Revue

Dans un institut médico-professionnel à la Croix-rouge

Le public

Le public des 26 jeunes de l'Institut médico-professionnel de la Croix Rouge Française où j'enseigne à la section pré-professionnelle (S.P.P.) en tant que professeur des écoles (spécialisée dans l'enseignement adapté) est âgé de 13 à 20 ans. Ils sont demi-pensionnaires ou internes selon l'éloignement géographique dans le département ou les choix familiaux. Répartis en quatre groupes de 3, 6, 5, 7 élèves selon l'âge et le degré d'avancement dans le cursus de l'établissement, ils sont regroupés en deux cycles pendant lesquels ils travaillent davantage les matières scolaires en cycle 1, et plutôt les acquis professionnels en cycle 2. Un groupe dit C.I.P.S. (classe d'insertion professionnelle des élèves sortants) réunit les élèves en attente d'emploi ou de placement. Niveaux scolaires : cycles 1, 2 et 3 de l'école élémentaire, dont nombre de non-lecteurs. Enfin, nous accueillons cette année deux élèves poly-handicapées de 14 ans, qui ne sont pas dans la S.P.P.

Nos élèves souffrent d'un cumul de problèmes : atteints par des maladies génétiques parfois dégénératives, voire létales, ou par des handicaps d'accidents de naissance ou de développement, ou encore à la suite d'accidents graves, ils sont très handicapés physiquement avec des troubles sensoriels, déficiences visuelles, auditives plus ou moins graves... et sont " classés " avec un retard mental léger dans le dossier médical. Ils sont donc en " échec " scolaire, ou en tout cas le vivent comme tel par rapport à leur fratrie ou leurs camarades de quartier.

Les difficultés sont parfois accrues pour certains par des problèmes sociaux ou des difficultés affectives familiales graves. Certains sont élevés dans des familles d'accueil. Quatre sont jumeaux séparés. Environ un tiers des élèves sont d'origine étrangère, en général francophones ; il arrive aussi que nous accueillions des élèves de langue étrangère. Les élèves étrangers ayant 18 ans sont confrontés à l'obtention de la carte de séjour.

Sachant qu'à la sortie de notre établissement, ces élèves sont destinés à travailler dans des structures adaptées de type Centre d'Aide par le Travail, pour les moins handicapés, ou résideront dans des foyers occupationnels, ce sont donc leurs dernières années de scolarité. Hormis l'importance du lire, écrire, compter, l'accent doit être mis sur l'accès à une autonomie maximum à leur sortie de l'établissement.

Des débats avaient lieu régulièrement avec l'ensemble des élèves de la structure scolaire depuis plusieurs années, et j'ai donc embrayé le mouvement. Il m'est très vite apparu que les élèves ne pensaient pas beaucoup par eux-mêmes, mais ressortaient devant nous tous les clichés entendus ici ou là sans les avoir forcément bien compris qui plus est, et donc les " débats " n'étaient finalement qu'une succession de témoignages ou d'opinions toutes faites. Hormis le fait qu'ils se déroulaient autour des thèmes souvent dédiés aux jeunes, drogue, sexualité, argent de poche etc., la parole était souvent accaparée par les mêmes, malgré les tentatives de régulation, et certains baillaient...

Organiser des discussions

Pour y remédier, l'idée est venue de préparer le thème dans chaque groupe au préalable, avec des documents... Mais ce travail faisait un peu perdre l'intérêt de la discussion spontanée puisqu'on avait déjà parlé autour du thème auparavant, et le débat n'en était pas enrichi vraiment. La prise de parole s'est mieux répartie, certains " sachant " quoi dire en se réappropriant ce qui avait été dit en groupe, et en ce sens, ils ont pris conscience qu'ils pouvaient aussi avoir droit à l'expression, même s'ils ne faisaient que redire ce qui avait été dit en classe... Il faut bien commencer à prendre la parole en " public ", et savoir que ce que l'on dit sera bien reçu est un premier encouragement. Mais je voulais tenter d'aller plus loin si possible, et qui ne tente rien n'a rien !

Une proposition de notre conseiller pédagogique Thierry BOUR et Jean-Charles PETTIER, docteur en philosophie exerçant à l'I.U.F.M. qui cherchaient des classes et des enseignants volontaires pour tenter une recherche précise sur les pratiques orales à visée philosophique dans l'A.I.S. m'a donc éclairée d'une perspective nouvelle.

Suite à cette série de séances guidées pendant une année par un cursus de recherche, nous avons demandé aux élèves ce qu'ils en avaient pensé, et ceux qui ne faisaient pas partie du groupe de travail en avaient été très frustrés... Devant l'enthousiasme de certains, et les réels progrès enregistrés dans leur capacité à apprendre à penser de façon plus autonome, j'ai reconduit le travail cette année en essayant de tenir compte des acquis de cette brève histoire.

Quelques objectifs

  • Inciter ces jeunes, " assistés " depuis longtemps dans les établissements protégés, à se réapproprier le droit de décider de leur propre vie, sans perdre conscience de leurs difficultés, mais en prenant aussi conscience de leur potentiel. Ne pas tomber dans l'assistanat passif, et prendre conscience de sa dignité d'être.
  • Tenter de les amener vers une citoyenneté en tant que handicapé certes, mais aussi et surtout en tant que personne. Travailler à une solidarité qui ne va pas de soi, loin s'en faut ! (y compris entre eux !).
  • À partir de leurs expériences, souvent si douloureuses, ouvrir un espace/temps de parole collective, où on peut " parler vrai " comme nous l'a dit une élève.
  • Développer une aptitude à écouter l'autre, ce qu'il dit, et à réfléchir soi-même en rapport avec le thème de débat.
  • Exprimer sa pensée en argumentant son raisonnement, en aidant à la compréhension de ce qu'on veut dire par un exemple... en s'exprimant le plus clairement possible.
  • Chercher ensemble à travailler toutes les questions qui viennent à partir de la notion abordée, à partir des réflexions des uns et des autres... sans s'enfermer systématiquement dans sa peau de handicapé.
  • Se conforter collectivement dans la motivation à vivre ensemble dans la société.
  • Savoir prendre du recul pour réfléchir à la vie, s'approprier la liberté de penser en l'exerçant.
  • Prendre plaisir à confronter ses idées à celles des autres.

Quelle ambition !

Cadre de la pratique

Deux groupes de travail :

1) Une partie des élèves du cycle 2 (élèves trop handicapés pour espérer travailler) est présente à chaque séance hebdomadaire d'une heure de réflexion à visée philosophique. L'autre partie des élèves alterne une semaine sur deux, avec des ateliers professionnels.

Ces derniers sont mis au courant de ce qui a été dit la semaine précédente par les premiers. (C'est une valorisation de leur position qu'ils apprécient particulièrement, on comprend pourquoi.) Il y a sept participants en tout, dont trois " permanents ".

Un groupe d'élèves " sortants " (qui ont terminé leur apprentissage) dans l'année, au fur et à mesure que les places se libèrent dans les C.A.T. ou les foyers, est chargé de préparer, d'organiser les débats avec l'ensemble des élèves. Ils ont une heure hebdomadaire de travail pour cela le lundi. Ils sont cinq.

Un débat est organisé pour chaque jeudi qui précède les vacances scolaires.

Choix des thèmes

Un thème de travail pour chaque débat. Compte tenu de la lenteur générale des élèves, il vaut mieux être moins ambitieux et mieux travailler chaque sujet. Ceci est imposé, exposé et motivé devant l'ensemble des élèves en réunion de rentrée.

J'ai proposé une liste de notions à travailler à laquelle les élèves du cycle 2 ont pu ajouter librement leurs thèmes. Une liste a donc été dupliquée pour chaque élève, qui a pu cocher les cinq titres qui l'intéressaient le plus, le feuillet étant à rendre aux élèves organisateurs avant la fin de la semaine. Les élèves du cycle 1 savent qu'ils pourront aussi proposer leurs sujets quand ils seront en cycle 2. (Ceci a la vertu de motiver l'envie d'avancer dans le cursus, nouveaux droits et nouveaux devoirs !). Cf liste jointe.

Le dépouillement des thèmes majoritaires est effectué en dehors des heures de cours par le groupe organisateur des débats, et ouvert à ceux qui le souhaitent. Les résultats sont affichés dans le couloir. Le programme est donc défini pour l'année scolaire. Le premier groupe (non sortant du cycle 2) réfléchit spontanément à partir du thème choisi. Procédé de type brain storming, en disant tout ce qui passe en tête. Certains élèves, " privés " de parole du fait du handicap, participent en simultané par ordinateur, que nous consultons et oralisons à chaque temps " mort " des autres ou quand ils se manifestent.

Environ 10 à 15 mn. Je note le tout au fur et à mesure au tableau.

Puis on effectue collectivement un tri de ce qui a été dit ou écrit, en discutant ensemble (par écrit pour certains, qui me " sonnent " joyeusement au sens propre si je les oublie !) des raisons pour lesquelles on peut garder ou non ce qui a été dit. Chacun peut défendre ce qu'il a dit et qui n'est pas retenu. Le tri est fonction du in ou hors sujet. Il est bien précisé à chaque fois que ce n'est pas parce qu'on ne retient pas une proposition qu'on rejette celui qui l'a faite ! Ce dernier doit argumenter pourquoi il maintient éventuellement sa proposition, et les autres argumenter le contraire. Je dois parfois éclairer le choix, et s'il est trop douloureux d'écarter cette proposition nous la gardons en " réserve "(elle sera mise à l'épreuve de la discussion ensuite). Il est fréquent qu'une proposition soit mise en réserve aussi dans le doute, puisqu'elle n'est pas directement classée hors sujet. Le nombre des propositions retenues doit correspondre à peu près au nombre de séances avant le débat général. La réserve sera visitée s'il nous reste du temps. Sinon, tant pis !

Exemple : sur le thème du bonheur les propositions retenues ont été :

. Comme je suis handicapé, le bonheur, c'est pas vraiment comme pour les autres.

. Quand je mange un chamallow, c'est du bonheur.

. Le bonheur c'est quand on a gagné un match de coupe du monde.

. Le bonheur c'est " semblant pour pas gêner ".

Cet apprentissage a le double mérite de permettre de s'approprier assez rapidement ce qui est hors sujet. De plus, même si c'est un peu difficile au début, la prise de recul a lieu collectivement. J'ai pensé à faire écrire toutes les propositions, de façon anonyme, dans un chapeau ou une boîte, mais c'est trop long ! Et à force de vouloir les épargner, certains de nos élèves sont devenus très capricieux. Se frotter au choix collectif les fait progresser dans la " dédramatisation " autour de leur personne. Nous sommes dans un cadre scolaire et c'est plus facile à obtenir des élèves que dans l'internat ou les familles !

Puis, dans les séances suivantes, on reprend chaque proposition, et elle est soumise à discussion ; s'il y a flottement, à cause de la compréhension ou de la représentation de ce sur quoi il faut réfléchir pour certains, ceux qui pensent avoir compris essaient d'expliquer ou mieux, de trouver une petite expérience facile à vivre pour faire comprendre de quoi il s'agit. Je note tout ce qui est dit, suggéré, aide bien sûr à faire comprendre si besoin, mais en dernier lieu. Je réfléchis aussi beaucoup à partir des constats des blocages de compréhension à créer différentes entrées dans l'activité pour renouveler l'intérêt et gagner du temps dans le cursus d'apprentissage.

Un élève différent est président de séance à chaque fois. Les élèves privés de parole écrivent les noms et un autre les lit sur leurs indications gestuelles. Ils écrivent leurs pensées et " sonnent " pour qu'on les lise. Ils sont alors prioritaires dans l'ordre d'inscription. Du fait du nombre restreint d'élèves, la présidence est assez souple et ne s'exerce que dans le cas où plusieurs élèves souhaitent s'exprimer en même temps, ce qui permet au président de participer aussi au débat. Ainsi, la dynamique de la contradiction ou de la confrontation des avis est sauvegardée, car il est très difficile de suivre pour eux, avec des prises de parole différées. Je régule et tempère quand c'est nécessaire, j'interviens pour signaler éventuellement qu'on s'éloigne du sujet, je remets sur les rails si ça repart dans la digression. C'est un aspect très important qui m'appartient et que j'assume, parce que nos élèves ont beaucoup de mal à garder de la concentration, et un suivi linéaire du travail, du fait du vécu " éclaté " voire morcelé de leur personne, dans l'intégrité physique et psychique qui est la leur, ce qui handicape aussi leur scolarité. Le psychologue de l'établissement a trouvé ce travail particulièrement intéressant pour aider aussi à se centrer sur une question et par là apprendre à se décentrer de sa propre vie de " malheurs ".

Nous revenons sur ce premier jet de pensées, et nous tâchons d'en tirer une question. Je suis bien souvent obligée de les aider à formuler, en espérant que cela finira par être contagieux, par effet d'imprégnation par l'exemple peut-être ? Ce qui commence à être maintenant de plus en plus souvent le cas pour les plus avancés d'entre eux. Les élèves en panne peuvent aussi chercher si dans le classeur " philo facile " alimenté par le travail des années précédentes et classé par thèmes, ils trouvent une question qui serait en rapport avec la proposition que nous travaillons, entrée en mémoire dans l'ordinateur et actualisée régulièrement, pour tous. Il est aussi possible de constater que la proposition ne se prête pas à la discussion et d'en changer si on constate qu'elle ne nous inspire plus. On procède alors par vote à main levée. Il peut aussi arriver qu'une autre proposition intéressante surgisse alors, et je décide de l'intégrer au travail.

À la fin de cette seconde séance, les passeurs doivent retenir ce qui a été évoqué, dit, et la question qui a été formulée, les arguments qui aidaient à répondre OUI puis NON à la question. Les idées alternatives, ou une autre façon de poser la question peut-être... Ce travail est élaboré collectivement, pour que les permanents sachent ce qu'ils doivent transmettre aux autres au début de la séance, avant d'aborder avec eux la proposition suivante. Je note. Les passeurs essaient de mémoriser. Compte tenu des problèmes de mémoire fréquents, je donne à chaque passeur l'aide nécessaire pour concrétiser sa responsabilité et le sécuriser selon les handicaps (suite aux indications que le neuro-psychiatre nous laisse sur le fonctionnement mnémotechnique à privilégier pour chaque élève. Ce peut être un dessin qui représente l'exemple cité, une phrase clef qu'on apprend en chantant, ou en la rythmant (genre slogan de pub ou de manif), ou les trois mots repères de la discussion principale, chaque passeur n'ayant qu'une fraction du message à transmettre, pour être sûr qu'il sera actif dans ce travail. Je travaille encore beaucoup à rechercher des supports de transmission adaptés ; l'aventure continue...

Pour la deuxième séance, j'avais demandé à l'élève qui avait émis la proposition d'apporter des chamallows (je passe sur les péripéties à l'internat !), et après avoir expérimenté ce " bonheur ", décrit les impressions, les états d'âme, les états du corps ; nous avons questionné la différence entre le plaisir et le bonheur et nous sommes donc partis d'une petite expérience concrète, ce qui a été très fructueux et m'a donné l'idée de renouveler l'idée des petites expériences pour vivre les propositions retenues... et pourquoi ne pas les concevoir avec le groupe de préparation au débat ?

Pour le groupe des élèves " sortants " chargé de préparer le débat général :

le débat s'anime directement, ces élèves ayant déjà pratiqué ces activités l'an dernier sauf deux d'entre eux qui viennent du lycée professionnel et ont échoué aux examens. Je note ce qu'ils disent. Avec eux, nous en tirons des questions qui pourraient être soumise au débat général que nous organisons comme suit.

Règles du débat à visée philosophique

Discutées, rédigées, et affichées dans le couloir par le groupe C.I.P.S.

Pour prendre la parole dans le débat :

  • avoir réfléchi à ce qu'on va dire ;
  • parler pour dire quelque chose qui est en rapport avec le thème ;
  • demander à être inscrit en levant la main ou en faisant signe ;
  • ne pas faire l'intéressant en redisant ce qui vient d'être dit, sauf si c'est pour donner une autre raison d'être d'accord ;
  • dire la proposition et dire pourquoi on a cette idée, pourquoi on pense ça.
  • on peut donner un exemple de la vie pour faire comprendre mieux. Pas forcément de sa vie personnelle !
  • essayer de ne pas parler trop longtemps, ceux qui ont des difficultés d'élocution ont le droit de prendre plus de temps pour parler ou de faire lire ce qu'ils ont écrit par quelqu'un.
  • Il est interdit de couper la parole, sauf pour le président si quelqu'un exagère.

Rôles et tâches de responsabilité du débat

Le président de séance :

il donne la parole dans l'ordre des inscriptions.

Il n'oublie pas ceux qui font signe.

Il rappelle à l'ordre ceux qui parlent trop pour ne rien dire.

Il intervient si quelqu'un coupe la parole.

Il donne la parole à l'invité.

Le gardien du temps :

Il veille au respect du temps imparti à chaque étape du débat.

Il affiche le programme en gros et descend le curseur au fur et à mesure.

Il indique la fin cinq minutes avant.

L'animateur présentateur :

Il affiche dans le couloir le thème du prochain débat.

Il présente les propositions-idées données par un groupe ou dans la boîte

à lettres par qui veut. Il les lit.

Il peut aussi proposer l'expérience pour comprendre. Ou un jeu qu'il a préparé avec le groupe... Une histoire... Un extrait vidéo d'une scène jouée par... (temps limité)

Il énonce les questions soulevées et fait voter à main levée pour choisir.

4 L'illustrateur :

Il lit un texte facile, court, une histoire, une fable, des proverbes, des phrases de penseurs célèbres ou sages... Il fait entendre un poème, une chanson, de la musique, montre un dessin humoristique... préparés par le groupe ou amené par un participant.

5 L'invité :

Il est choisi par le groupe de préparation sur proposition des adultes.

Le groupe gère les démarches, courriers, téléphone...

À la demande des jeunes, c'est une personne handicapée, de préférence ; il est bénévole, défrayé de ses déplacements par la Croix Rouge ou son association...

Son intervention a lieu après celle des jeunes pour ne pas " tuer " le débat .

Il reste disponible après le débat pour continuer à parler avec ceux qui le souhaitent.

Il peut être invité à dîner le soir à l'internat, ou le midi avant le débat...

Conclusion provisoire

Tout ceci n'est qu'un aperçu bien incomplet de ce travail, car il faudrait pouvoir expliquer les handicaps des élèves plus clairement. Par ailleurs, dans le cas de maladies dégénératives, certains élèves voient l'un de leur parent mourir entre 30 et 40 ans, et nous perdons aussi des élèves en cours d'année. Ce qu'ils peuvent avoir dit au cours des débats prend alors une autre résonnance...

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