Revue

En institut médico-éducatif par une médiation... théatrale !

La pratique d'activités à visée philosophique dans l'enseignement adapté pose souvent aux praticiens la question de l'efficacité, y compris thérapeutique. Elle est ici envisagée après la description d'une médiation originale, le théâtre, qui renouvelle les perspectives d'approches possibles...

Je suis instituteur dans un Institut Médico-Éducatif (IME) qui accueille une cinquantaine d'enfants et adolescents de 4 à 20 ans repérés comme ayant des troubles graves de la personnalité associés à une déficience intellectuelle.

Bien que leurs pathologies et leurs histoires soient différentes, les élèves sont généralement confrontés aux mêmes difficultés : celles de se séparer, de se différencier de l'autre, de construire leur personnalité ; un sentiment de compétence altéré ou absent ; peu ou pas de besoin de savoir et de plaisir d'apprendre ; de l'angoisse à communiquer, à partager ; peu d'autonomie cognitive ; des difficultés à lire, à écrire et à compter et à faire du lien entre les différents concepts.

Lorsque j'ai eu vent de la mise en place d'une expérimentation autour des activités à visée philosophique dans le département, j'ai pensé que cela pourrait être une médiation pédagogique opérante qui donnerait également un cadre à certaines discussions naissant spontanément en classe.

LE DISPOSITIF PÉDAGOGIQUE

Les groupes

Le travail décrit est mené avec des groupes de 6 à 8 adolescents. Pour que ces groupes puissent exister, vivre et fonctionner, je les constitue selon les critères suivants :

Les élèves doivent être de la même tranche d'âge et/ou avoir un même degré de maturité : quelles que soient les difficultés ou le handicap, un enfant et un adolescent n'ont pas les mêmes centres d'intérêt ni les mêmes préoccupations.

Les élèves doivent posséder une certaine " proximité intellectuelle " : si l'écart entre eux est trop important, les interactions sont réduites. L'activité intellectuelle des uns est hors de portée des autres. Le conflit socio-cognitif ne peut s'opérer.

Les lieux

Chaque séance est menée dans deux lieux différents : la classe où a lieu le débat est une salle polyvalente pour le théâtre que les jeunes surnomment la salle bleue en raison de sa couleur. Très rapidement, la nécessité de deux lieux s'est imposée et m'est apparue comme fondamentale. Bien évidemment, l'exiguïté de la salle de classe ne se prête guère aux activités corporelles, mais surtout, il fallait marquer que le jeu théâtral n'est qu'une étape de l'activité et non sa finalité. Dans le même esprit, pour bien " estampiller " symboliquement cette activité comme scolaire (et non thérapeutique), chaque séance commence et se termine en classe.

Les règles de travail

Elles sont identiques aux règles habituelles affichées dans la classe :

  • chacun a le droit à la parole.
  • Toute opinion doit être argumentée, on ne doit pas dire n'importe quoi.
  • Celui qui n'a jamais parlé a priorité de parole.
  • Interdiction de se moquer.
  • Chacun doit essayer de donner son opinion et tenter de la justifier.

Pour ma part, je m'efforce de ne jamais donner mon avis, de n'intervenir que pour relancer le débat ou aider à synthétiser les propos.

Le déroulement des séances

Chaque séance dure approximativement une heure et se déroule comme suit :

- Présentation d'une situation problème : " la situation de départ ".

En classe, après un rappel très rapide de la semaine précédente, sous la forme d'une lecture collective de " notre réponse ", une situation concrète simple, mettant en scène des personnages et faisant apparaître un problème ou un dilemme est proposée par le maître. Cette situation est censée illustrer la ou les questions amenées par la réflexion collégiale de la séance précédente.

- Explication

La situation de départ est expliquée par le collectif, l'enseignant vérifie qu'elle est bien comprise par tous.

- Changement de lieu

Nous quittons la salle de classe pour la salle théâtre : " la salle bleue ".

- Mise en scène de la situation de départ

Les élèves volontaires jouent la situation de départ et tentent de la résoudre. L'enseignant garantit le cadre (début, fin, respect des consignes...) et intervient, si nécessaire, sur scène pour " ouvrir le jeu " et faciliter ainsi l'émergence de nouvelles idées.

- Retour en classe et verbalisation

Les différentes solutions jouées sont racontées et débattues. L'enseignant règle la discussion (voir les règles de travail).

- Conclusion : " notre réponse "

Les différentes réponses sont résumées et affichées. L'enseignant écrit la (les) réponse(s) du groupe.

- La coupure

Le choix de la coupure - la fin de la séance - est importante. Elle va arrêter un processus en cours d'élaboration. Elle doit ouvrir de nouvelles questions qui seront reprises la fois suivante. Le vide qu'elle laisse doit donner envie de continuer à penser.

UNE MÉDIATION THÉÂTRALE, POURQUOI ?

Lorsque j'ai commencé à mettre en place des activités à visée philosophique, je n'utilisais pas le théâtre, je tentais de lancer le débat directement à partir de la situation de départ. Or, ouvrir un espace de discussion ne suffisait pas à faire émerger la pensée. La situation de départ, aussi simple fût-elle, n'était souvent pas comprise par tous. Il fallait donc l'expliquer. Cela prenait du temps, et demandait aux élèves beaucoup d'énergie et de concentration. Lorsque l'on ouvrait la discussion, les jeunes, heureux de restituer ce qu'ils avaient compris, se contentaient souvent de narrer la situation de départ. Peu d'avis étaient énoncés. C'était aussi souvent le premier à parler qui avait raison. La première opinion devenait celle de tous. Il y avait peu d'argumentations, de débats, d'interactions, juste une juxtaposition de monologues stimulés par l'enseignant. La situation était stérile, sans vie.

La médiation théâtrale résout en partie ces difficultés : elle permet à chacun, de façon ludique, de se créer rapidement une représentation de la situation de départ. Elle crée un vécu commun, une expérience individuelle, sur laquelle les jeunes peuvent ultérieurement s'appuyer pour émettre une opinion et l'argumenter. La communication est facilitée. Même si l'on a des difficultés à oraliser, on peut exprimer ses pensées par le corps et par l'action. Ce message est ainsi communiqué au groupe, il pourra être repris pendant le débat. En classe, les adolescents, en se racontant, prennent conscience de leurs pensées et de celles des autres. En existant parmi les autres, le sentiment de soi apparaît et se cultive.

Le théâtre n'est pas repéré comme une activité purement scolaire. Il n'y a pas de réponses, de résultats attendus ou obligés. Les jeunes se sentent moins en danger, moins impliqués. Ils ne se retrouvent pas face à leurs difficultés scolaires et, du coup, se réfugient moins dans des attitudes défensives. D'autre part, l'aspect plus ludique et apparemment moins contraignant motive les enfants et les conduit à s'impliquer.

ÉVALUATION

L'évaluation est toujours un problème conséquent avec ces jeunes. Leurs pathologies, leur actualité parfois douloureuse font qu'ils ne sont pas toujours disponibles intellectuellement. De plus, il est difficile de quantifier les effets spécifiques des activités à visée philosophique dans le dispositif thérapeutique global mis en oeuvre par l'équipe pluridisciplinaire institutionnelle. L'évolution d'un jeune est toujours le résultat d'une prise en charge collective. Malgré tout, pour tenter de dégager les effets de ce travail, chaque séance a été l'objet deux années durant d'une prise de notes et d'une évaluation sur grille. Ma volonté n'était évidement pas de faire rentrer les jeunes dans une grille, mais éventuellement de faire apparaître des variations, des progressions qui m'auraient échappé à travers des critères objectifs tels que : le nombre d'interventions et leurs formes ; le niveau de compréhension ; la présence d'argumentation et le nombre et le type de prises de position. Elle visait aussi à faire un parallèle entre la partie débat en classe et la partie théâtre.

Le croisement de ces données n'a pas laissé apparaître d'éléments spectaculaires. Les variations sont assez faibles et parfois anarchiques. Cela s'explique peut-être par les absences et les périodes où les jeunes sont " rattrapés " par leur problématique, perturbés, envahis et du coup intellectuellement indisponibles à ce qui se passe en scolaire. Malgré tout, certains points ont retenu mon attention :

  • il existe une augmentation régulière du nombre global des interventions, notamment des interventions spontanées (sans sollicitation). Cette variation est plus forte en théâtre (+ 15%) qu'en débat (+ 10%).
  • Les formes des interventions n'ont globalement pas changé pendant le débat. Par contre on note une implication personnelle de plus en plus forte en théâtre, et ce, chez tous les adolescents.
  • Il existe une variation significative concernant l'argumentation pour 50% des adolescents.

D'une manière plus générale, il m'est très difficile d'évaluer précisément les effets spécifiques de cette pratique car elle ne diffère pas dans le fond de ma façon habituelle de fonctionner en classe. Je m'évertue au quotidien à favoriser la communication entre pairs, les approches globalisantes facilitant les liens entre les concepts. Bien qu'il soit compliqué de savoir quelle est la part de contribution de cette expérimentation dans une prise en charge plus générale, il existe une certaine similitude entre les résultats que font apparaître l'évaluation spécifique à cette pratique et la façon dont je perçois plus globalement les jeunes.

Mon dernier constat est que ces activités sont fortement investies par les jeunes. Le vendredi est devenu le jour de la " philo ". Les autres activités menées durant la matinée passent presque inaperçues.

ANALYSE

Après plus de deux années de pratique, mon sentiment est que les activités philosophiques peuvent être une médiation pédagogique opérante avec des adolescents handicapés mentaux. Par contre il me semble nécessaire de nuancer ce propos.

Les activités à visée philosophique ne peuvent être efficaces que si elles s'inscrivent dans une certaine pratique de la classe. Faire de la " philo ", c'est faire le choix d'une pédagogie. C'est se positionner, non pas comme le maître détenteur de la vérité, mais comme un professionnel de l'éducation chargé d'aménager le milieu pour favoriser la rencontre entre l'élève et le monde qui l'entoure. C'est développer une culture de la question, par opposition à la culture de la réponse. C'est croire aux potentialités du jeune, porter sur lui un regard ambitieux, le considérer comme un être pensant, un citoyen en devenir. C'est valoriser son histoire, son parcours, reconnaître ses difficultés.

L'un des intérêts majeurs de la mise en place d'activités à visée philosophique tient dans la possibilité qu'elle offre d'aborder des grandes questions universelles. Mais certains sujets sont sensibles, surtout avec des adolescents ayant des troubles de la personnalité : la mort, la justice, la différence... Pour ne pas se trouver débordé, relégué dans un champ qui outrepasserait la fonction d'enseignant, il est nécessaire de garantir le cadre, surtout dans le dispositif qui est le mien (parce qu'il utilise la médiation théâtrale). Il est donc nécessaire de prendre certaines précautions.

L'activité doit bien être balisée, estampillée comme activité scolaire. Les séances débutent et se terminent en classe. Le théâtre se fait dans un autre lieu. Pendant le théâtre, il est préférable d'être deux adultes : l'un pour dynamiser le jeu et intervenir sur scène ; l'autre, extérieur, pour intervenir techniquement, donner le signal de début, de fin des interprétations. Ce dernier peut aussi stopper l'improvisation s'il y a dérapage (violence, angoisse, vide...). Les éventuels débordements seront communiqués au psychologue qui pourra les travailler.

Le cadre doit être rassurant, contenant. Chaque jeune doit avoir un espace, être reconnu, respecté par le groupe. C'est parce qu'il peut y déposer sa parole qu'il peut entendre celle des autres. Il doit exister des règles de débat et elles doivent être respectées.

Le débat n'existe que s'il y a argumentation. Parfois le peu d'éléments apporté par les élèves n'est pas matière suffisante à alimenter le débat. Chacun se contente de donner son avis, sans le justifier. On est alors face à une juxtaposition de monologues. Il n'existe pas d'interactions, chacun reste enfermé dans sa bulle, dans sa folie.

Le débat ne doit pas être polémique. Il ne s'agit pas de détruire l'autre pour exister soi. Il faut apprendre à contredire les propos sans attaquer la personne.

Le maître doit rester à sa place, ne pas penser à la place des élèves mais les aider à prendre conscience de ce qui est dit.

L'enseignant doit faire attention à son questionnement pour ne pas glisser vers un champ psychologique, mais vers un champ philosophique (Pourquoi dis-tu ça ? / Pourquoi penses-tu ça ?). Il doit aussi solliciter les élèves silencieux pour bien montrer que même si on ne parle pas, on pense.

Le théâtre ne doit pas prendre trop de place. Il doit être reconnu, identifié comme un outil qui favorise le débat, la pensée. Il ne doit pas être un but mais un moyen qui a vocation à disparaître à terme.

Les activités à visée philosophique créent un terrain de rencontre riche, du lien entre les jeunes, entre l'enseignant et ses élèves. Elles permettent d'appréhender des domaines, des questionnements jusque-là peu ou pas accessibles. Elles offrent à l'enseignant un regard neuf sur ses élèves, elles le positionnent dans un rôle de médiateur qui aménage le dispositif, favorise dans le groupe la mise en commun des savoirs et des " savoir-faire ". Elles favorisent le travail de groupe (l'élève n'est plus seul à penser, c'est l'ensemble du groupe qui pense). Elles facilitent les comportements d'échange, la complémentarité des connaissances, l'identification aux pairs. La recherche commune de solutions favorise la coopération.

Elles créent ainsi du " groupe ". C'est à dire, pour ces jeunes ayant des troubles de la personnalité, la constitution d'un espace avec un dedans et un dehors, une enveloppe. Cette dernière permet de contenir les débordements et d'atténuer les angoisses.

Parce qu'elles ne sont pas étiquetées comme une situation d'apprentissage scolaire classique, ces activités ne sont pas vécues comme un espace transitionnel dangereux. Elles permettent une mise à distance entre les jeunes et leurs difficultés, lesquelles sont abordées de manière détournée. Elles aident à l'acceptation de la tâche et peuvent relancer le processus d'apprentissage. L'aspect plus ludique (notamment grâce au théâtre) et apparemment moins contraignant, motive les jeunes. L'absence de résultats attendus, la seule production d'une réponse collective que l'on sait provisoire, les conduisent finalement à s'impliquer quand même.

Outre le fait de travailler sur les compétences (disciplinaires et transversales), cette approche permet au jeune, en se distanciant, d'aborder le quotidien, la réalité dans une démarche " globalisante " particulièrement structurante pour des personnalités troublées. Chacun peut, en fonction de son histoire, de ses difficultés puiser des éléments dans la réflexion collective pour se construire et avancer. Certains liens se mettent ainsi naturellement en place. Le transfert des compétences dans les autres situations d'apprentissage est facilité.

Ces pratiques permettent de croiser deux démarches pédagogiques. Une première, anthropologique, qui permet d'aller de l'émotion aux mots, des mots aux concepts (une rencontre avec soi-même, avec les autres, avec les concepts) et une seconde, inverse, qui consiste à partir du symbolique pour aller vers soi.

Elles initient à l'utilisation du contre exemple. Ce dernier ouvre un monde imaginaire, qui devient un outil de médiation pour penser le problème initial. Elles font naître la contradiction (un moteur de la pensée) qui pousse l'élève à se questionner et à argumenter.

En abordant les problématiques universelles, elles permettent au jeune un processus d'élaboration sur ses angoisses. En identifiant certaines de ses difficultés comme le lot de tout individu, il découvre qu'elles ne sont parfois pas liées à son handicap, mais à la condition humaine.

Dans les lieux où la folie rode, ces activités insufflent de la vie. En permettant à chacun d'exister et de s'ouvrir à l'autre, elles luttent contre l'enfermement sur soi, contre la mort.

CONCLUSION

Mon propos n'a pas été de montrer que je faisais de la philosophie dans ma classe. D'ailleurs le caractère philosophique de ces activités ne tient que dans la volonté qu'elles ont de donner de l'amplitude à la pensée, de vouloir à travers les grandes énigmes de la vie, aller vers la vérité, une vérité universelle, une vérité globalisante qui cherche à mettre en lien toutes les vérités. Elles ouvrent des débats qui ne peuvent aboutir, posent des questions auxquelles il n'existe pas une réponse, mais des réponses qui mènent à d'autres questions.

Mais je suis intimement persuadé que cette discipline peut servir les plus en difficulté d'entre nous. Elle est un outil de médiation efficace qui permet une approche transdisciplinaire.

Faire des activités à visée philosophique avec des enfants ou des adolescents ayant des troubles graves de la personnalité, c'est partager une aventure ambitieuse et travailler simultanément sur l'image de soi, la restauration de l'image de soi, le développement de l'esprit critique, la maîtrise de la langue et l'éducation citoyenne.

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