Ce jour-là, Socrate, qui allait de l'Académie au Lycée, est interpellé par une bande de jeunes gens qui l'invitent à s'arrêter un moment pour découvrir une palestre de construction récente. Le plus insistant des jeunes gens, un certain Hippothalès cache mal la passion qu'il éprouve pour Lysis, un des jeunes élèves de cette palestre1. Socrate accepte d'entrer et de s'entretenir avec Lysis, conduisant certainement ainsi la première séance de DVP dont l'histoire de la philosophie a gardé le souvenir.
Il ne s'agit pas ici de mener une analyse exhaustive du Lysis2, mais de souligner un point auquel on porte trop peu d'attention et d'alimenter, ce faisant, l'argumentaire en faveur d'une pratique philosophique commencée dès le jeune âge.
Relisons d'abord avec attention la présentation du contexte et des personnages de ce dialogue injustement qualifié de " petit ". Le texte insiste d'emblée sur la fait que la scène se déroule dans une palestre (204a) et il faut se souvenir que, dans l'Athènes classique, la palestre est le lieu d'entraînement sportif des enfants de 7 à 12 ans, ceux que nous envoyons, nous, à l'école élémentaire. Les plus âgés vont ensuite au gymnase avec les adultes. Platon livre d'ailleurs une description très vivante du jour de la fête d'Hermès en ce lieu3 :
Ce disant, flanqué de Ctèsippe, je m'avançais à l'intérieur de la palestre. Le reste de la bande venait derrière nous. Une fois entrés, nous nous aperçûmes que les enfants avaient achevé leur sacrifice, que les rites relatifs aux victimes étaient déjà presque accomplis, que tous ensemble, parés de leurs beaux habits, ils étaient en train de jouer aux osselets. La plupart donc s'amusaient dans la cour extérieure; quelques-uns, de leur côté, avec un très grand nombre d'osselets qu'ils prenaient dans des corbeilles, jouaient à pair ou impair dans un angle du vestiaire; un cercle de spectateurs les entouraient. Au nombre de ces derniers était Lysis, debout parmi les enfants et les jeunes gens, sa couronne sur la tête.
Enfants ( paides) et jeunes gens ( neaniskoi) sont exceptionnellement mêlés en ce jour de célébration religieuse.
Aucun doute n'est possible sur l'âge de Lysis, le texte le désigne à plusieurs reprises comme un pais, un enfant et même un jeune enfant. En 204e, Socrate s'étonne : " Lysis doit vraisemblablement être quelqu'un de tout jeune ( neos tis) ; la preuve c'est que cela ne m'a rien dit quand j'ai entendu son nom " et Hippothalès le confirme : " ce nom, il est rare en effet qu'on s'en serve ; c'est plutôt par celui de son père qu'on le désigne encore ". Plus loin, en 205b puis 205e et 206c, Lysis est même appelé paidikos, " petit garçon " mais il est vrai que ce diminutif de pais peut aussi se traduire par " mignon ". Enfin, il est frappant que la première question que Socrate pose à Lysis et à son camarade Ménéxène qui l'a rejoint, demande : " lequel de vous deux est le plus âgé ?" (207c). " Nous n'en sommes pas d'accord " répond Ménéxène et cette querelle pour savoir qui est l'aîné témoigne encore du très jeune âge de ces garçons.
Sans pouvoir déterminer un âge exact, on peut conclure que Lysis a une dizaine d'années. C'est avec ce jeune garçon que Socrate entreprend de discuter, et nul ne contestera que cette discussion mérite le qualificatif de " philosophique ". Avant de porter notre attention sur la manière dont Socrate conduit la discussion avec Lysis, il n'est pas inutile d'insister fortement sur ce point : il est faux que Platon réserve le débat philosophique aux adultes. Les très jeunes gens ne manquent pas parmi les interlocuteurs de Socrate, Lysis est le plus jeune mais Charmide est à peine plus âgé et le Ménéxène du dialogue qui porte son nom, de même.
Certes la République propose un cursus d'études qui ne fait aborder la pratique des " dialogues argumentés " qu'après trente ans et la dialectique qu'après cinquante ans mais c'est après un long processus de formation et de préparation qui n'exclut pas, loin de là, des exercices " à visée philosophique ". On ne retient le plus souvent que l'avertissement de la République mettant en garde contre le développement de l'esprit éristique chez les enfants et jeunes gens4 :
... les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant.
Il est bien clair que Platon, par la bouche de Socrate, dénonce là un des risques de l'introduction précoce du philosopher dans l'éducation. Il ne serait d'ailleurs pas mauvais que nous l'ayons toujours en mémoire. Le débat, qu'il soit à visée philosophique ou autre, court toujours le risque de se pervertir en polémique oiseuse et l'esprit critique n'est pas à l'abri de devenir esprit de critique. Le relativisme sceptique est bien le danger auquel n'échappent pas toujours ceux qui veulent conduire des activités de DVP dans leurs classes. Toutefois, signaler un danger ne signifie pas qu'on s'interdise l'activité comportant ce danger ; renonce-t-on à apprendre à nager parce qu'on risque de se noyer ? La réponse est évidemment négative. Prévenu du danger, on s'entoure de précautions qui visent à le réduire et le Lysis pourrait bien faire écho à cette mise en garde de la République5. Ce n'est pas aux " dialogues argumentés " que Socrate convie le jeune Lysis dans la palestre de la source Panope. C'est pourtant bien à une discussion dont la visée est incontestablement philosophique. L'entretien prend la forme d'un questionnement : Sorate interroge, Lysis répond.
Rappelons la teneur de cet entretien. Socrate interroge Lysis sur ses droits : qu'est-il autorisé à faire ? Après avoir listé une série " de choses que ses parents l'empêchent de faire6 " et interrogé sur le motif de tant d'interdits, Lysis est amené à cette première réponse7 : " c'est qu'en effet, je n'ai pas encore l'âge, Socrate ! ".
Socrate s'est complu, durant cette première partie de l'échange, à faire prendre conscience à Lysis de sa situation d'enfant, soumis non seulement à ses parents mais aussi à un grand nombre d'esclaves, lui qui est pourtant le fils d'une très riche famille d'hommes libres. Lysis impute donc à son âge cette situation, on serait particulièrement mal venu de sous-estimer l'importance de l'âge de Lysis en l'occurrence.
Si l'entretien s'en tenait là, on n'aurait affaire qu'à une leçon de morale. Mais Socrate, ayant obtenu de Lysis l'énoncé de sa croyance spontanée, entreprend tout aussitôt de mettre cette dernière en question. Son " peut-être n'est-ce pas pour cela, fils de Démocratès " fait entrer Lysis dans une démarche philosophique ; les contre-exemples que donne alors Socrate obligent en effet le jeune garçon à réviser son jugement. Il est à l'évidence bien des choses qu'il est non seulement autorisé, mais même incité à faire ; toute liberté lui est ainsi laissée quand il s'agit de lire, écrire, jouer de la lyre8.
" Quelle pourrait bien être, Lysis, la raison pour eux <tes parents> de ne pas t'en empêcher dans ces cas, tandis qu'ils t'en empêchent dans les cas dont nous parlions tout à l'heure ? " demande alors Socrate. Cette question totalement ajustée à l'âge de l'interlocuteur a tous les caractères d'une question philosophique, elle est née d'une mise en contradiction d'une opinion énoncée sans réflexion, elle problématise une croyance posée comme évidente. Peut-on contester que Socrate a conduit Lysis au seuil du philosopher en substituant le doute à la certitude ? Les Goûters philo et autres Grains de philo n'ont rien inventé, Platon savait déjà conduire un jeune enfant à la pensée à partir de son expérience quotidienne.
L'entretien se prolonge encore un moment avec Lysis, puis est interrompu par le retour de Ménéxène, sorti pour accomplir un rituel religieux. Sans examiner comment se poursuit et évolue cet entretien avec les deux enfants, regardons rapidement comment il s'achève. Le Lysis est un dialogue aporétique, les pédagogues des deux enfants viennent les chercher pour rentrer à la maison car il est tard ! On est immanquablement tenté de comprendre que l'irruption des pédagogues, ces esclaves préposés à l'accompagnement des enfants de la maison à l'école ou à la palestre, signifie l'impossibilité pour de jeunes enfants de conduire à terme la réflexion philosophique entamée. Ajoutons que Platon précise que ces pédagogues sont ivres et parlent " un patois demi-barbare ", symbolisant ainsi un état encore inachevé de la raison. S'il fallait donc qualifier le Lysis, on ne pourrait dire qu'il s'agit d'un dialogue philosophique mais bien d'un dialogue à visée philosophique.
L'avis de Platon n'est évidemment pas, en soi, un argument en faveur de la DVP. L'antiquité d'une pratique ne saurait, à elle seule, justifier cette pratique, loin de là. Les brèves remarques qui viennent d'être exposées ne voulaient que répondre à une objection récurrente qui stigmatise cette prétendue innovation comme une mode, un effet de l'air du temps. Il semblerait plutôt qu'elle soit retour aux origines, réconciliation de la philosophie avec son histoire. La DVP nous reconduit en ces temps où philosopher était une affaire vitale. Il y a vingt-cinq siècles, Platon n'hésitait pas à mettre en scène un Socrate vieillissant préparant à une vie philosophique deux petits garçons. Ce constat ouvre toutefois sur deux types de considérations. Il faut d'abord convenir que n'est pas Socrate qui veut. Il serait dangereux d'imaginer que la seule bonne volonté rende apte à conduire, avec son art, une discussion à visée philosophique. Il faut ensuite se souvenir que Socrate fut condamné sous le grief, entre autres, de pervertir la jeunesse. Entre l'expérimentation sans garde-fou et la frilosité des gardiens du temple, gageons que la DVP saura retrouver sa juste place.
(1) Platon, Lysis, 203a - 207b.
(2) Je me permets de renvoyer à ma contribution à l'ouvrage publié in honorem Jean-Paul Dumont, Ainsi parlaient les Anciens, Presses Universitaires de Lille, 1994 : " Un petit détour de Socrate, essai de relecture du Lysis " (pages 71 à 82).
(3) Lysis, 206e - 207a.
(4) République VII, 539b - 539c.
(5) Nous pensons avoir établi dans le texte pré-cité (note 2) la complémentarité des ces deux dialogues qui s'entre-répondent de bien d'autres manières encore.
(6) 207e.
(7) 209a.
(8) Equivalent de notre actuel " lire-écrire-compter ".