Cet article relate les conditions, résultats et difficultés d'une recherche cherchant à établir si des progrès scolaires résultent des pratiques à visée philosophique dans le secteur de l'Adaptation et l'Intégration Scolaire. La recherche, davantage adaptée aux conditions de travail dans les Sections d'Enseignements Général et professionnel adaptées, s'est trouvée ici confrontée aux difficultés liées aux particularités du " public " concerné.
L'idée d'évaluer les résultats scolaires d'activités " à visée philosophique " dans certaines classes de l'enseignement spécialisé découle à l'origine du constat d'une situation paradoxale : leurs intérêts apparemment multiples, sources d'un important développement dans différentes classes, d'une quasi-institutionnalisation parfois, sans pourtant qu'on tente d'en mesurer objectivement l'impact scolaire. Cela a conduit le Conseil Scientifique et Pédagogique de l'IUFM de Créteil, appuyée par la Mission de valorisation des Innovations du rectorat, à valider une première étude pour évaluer les résultats d'une pratique régulière dans ces classes.
Depuis bientôt dix ans, on voit se développer dans des classes relevant du secteur de l'Adaptation et de l'Intégration Scolaires (A.I.S.) des expériences visant, pour des raisons éthiques, culturelles, cognitives ou pédagogiques, la pratique d'activités "à visée philosophique". Sans être " au programme ", elles font régulièrement1 l'objet de mémoires professionnels de C.A.P.S.A.I.S., en particulier à l'I.U.F.M. de Créteil.
Elles font réagir les enseignants. Les enseignants spécialisés d'abord : les revues qui leur sont destinées s'en font l'écho, mais on constate sur le terrain qu'elles suscitent des craintes. Elles peuvent être assimilées à d'autres " nouveautés " auxquelles ils sont régulièrement confrontés, qui ne durent pourtant qu'un temps : que faut-il cette fois-ci penser ? Paradoxalement, ces intérêts, interrogations, enjeux n'avaient pas conduit à développer des recherches concernant l'impact des pratiques à visée philosophique dans des classes spécialisées2 .
Sans penser qu'un enseignement philosophique devrait nécessairement se justifier en référence à des progrès scolaires qui lui seraient externes3, reste que le souci de cohérence scolaire, en particulier pour des élèves dont le cadre intellectuel est souvent fragile, ne peut pas être négligé. C'est ce qui a motivé l'équipe à placer l'étude dans l'axe des apprentissages scolaires. Cela a conduit l'équipe à poser la question : les pratiques "à visée philosophique" en A.I.S. facilitent-elles l'acquisition de compétences transversales et disciplinaires ?
CONDITIONS INITIALES DE L'ÉTUDE
Il nous a semblé nécessaire de placer l'étude dans les conditions où la question de l'enseignement philosophique trouverait tout son sens et son urgence : les classes d'adolescents proche de la limite légale de scolarisation de seize ans, qui n'accéderont pas à l'enseignement terminal. Le secteur de l'Adaptation et de l'Intégration Scolaires (A.I.S.) accueille des élèves aux caractéristiques multiples. Rien de particulier ne motiverait cette étude dans des classes d'adolescents handicapés physiques ; alors qu'on la comprend mieux pour des adolescents caractérisés institutionnellement par leurs grandes difficultés scolaires (on les trouvera en Section d'Enseignement Général et Professionnel Adapté [S.E.G.P.A.]), ou pour ceux dont la difficulté scolaire n'est qu'un symptôme d'une pathologie relevant du handicap mental (ils sont présents dans les Instituts Médico-Educatifs [I.M.E.]). Nous ne nous intéresserons dans cet article qu'à cette seconde catégorie.
En SEGPA, l'objectif de l'étude, cherchant à évaluer une "facilitation" des apprentissages, pouvait s'enrichir, vu le nombre d'enseignants prêts à participer à l'étude, d'une analyse plus précise, selon les catégories d'enseignants, leur niveau de formation (CAPSAIS ou non), leur ancienneté, selon plusieurs disciplines
En établissement spécialisé, par contre, seuls trois candidats travaillaient dans des établissements semblables, en IME, permettant de comparer d'éventuelles analyses de résultats ont été retenus4. La nature du travail en IME, davantage centré sur l'élève que sur les disciplines référencés au CAP, a conduit à sélectionner un travail concernant les compétences du français.
Chacun des enseignants s'est engagé à tenter au moins dix moments de pratiques "à visée philosophique" dans sa classe en tentant d'approcher un rythme moyen d'une fois par semaine. Pour chacune de ces pratiques, il devait préciser les supports utilisés, les conditions de travail, les éléments travaillés en référence aux objectifs-noyaux de l'acte philosophique (problématiser conceptualiser, argumenter)5.
Pour l'essentiel, ce sont des pratiques de débat6 qui étaient prévues, selon les modalités habituelles de ce type d'activité, qui avait été indiquées lors de moments d'initiation ou par des articles. Pour faciliter le travail de préparation, ces débats devaient s'organiser essentiellement à partir de brefs problèmes exposés sous la forme de dilemmes moraux : ces situations, en référence aux études de psychologie morale de J. Piaget et surtout de L. Kohlberg7, présentent l'avantage d'être structurées et d'offrir des points de repère des progrès possibles quant à la qualité des échanges.
Le projet initial prévoyait d'étudier les compétences transversales et disciplinaires, mais les compétences transversales ne sont plus mentionnées dans les programmes au-delà du cycle 3 de l'école primaire. Les compétences disciplinaires sont, elles, exprimées clairement dans un Bulletin Officiel de l'Education Nationale par les référentiels du Certificat d'Aptitude Professionnelle sous forme de listes. Il nous a semblé trouver là des points de repère incontournables pour des élèves en difficulté scolaire, sachant que la loi d'orientation du 10 juillet 1989 fixe comme objectif minimal de la scolarité l'obtention de ce diplôme.
En étudiant précisément les compétences de ces référentiels concernant le français, nous avons pu établir qu'elles correspondaient pour une part importante aux compétences transversales telles qu'elles sont décrites par les Programmes de l'école primaire de 1995.
D'où l'établissement d'un document, destiné à chaque enseignant, sur lequel figuraient les compétences du français à l'oral, qu'il a dû compléter pour chacune des évaluations qui lui étaient demandées dans le cadre du protocole.
Lors de chaque évaluation, l'enseignant devait mesurer le niveau d'atteinte de chaque compétence dans une échelle graduée de un à dix, correspondant à une maîtrise plus ou moins importante de la compétence. Les différents niveaux de maîtrise étaient décrits précisément dans un document commun à tous les enseignants.
L'enseignant devait apprécier une première fois chaque élève de sa classe compétence par compétence. Il pouvait alors définir un "niveau moyen" de compétence pour chaque élève puis, en additionnant les niveaux de tous les élèves dans toutes les compétences et en divisant le résultat obtenu par le nombre d'élèves de la classe, le niveau moyen de la classe.
Ces moyennes ont permis de déterminer les trois élèves plus particulièrement suivis pendant l'étude :
- l'élève en moyenne le plus en difficulté dans l'ensemble des compétences ;
- l'élève au plus près de la moyenne de la classe ;
- l'élève en moyenne qui a le plus de facilité dans les compétences.
Ces trois élèves devaient être évalués systématiquement dans toutes les compétences, après chaque séance "à visée philosophique". Pour essayer d'éliminer autant que possible des appréciations tendancieuses de l'enseignant, il était demandé à chacun de placer ces évaluations dans une enveloppe, et de procéder à chaque nouvelle évaluation sur une feuille vierge.
Il s'agissait d'évaluer un progrès spécifiquement dû à ce type de pratiques. Pour répondre au plus près au problème posé, il nous semblait nécessaire :
- d'une part d'évaluer aussi chaque élève de la classe à la fin de l'année pour calculer un éventuel écart entre l'évaluation finale et l'évaluation du départ ;
- d'autre part de se donner un point de comItemison. Chaque enseignant intervenant dans plusieurs classes, nous lui demandions de choisir une classe équivalente, où il ne pratiquerait pas d'activité "à visée philosophique". Il devait au début et à la fin de l'année mesurer les compétences concernées par l'étude pour chaque élève de cette autre classe, de façon à ce que l'on puisse comparer à la classe d'étude.
LES DIFFICULTÉS POSÉES PAR L'ÉTUDE EN INSTITUT MÉDICO-ÉDUCATIF
La précision " en Institut Médico-Educatif " est d'importance, car il s'est révélé à l'usage que les conditions initiales de l'étude étaient adéquates aux conditions de travail dans les SEGPA, alors que les particularités du travail en IME y étaient moins intégrées. Il faut en effet se souvenir qu'à part une première expérience faite dans une classe8, aucun travail dans ces conditions particulières n'avait encore été réalisé à cette époque, alors qu'en SEGPA, la réflexion aussi bien théorique que pratique avait déjà été engagée depuis quelques années9, les représentations de ce qu'il était possible de mettre en oeuvre étaient donc plus fines. D'où les difficultés en IME à respecter ce qui avait été prévu concernant :
- les conditions de mise en oeuvre, concernant les supports et le nombre de situations à étudier ;
- les supports posaient problème quant à leur nature : les enseignants ont rapidement rencontré des difficultés de compréhension par les élèves des situations-problèmes proposées. Les élèves ne se saisissaient pas des problèmes, ne s'investissaient pas dans la réflexion. Il a fallu alors innover, un passage par la représentation corporelle sous une forme théâtralisée des dilemmes moraux, permettant dans un second temps de s'interroger sur l'action, semblant une des voies prometteuses pour ce travail10 ;
- le nombre de situations à étudier étaient par ailleurs trop ambitieux pour ces classes, dans lesquelles un retour sur une même situation durant plusieurs séances, pour en explorer les différents ressorts, s'avérait nécessaire ;
- les conditions d'évaluation : le travail en IME est très particularisé et adapté à chaque individu. L'idée de comparer les progrès d'une classe de pratique à une autre " similaire ", mais ne pratiquant pas, n'y trouvait pas d'écho. On a du se contenter d'observer les progrès réalisés dans les classes pratiquant, sachant alors que ces progrès ne peuvent alors plus être attribués spécifiquement et indubitablement à ces pratiques.
Quels sont les résultats obtenus ?
Nous avons établi, en nous référant aux dix niveaux fixés dans chaque compétence, par différence entre l'évaluation en fin d'année et en début d'année, puis calcul de la moyenne, un progrès " moyen " pour chaque élève.
Enseignants | ||||
---|---|---|---|---|
BS | CF | HS | Moy. : | |
Elève " Fort " | + 1, 83 | + 1,05 | + 1,00 | + 1,29 |
Elève " Moyen " | + 2,05 | + 0,55 | + 2,05 | + 1,55 |
Elève " Faible " | + 0,94 | + 0,94 | + 0,94 | + 0,94 |
Moy. | + 1,26 |
Il s'agit là de moyennes. Or, les progrès ne sont pas identiques selon les compétences. Celles qui connaissent le plus grand progrès sont :
- la compétence " Pratiquer une évaluation en fonction de critères donnés qui progresse de deux niveaux ;
- la compétence " Discerner et estimer la part de son travail dans une réalisation collective".
Ces deux compétences s'inscrivent dans une même capacité (dite capacité " E ") plus large des référentiels : " Apprécier un message ou une situation ".
Si l'on compare les élèves de S.E.G.P.A. et ceux des établissements spécialisés, les progrès se particularisent. On remarque certes des progrès importants dans les deux catégories d'élèves en ce qui concerne ces deux compétences. Cependant, les élèves de S.E.G.P.A. progressent plus dans la compétence " Modifier ou maintenir son jugement après une réflexion plus approfondie ", dans " Illustrer le jugement d'autrui " et dans " Soutenir ou réfuter un jugement en argumentant ", tandis que les élèves d'établissement spécialisé effectuent de meilleurs progrès en " Justifier son opinion ", et " Émettre un jugement et le justifier ".
On peut faire l'hypothèse que la nature du handicap des enfants et adolescents handicapés mentaux ou déficients intellectuels peut expliquer ce résultat. En effet, s'ils parviennent à exprimer et justifier leur point de vue, ils éprouvent plus de difficultés à tenir compte de la pensée d'autrui. Pour autant, une évolution positive est mesurée dans l'ensemble des compétences de cette même capacité pour ces élèves.
Les autres capacités des référentiels (" Technique de la langue à l'oral " (dite " technique ") et " Communiquer oralement " (dite " A ")) connaissent une évolution positive de moindre ampleur (de 0,33 à 0,48 point de moins) mais uniforme. Aucun domaine ne progresse plus que l'autre, l'écart constaté relevant du... centième de point ! Si l'on différencie enfin ces résultats par type d'élève, l'analyse montre qu'en établissement spécialisé, les élèves moyens et forts progressent plus dans la capacité E, l'élève faible en A.
Ces premiers résultats tendent donc à montrer que la pratique de débats à visée philosophique permet d'améliorer de manière conséquente des compétences spécifiques référencées institutionnellement. On a constaté par ailleurs, dans les classes de SEGPA où des comparaisons étaient possibles, que ce progrès est significativement attribuable à ces activités dans la mesure où des classes ne pratiquant pas ces activités ont un progrès moindre...
(1) Depuis le travail novateur de J-M. Juret (1998)
(2) Ne serait-ce que parce que de telles classes existent en réalité peu dans d'autres pays.
(3) Il n'est qu'à consulter "Philosophie et enseignement spécialisé : une question de droit ?", première partie de la thèse La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?, sous la direction de F. Galichet, université M. Bloch, Strasbourg, 2000.
(4) Mme HUET Sonia, Mme GODARD-BAUDOIN Sandrine, M CHABERT Franck.
(5) Voir les travaux de M. Tozzi sur la question, par exemple Penser par soi-même, Chronique sociale, Lyon, 1994.
(6) Plusieurs types de débats existent, selon des objectifs de plus en plus référés aux concepts et "problématisations" classiques. Ils nécessitent une préparation de plus en plus précise et détaillée. Les conditions de l'expérimentation font penser qu'on développera ici des travaux favorisant l'échange argumenté des élèves, dans lequel l'enseignant intervient pour réguler la parole et solliciter la mise en définition, l'argumentation et le questionnement.
(7) On consultera sur ce point P. Moessinger, La psychologie morale, 2e éd. Q.S.J. ? PUF, Paris, 1996.
(8) Voir le vidéogramme de T.Bour, Petit atelier de philosophie en IM Pro, CNDP, 2001.
(9) Notamment par la thèse de J-C. Pettier : La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?,(dir F. Galichet), Université M. Bloch, Strasbourg, 2000.
(10) On consultera sur ce point l'article de F. Chabert, l'un des participants à cette étude.