Revue

Quelle cohérence construire entre les finalités et les méthodes dans l'animation d'un débat philosophique ?

Les 29, 30 et 31 juillet 2006, se tenait à Revel (Haute-Garonne) le 8e festival "Philo des champs" organisé par l'association Agora 31. Ces rencontres, qui regroupent sur le plan national animateurs et participants de "cafés-philo", nous permettent de faire le point sur cette nouvelle démarche philosophique, mais également de mutualiser et d'affiner notre pratique sur le plan théorique.

LES TAUPES

La diversité n'exclut pas "l'unité". Les acteurs de l'histoire ne comprennent généralement pas le rôle qu'ils sont en train de jouer. Que l'histoire soit provoquée par une "intention" inaccessible à la raison humaine, ou qu'elle soit le produit de l'action des hommes et des aléas liés à la contingence, dans les deux cas, la complexité des causes et des effets nous fait tâtonner dans l'obscurité.

Un participant l'exprima d'ailleurs très bien à travers une image qui l'a saisi lors de ce débat sur la cohérence entre les moyens et les fins. Nous serions, en quelque sorte, des taupes perdues dans les ténèbres, et notre seule manière d'illuminer notre vie consisterait à nous regrouper, à confronter nos points de vue, afin de faire surgir de notre "feu intérieur", cette "lumière" commune qui nous permettra d'avancer tous ensemble, non pas vers une unité totalitaire, mais vers une "unicité" capable d'englober toutes les différences.

Notre démarche philosophique, qui part de la pratique pour remonter vers la compréhension et la conceptualisation de notre "mouvement", est un travail qui demande du temps. Contrairement au processus déductif de la recherche philosophique universitaire, qui part généralement de la théorie pour se confronter à la diversité du singulier, notre cheminement est inductif.

Ces deux mouvements ascendant et descendant sont nécessaires, mais dans les deux cas les "vérités" a priori et a posteriori qui se dégagent du travail déductif et inductif ne sont que des hypothèses qu'il nous faudra remettre sur l'établi.

UNE GRILLE DE LECTURE

Après avoir réfléchi au cours des deux débats précédents sur les finalités, puis sur les méthodes et les dispositifs mis en place dans l'animation et la gestion d'un "café-philo", le thème de notre débat concernait la cohérence entre ces deux aspects.

Michel Tozzi introduisit le débat par une grille de lecture des finalités et des dispositifs mis en place dans l'animation d'un débat philosophique.

A) Finalités possibles :

  1. finalité de convivialité (retisser le lien social et la civilité) ;
  2. finalité démocratique (retisser le lien politique, la relation à la cité, la citoyenneté) ;
  3. finalité proprement philosophique du "penser par soi-même" (Apprendre à problématiser, conceptualiser, rationnellement argumenter).

B) Dispositifs possibles :

  1. dispositif démocratique (partage de l'animation, souci d'égalité dans la distribution de la parole) ;
  2. dispositif monocratique (animateur seul) ;
  3. dispositif libertaire (disparition de l'animateur).

Je ne m'étendrai pas sur la question des finalités qui ont déjà été abordées au cours de ce festival. Je ferai la critique des dispositifs envisagés, et je tenterai de les mettre en relation avec les finalités citées plus haut. Bien entendu, si tel dispositif favorise plus spécifiquement une des finalités en question, cela ne signifie pas pour autant qu'il exclut toutes les autres.

DISPOSITIF DÉMOCRATIQUE

Le dispositif démocratique, mis en place dans la plupart des cafés-philo, favorise les deux premières finalités. Il y a dans cette démarche un souci d'égalité dans la distribution de la parole (parfois même, une liste d'inscription est utilisée pour les tours de parole).

Lorsque l'animation d'un débat se partage, il y a, en général, un président de séance qui se charge d'organiser les tours de parole, un "reformulateur" qui reprend ce qui a été dit pour questionner et ouvrir de nouvelles pistes, et un synthétiseur qui produit la synthèse du débat.

Bien qu'il soit soucieux d'une certaine égalité, favorisant le partage de la parole et la convivialité, le dispositif démocratique a sa tâche aveugle. L'égalitarisme de la parole peut entraîner la perte de l'exigence philosophique. Dans un tel cas, tous les discours se valent et ceux qui parlent pour parler, font obstacle à ceux qui, au contraire, peuvent faire progresser le débat en parlant pour penser.

Dans le cas où une liste d'inscription est établie pour les tours de parole, cette manière de procéder annihile la passion et tue la spontanéité propice à "l'âme" de la discussion. Parce que précisément, un animateur de café-philo doit mettre de l'âme dans un débat, de la passion dans l'enquête, et se laisser surprendre par le surgissement d'une idée qui n'a pas à prendre son ticket, comme à la "sécu", pour s'exprimer.

Il est toujours très facile de se déclarer animateur de café-philo, mais il est plus difficile de produire un véritable travail philosophique. Les qualités d'animation et de communication dans la gestion d'un groupe, le calme et la maîtrise de soi, l'écoute et l'impartialité, le développement de capacités de raisonnement (problématiser, analyser et conceptualiser) et leur application dans un débat, l'acquisition de facultés synthétiques dans la réflexion afin d'obtenir une vision globale de la discussion, l'intuition et la sensibilité qui permettent de faire surgir au moment opportun l'idée illuminatrice, le génie ou le "moment philosophique" dans la communauté de recherche, la connaissance globale, universelle et non pas seulement occidentale, voire exclusivement philosophique, de l'histoire et de l'actualité de la pensée... sont des qualités qui ne se rencontrent pas chez tout le monde.

Ces qualités, qui ne sont pas exhaustives, s'acquièrent par l'étude, la réflexion théorique, pédagogique et la répétition inlassable de la pratique de l'animation. Ce n'est pas un hasard si certains animateurs de débat philosophique se professionnalisent. Cette professionnalisation est l'aboutissement d'un savoir-faire.

C'est le dispositif démocratique qui fut mis en place lors des débats du 8eFestival philo-des-champs. L'animation fut partagée. Le résultat fut très positif, mais les animateurs étaient confirmés.

Prôner le dispositif démocratique comme une panacée comporte le risque de voir le débat philosophique dégénérer en groupe de parole. Devant le développement des cafés à thèmes, tels que la psychologie, la sociologie, la géographie ou autres, il est nécessaire de nous resserrer autour de notre spécificité. Notre travail doit faire appel à une exigence philosophique incontournable.

Á vouloir dans un souci démocratique excessif partager systématiquement les rôles dans l'animation d'un débat philosophique, on risque le nivellement par le bas. Parfois un animateur seul est préférable.

DISPOSITIF MONOCRATIQUE

La singularité de l'animateur, son savoir-faire, son talent, son charisme, sa capacité d'écoute, sa générosité, ses capacités pédagogiques, sa fonction du leader... sont également à prendre en compte.

Le dispositif monocratique est à part. Ce mode d'organisation dépend d'un individu qui a un authentique savoir-faire à transmettre. Dans tout mouvement, le phénomène du leader est bien souvent indispensable. Dans une société où la loi du plus grand nombre s'impose de manière totalitaire, la médiocrité prévaut, et les qualités, voire le génie des individus sont ignorés. La juste mesure est oubliée, et les leaders sont considérés comme des fascistes, ou adulés comme des gourous. Il serait dommage de se couper du savoir-faire d'un animateur au nom d'une pétition de principe démocratique.

Ce dispositif peut aussi bien, grâce à la générosité de l'animateur et ses capacités pédagogiques, favoriser toutes les finalités de notre grille de lecture ou les abolir toutes. Le danger d'un tel fonctionnement est trop évident pour s'y étendre. Si l'animateur ne transmet pas son savoir-faire et s'il ne s'efface pas du pouvoir au moment opportun, le groupe se transforme en secte et l'animateur en gourou.

Si par ce type de dispositif, l'exigence philosophique est préservée grâce au souci de qualité de l'animateur, elle peut aussi disparaître dans une organisation totalitaire où plus personne ne pense par soi-même.

DISPOSITIF LIBERTAIRE

Le dispositif libertaire et la disparition de l'animateur dans un groupe autogéré favorisent l'idéal démocratique et les liens conviviaux, puisque les individus sont ici supposés capables de se gouverner par eux-mêmes.

Cependant un tel dispositif me semble utopique. Il est illusoire de croire, que sans animateur référent, les individus vont spontanément respecter la parole de l'autre. Cela est sans doute possible dans une communauté de recherche peu nombreuse, qui s'est constituée depuis longtemps, avec des individus qui ont déjà opéré un travail sur eux-mêmes, mais n'oublions pas qu'un café-philo est ouvert à tous, et les trublions ne manquent pas...

DISPOSITIF ET POLITIQUE

Nous pourrions faire un parallèle entre les dispositifs dans l'organisation d'un débat philosophique et les systèmes politiques qui existent dans le monde (démocratie, autocratie, collectivisme...). Existe-il un système meilleur qu'un autre ? Il y a peu de chance d'obtenir une réponse définitive sur le sujet. Nous voudrions tous vivre en démocratie, car nous réclamons la liberté d'agir à notre guise. Cependant, qu'entendons-nous par liberté ? Nous n'opérons jamais la différenciation conceptuelle entre libéralité et liberté. Si la libéralité nous autorise à faire ce que l'on veut, en revanche, la liberté demande un courage et une exigence qui en font fuir plus d'un.

Si les hommes sont mauvais, le meilleur des systèmes dégénérera très vite. Á l'inverse, si l'intelligence soutient les hommes, le plus bancal des systèmes finira par se perfectionner. Il n'y a pas de systèmes a priori, tout repose sur nos qualités humaines. Tirons les leçons de l'histoire. Le marxisme pensait pouvoir changer le monde en transformant l'organisation du système : ce fut un échec. Que l'homme change, et la société se construira d'elle-même.

En ce qui concerne l'organisation d'un café-philo : apprenons tout d'abord à philosopher, et l'organisation du débat surgira d'elle-même. L' a priori de la démocratie et du droit à la parole est une erreur. La parole se travaille, se construit, se mérite, voire se prend.

LOGIQUE

La question de la cohérence, de la logique, voire des méthodes a été abordée au cours de notre débat. Sans entrer dans l'idéal grec du logos divin et universel, nous pouvons quand même être d'accord sur le fait que la logique est impersonnelle. Les règles qui gouvernent l'univers et le vivant ne dépendent pas de notre moi. Si la logique peut nous rendre froids et indifférents, elle peut également remettre en question l'illogisme de nos petites vues personnelles et renfermées sur elles-mêmes. Pas de philosophie sans logique, mais pas de logique sans sagesse.

Les méthodes (techniques d'interrogation, d'analyse, de reformulation, de synthétisation, de dialectisation, de différenciation conceptuelle...) ne font pas tout. La pratique inlassable de l'exercice (Voir Pierre Hadot dans Qu'est-ce que la philosophie antique ?Folio Essai) seule crée de l' habitus (Pierre Bourdieu)... Ces outils ne sont pas une invention de l'homo faber. Ils sont inscrits potentiellement en nous. Á nous de tenter d'utiliser toute l'étendue de nos capacités cognitives.

Enfin la spécificité du féminin, et non pas des femmes, a été soulevée au cours de ce débat. N'oublions pas que la rationalité a toujours été récupérée dans l'histoire par l'agressivité virile, pour "nous rendre maîtres et possesseurs de la nature" (Descartes, Discours de la méthode, VI). Raisonner, c'est aussi être "féminin", réceptif, intuitif, afin de se laisser guider par le souffle de l'intelligence. Philosopher, c'est aussi se laisser féconder par ce que les anciens nommaient le "logos spermatikos".

Pour clore cet article sur la cohérence entre les fins et les moyens, je citerai un poème issu de la philosophie Zen : "Si je n'ai nulle part où aller, comment pourrais-je me perdre en route ?". Peut-être n'y a-t-il pas de voies, de finalités, de dispositifs ou de méthodes, mais simplement une vie pour apprendre à philosopher.

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