Revue

Quelles finalites pour les "nouvelles pratiques philosophiques" dans la cite ?

Cette question en amène bien d'autres : "Que met-on sous l'expression : nouvelles pratiques philosophiques ? ". Par nouvelles pratiques philosophiques (NPP), nous entendrons, sans prétention à l'exhaustivité : le café-philo et ses nombreuses déclinaisons (banquet philo, ciné ou théâtre philo, randonnées philo, etc.), les ateliers philo pratiquant divers travaux (débats, écriture, lecture, etc.), les consultations philosophiques, les Universités Populaires... Nous mettrons un peu à part les Débats à Visée Philosophique (DVP) à l'école primaire et au collège, du fait qu'ils sont pratiqués dans un cadre institutionnel. Cependant leur démarche reste basée sur le volontariat et se situe aux marges de l'institution (hors programme).

Cette collection a priori hétéroclite forme-t-elle un ensemble cohérent ? Est-ce que ce sont les pratiques qui sont nouvelles, ou les finalités qu'elles poursuivent (ou les deux) ? Ont-elles des finalités spécifiques ? Avec des enjeux spécifiques ? Ces finalités sont-elles philosophiques ? Par qui sont-elles déterminées : par l'animateur (et avec quelle légitimité ?), par les participants (individuellement ou collectivement ?), par les méthodes et le dispositif retenus ?

Ma thèse sera la suivante : face au contexte occidental actuel, les nouvelles pratiques philosophiques comportent des finalités fortes et proprement philosophiques. Ces finalités naissent d'un renouvellement du rapport à la philosophie, d'une évasion de la philosophie hors de son berceau traditionnel, d'une prise de possession de la philosophie par "l'homme ordinaire".

Les pratiques diversifiées ci-dessus présentent plusieurs traits communs, outre l'affiliation proclamée à la philosophie :

  • elles sont ouvertes à tous, sans préacquis ou prérequis de niveau ou de qualification, et sans distinction d'aucune sorte (religion, race, sexe etc.).
  • Elles sont autoproclamées, dans le sens où leurs instigateurs n'ont besoin d'aucune qualification spécifique, où n'existe aucune norme de référence. Si certains animateurs sont diplômés en philosophie, ce n'est aucunement une condition nécessaire. De même, elles ne délivrent aucune qualification.
  • Elles reposent souvent sur des pratiques collectives, et privilégient généralement l'oral par rapport à l'écrit. Elles ne sont pas destinées à "faire oeuvre", même si elles donnent parfois lieu à comptes-rendus ou articles.

Ces particularités, alliées à la revendication de philosophie, ont suscité de vives critiques : les NPP ne seraient au mieux que lointainement philosophiques, par manque de rigueur, de niveau, de réelle exigence ; elles auraient plutôt vocation à être des "clubs de rencontre", des "groupes de parole" où l'on vient se raconter et donner libre cours à ses pulsions narcissiques, trouvant enfin un public ; ces activités ne seraient qu'une autre façon de consommer sans réel investissement, d'obéir à un impératif très médiatisé de "développement personnel", de remplir le vide du temps de loisir sans démarche construite.

Á la lumière de cette critique souvent émise par des philosophes institutionnellement reconnus (et pas toujours imméritée, il faut bien l'avouer), on voit se révéler une véritable rupture de finalité avec la philosophie institutionnelle. Pour celle-ci, la philosophie est une "matière", un corpus, un savoir accumulé qu'il s'agit de connaître, d'approfondir et de transmettre ; ce qui se concrétise par des pratiques tournant souvent autour de l'écrit (dissertation, lecture des grands textes, rédaction de thèses, d'articles, d'ouvrages, de critiques), ou visant à la transmission d'un savoir (cours, conférences), évalué par des examens. Ceci n'exclut nullement de la part de ses acteurs des finalités personnelles de recherche de sens par exemple, mais met en lumière le fait qu'il s'agit de la philosophie vue au travers du prisme d'une institution qui a ses finalités propres : transmettre, se pérenniser, affirmer son identité et protéger sa légitimité, sélectionner, former et évaluer ses continuateurs.

Les NPP sont apparues dans un contexte historiquement et sociologiquement déterminé. Le premier café-philo a été lancé en 1992 par Marc Sautet. Très sommairement, on peut dire que les NPP appartiennent à un contexte occidental "post-chute du mur de Berlin", dont on peut reprendre rapidement de grands traits (ce n'est pas ici le propos de les développer) :

  • effondrement des grandes idéologies en tant que transcendances partagées par de vastes ensembles d'hommes ;
  • montée à la fois de l'individualisme et du communautarisme ;
  • crise du lien social ;
  • globalisation, qui de plus en plus fait de nous le jouet de ressorts puissants qui nous dépassent et semblent hors de portée de tout "pilotage" ;
  • dépolitisation et crise de la démocratie représentative ;
  • montée exponentielle de la puissance technologique, qui met l'homme en position d'intervenir directement sur l'avenir de l'espèce et la survie (ou la destruction) de l'humanité entière.

L'individu se trouve confronté à un monde à la fois plus ouvert qu'il ne l'a jamais été, mais aussi exposé à des messages sociaux très puissants : condamné à se déterminer lui-même dans un monde où il peut facilement avoir le sentiment d'être livré à des forces aveugles sur lesquelles il n'a pas de prise.

Pour ceux, de plus en plus nombreux, qui ne peuvent plus croire aux réponses toutes faites, la philosophie reprend tout son sens. On revient à l'étonnement face à un monde difficile à déchiffrer, qu'on essaie de mieux appréhender, on cherche à (re)construire le sens, à déterminer sa vie en dehors de toute transcendance révélée : il ne s'agit plus d'un luxe, mais bien d'une démarche essentielle. La philosophie cesse d'être une "matière", on philosophe pour vivre. Il ne s'agit plus d'une philosophie pour initiés, mais d'une philosophie "d'honnête homme", d'homme ordinaire. Une philosophie insérée dans la vie, sans forcément disposer d'une abondante réserve de temps, sans considération de "niveau". Une philosophie qui sert à aborder des questions variées que posent l'actualité ou notre mode de vie.

LE SENS DE CES ACTIVITÉS POUR LES PARTICIPANTS

Michel Tozzi a analysé le café-philo à partir de trois pôles : la philosophie, la démocratie et la convivialité1. Dans cette approche d'une philosophie à penser et à vivre, ces trois pôles sont étroitement liés. Pour comprendre comment apparaissent les finalités philosophiques des NPP, je propose tout simplement de suivre les "moments de philosophie" que peut connaître un homme "ordinaire", non professionnel de la philosophie, dans son parcours de recherche de sens. Car c'est de lui qu'il s'agit...

  • Venir à la philosophie, s'initier, commencer une démarche personnelle. Pour beaucoup, le mot "philosophie" est perclus de connotations négatives : élitisme, abstraction pour l'abstraction, langage ésotérique et abscons... Que faire d'autre, pour mener une vie plus philosophique, que de lire un livre ? Les cafés-philo et leurs multiples déclinaisons, les ateliers de philo, sans doute également l'Université Populaire sont les moyens de répondre à cette finalité d'initiation, de faire découvrir que la philosophie peut être ouverte à tous et en contact avec la vie.
  • Construire sa pensée, penser par soi-même avec exigence. Ce serait en quelque sorte l'étape d'après, pour répondre à l'exigence de rigueur qu'implique la philosophie, pour se libérer de l'opinion : définir les termes, penser clairement ce que l'on dit, poser une problématique, créer et manipuler des concepts, argumenter, etc. On aurait ici recours à des démarches plus exigeantes que le simple débat, mais la confrontation à la pensée des autres peut également être source d'apprentissage.
  • Poser certaines questions et élaborer sa propre réponse. On est ici dans l'idée du "philosopher pour vivre". Que m'apporte la philosophie quand je me préoccupe de l'éducation de mes enfants, des relations dans mon entreprise, de mille interrogations quotidiennes ? Quelle position prendre face aux incessantes avancées de la technologie, qui posent des problèmes nouveaux chaque jour ? Comment me déterminer également sur des questions politiques telles que les retraites, l'immigration, l'Europe ? Toute question politique est d'abord une question philosophique...
  • Se confronter à la pensée des autres. Certes cette confrontation existe par le biais de l'écrit. Lire un ouvrage de philosophie, c'est bien entendu se confronter à une pensée autre que la mienne. Mais le débat est le lieu où par excellence ce surgissement est le plus fort : l'autre est là en tant que corps, et la réponse se fait dans un contexte d'urgence. Cette force de l'altérité crée une véritable épreuve de la pensée : il n'y a que l'autre pour me surprendre, je ne peux me nourrir philosophiquement que dans et de l'altérité.
  • Développer sa culture philosophique. Ayant posé mes propres questions, ayant commencé à "roder" mon mode de pensée, je peux m'intéresser à ce que d'autres ont écrit, à leurs questions comme à leurs réponses. Reste à se repérer dans le maquis des ouvrages, reste aussi à aborder certains modes de pensée plus déconcertants que d'autres, certains textes plus ou moins accessibles. Ici se fait un lien (et une différence) avec la philosophie institutionnelle : les NPP ne font pas fi du patrimoine philosophique, mais elles ne sont pas dans une logique de programme ou d'évaluation.
  • Développer son esprit critique. Notre monde contemporain recourt massivement à la communication par l'image et le slogan, qui s'adresse à nos émotions et non à notre entendement : un solide appareil critique n'a jamais été aussi nécessaire.
  • Nouer des amitiés philosophiques. Voici qui peut sembler une expression pompeuse. Mais quiconque n'a pas connu la pauvreté des échanges dans certains milieux (entreprise, voisinage de vacances, etc.) ne peut comprendre le bonheur et l'importance de créer des liens avec des personnes avec qui partager l'envie de s'étonner, de comprendre, de se déterminer et d'échanger, dans l'acceptation des différences et avec l'exigence de dépasser l'opinion.

En fait, la meilleure raison d'aborder les finalités des NPP sous l'angle du participant, découle du critère de libre accès commun à toutes ces pratiques. L'animateur, par le biais du dispositif qu'il essaie de mettre en place, ne fait que proposer. Si ce dispositif ne rencontre pas les finalités des participants, il ne vivra pas. En d'autres termes, même s'il peut influencer, l'animateur n'a pas le pouvoir. Les participants ne sont là que parce qu'ils sont volontaires, à tout moment ils peuvent quitter les lieux. L'économie des NPP est gouvernée par le désir.

C'est ainsi que des dispositifs très ouverts comme le café-philo se prêtent à de multiples finalités personnelles. La finalité objective d'un café-philo peut être vue comme la construction d'un débat collectif. Il n'empêche qu'on y voit des participants à différents "moments" de leur parcours philosophique personnel. Un professeur en exercice n'y assistera pas pour les mêmes raisons que celui qui depuis peu s'ouvre à la philosophie. Certains viennent avant tout parce que la question soulevée ce jour-là les interpelle, d'autres pour cultiver leurs amitiés philosophiques, d'autres encore pour être surpris par les différentes approches d'un problème philosophique.

Les NPP comportent indubitablement des finalités non spécifiquement philosophiques. Par exemple, la discussion à visée philosophique dans une petite classe peut avoir pour but d'apprendre à construire sa pensée, mais aussi de développer ses habiletés langagières ou d'améliorer son rapport à l'autre. Ce mélange de finalités n'est-il pas le propre de l'activité humaine ? Plus la philosophie sera une activité insérée dans la vie, plus on observera ce mélange de finalités. Que serait une finalité "purement philosophique ?". Et à ce compte, qui nierait qu'un philosophe "officiel" ne puisse être mû, à certains moments, par des finalités narcissiques, ou par la simple finalité de gagner sa vie ? Enfin, qu'importe que certains ne soient venus que pour se distraire, ou par effet de mode ! Tout ce qu'ils risquent, c'est d'être véritablement interpellés par la philosophie !


(1) Voir les articles dans Diotime l'Agora n° 17 (mars 2003) et n° 18 (juin 2003).

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