Des modalités semblables se retrouvent dans ces nouveaux lieux philosophiques que sont les cafés-philo, les ateliers philosophiques, certaines Universités Populaires, les consultations philosophiques... Le fonctionnement fondé sur l'argent, de même que l'élitisme, le passéisme, les dogmatismes, la pensée unique y sont très généralement refusés.
Quant aux dispositifs, ils peuvent varier selon les lieux et les choix des membres du groupe. On peut trouver ainsi :
- un dialogue entre deux personnes où le disciple consulterait le maître ;
- une suite de dialogues ;
- une discussion avec un superviseur ou un animateur ;
- un exposé magistral suivi d'une série de questions ;
- un débat en groupe sur un sujet, soit annoncé à l'avance, soit choisi le jour même par les participants ;
- un animateur unique ou des animateurs successifs ou un collège d'animateurs ;
- le débat peut donner lieu à un compte-rendu ou à une synthèse ou n'être suivi d'aucun écrit, etc.
On peut alors se demander au nom de quoi sont choisis les dispositifs et les moyens d'un débat philosophique. Sont apparues dans nos échanges des exigences diverses par rapport à la discussion en groupe : respect de la démocratie et exigence philosophique, culte de la question et souci de la réponse, importance du savoir-être et utilité du savoir-faire sont des éléments déterminants dans le choix des moyens utilisés.
Une série de dispositifs peut être mise en place pour favoriser la démocratie ou ce que certains d'entre nous appellent l'égalité. Tout homme valant tout autre homme et la pertinence d'un argument d'un ouvrier maçon pouvant être éventuellement plus forte que celle d'un agrégé de philosophie, il s'agit de montrer que notre considération est la même pour chaque participant au débat, et que nous trouvons primordial que chacun se sente à l'aise :
- choisir un lieu ouvert à tous (par exemple le café et à mon avis, un café populaire, pas un café trop chic), laisser parler tout le monde, et pas seulement ceux qui sont venus exprès pour débattre, à condition que la parole soit correctement demandée ;
- ne pas imposer le sujet de débat et ne pas le fixer à l'avance pour que chacun de nous reste lui-même, avec sa propre culture, devant le problème ; on ne peut oublier que tout le monde n'a pas le temps ni les moyens de travailler un sujet ;
- valoriser la parole de chacun et le silence des taiseux, au cours du débat et en instaurant à la fin du débat un tour de table où chacun est invité à dire un mot - s'il le veut -, sur ce qu'il pense du débat, du thème débattu, de l'atmosphère dans le café-philo, etc. Certains préparent par écrit quelques phrases pour ce tour de table qui conclut pour eux ce qu'ils ont vécu et pensé ;
- proposer une synthèse écrite du débat qui permet à chacun de retrouver le fil du raisonnement collectif et son apport personnel.
Pourquoi ce respect de la démocratie serait-il en contradiction avec l'exigence philosophique ? Tout au plus peut-on parler de tension. Le café-philo ne saurait être "un groupe de parole où les gens enfilent des discours comme on enfile des perles" dit l'un de nous. La parole ne peut être entièrement spontanée. Il est tout à fait accepté et mis en oeuvre par le groupe de réfléchir avant de parler, de cerner le problème posé, de définir les termes, de tenter de dépasser les contradictions, d'essayer de sortir de l'opinion commune, d'éviter les généralités et les affirmations qui n'admettent pas de réplique, d'avoir le souci du rationnel... Que cela ne soit pas facile pour des personnes qui n'ont pas l'habitude de ce fonctionnement intellectuel est certainement vrai. Mais dans une atmosphère de convivialité où la parole de chacun est respectée, on peut prendre plaisir à "mener ensemble une enquête" selon les mots de Marc Sautet. Et pour mener une enquête, il faut suivre des méthodes de raisonnement. Il me semble que l'intérêt majeur du café-philo est là, dans cette tension à surmonter entre l'exercice méthodique de la raison et le fait que chacun - quelle que soit sa culture (au sens de formation et d'histoire personnelle) - puisse accéder à cet exercice et y trouver satisfaction.
Mais ce plaisir de philosopher peut-il exister sans que le groupe n'arrive jamais à une réponse claire au problème que l'on a posé ? Cette interrogation formulée par l'un de nous au cours de notre discussion se heurte à la culture de la question au café-philo, où l'on admet le plus souvent que l'enquête menée en commun n'aboutisse pas forcément ou du moins ne débouche pas sur une claire évidence. C'est que le champ de la réflexion philosophique est vaste : nous avons à penser tout le pensable. Nous sommes tous perdus dans un tel champ d'investigation. Mais nous cheminons ensemble dans l'inconnu, nous nous posons des questions que nous ne nous étions jamais posées, nous avons, je crois, le sentiment d'une clarté cognitive grandissante, et si nous renonçons à l'image allégorique du grand soleil platonicien, nous pouvons être heureux d'aboutir à faire un peu plus de lumière et à nous mouvoir dans un clair-obscur prometteur de connaissances plus précises, si nous continuons la recherche.
Cette recherche, comme nous l'avons écrit plus haut, ne peut se faire sans méthode. Mais il nous apparaît qu'on ne saurait confondre méthode et techniques d'animation. L'image de la "boîte à outils" pour désigner des techniques utilisées pour faire avancer le débat, le recentrer, le relancer..., a donné lieu à une discussion animée. La technique paraît privilégier le savoir-faire par rapport au savoir-être. L'écoute est une attitude, la reformulation une technique qui correspond à la première. Pourtant la posture et l'outil peuvent être dissociés. Cependant s'il est exact que l'on peut écouter sans reformuler, la réciproque semble difficile. De même saisir un tournant important, un "moment philosophique" dans le débat, relève de la personnalité de l'animateur, de son savoir-être et non d'une technique. Mais l'un d'entre nous, prenant l'exemple de la commedia dell'arte, fait remarquer que l'improvisation réclame une solide méthodologie. Inversement, même l'implication de l'animateur dans le débat, que certains s'interdisent, peut être une méthode.
Finalement nous avons émis l'idée que nous ne pouvons opposer savoir-être et savoir-faire. L'outil utilisé par une personne n'a pas les mêmes résultats que dans les mains d'une autre : la technique choisie est colorée par les différentes personnalités. Suivant l'individu, il y aura choix de certains outils de préférence à d'autres. Enfin l'outil fait évoluer la personne qui l'utilise. Si nous reprenons l'exemple de la reformulation, nous pouvons facilement observer qu'elle nous demande une attention soutenue. Manifestement, ce qui fait le style de l'animateur est son rapport à l'outil. Et chaque animateur ou animatrice a un style qui lui est propre. L'animateur évolue dans le débat avec les participants, et la rencontre d'autres animateurs transforme son propre style. Savoir-être et savoir-faire sont indissociables dans le souci de l'animateur "d'accompagner le groupe où il va" (M. Lipman).
Au terme de cet essai de synthèse, je réalise que je ne suis pas arrivée à pleinement rendre compte de la richesse et de la chaleur présentes dans ce débat sur les méthodes des nouvelles pratiques philosophiques. Je voudrais dire en tout cas qu'il me semble que ce fort intérêt pour ces activités, qui nous fait nous réunir régulièrement et discuter sur nos manières de faire, témoigne de l'importance dans nos vies des cafés-philo et autres universités populaires, et de l'avenir porteur de ces nouvelles façons de philosopher.