Revue

Parler "sur" la morale pour ne pas la faire ?

Pour la deuxième année, notre collège a mis en place des discussions à visée philosophique avec une classe de 5e, un groupe d'élèves volontaires de 4e et 3e, et ponctuellement une classe de terminale BEP productique-mécanique. Nous sommes quatre enseignants à les animer, en binôme pour chaque groupe.

S'il est un sujet sur lequel nous ne souhaitions pas écrire de prime abord, ni même aborder directement avec les élèves, il s'agissait bien de la morale ! Morale injonctive du " Fais comme cela ! ". Morale qui fait l'économie d'une pensée personnelle du " Ça, c'est bien, ça c'est mal ", morale sclérosante contre laquelle l'adolescent se rebellera ou à laquelle il obéira pour son confort immédiat et pour celui des adultes. Nos représentations allaient à l'encontre de notre souhait de liberté de pensée pour les élèves, dans le cadre de la discussion philosophique, et nous dissuadaient fortement d'aller dans cette voie.

Et puis l'idée a fait son chemin, mue peut-être par cette phrase sur la violence à l'école, insupportable pour qui veut mettre en position d'acteur : " Ces actes se multiplient ! Non que nous ayons plus de leaders, mais parce qu'on a plus de suiveurs1 ". Resta pourtant présente en nous cette hésitation entre la vision (utopique ?) de Gide (" Agir sans juger si l'action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s'inquiéter si c'est le bien ou le mal. [...] Laisse à chacun le soin de sa vie2 "), et la nécessité de " l'acceptation commune de valeurs sans lesquelles le groupe classe est atteint sur l'essentiel : respect de l'interlocuteur, refus des discriminations, parole comme moyen de dénouer les conflits et d'éviter la violence physique etc. Qui ne voit que ces règles intellectuelles et morales sont la meilleure façon de découvrir et de pratiquer l'universel ?3 ". Pratiquer celui-ci impliquait d'éviter une forme de morale définie par des règles, des lois, des normes figées, et de passer à une réflexion sur l'éthique, comme " questionnement qui précède l'introduction de l'idée de loi morale4 " : réflexion constitutive de la philosophie elle-même. Une pratique sur plusieurs semaines nous amène à tirer quelques constats provisoires et soulève de nombreuses interrogations.

DES ATTENTES TRÈS (TROP ?) FORTES

C'est dans l'institution que nous avons d'abord trouvé ces attentes. Divers courriers parvenus en salle des professeurs proposaient de revenir sur le respect (lors d'une campagne très médiatisée), sur la citoyenneté (depuis plusieurs années), sur la violence (après les évènements du 11 septembre). Demande forte également de la part des collègues ; en effet, alors que la discussion philosophique était rarement un sujet de conversation, elle le devint ponctuellement lorsque plusieurs enseignants rencontrèrent des difficultés pour gérer les tensions en classe de 5e ou lors de vols dans une autre classe. Ces attentes d'adultes nous interpellèrent et firent naître chez nous plutôt une certaine méfiance : si nous ne savions pas encore très bien comment traiter de la morale en discussion philo, nous savions en revanche, au risque de déplaire, que nous n'en ferions pas une énième leçon de morale qui ne dirait pas son nom. Depuis le début de l'expérience, nous avions tenté de chercher un équilibre dans la position de l'animateur, entre observateur et facilitateur de la parole et des idées, luttant contre le naturel précepteur de " celui qui sait ". Il aurait été malhonnête de détourner la discussion philosophique et de " l'utiliser ", de la mettre au service de valeurs à transmettre, coûte que coûte.

Mais demande également de la part des élèves : c'est ce que nous avons noté à travers les thèmes et les questions qu'ils souhaitaient aborder (pourquoi le racisme, la violence, la culpabilité, la guerre ? Est-il difficile d'accepter les différences des autres ? etc.). Après relecture, nous avons constaté que la moitié des questions s'y rapportait.

Les attentes de l'école et de ses usagers semblent donc particulièrement fortes vis-à-vis d'une réflexion philosophique de la part des élèves, amenant sans conteste avec elles le danger potentiel pour l'intégrité du dispositif de " plaquer " des lois morales artificielles, extérieures, mais témoignant aussi d'un besoin à prendre en compte.

CHRONIQUES D'UN ÉCHEC ?

L'urgence nous est d'abord apparue comme peu propice à une réflexion " sereine ". Ainsi, après les attentats aux États-Unis par exemple, nous avions souhaité aborder le problème avec la classe de 5e sous l'angle de la raison : " Existe-t-il une violence légitime ? ". Mais, alors qu'habituellement les élèves semblaient avoir intégré les règles de prise de parole où chacun écoute l'autre avant de parler, le dispositif vola en éclats, l'émotion envahit les discours. Si l'on considère les quatre aspects relevés par Michel Tozzi, aspects que nous nous efforçons de faire coexister (aspect psychologique où la parole construit, aspect de la maîtrise de la langue à travers l'oral réflexif, aspect démocratique où la règle libère en contraignant, aspect philosophique pur visant à apprendre à penser par soi-même), seule la dimension psychologique demeura, les autres ayant volé en éclat devant l'urgence. Nous avons alors clairement clos la discussion philosophique pour passer à une simple écoute de leurs peurs, de leurs questions pressantes, de leurs incompréhensions, revenant sur des faits à préciser : écoute psychologique, affective et non plus écoute philosophique, cognitive. Le temps du discours rationnel n'était pas encore venu.

Autre constat d'échec lorsque nous nous sommes retrouvés devant un consensus " bien-pensant " des élèves, évitant d'aborder l'inacceptable, l'inconcevable. Ainsi lors de la question " Est-il difficile d'accepter les différences des autres ? " demandée par les élèves, nous avons eu avec la classe de 5e l'impression de tourner autour du sujet sans réussir à prendre de la distance, avec de grandes résistances pour qu'ils apportent d'eux-mêmes la controverse. On revenait sans cesse à ce " Non, ce n'est pas difficile, il suffit de le vouloir ! ". Hautement " moralisateurs " entre eux, les élèves ? Oscar Brenifier5 étant intervenu auprès de classes du collège, nous a apporté quelques " remèdes " que nous avons utilisés par la suite. Ainsi cet élève, enfermé dans des certitudes, a-t-il de lui-même pu avancer une objection à ses propres arguments en changeant matériellement de place : Thomas 1, Thomas 2. Deux personnes en une, sans crainte de " perdre la face "6. Importance de la formulation aussi : ainsi, Oscar a transformé une question consensuelle " Peut-on être raciste ? " en une question provocante " Peut-on ne pas être raciste ? ". Plus complexe aussi.

Échec encore ou danger dans les simples mots de bien, de mal ou de morale. Après les discussions, il a été demandé aux élèves de 5e de définir le mot " morale ", par écrit. Contrairement à l'habitude pour d'autres sujets, nous n'avions pas cherché la conceptualisation au cours des discussions, peut-être par crainte toujours de nos représentations d'adultes. Nous n'avions apporté le mot qu'en point final. Et à la lecture, il est apparu que, en marge des définitions sorties tout droit du dictionnaire, la vision des élèves sur le mot " morale " n'avait pas changé : " la morale, c'est une éducation exemplaire ", " c'est une leçon où l'on nous explique quelque chose ", " pour moi, lorsque l'on fait la morale, c'est quand on me dispute ". Lacune sans doute. Lacune importante ? Ou le mot a-t-il peu d'intérêt au regard de ce qu'il recouvre ? Plus généralement, la question de savoir " ce qu'ils retiennent d'une discussion " se pose : est-ce évaluable, faut-il l'évaluer, est-ce seulement un problème ou une crainte persistante de l'enseignant d'être inutile ?

Pourquoi, enfin, autour de ce sujet, la neutralité de l'adulte peut-elle paraître si difficile à garder ? On peut rappeler que l'éducateur est étymologiquement celui qui va conduire l'élève " hors " d'un état, hors de l'animalité, hors de l'ignorance pour aller vers l'état d'adulte, d'Homme. Lorsque l'on touche à la morale, à l'éthique, donc lorsque l'idée rencontre la réalité, cette définition entre en pleine contradiction avec l'idéal avancé par Alain : " L'esprit ne doit jamais être obéissance. [...] Seul avec soi et libre de tout ; seul avec l'autre et tous deux libres de tout.7 ". S'il semble relativement aisé de renoncer dans le cadre des discussions philosophiques à une des missions naturellement inhérente à ce rôle, celui de transmettre un savoir, en revanche il paraît beaucoup plus difficile d'abandonner la transmission des valeurs. L'envie de réagir lorsque certaines de ces valeurs énoncées par les élèves entrent en opposition avec les nôtres est forte. " Entre imposition et proposition, D. Hameline a habilement inventé le mot valise " propimposition ". On " propimpose " des valeurs : toute imposition de l'éducateur n'est qu'une proposition pour l'éduqué "8. Entre Idéal et réalité, entre être et fonction, peut-on tout accepter sans renier notre rôle d'éducateur, sans nous renier nous-mêmes ? Interrogation...

TROIS TYPES D'APPROCHES

Suite à la lecture de textes de Jean-Charles Pettier sur les dilemmes moraux, nous nous sommes appuyés avec les élèves de terminale BEP puis avec la classe de 5e sur une situation assez " ordinaire " d'une classe dans laquelle un bouc émissaire était injustement accusé. " Que feriez-vous dans ce cas ? " invite alors à considérer les attitudes possibles. Situation ordinaire certes mais sensible, puisque plusieurs élèves se sont sentis concernés soit par la place de bouc émissaire, l'ayant vécue, soit par les tiraillements face à un groupe. Interventions nombreuses pour cette approche concrète qui nous ont conduits à aborder le thème du droit de chaque élève et individu, celui des valeurs qui peuvent faire contrepoids à la pression exercée par le groupe. Qu'en auront-ils gardé ? Aurons-nous réellement respecté l'aspect philosophique de nos discussions ? Avons-nous évité l'écueil d'une manipulation allant jusqu'à la leçon de morale faite par les élèves eux-mêmes ? " Nécessité de poser les problèmes dans l'absolu, en rendant compte de positions diverses appuyées sur des principes différents ", met en garde Jean-Charles Pettier.

Dans deux approches différentes, nous sommes partis avec la classe de 5e et le groupe de 4e/3e de leurs représentations du bien et du mal, tentant par là de reconstruire et d'apprivoiser ces notions en intervenant le moins possible sur le contenu pour éviter cette " leçon de morale " qui nous faisait grand peur... Nous avons demandé aux élèves de noter au tableau ce qu'ils classeraient dans chaque colonne puis de s'interroger entre eux sur ce qui ne leur paraissait pas clair ou ne semblait pas aller " de soi ". Ainsi, l'honnêteté et d'autres valeurs ou comportements inscrits ont soulevé des polémiques (enfin !) : nous sortions de l'orthodoxie. Puis nous avons demandé de réfléchir aux points communs reliant les termes inscrits dans chaque colonne. Les démarches ensuite ont différé selon les groupes. En 4e/3e, il s'agit de rechercher un consensus, d'affiner la recherche autour de ces idées : autour de quelles grandes " lois " pouvons-nous tous nous retrouver ? Demandant de préciser les termes puis mettant en lumière les liens existant entre les idées de départ, il ne resta ensuite que ces phrases : " Il ne faut pas juger les autres en fonction de ce qui ne dépend pas d'eux-mêmes " ; " il faut considérer chacun comme égal à soi " et " Il faut essayer de faire la paix dans le monde entier ". " Pourquoi sommes-nous tous d'accord ? Parce qu'il y va de l'intérêt de tous ? Parce qu'il y va de notre intérêt personnel ? Parce que notre éducation nous y oblige ? ". Et Bertrand de citer un aristocrate représentant pour lui le symbole du " bien ", cet aristocrate qui perdit tout en défendant les valeurs révolutionnaires qui lui paraissaient justes. Idée du Bien par-delà une vision sociologique des lois morales préservant la cohésion de la société...

En 5e, l'objectif fut différent : suivant davantage les interventions des élèves, la discussion mit en valeur les points de vue divergents : le vol, le meurtre, le mensonge apparurent pour certains fondamentalement condamnables, pour d'autres parfois nécessaires. La distinction entre Idéal et réalité revint donc, se fit à nouveau moins " tranchée ", laissant la place aux interrogations morales sans réponse définitive. " Non, il n'existe pas de dictionnaire du bien et du mal ". " Question d'éducation ". " Question de conscience ".


(1) Le Monde l'éducation, avril 2002, Jacques Fortin dans " La violence s'immisce dans le primaire ".

(2) André Gide, dans Les Nourritures terrestres.

(3) Philippe Lecarme, Pédagogue et républicain, ESF, 2002.

(4) Paul Ricoeur.

(5) Docteur en philosophie, animateur d'ateliers de philosophie.

(6) Goffman.

(7) Alain, Propos sur l'éducation, propos LXXXIV, Paris, PUF, 1972.

(8) F. Carraud et M. Tozzi, Être parent avec philosophie.

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