, c'est se l'inventer (c'est bien l'arbre qui envoie ses racines fouiller la terre).
Certains disent que pour trouver son maître dans l'autre, il faut "avoir eu" un maître, et le temps joue son rôle entre le maître et le disciple. D'autres avancent que ce problème du maître est peut-être surtout français (et oriental ?), mais pas américain/canadien, où on discute avec l'enseignant : peut-être pas "meurtre du Père" mais, sans filiation claire, on pioche dans son milieu. On doit dé-hypostasier la figure du maître, introduire celle de l'étranger (à l'invite de Platon) comme maître. Une nouvelle figure semble émerger, celle de l'accompagnateur : celui qui accompagne l'apprenti en philosophie est une vigie de l'émergence des processus de pensée, dans le cadre d'une éthique communicationnelle. On ne confondra pas animateur et maître : celui-ci est toujours placé comme modèle devant les disciples, élèves, auditeurs ou lecteurs ; l'animateur, quant à lui, se tiendra à côté des participants à la discussion : il ne les mène nulle part, mais veille à ce qu'ils n'aillent pas n'importe où.